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Full text of "Des Romains, Lettres Persanes et Temple de Gnide"

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littp://www.arcliive.org/details/desromainslettreOOmont 


CUANDKl  II   |;T  DtCADKNCr 

DES  ROMAliNS, 

LETTRES  PERSANES 


II    OKL  VP.K.S  (  HOISIKS. 


P\KIS.— TVI'Or,R\p|l|E  PF.    FIKMIN    PinOT  rRFRF*.  RI  K  HCnn.    Sfi 


M@MTI! 


GRANDEUR  ET  DÉCADENCE 

DES  ROMAINS, 

POLITIQUE    DES    ROMAINS, 

DIALOGUR  DE  SYLLA   ET  DEUCRATE. 

LYSIMAOIE.  ET  PENSÉES. 


LETTRES  PliRSA^ES 

I.T 

TE  M  pli:  de  (rNIDR. 
PAR    AîONTESQll  Kl  . 


PARIS, 


I.IBHAIRII.   Î)K    FIRMIN    DIDOl    KKI  RKS. 
miRIMKI  RS  tu;  LlSStlTlT, 

un:  j\r.4)i!,  hc, 

1853. 


CONSIDERATIONS  SUR  LES  CAUSES 

DE   L\ 

GRANDEUR  DES  ROMAINS 

ET  DE  LEUR  DÉCADENCE  '. 

CHAPITRE  PREVIIER. 

Commencements  de  Roiiic.  —  Ses  guerres. 

Il  ne  faut  pas  prendre  de  la  ville  de  Rome ,  dans  ses 
commencements,  l'idée  que  nous  donnent  les  villes  que 
nous  voyons  aujourd'hui ,  à  moins  que  ce  ne  soit  de  celles 
de  la  Crimée ,  faites  pour  renfermer  le  butin ,  les  bestiaux , 
et  les  fruits  de  la  campagne.  Les  noms  anciens  des  princi- 
paux lieux  de  Rome  ont  tous  du  rapport  à  cet  usage, 

La  ville  n'avait  pas  même  de  rues ,  si  l'on  n'appelle  de 
ce  nom  la  continuation  des  chemins  qui  y  aboutissaient. 
Les  maisons  étaient  placées  sans  ordre,  et  très-petites  ;  car 
les  hommes,  toujours  au  travail  ou  dans  la  place  publique, 
ne  se  tenaient  guère  dans  les  maisons. 

Mais  la  grandeur  de  Rome  parut  bientôt  dans  ses  édi- 
fices publics.  Les  ouvrages  qui  ont  donné ,  et  qui  donnent 
encore  aujourd'hui  la  plus  haute  idée  de  sa  puissance,  ont 
été  faits  sous  les  rois'.  On  commençait  déjà  à  bâtir  la  ville 
éternelle. 

'  [Ot  ouvrage,  généralement  regardé  comme  le  chef-d'œuvre  de 
Montesquieu,  parut  en  1734.  L'auteur  était  alors  dans  sa  quarante-cin- 
quième année.  ] 

'  Voyez  l'étonnemenl  de  Denys  d'Halicarnasse  sur  les  égouts  faits  par 
Tarquin.  (  Jnt.  rom. ,  liv.  HI.  )  —  Ils  subsistent  encore. 

MONTESQUIEU.  I 


•}.  GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

Romulus  et  ses  successeurs  furent  presque  toujours  cii 
-guerre  avec  leurs  voisins  pour  avoir  des  citoyens,  des 
femmes,  ou  des  terres;  ils  revenaient  dans  1a  ville  avec 
les  dépouilles  des  peuples  vaincus  5  c'étaient  des  gerbes 
de  blé  et  des  troupeaux  :  cela  y  causait  une  grande  joie. 
Voilà  l'origine  des  triomphes  qui  furent  dans  la  suite  la 
principale  cause  des  grandeurs  où  cette  ville  parvint. 

Rome  accrut  beaucoup  ses  forces  par  son  union  avec 
les  Sabins ,  peuples  durs  et  belliqueux  comme  les  Lacédé- 
raoniens,  dont  ils  étaient  descendus.  Romulus  prit  leur 
bouclier,  qui  était  large,  au  lieu  du  petit  bouclier  argien 
dont  il  s'était  servi  jusqu'alors'.  Et  on  doit  remarquer 
que  ce  qui  a  le  plus  contribué  à  rendre  les  Romains  les 
maîtres  du  monde ,  c'est  qu'ayant  combattu  successive- 
ment contre  tous  les  peuples ,  ils  ont  toujours  renoncé  à 
leui-s  usages  sitôt  qu'ils  en  ont  trouvé  de  meilleurs. 

On  pensait  alors ,  dans  les  républiques  d'Italie ,  que  les 
traités  qu'elles  avaient  faits  avec  un  roi  ne  les  obligeaient 
point  envers  son  successeur  :  c'était  pour  elles  une  espèce 
de  droit  des  gens  '  ;  ainsi ,  tout  ce  qui  avait  été  soumis  par 
un  roi  de  Rome  se  prétendait  libre  sous  un  autre ,  et  les 
guerres  naissaient  toujours  des  guerres. 

Le  règne  de  Numa ,  long  et  pacifique ,  était  très-propre 
à  laisser  Rome  dans  sa  médiocrité;  et,  si  elle  eût  eu  dans 
ce  temps  là  un  territoire  moins  borné  et  une  puissance 
plus  grande,  il  y  a  apparence  que  sa  fortune  eût  été  fixée 
pour  jamais. 

Une  des  causes  de  sa  prospérité,  c'est  que  ses  rois  fu- 
rent tous  de  grands  personnages.  On  ne  trouve  point  ail- 
leurs, dans  les  histoires,  une  suite  non  interrompue  de 
tels  honnnes  d'État  et  de  tels  capitaines. 

'  F'i.iiTAnoUE,  Fie  de  Romulus. 

»  Cela  parait  par  toule  l'histoire  des  rois  de  Rome. 


CJlAPlTRh  I.  3 

Datis  la  naissance  des  sociétés,  ce  sont  les  chefs  des 
républiques  qui  font  l'institution  ;  et  c'est  ensuite  l'insti- 
tution qui  forme  les  chefs  des  républiques. 

Tarquin  prit  la  couronne  sans  être  élu  par  le  sénat  ni 
par  le  peuple'.  Le  pouvoir  devenait  héréditaire  :  il  le  ren- 
dit absolu.  Ces  deux  révolutions  furent  bientôt  suivies 
d'une  troisième. 

Son  fils  Sextus,  en  violant  Lucrèce,  fit  une  chose  qui 
a  presque  toujours  fait  chasser  les  tyrans  des  villes  où  ils 
ont  commandé  :  car  le  peuple,  à  qui  une  action  pareille 
fait  si  bien  sentir  sa  servitude ,  prend  d'abord  une  résolu- 
tion extrême. 

Un  peuple  peut  aisément  souffrir  qu'on  exige  de  lui  de 
nouveaux  tributs  :  il  ne  sait  pas  s'il  ne  retirera  point  quel- 
que utilité  de  l'emploi  qu'on  fera  de  l'argent  qu'on  lui  de- 
mande; mais,  quand  on  lui  a  fait  un  affront,  il  ne  sent 
que  son  malheur,  et  il  y  ajoute  l'idée  de  tous  les  maux  qui 
sont  possibles. 

Il  est  pourtant  \rai  que  la  mort  de  Lucrèce  Jie  fut  que 
l'occasion  de  la  révolution  qui  arriva  ;  car  un  peuple  fier, 
entreprenant ,  hardi ,  et  renfermé  dans  des  murailles ,  doit 
nécessairement  secouer  le  joug  ou  adoucir  ses  mœurs. 

Il  devait  arriver  de  deux  choses  l'une  :  ou  qiie  Rome 
changerait  son  gouvernement,  on  qu'elle  resterait  une  pe- 
tite et  pauvre  monarchie. 

L'histoire  moderne  nous  fournit  un  exemple  de  ce  qui 
arriva  pour  lors  à  Rome  ;  et  ceci  est  bien  remarquable  : 
car,  comme  les  honnnes  ont  eu  dans  tous  les  temps  les 
mêmes  passions,  les  occasions  qui  prodiusent  les  grands 

'  Le  sénat  nommait  uu  magistrat  de  l'interrègne,  qui  élisait  le  roi  :  cdlc 
élecUon  devait  être  conlirniée  par  le  peuple.  Voyez.  Denys  d'Halicar- 
nasse,  liv.  II,  III  et  IV. 


4  CRAiNDEtTR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

chaugeinents  sont  différentes,  mais  les  causes  sont  toujours 
les  mêmes. 

Comme  Henri  VII,  roi  d'Angleterre ,  augmenta  le  pou- 
voir des  communes  pour  avilir  les  grands,  Servius  Tul- 
lius,  avant  lui,  avait  étendu  les  privilèges  du  peuple  pour 
abaisser  le  sénat'.  Mais  le  peuple,  devenu  d'abord  plus 
hardi,  renversa  l'une  et  l'autre  monarchie. 

Le  portrait  de  Tarquin  n'a  point  été  flatté  ;  son  nom  n'a 
échappé  à  aucun  des  orateurs  _qui  ont  eu  à  parler  contre 
la  tyrannie  ;  mais  sa  conduite  avant  son  malheur,  que  l'on 
voit  qu'il  prévoj'ait  ;  sa  douceur  pour  les  peuples  vaincus  ; 
sa  libéralité  envers  les  soldats  ;  cet  art  qu'il  eut  d'intéres- 
ser tant  de  gens  à  sa  conservation;  ses  ouvrages  publics  ; 
son  courage  à  la  guerre;  sa  constance  dans  son  malheur; 
une  guerre  de  vingt  ans ,  qu'ilfit  ou  qu'il  fit  faire  au  peuple 
romain ,  sans  royaumes  et  sans  biens  ;  ses  continuelles 
ressources ,  font  bien  voir  que  ce  n'était  pas  un  homme 
méprisable. 

Les  places  que  la  postérité  donne  sont  sujettes ,  connue 
les  autres ,  aux  caprices  de  la  fortune.  Malheur  à  la  répu- 
tation de  tout  prince  qui  est  opprimé  par  un  parti  qui  de- 
vient le  dominant ,  ou  qui  a  tenté  de  détruire  un  préjugé 
qui  lui  survit  ! 

Rome ,  ayant  chassé  les  rois ,  établit  des  consuls  an- 
nuels ;  c'est  encore  ce  qui  la  porta  à  ce  haut  degré  de  puis- 
sance. Les  princes  ont  datis  leur  vie  des  périodes  d'ambi- 
tion ;  après  quoi  d'autres  passions ,  et  l'oisiveté  même , 
succèdent;  mais  la  république  ayant  des  chefs  qui  chan- 
geaient tous  les  ans ,  et  qui  cherchaient  à  signaler  leur 
magistrature  pour  en  obtenir  de  nouvelles,  il  n'y  avait 
pas  un  moment  de  perdu  pour  l'ambition;  ils  engageaient 

'  Voyez  Zonare  et  Denys  d'Halicarnassc ,  liv.  IV. 


ciiAi'iir.fc:  I.  9 

le  séuat  à  proposer  au  peuple  la  guerre,  et  lui  montraient 
tous  les  jours  de  nouveaux  euiieiuis. 

Ce  corps  y  était  déjà  assez  porté  de  lui-même  ;  car, 
étaut  fatigué  saus  cesse  par  les  plaintes  et  les  demandes 
du  peuple,  il  chercliait  à  le  distraire  de  ses  inquiétudes, 
et  à  l'occuper  au  dehors'. 

Or  la  guerre  était  presque  toujours  agréable  au  peuple , 
parce  que,  par  la  sage  distribution  du  butin,  on  avait 
trouvé  le  moyen  de  la  lui  rendi'e  utile. 

Rome  étant  une  ville  sans  commerce ,  et  presque  sans 
arts,  le  pillage  était  le  seul  moyen  que  les  particuliers 
eussent  pour  s'enrichir. 

On  avait  donc  mis  de  la  discipline  dans  la  manière  de 
piller,  et  on  y  observait  à  peu  près  le  même  ordre  qui  se 
pratique  aujourd'hui  chez  les  petits  Tartares. 

Le  butin  était  mis  en  commun  %  et  on  le  distribuait 
aux  soldats  :  rien  n'était  perdu ,  parce  que,  avant  de  par- 
tir, chacun  avait  juré  qu'il  ne  détournerait  rien  à  son  pro- 
fit. Or  les  Romains  étaient  le  peuple  du  monde  le  plus  re- 
ligieux sur  le  serment,  qui  fut  toujours  le  nerf  de  leur 
discipline  miUtaire. 

Enfin,  les  citoyens  qui  restaient  dans  la  ville  jouissaient 
aussi  des  fruits  de  la  victoire.  On  confisquait  une  partie 
des  terres  du  peuple  vaincu,  dont  ou  faisait  deux  parts  : 
l'unese  vendait  au  profit  du  public  ;  l'autre  était  distribuée 
aux  pauvres  citoyens ,  sous  la  charge  d'une  rente  en  faveur 
de  la  république.- 

Les  consuls,  ne  pouvant  obtenir  l'honneur  du  triomphe 
que  par  une  conquête  ou  une  victoire';  faisaient  la  guerre 

'  D'ailleurs  raulorité  du  sénat  était  moins  bornée  dans  les  affaires  du 
dehors  que  dans  celles  de  la  ville. 
'  Vovez  Polvbe,  liv.  X. 


C  GRANDI  LU  I:T  DLCADENCE  DES  ROMAINS, 

avec  une  impétuosité  cxtiénie  :  ou  allait  droit  a  l'ennemi , 
et  la  force  décidait  d'abord. 

Rome  était  donc  dans  une  guerre  éternelle  et  toujours 
violente  :  or,  une  nation  toujours  eu  guerre,  et  par  prin- 
cipe de  gouvernement,  devait  nécessairement  périr ,  ou 
venir  à  bout  de  toutes  les  autres ,  qui ,  tantôt  en  guerre  , 
tantôt  en  paix ,  n'étaient  jamais  si  propres  a  attaquer ,  ni 
si  préparées  à  se  défendre. 

Par  là  les  Romains  acquirent  une  profonde  connais- 
sance de  l'art  militaire.  Dans  les  guerres  passagères,  la 
plupart  des  exemples  soiit  perdus  ;  la  paix  donne  d'autres 
idées,  et  on  oublie  ses  fautes  et  ses  vertus  mêmes. 

Une  autre  suite  du  principe  de  la  guerre  continuelle  fut 
que  les  Romains  ne  firent  jamais  la  paix  que  vainqueurs  : 
en  effet ,  à  quoi  bon  faire  une  paix  honteuse  avec  un  peuple 
pour  en  aller  attaquer  un  autre? 

Dans  cette  idée ,  ils  augmentaient  toujours  leurs  préten- 
tions à  mesure  de  leurs  défaites  :  par  là  ils  consternaient  les 
vainqueurs ,  et  s'imposaient  à  eux-mêmes  ime  plus  grande 
nécessité  de  vaincre. 

Toujours  exposés  aux  plus  affreuses  vengeances,  la 
constance  et  la  valeur  leur  devinrent  nécessaires  ;  et  ces 
vertus  ne  purent  être  distinguées  chez  eux  de  l'amour  de 
soi-même,  de  sa  famille,  de  sa  patrie ,  et  de  tout  ce  qu'il  y 
a  de  plus  cher  parmi  les  hommes. 

Les  peuples  d'Italie  n'avaient  aucun  usage  des  ma- 
chines propres  à  faire  les  sièges  '  ;  et ,  de  plus ,  les  sol- 
dats n'ayant  point  de  paye,  on  ne  pouvait  pas  les   re- 

»  Deuys  d'Halicamasse  le  dit  formellement ,  liv.  IX  ;  et  cela  parait  pai 
l'histoire.  Ils  ne  savaient  point  faire  de  galeries  pour  se  mettre  à  couvert 
des  assiégés  :  ils  tachaient  de  prendre  les  villes  pat  escalade.  Éphorus  a 
écrit  qu'Artémon ,  ingénieur,  inventa  les  grosses  machines  pour  battre 
les  plus  fortes  murailles.  Périclès  s'en  servit  le  premier  au  siège  de  Sa- 
mos,  dit  Plutarque,  fie  de  Pérklés. 


CHAPITRE  I.  7 

euir  longtemps  devant  une  place  :  ainsi  peu  de  leurs 
guerres  étaient  décisives.  On  se  battait  pour  avoir  le 
pillage  du  camp  ennemi  ou  de  ses  terres  •  après  quoi  le 
vainqueur  et  le  vaincu  se  retiraient ,  chacun  daus  sa  ville. 
C'est  ce  qui  fit  la  résistance  des  peuples  d'Italie,  et  en  mémo 
temps  l'opiaiâtreté  des  Romains  à  les  subjuguer  ;  c'est  ce 
qui  donna  à  ceux-ci  des  victoires  qui  ne  les  corrompirent 
point ,  et  qui  leur  laissèrent  toute  leur  pauvreté. 

S'ils  avaient  rapidement  conquis  toutes  les  villes  voi- 
sines ,  ils  se  seraient  trouvés  dans  la  décadence  à  l'arrivée 
de  Pyrrhus,  des  Gaulois  et  d'Aunibal;  et,  par  la  destinée 
de  presque  tous  les  États  du  monde ,  ils  auraient  passe 
trop  vite  de  la  pauvreté  aux  richesses ,  et  des  richesses  à  la 
corruption. 

Mais  Rome  faisant  toujours  des  efforts,  et  trouvant 
toujours  des  obstacles ,  faisait  sentir  sa  puissance  sans 
pouvoir  l'étendre ,  et ,  dans  une  circonférence  très-petite  , 
elle  s'exerçait  à  des  vertus  qui  devaient  être  si  fatales  a 
l'univers. 

Tous  les  peuples  d'Italie  n'étaient  pas  également  belli- 
queux :  les  Toscans  étaient  amollis  par  leurs  richesses  et 
par  leur  luxe  ;  les  Tarentins ,  les  Capouans ,  presque  toutes 
les  villes  de  la  Campanie  et  de  la  grande  Grèce ,  languis- 
saient daus  l'oisiveté  et  dans  les  plaisirs  ;  mais  les  Latins , 
les  Berniques,  les  Sabius,  les  Eques  et  les  Volsques,  ai- 
maient passionnément  la  guerre;  ils  étaient  autour  de 
Rome  ;  ils  lui  firent  une  résistance  inconcevable ,  et  furent 
ses  maîtres  en  fait  d'opiniâtreté. 

Les  villes  latines  étaient  des  colonies  d'Albe ,  qui  furent 
fondées  par  Latinus  Sylvius  '.  Outre  une  origine  commune 

•  Comme  on  voit  dans  le  traité  intitulé  :  Origo  gcnlis  romanœ,  qu'on 
croit  être  d'Aurclius  Victor. 


3  GRANDEUR  ET  DECADENCE  DES  ROMAINS, 

avec  les  Romains ,  elles  avaient  encore  des  rites  communs  ', 
et  Servius  TuUius"  les  avait  ejigagées  à  faire  bâtir  un 
temple  dans  Rome,  pour  être  le  centre  de  l'union  des  deux 
peuples.  Ayant  perdu  unegrande  bataille  auprès  du  lac  Ré* 
gille,  elles  furent  soumises  à  une  alliance  et  une  société  de 
guerres  avec  les  Romains  ^ 

On  vit  manifestement,  pendant  le  peu  de  temps  que 
dura  la  tyrannie  des  décemvirs ,  à  cpiel  point  l'agrandisse- 
ment de  Rome  dépendait  de  sa  liberté.  L'État  sembla  avoir 
perdu  l'âme  qui  le  faisait  mouvoir*. 

Il  n'y  eut  plus  dans  la  ville  que  deux  sortes  de  gens  : 
ceux  qui  souffraient  la  servitude ,  et  ceux  qui ,  pour  leurs 
intérêts  particuliers,  cherchaient  à  la  faire  souffrir.  Les 
sénateurs  se  retirèrent  de  Rome  comme  d'une  ville  étran- 
gère ;  et  les  peuples  voisins  ne  trouvèrent  de  résistance  nulle 
part. 

Le  sénat  ayant  eu  le  moyen  de  donner  une  paye  aux 
soldats,  le  siège  de  Véies  fut  entrepris  :  il  dura  dix  ans. 
On  vit  un  nouvel  art  chez  les  Romains ,  et  une  autre  ma- 
nière défaire  la  guerre;  leurs  succès  furent  plus  éclatants; 
ils  protitèrent  mieux  de  leurs  victoires ,  ils  firent  de  plus 
grandes  conquêtes ,  ils  envoyèrent  plus  de  colonies  ;  enfin 
la  prise  de  Véies  fut  une  espèce  de  révolution. 

Mais  les  travaux  ne  furent  pas  moindres.  S'ils  portè- 
rent de  plus  rudes  coups  aux  Toscans ,  aux  Èques  et  aux 
Voisques ,  cela  même  fit  que  les  Latins  et  les  Herniques , 
leurs  alliés,  qui  avaient  les  mêmes  armes  et  la  même 
discipline  qu'eux  ,  les  abandonnèrent;  que  des  ligues  se 

'  Dt.ws  u'HalicakiNassk,  liv.  lY. 

'  Voyez  daus  Denys  d'Halicaruasse ,  iiv.  VI,  un  des  traites  faits  avec 
<ux. 

'  Sous  prétexte  de  donner  au  peuple  des  lois  écrites,  ils  se  saisirent  du 
g'j'uveruement.  Voyez  Denys  d'Ualicarnasse,  liv.  XI. 


CHAPITRE  II.  9 

formèrent  chez  les  Toscans ,  et  que  les  Samnites,  les  plus 
belliqueux  de  tous  les  peuples  de  l'Italie ,  leur  firent  la 
guerre  avec  fureur. 

Depuis  l'établissement  de  la  paye,  le  sénat  ne  distribua 
plus  aux  soldats  les  terres  des  peuples  vaincus  ;  il  imposa 
d'autres  conditions  :  il  les  obligea ,  par  exemple ,  de  fournir 
à  l'armée  une  solde  pendant  un  certain  temps,  de  lui  donner 
du  blé  et  des  habits'. 

La  prise  de  Rome  par  les  Gaulois  ne  lui  ôta  rien  de  ses 
forces  :  l'armée ,  plus  dissipée  que  vaincue ,  se  retira  pres- 
que entière  à  Véies  5  le  peuple  se  sauva  dans  les  villes  voi- 
sines ;  et  l'incendie  de  la  ville  ne  fut  que  l'incendie  de  quel- 
ques cabanes  de  pasteurs. 

CHAPITRE  II. 

De  l'art  de  la  guerre  chez  les  Romaiûs. 

Les  Romains  se  destinant  à  la  guerre ,  et  la  regardant 
comme  le  seul  art ,  ils  mirent  tout  leur  esprit  et  toutes 
leurs  pensées  à  le  perfectionner.  C'est  sans  doute  un  dieu , 
dit  Végèce%  qui  leur  inspira  la  légion. 

Ils  jugèrent  qu'il  fallait  donner  aux  soldats  de  la  légion 
des  armes  offensives  et  défensives  plus  fortes  et  plus  pe- 
santes que  celles  de  qiielque  autre  peuple  que  ce  fut  \ 

Mais ,  comme  il  y  a  des  choses  à  faire  dans  la  guerre 
dont  un  corps  pesant  n'est  pas  capable,  ils  voulurent  que 

'  Voyez  les  traités  qui  furent  faits 

'  Liv.  II,  chap.  i. 

3  Voyez  dans  Polybe,  et  dans  Josèphe,  de  Bello  judaico,  lib.  III, 
quelles  étaient  les  armes  du  soldat  romain.  II  y  a  peu  de  différence ,  dit 
ce  dernier,  entre  les  chevaux  rangés  et  les  soldats  romains.  «  Ils  portent, 
«  dit  Cicéron ,  leur  nourriture  pour  plus  de  quinze  jours,  tout  ce  qui  est 
«  à  leur  usage,  tout  ce  qu'il  faut  pour  se  fortilier;  et ,  à  l'égard  de  leurs 
«  armP5,  ils  n'en  sont  pas  plus  embarrassés  que  de  leurs  majns.  »  Tus^ 
•  cul.,  liv.  II.  ch.  XV. 


Kl  GUANDliLR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

la  légion  contînt  dans  son  sein  une  troupe  légère  qui  pût 
en  sortir  pour  engager  le  combat,  et,  si  la  nécessité  l'exi- 
geait, s'y  retirer  ;  qu'elle  eût  encore  de  la  cavalerie,  des 
hommes  de  trait  et  des  frondeurs ,  pour  poursuivre  les 
fuyards  et  achever  la  victoire;  qu'elle  fût  défendue  par 
toutes  sortes  de  machines  de  guerre  qu'elle  traînait 
avec  elle  ;  que  chaque  fois  '  elle  se  retranchât ,  et  fût  , 
connue  dit  Végece ,  une  espèce  de  place  de  guerre. 

Pour  qu'ils  pussent  avoir  des  armes  plus  pesantes  que 
celles  des  autres  hommes,  il  fallait  qu'ils  se  rendissent 
plus  qu'hommes  :  c'est  ce  qu'ils  firent  par  un  travail  con- 
tinuel qui  augmentait  leur  force ,  et  par  des  exercices  qui 
leur  donnaient  de  l'adresse,  laquelle  n'est  autre  chose 
qu'une  juste  dispensation  des  forces  que  l'on  a. 

Nous  remarquons  aujourd'hui  que  nos  armées  périssent 
beaucoup  par  le  travail  immodéré  des  soldats  '  ;  et  cepen- 
dant c'était  par  un  travail  immense  que  les  Komaius  se 
conservaient.  La  raison  en  est,  je  crois,  que  leurs  fatigues 
étaient  continuelles  ;  au  lieu  que  nos  soldats  passent  sans 
cesse  d'un  travail  extrême  à  une  extrême  oisiveté  :  ce  qui 
est  la  chose  du  monde  la  plus  propre  à  les  faire  périr. 

11  faut  que  je  rapporte  ici  ce  que  les  auteurs  nous  disent 
de  l'éducation  des  soldats  romains^.  On  les  accoutumait 
à  aller  le  pas  militaire,  c'est-à-dire  à  faire  en  cinq  heures 
vingt  milles  ,  et  quelquefois  vingt-quatre.  Pendant  ces 
marches,  on  leur  faisait  porter  des  poids  de  soixante  li- 

'  Liv.  II,  chap.  XXV. 

^  Surtout  par  le  fouillement  des  terres. 

3  Voyez  Végèce ,  liv.  I.  Voyez  dans  Tite-Live ,  liv.  XXVI ,  les  exercices 
que  Scipion  l'Africain  faisait  faire  aux  soldats  après  la  prise  de  Carthage 
la  neuve.  Marius,  malgré  sa  vieillesse,  allait  tous  les  jours  au  champ 
de  Mars.  Pompée,  à  l'âge  de  cinquante-huit  ans,  allait  comballrc  tout 
armé  avec  les  jeunes  gens;  il  montait  à  cheval,  courait  à  hride  ahaltuc, 
et  lançait  ses  javelots.  (Plutarque  ,  fie  de  Marins  ci  de  Pompée.) 


CHAPITRE  U.  It 

vres.  Oi»  les  entretenait  dans  l'habitude  de  courir  et  de 
sauter  tout  armés;  ils  prenaient  dans  leurs  exercices  des 
épées,  des  javelots,  des  flèches,  d'une  pesanteur  double 
des  armes  ordinaires  ;  et  ces  exercices  étaient  continuels  '. 

Ce  n'était  pas  seulement  dans  le  eamp  qu'était  l'école 
militaire  :  il  y  avait  dans  la  ville  un  lieu  on  les  citoyens 
allaient  s'exercer  (c'était  le  champ  de  Mars).  Après  le  tra- 
vail ,  ils  se  jetaient  dans  le  Tibre,  pour  s'entretenir  dans 
l'habitude  de  nager,  et  nettoyer  la  poussière  et  la 
sueurs 

Nous  n'avons  plus  une  juste  idée  des  exercices  du  corps  : 
un  homme  qui  s'y  applique  trop  nous  paraît  méprisable, 
par  la  raison  que  la  plupart  de  ces  exercices  n'ont  plus 
d'autre  objet  que  les  agréments  ;  au  lieu  que ,  chez  les 
anciens ,  tout ,  jusqu'à  la  danse ,  faisait  partie  de  l'art 
militaire. 

11  est  même  arrivé,  parmi  nous,  qu'une  adresse  trop 
recherchée  dans  l'usage  des  armes  dont  nous  nous  ser- 
vons à  la  guerre  est  devenue  ridicule,  parce  que,  depuis 
l'introduction  de  la  coutume  des  combats  singuliers,  l'es- 
crime a  été  regardée  comme  la  science  des  qxierelleurs  on 
des  poltrons. 

Ceux  qui  critiquent  Homère  de  ce  qu'il  relève  ordinai- 
rement dans  ses  héros  la  force,  l'adresse  ou  l'agilité  du 
corps,  devraient  trouver  Salluste  bien  ridicule,  qui  loue 
Pompée  »  de  ce  qu'il  courait,  sautait,  et  portait  un  fardeau 
"  aussi  bien  qu'homme  de  son  temps  ^.  » 

Toutes  les  fois  que  les  Romains  se  crurent  en  danger, 
ou  qu'ils  vouhu'ent  réparer  quelque  perte,  ce  fut  une  pra- 

I   VÉGÈCE,  liv.  I.  Cb.  XI  —  XIV. 
'  VÉGÉCE,  liv.  I,  ch.  X. 

^  Cum  alaeribus  sallu,  citm  velocibus  cursu ,  cum  validis  vecle  cer- 
liihat.  Fragment  de  Salluste  rapporté  par  Végèce,  liv.  I,cliap.  ix. 


Î2  GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

l  ique  constante  chez  eux  d'affermir  la  discipline  militaire  ' . 
Ont-ils  à  faire  la  guerre  aux  Latins ,  peuples  aussi  aguer- 
ris qu'eux-mêmes ,  Manlius  songe  à  augmenter  la  force  du 
commandement ,  et  fait  mourir  son  fils ,  qui  avait  vaincu 
sans  son  ordre.  Sont-ils  battus  à  Numance ,  Scipion  Émi- 
lien  les  prive  d'abord  de  tout  ce  qui  les  avait  amollis  \  Les 
légions  romaines  ont-elles  passé  sous  le  joug  en  Numidie, 
Métellus  répare  cette  honte  dès  qu'il  leur  a  fait  reprendre 
les  institutions  anciennes.  Marins ,  pour  battre  les  Cim- 
bres  et  les  Teutons ,  commence  par  détourner  les  fleuves; 
et  Sylla  fait  si  bien  travailler  les  soldats  de  son  armée, 
effrayée  de  la  guerre  contre  Mithridate ,  qu'ils  lui  deman- 
dent le  combat  comme  la  fin  de  leurs  peines  ^. 

Publius  Nasica,  sans  besoin,  leur  fit  construire  une 
année  navale.  On  craignait  plus  l'oisiveté  que  les  enne- 
mis. 

Aulu-Gelle  '^  donne  d'assez  mauvaises  raisons  de  la 
coutume  des  Romains  de  faire  saigner  les  soldats  qui 
avaient  commis  quelque  faute  :  la  vraie  est  que ,  la  force 
étant  la  principale  qualité  du  soldat ,  c'était  le  dégrader 
que  de  l'affaiblir. 

Des  hommes  si  endurcis  étaient  ordinairement  sains. 
On  ne  remarque  pas,  dans  les  auteurs ,  que  les  armées  ro- 
maines, qui  faisaient  la  guerre  en  tant  de  climats,  péris- 
sent beaucoup    par  les   maladies;   au  lieu  qu'il  arrive 

'  [  La  discipline  militaire  est  la  chose  qui  a  paru  la  première  dans  leur 
ïlat,  et  la  dernière  qui  s'y  est  perdue;  tant  elle  était  attachée  à  la  cons- 
titution de  leur  république.  (Bossuet,  Disc,  sur  l'Nisl.  nniv.,  troisième 
partie,  ch.  vi.)] 

^  Il  vendit  toutes  les  bétes  de  somme  de  l'armée ,  et  fit  porter  à  chaque 
soldat  du  blé  pour  trente  jours,  et  sept  pieux.  (Somm.  de  Florus,  liv, 
LVII.) 

^  Frontin,  SIrataghncs ,  liv.  I ,  cliap.  \t. 

*  Liv.  X,  chap.  viii. 


CHAPITRE  ir.  13 

presque  contituiellement  aujourd'hui  que  des  armées  , 
sans  avoir  conibattii ,  se  fondent  pour  ainsi  dire  dans  une 
campagne. 

Parmi  nous,  les  désertions  sont  fréquentes,  parce  que 
les  soldats  sont  la  plus  vile  partie  de  chaque  nation ,  et 
qu'il  n'y  en  a  aucune  qui  ait  ou  qui  croie  avoir  un  certain 
avantage  sur  les  auti'es.  Chez  les  Romains ,  elles  étaient 
plus  rares  :  des  soldats  tirés  du  sein  d'un  peuple  si  fier,  si 
orgueilleux,  si  sûr  de  commander  aux  autres  ,  ne  pou- 
vaient guère  penser  à  s'avilir  jusqu'à  cesser  d'être  Ro- 
mains. 

Comme  leurs  armées  n'étaient  pas  nombreuses,  il  était 
aisé  de  pourvoir  à  leur  subsistance  ;  le  chef  pouvait  mieux 
les  connaître ,  et  voyait  plus  aisément  les  fautes  et  les  vio- 
lations de  la  discipline. 

La  force  de  leurs  exercices,  les  chemins  admirables 
qu'ils  avaient  construits ,  les  mettaient  en  état  de  faire  des 
marches  longues  et  rapides  ' .  Leur  présence  inopinée  gla- 
çait les  esprits  :  ils  se  montraient  surtout  après  un  mauvais 
succès,  dans  le  tenjps  que  leurs  eimemis  étaient  dans 
cette  négligence  que  donne  la  victoire. 

Dans  nos  combats  d'aujourd'hui  un  particulier  n'a  guère 
de  confiance  qu'en  la  multitude  ;  mais  chaque  Romain , 
plus  robuste  et  plus  aguerri  que  son  ennemi ,  comptait  tou- 
jours sur  lui-même  :  il  avait  naturellement  du  courage, 
c'est-à-dire  de  cette  vertu  qui  est  le  sentiment  de  ses  pro- 
pres forces. 

Leurs  troupes  étant  toujours  les  mieux  disciplinées ,  il 
était  difficile  que  dans  le  combat  le  plus  malheureux  ils 
ne  se  ralliassent  quelque  part ,  ou   que  le  désordre  ne  se 

'  Voyez  surtout  la  défaile  d'Astlrubal ,  et  leur  diligence  contre  Virla- 
tiis. 


14  GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS,  y 

mît  quelque  part  chez  les  ennemis.  Aussi  les  voit-on  con- 
tinuellement dans  les  histoires,  quoique  siu'montésdans  le 
coninicnceinentparle  nombre  ou  par  l'ardeur  des  ennemis, 
arracher  enfin  la  victoire  de  leurs  mains. 

Leur  principale  attention  était  d'examiner  eu  quoi  leur 
ennemi  pouvait  avoir  de  la  supériorité  sur  eux,  et  d'abord 
ils  y  mettaient  ordre.  Ils  s'accoutumèrent  à  voir  le  sang 
et  les  blessures  dans  les  spectacles  des  gladiateurs  ,  qu'ils 
prirent  des  Étrusques  ' . 

Les  épées  tranchantes  des  Gaulois  ' ,  les  éléphants  de 
Pyrrhus,  ne  les  surprirent  qu'une  fois.  Ils  suppléèrent  à 
la  faiblesse  de  leur  cavalerie^,  d'abord  enôtant  les  brides 
des  chevaux  pour  que  l'impétuosité  n'en  pût  être  arrêtée , 
ensuite  en  y  mêlant  des  vélites^.  Quand  ils  eurent  connu 
l'épée  espagnole,  ils  quittèrent  la  leur^.  Ils  éludèrent  la 
science  des  pilotes  par  Tinveution  d'une  machine  que  Po- 
lybe  nous  a  décrite.  Enfin ,  comme  dit  Josèphe  *" ,  la  guerre 
était  pour  eux  une  méditation,  la  paix  un  exercice. 

Si  quelque  nation  tint  de  la  nature  ou  de  son  institution 
quelque  avantage  particulier,  ils  en  firent  d'abord  usage  : 
ils  n'oublièrent  rien  pour  avoir  des  chevaux  numides,  des 

'  Fragment  de  Nicolas  de  Damas,  livre  X,  Uré  d'Athénée,  Uv.  IV, 
cil.  xiu.  Avant  que  les  soldats  partissent  pour  l'armée,  on  leur  donnait 
un  combat  de  gladiateurs  ^Jlles  Capitolin,  f  ic  de  Maxime  et  dt-  Uul- 
bin.) 

''  Les  Romains  présentaient  leurs  javelots,  qui  recevaient  les  coups 
des  épées  gauloises ,  et  les  éraoussaient. 

3  Elle  fut  encore  meilleure  que  celle  des  petils  peuples  d'Ualie.  On  la 
f.)rmait  des  principaux  citoyens,  à  qui  le  public  entretenait  un  cheval. 
Quand  elle  mettait  pied  à  terre,  il  n'y  avait  point  dinfauterie  plusre- 
Uoutable,  et  très-souvent  elle  déterminait  la  victoire. 

♦  Celaient  déjeunes  liommes  légèrement  armés,  et  les  plus  agiles  de 
la  légion  ,  qui  au  moindre  signal  sautaient  sur  la  croupe  des  chevaux , 
ou  coml)attaient  à  pied.  (Valère-Maxime,  liv.  II,  cb.  iii  ;  Tite-Live  ,  liv. 
XXVI,  ch.  IV) 

^  Fragment  de  Polybe,  rapporté  par  Suidas  au  mot  jiaxaipa. 

t>  De  Rello  judaico,  lib.  III,  cb.  vi. 


CHAPITRE  m.  î.i 

archers  crétois ,  des  frondeurs  baléares,  des  vaisseaux 
rhodiens. 

Eufiu  jamais  nation  ne  prépara  la  guerre  avec  tant  de 
prudence ,  et  ne  la  fit  avec  tant  d'audace. 

CHAPITRE  111. 

Comment  les  Romains  purent  s'agrandir. 

Comme  les  peuples  de  l'Europe  ont  dans  ces  temps-ci 
à  peu  près  les  mêmes  arts,  les  mêmes  armes,  la  même  dis- 
cipline ,  et  la  même  manière  de  faire  la  guerre ,  la  prodi- 
gieuse fortune  des  Romains  nous  paraît  inconcevable. 
D'ailleurs  il  y  a  aujourd'hui  une  telle  disproportion  dans  la 
puissance,  qu'il  n'est  pas  possible  qu'un  petit  État  sorte 
par  ses  propres  forces  de  l'abaissement  ou  la  Providence 
l'a  mis. 

Ceci  demande  qu'on  y  réfléchisse ,  sans  quoi  nous  ver- 
rions des  événements  sans  les  comprendre  ;  et,  ne  sentant 
pas  bien  la  différence  des  situations,  nous  croirions,  en 
lisant  l'histoire  ancienne ,  voir  d'autres  hommes  que  nous. 

Une  expérience  continuelle  a  pu  faire  connaître  en  Eu- 
rope qu'un  prince  qui  a  un  million  de  sujets  ne  peut ,  sans 
se  détruire  lui-même,  entretenir  plus  de  dix  mille  hommes 
de  troupes  :  il  n'y  a  donc  que  les  grandes  nations  qui  aient 
des  armées. 

Il  n'en  était  pas  de  même  dans  les  anciennes  républi- 
ques ;  car  cette  proportion  des  soldats  au  reste  du  peu- 
ple ,  qui  est  aujourd'hui  comme  d'un  à  cent,  y  pouvait 
être  aisément  comme  d'un  à  huit. 

Les  fondateurs  des  anciennes  républiques  avaient  éga- 
lement partagé  les  terres  :  cela  seul  faisait  un  peuple  puis- 
sant, c'est-à-dire  une  société  bien  réglée  ;  cela  faisait 


JC  GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAIKS, 

aussi  une  bonne  armée  ,  chacun  ayant  un  égal  intérêt ,  et 
très-grand ,  à  défendre  sa  patrie. 

Quand  les  lois  n'étaient  plus  rigidement  observées ,  les 
choses  revenaient  au  point  où  elles  sont  à  présent  parmi 
nous  :  l'avarice  de  quelques  particuliers,  et  la  prodigalité 
des  autres,  faisaient  passer  les  fonds  de  terre  dans  peu 
de  mains ,  et  d'abord  les  arts  s'introduisaient  pour  les  be- 
soins mutuels  des  riches  et  des  pauvres.  Cela  faisait  qu'il 
n'y  avait  presque  plus  de  citoyens  ni  de  soldats;  car  les 
fonds  de  terre ,  destinés  auparavant  à  l'entretien  de  ces 
derniers ,  étaient  employés  à  celui  des  esclaves  et  des  ar- 
tisans, instruments  du  luxe  des  nouveaux  possesseurs  :  sans 
quoi  l'État,  qui  malgré  son  dérèglement  doit  subsister, 
aurait  péri.  Avant  la  corruption,  les  revenus  primitifs  de 
l'État  étaient  partagés  enti'e  les  soldats ,  c'est-à-dire  les 
laboureurs:  lorsque  la  république  était  corrompue,  ils 
passaient  dabord  a  des  hommes  riches  qui  les  rendaient 
aux  esclaves  et  aux  artisans ,  d'où  on  eu  retirait ,  par  le 
moyen  des  tributs ,  une  partie  pour  l'entretien  des  sol- 
dats. 

Or  ces  sortes  de  gens  n'étaient  guère  propres  à  la  guerre  : 
ils  étaient  lâches ,  et  déjà  corrompus  par  le  luxe  des  villes, 
et  souvent  par  leur  art  même  ;  outre  que ,  comme  ils 
n'avaient  point  proprement  de  patrie,  et  qu'ils  jouissaient 
de  leur  industrie  partout ,  ils  avaient  peu  à  perdre  ou  à 
conserver. 

Dans  un  dénombrement  de  Rome  fait  quelque  temps 
après  l'expulsion  des  rois  ' ,  et  dans  celui  que  Démétrins 
de  Phalère  fit  à  Athènes  %  il  se  trouva  à  peu  près  le  même 

'  G'€«,l  le  dénombrement  dont  parle  Denys  d'Halicarnasse  dans  le  li  • 
vre  IX,  art.  25,  et  qui  me  parait  être  le  même  que  celui  qu'il  rapporte  à 
Ja  lin  de  son  sixième  livre ,  qui  fut  fait  seize  ans  après  l'cxpulâion  de»  rois. 

•  CtesiclèS,  ildns --ithcncc,  liv.  VI,  eh.  xix. 


CHAPITRE  m.  i; 

nombre  d'habitauts  :  Rome  en  avait  quatre  cent  quarante 
mille,  Athènes  quatre  cent  trente  et  un  mille.  Mais  ce  dé- 
nombrement de  Rome  tombe  dans  un  temps  où  elle  était 
dans  la  force  de  son  institution ,  et  celui  d'Athènes  dans  \m 
temps  où  elle  était  entièrement  corrompue.  On  trouva  que 
le  nombre  des  citoyens  pubères  faisait  à  Rome  le  quart 
de  ses  habitants ,  et  qu'il  faisait  à  Athènes  un  peu  moins 
du  vingtième  :  la  puissance  de  Rome  était  donc  à  celle 
d'Athènes,  dans  ces  divers  temps,  à  peu  près  comme  un 
quart  est  à  un  vingtième,  c'est-à-dire  qu'elle  était  cinq  fois 
plus  grande. 

Les  rois  Agis  et  Cléomènes  voyant  qu'au  lieu  de  neuf 
mille  citoyens  qui  étaient  à  Sparte  du  temps  de  Lycurgue' , 
il  n'y  en  avait  plus  que  sept  cents  dont  à  peine  cent  pos- 
sédaient des  terres  %  et  que  tout  le  reste  n'était  qu'une 
populace  sans  courage,  ils  entreprirent  de  rétablir  des  lois 
à  cet  égard  ^;  et  Lacédémone  reprit  sa  première  puissance, 
et  redevint  formidable  à  tous  les  Grecs. 

Ce  fut  le  partage  égal  des  terres  qui  rendit  Rome  capa- 
ble de  sortir  d'abord  de  son  abaissement ,  et  cela  se  sentit 
bien  quand  elle  fut  corrompue. 

Elle  était  une  petite  république  lorsque ,  les  Latins 
ayant  refusé  le  secours  de  troupes  qu'ils  étaient  obliges 
de  donner,  on  leva  sur-le-champ  dix  légions  dans  la  ville  ^. 
«  A  peine  à  présent,  dit  Tite-Live,  Rome,  que  le  monde 
"  entier  ne  peut  contenir ,  en  pourrait-elle  faire ,  autant  si 
«  un  ennemi  paraissait  tout  à  coup  devant  ses  murailles  : 

'  C'étaient  des  citoj'ens  de  la  ville  appelés  proprement  Spartiates.  Ly- 
curgue lit  pour  eux  neuf  mille  parts  ;  il  en  donna  trente  mille  aux  autres 
habitants.  Voyez  Plularque,  Fie  de  Lycurgue. 

^  Voyez  Plularque ,  Fie  d'Agis  et  de  Cléomènes. 

■*  Voyez  ibid. 

*  TiTE-LiVF. ,  première  décade,  llv.  VII.  Ce  fut  quelque  temps  après 
la  prise  de  Rome,  sous  le  consulat  de  L.  Furius  Camillus  et  de  Apj'" 
Claudius  Crassus. 


18  GlîANDia'R  ET  DECADENCE  DES  ROMAINS, 

«  marque  certaine  que  nous  ne  nous  sommes  point  agran- 
•<  dis ,  et  que  nous  n'avons  fait  qu'augmenter  le  luxe  et  les 
'<  richesses  qui  nous  travaillent. 

«  Dites-moi,  disait  Tibérius  Gracchus  aux  nobles', 
"  qui  vaut  mieux,  un  citoyen,  ou  un  esclave  perpétuel  ;  un 
'  soldat,  ou  un  homme  inutile  à  la  guerre?  Voulez- vous, 
'<  pour  avoir  quelques  arpents  déterre  plus  que  les  autres 
«  citoyens,  renoncer  à  l'espérance  de  la  conquête  du  reste 
■<  du  monde ,  ou  vous  mettre  en  danger  de  vous  voir  enle- 
'<  ver  par  les  ennemis  ces  terres  que  vous  nous  refusez?  » 


CHAPITRE  IV. 

•Des  Gaulois.  —  De  Pyrrhus.  —  Parallèle  de  Cartilage  et  de  Rome. 
—  Guerre  d'Annibal. 

Les  Romains  eurent  bien  des  guerres  avec  les  Gaulois. 
L'amour  de  la  gloire,  le  mépris  de  la  mort,  l'obstination 
pour  vaincre ,  étaient  les  mêmes  dans  les  deux  peuples , 
mais  les  armes  étaient  différentes.  Le  bouclier  des  Gaulois 
était  petit ,  et  leur  épée  mauvaise  :  aussi  furent-ils  trai- 
tés à  peu  près  comme  dans  les  derniers  siècles  les  Mexicains 
l'ont  été  par  les  Espagnols.  Et  ce  qu'il  y  a  de  surprenant, 
c'est  que  ces  peuples,  que  les  Romains  rencontrèrent  dans 
presque  tous  les  lieux  et  dans  presque  tous  les  temps ,  se 
laissèrent  détruire  les  uns  après  les  autres,  sans  jamais 
coimaître,  chercher  ni  prévenir  la  cause  de  leurs  malheurs. 

Pyrrhus  vint  faire  la  guerre  aux  Romains  dans  le 
temps  qu'ils  étaient  en  état  de  lui  résister  et  de  s'instruire 
par  ses  victoires  :  il  leur  apprit  à  se  retrancher,  à  choisir 

'  A.1T1E>',  de  lu  Guerre  civile,  liv.  I,  cl),  xi. 


CHAPITF.t  IV.  Jo 

et  a  disposer  un  caïup  j  il  les  accoutuma  aux  éléphants , 
et  les  prépara  pour  de  plus  grandes  guerres  '. 

La  grandeur  de  Pyrrhus  ne  consistait  que  dans  ses 
qualités  personuelles ^  Plutarque  nous  dit  qu'il  futobligé 
de  faire  la  guerre  de  Macédoine ,  parce  qu'il  ne  pouvait 
entretenir  huit  mille  hommes  de  pied  et  cinq  cents  che- 
vaux qu'il  avait^  Ce  prince,  maître  d'un  petit  Etat  dont 
on  n'a  plus  entendu  parler  après  lui,  était  un  a\enturier 
qui  faisait  des  entreprises  continuelles  ,  parce  qu'il  ne  pou- 
vait subsister  qu'en  entreprenant. 

Tareute,  son  alliée,  avait  bien  dégénéré  de  l'institution 
des  Lacédémoniens ,  ses  ancêtres  ■*.  Il  aui'ait  pu  faire  de 
grandes  choses  avec  les  Samnites;  mais  les  Romains  les 
avaient  presque  détruits. 

Carthage,  devenue  riche  plus  tôt  que  Rome,  avait  aussi 
été  plus  tôt  corrompue  :  ainsi,  pendant  qu'à  Rome  les  em- 
plois publics  ne  s'obtenaient  que  par  la  vertu,  et  ne  don- 
naient d'utilité  que  Ihouueur  et  une  préférence  aux  fati- 
gues, tout  ce  que  le  public  peut  doimer  aux  particuliers 
se  vendait  à  Carthage,  et  tout  service  rendu  par  les  parti- 
culiers y  était  payé  par  le  public. 

La  tyrannie  d'un  prince  ne  met  pas  im  Etat  plus  près 
de  sa  ruine  que  l'indifférence  pour  le  bien  commun  n'y 

•  [La  guerre  de  Pjrrlius  ouvrit  l'esprit  aux  Rouiaius  :  avec  un  cn- 
in'ini  qui  avait  tant  d'expérience,  ils  devinrent  plus  industrieux  et  plus 
rclairés  qu'ils  n'étaient  auparavant.  Ils  trouvèrent  le  moyen  de  se  ga- 
rantir des  éléphants,  qui  avaient  mis  le  désordre  dans  les  légions,  au 
premier  combat;  ils  évitèrent  les  plaines ,  et  cherchèrent  des  lieux  avan- 
tageux contre  une  cavalerie  qu'ils  avaient  méprisée  mal  à  propos.  Ils  ap- 
prirent ensuite  à  former  leur  camp  sur  celui  de  Pyrrhus,  après  avoir 
admiré  l'ordre  et  la  distinction  de  ses  troupes,  tandis  que  chez  eux  tout 
était  en  confusion.  (Saot-Évkemo.nd,  Réflexions  sur  les  divers  génies 
du  peuple  romain  dans  les  différents  temps  de  la  république,  ch.  VI.)  ] 

*  Voyez  un  fragment  du  livre  I  de  Dion,  dans  V Extrait  des  vertus 
et  des  vices. 

^  rie  de  Pyrrhus. 

i  Justin,  liv.  XX,  ch.  i. 


50        ghandeur  et  décadence  des  romains, 

met  une  république.  L'avantage  d'un  État  libre  est  que 
les  revenus  y  sont  mieux  administrés  ;  mais  lorsqu'ils  le 
sont  plus  mal ,  l'avantage  d'un  État  libre  est  qu'il  n'y  a 
point  de  favoris;  mais  quand  cela  n'est  pas,  et  qu'au  lieu 
des  amis  et  des  parents  du  prince  il  faut  faire  la  fortune 
des  amis  et  des  parents  de  tous  ceux  qui  ont  part  au  gou- 
vernement, tout  est  perdu;  les  lois  y  sont  éludées  plus 
dangereusement  qu'elles  ne  sont  violées  par  un  prince 
qui,  étant  toujours  le  plus  grand  citoyen  de  l'État ,  a  le 
plus  d'intérêt  à  sa  conservation. 

Des  anciennes  mœurs ,  un  certain  usage  de  la  pauvreté, 
rendaient  à  Rome  les  fortunes  à  peu  près  égales  ;  mais 
à  Carthage  des  particuliers  avaient  les  richesses  des  rois. 

De  deux  factions  qui  régnaient  à  Carthage  ,  l'une  vou- 
lait toujours  la  paix  ,  et  l'autre  toujom-s  la  guerre  ;  de  fa- 
çon qu'il  était  impossible  dy  jouir  de  l'une  ni  d'y  bien 
faire  l'autre. 

Pendant  qu'à  Rome  la  guerre  réunissait  d'abord  tous 
les  intérêts,  elle  les  séparait  encore  plus  à  Carthage  '. 

Dans  les  États  gouvernés  par  un  prince  ,  les  divisioiis 
s'apaisent  aisément,  parce  qu'il  a  dans  sesmainsune  puis- 
sance coercitive  qui  ramène  les  deux  partis  ;  mais  dans 
une  république  elles  sont  plus  durables,  parce  que  le  mal 
attaque  ordinairement  la  puissance  même  qui  pourrait  le 
guérir. 

A  Rome  ,  gouvernée  par  les  lois ,  le  peuple  souffrait 
que  le  sénat  eût  la  direction  des  affaires  ;  à  Carthage , 


'  La  présence  dAniiibal  Ot  cesser  parmi  les  Romains  toutes  les  divi- 
sions; mais  la  présence  de  Scipion  aigrit  celles  qui  étaient  déjà  parmi 
les  Carlliaginois  :  elle  61a  au  gouvernement  tout  ce  qui  lui  restait  de 
force;  les  généraux,  le  sénat,  les  grands ,  de\ lurent  plus  suspects  au 
peuple ,  et  le  peuple  devint  plus  furieux.  Voyez  dans  Àppico  toute 
celle  guerre  du  premier  Scipion. 


CHAPITRE  IV.  2( 

iîouvernée  par  des  abus ,  le  peuple  vo\ilait  tout  faire  par 
lui-uiêine. 

Carthage,  qui  faisait  la  guerre  avec  son  opulence  con- 
tre la  pauvreté  romaine ,  avait ,  par  cela  même ,  du  dé- 
savantage :  l'or  et  l'argent  s'épuisent  ;  mais  la  vertu ,  la 
constance,  la  force  et  la  pauvreté  ne  s'épuisent  jamais. 

Les  Romains  étaient  ambitieux  par  orgueil ,  et  les  Car- 
thaginois par  avarice  ;  les  uns  voulaient  commander ,  les 
autres  voulaient  acquérir;  et  ces  derniers,  calculant  sans 
cesse  la  recette  et  la  dépense ,  firent  toujours  la  guerre 
sans  l'aimer. 

Des  batailles  perdues ,  la  diminution  du  peuple ,  l'af- 
faiblissement du  commerce,  l'épuisement  du  trésor  public, 
le  soulèvement  des  nations  voisines ,  pouvaient  faire  ac- 
cepter à  Carthage  les  conditions  de  paix  les  plus  dures  ; 
mais  Rome  ne  se  conduisait  point  par  le  sentiment  des 
biens  et  des  maux  ;  elle  ne  se  déterminait  que  par  sa  gloire; 
et  comme  elle  n'imaginait  point  qu'elle  pût  être  si  elle  ne 
commandait  pas ,  il  n'y  avait  point  d'espérance,  ni  de 
crainte,  qui  pût  l'obUger  à  faire  une  paix  qu'elle  n'aurait 
point  imposée. 

Il  n'y  a  rien  de  si  puissant  qu'une  république  où  l'on 
observe  les  lois,  non  pas  par  crainte ,  non  pas  par  raison  , 
mais  par  passion ,  comme  furent  Rome  et  Lacédémone  ; 
car  pour  lors  il  se  joint  à  la  sagesse  d'un  bon  gouverne- 
ment toute  la  force  que  pourrait  avoir  une  faction. 

Les  Carthaginois  se  servaient  de  troupes  étrangères , 
et  les  Romains  employaient  les  leurs  ' .  Comme  ces  derniers 
n'avaient  jamais  regardé  les  vaincus  que  comme  des  ins- 

'  [Carthage  étant  établie  sur  le  commerce ,  et  Rome  fondée  sur  les  ar- 
mes, la  première  employait  des  étrangers  pour  ses  guerres,  et  les  citoyens 
pour  son  tralic;  l'autre  se  faisait  des  citoyens  de  tout  le  monde,  et  de 
kes  citoyens  des  soldats.  (Saint-Ëvivioiond.»] 


22  GRANDEUR  ET  DECADENCE  DES  ROMAINS, 

trumentspour  des  triomphes  futurs,  ils  rendirent  soldat: 
tous  les  peuples  qu'ils  avaient  soumis  ;  et  plus  ils  euren 
de  peine  à  les  vaincre ,  plus  ils  les  jugèrent  propres  à  êtn 
incorporés  dans  leur  république.  Ainsi  nous  voyons  le; 
Sanmites,  qui  ne  furent  subjugués  qu'après  viugt-qiiatri 
triomphes  ' ,  devenir  les  auxiliaires  des  Romains  ;  et,  quel 
que  temps  avant  la  seconde  guerre  punique,  ils  tirèren 
d'eux  et  de  leurs  alliés  ,  cest-à-dire  d'un paj^s  qui  n'étai 
guère  plus  grand  que  les  États  du  pape  et  de  Naples ,  sep 
cent  mille  hommes  de  pied,  et  soixante-dix  mille  de  che 
val ,  pour  opposer  aux  Gaulois  ^ 

Dans  le  fort  de  la  seconde  guerre  punique ,  Rome  eu 
toujours  sur  pied  de  vingt-deux  à  vingt-quatre  légions 
cependant  il  paraît  par  Tite-Live  que  le  cens  n'était  pou 
lors  que  d'ejiviron  cent  trente-sept  mille  citoyens. 

Carthage  employait  plus  de  forces  pour  attaquer  ;  Rome 
pour  se  défendre  ;  celle-ci ,  comme  on  vient  de  dire ,  arm; 
un  nombre  d'hommes  prodigieux  contre  les  Gaulois  et  An 
nibal  qui  l'attaquaient,  et  elle  n'envoya  que  deux  légion 
contre  les  plus  grands  rois  :  ce  qui  rendit  ses  forces  éter- 
nelles. 

L'établissement  de  Carthage  dans  son  pays  était  moin 
solide  que  celui  de  Rome  dans  le  sien  :  cette  dernière  avai 
trente  colonies  autour  d'elle ,  qui  en  étaient  comme  le; 
remparts^.  Avant  la  bataille  de  Cannes,  aucun  allié  m 


■  Florus,  liv.  I,  ch.  XVI. 

'  Voyez  Polybe.  Le  Sommaire  de  Florus  dit  qu'ils  levèrent  trois  cen 
mille  liommcs  dans  la  ville  et  chez  les  Latins. 

2  TiTE-LiVE,  liv.  XXVII,  ch.  ix  et  x.  —  [Os  colonies,  établies  dt 
tous  cotés  dans  l'empire,  faisaient  deux  effets  adniiral)les  :  l'un ,  de  dé- 
charger la  ville  d'un  grand  nombre  de  citoyens ,  et  la  plupart  pauvres 
l'autre,  de  garder  les  postes  principaux ,  et  d'accoutumer  peu  à  peu  les 
peuples  étrangers  aux  mœurs  romaines.  (Bossuet,  Disc,  sur  l'Hisl. 
uniV;  troisième  partie,  ch.  vi.)] 


CHAPITRE  IV.  23 

l'avait  abandonnée  :  c'est  que  les  Samnites  et  les  autres 
peuples  d'Italie  étaient  accoutumés  à  sa  domination. 

La  plupart  des  villes  d'Afrique  étant  peu  fortifiées  se 
rendaient  d'abord  à  quiconque  se  présentait  pour  les  pren- 
dre ;  aussi  tous  ceux  qui  y  débarquèrent ,  Agathocle ,  Ré- 
gulas ,  Scipion ,  mirent-ils  d'abord  Carthage  au  désespoir. 

On  ne  peut  guère  attribuer  ({u'à  un  mauvais  gouverne- 
ment ce  qui  leur  arriva  dans  toute  la  guerre  que  leur  fit 
le  premier  Scipion  :  leur  ville  et  leurs  armées  même  étaient 
affamées,  tandis  que  les  Romains  étaient  dans  l'abon- 
dance de  toutes  choses  ' . 

Chez  les  Carthaginois ,  les  armées  qui  avaient  été  bat- 
tues devenaient  plus  insolentes  ;  quelquefois  elles  mettaient 
en  croix  leurs  généraux ,  et  les  punissaient  de  leur  propre 
lâcheté.  Chez  les  Romains,  le  consul  décimait  les  troupes 
qui  avaient  fui ,  et  les  ramenait  contre  les  ennemis. 

Le  gouvernement  des  Carthaginois  était  très-dur  ^  :  ils 
avaient  si  fort  tourmenté  les  peuples  d'Espagne,  que, 
lorsque  lesRomains  y  arrivèrent,  ils  furent  regardés  comme 
des  libérateurs  ;  et  si  l'on  fait  attention  aux  sommes  im- 
menses ciu'il  leur  en  coûta  pour  soutenir  une  guerre  où  ils 
succombèrent,  on  verra  bien  que  l'injustice  est  mauvaise 
ménagère ,  et  qu'elle  ne  remplit  pas  même  ses  vues. 

La  fondation  d'Alexandrie  avait  beaucoup  diminué  le 
commerce  de  Carthage.  Dans  les  premiers  temps,  la  su- 
perstition bannissait  en  quelque  façon  les  étrangers  de 
l'Egypte;  et  lorsque  les  Perses  l'eurent  conquise,  ils  n'a- 
vaient songé  qu'à  affaiblir  leurs  nouveaux  sujets  ;  mais , 
sous  les  rois  grecs,  l'Egypte  fit  presque  tout  le  commerce 
du  nionde ,  et  celui  de  Carthage  commença  à  déchoir. 

'  Voypz  Appien,  lib.  Libijc,  ch.  xxv. 

'  Voyez  ce  que  Polybe  dit  de  leurs  exaclions ,  surtout  dans  le  frag- 
ment du  livre  IX,  Extrait  des  vertus  et  des  vices. 


2i  GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

Los  puis'^aiices  établies  par  le  commerce  peuvent  sub 
sister  longtemps  dans  leur  médiocrité  ;  mais  leur  graii 
deur  est  de  peu  de  durée.  Elles  s'élèvent  peu  à  peu ,  ei 
sans  que  personne  s'en  aperçoive;  car  elles  ne  fout  au- 
cun acte  particulier  qui  fasse  du  bruit  et  signale  leur  puis- 
sance ;  mais ,  lorsque  la  chose  est  venue  au  point  qu'on 
ne  peut  plus  s'empêcher  de  la  voir,  chacun  cherche  à  pri- 
ver cette  nation  d'un  avantage  qu'elle  n'a  pris ,  pour  ainsi 
dire,  que  par  surprise. 

La  cavalerie  carthaginoise  valait  mieux  que  la  romaine , 
par  deux  raisons  :  l'une,  que  les  chevaux  numides  et  es- 
pagnols étaient  meilleurs  que  ceux  d'Italie;  et  l'autre, 
que  la  cavalerie  romaine  était  mal  armée  :  car  ce  ne  fut 
(jiie  dans  les  guerres  que  les  Romains  tirent  en  Grèce  qu'ils 
changèrent  de  manière ,  comme  nous  l'apprenons  de  Po- 
lybe  '. 

Dans  la  première  guerre  punique,  Régulus  fut  battu 
dès  que  les  Carthaginois  choisirent  les  plaines  pour  faire 
combattre  leur  cavalerie  ;  et  daus  la  seconde ,  Annibal  dut 
à  ses  Nuinides  ses  principales  victoires  '. 

Scipion  ayant  conquis  l'Espagne,  et  fait  alliance  avec 
Massinisse,  ôta  aux  Carthaginois  cette  supériorité.  Ce 
fut  la  cavalerie  numide  qui  gagna  la  bataille  de  Zama ,  et 
firnt  la  guerre. 

Les  Carthaginois  avaient  plus  d'expérience  sur  la  mer 
et  connaissaient  mieux  la  manœuvre  que  les  Romains  ; 
mais  il  me  semble  que  cet  avantage  n'était  pas  pour  lors 
si  grand  qii'il  le  serait  aujourd'hui. 

Les  anciens  n'ayant  pas  la  boussole  ne  pouvaient  guère 

'  Liv.  VI,  ch.  xsv. 

''  Des  corps  enUers  de  Numides  passèrent  du  côté  des  Romains,  qui 
dès  lors  comiiieiiri^rent  à  respirer. 


CHAPITRE  IV.  25 

naviguer  que  sur  les  côtes  ;  aussi  ils  ne  se  servaient  que 
de  bâtiments  à  rames ,  petits  et  plats  ;  presque  toutes  les 
rades  étaient  pour  eux  des  ports  ;  la  science  des  pilotes 
était  très-bornée,  et  leur  manœuvre  très-peu  de  chose  : 
aussi  Aristote  disait-il  ■  qu'il  était  inutile  d"avoir  un  corps 
de  mariniers,  et  que  les  laboureurs  suffisaient  pour  cela. 

L'art  était  si  imparfait ,  qu'on  ne  faisait  guère  avec 
mille  rames  que  ce  qui  se  fait  aujourd'hui  avec  cent  '. 

Les  grands  vaisseaux  étaient  désavantageux  ,  en  ce  qu'é- 
tant difficilement  mus  par  la  chiourme ,  ils  ne  pouvaient 
pas  faire  les  évolutions  nécessaires.  Antoine  en  fit  à  Ac- 
tium  une  funeste  expérience  ^  :  ses  navires  ne  pouvaient  se 
remuer,  pendant  que  ceux  d'Auguste  ,  plus  légers,  les  at- 
taquaient de  toutes  parts. 

Les  vaisseaux  anciens  étant  à  rames,  les  plus  légers 
brisaient  aisément  celles  des  plus  grands ,  qui  pour  lors 
n'étaient  plus  que  des  machines  immobiles  ,  comme  sont 
aujourd'hui  nos  vaisseaux  démâtés. 

Depuis  l'invention  de  la  boussole ,  on  a  changé  de  ma- 
nière ;  on  a  abandonné  les  rames  ^ ,  on  a  fui  les  côtes ,  on  a 
construit  de  gros  vaisseaux  ;  la  machine  est  devenue  plus 
composée  ,  et  les  pratiques  se  sont  multipliées. 

L'invention  de  la  poudre  a  fait  une  chose  qu'on  n'aurait 
pas  soupçonnée  :  c'est  que  la  force  des  armées  navales  a  plus 
que  jamais  consisté  dans  l'art  ;  car,  pour  résister  à  la  vio- 
lence du  canon ,  et  ne  pas  essuyer  un  feu  supérieui",  il  a 


'  Politique,  liv.  VII,  chap.  vi. 

^  Voyez  ce  que  dit  Perrault  sur  les  rames  des  anciens ,  Essai  d'-  pht/xt- 
que.  Ut.  .3,  Mécanique  des  animaux. 

'  I.a  même  chose  arriva  à  la  bataille  de  Salamine.  (Plutarque,  fie 
de  Thémistocle.)  —  L'histoire  est  pleine  de  faits  pareils. 

'  En  quoi  on  peut  juger  de  l'imperfection  de  la  marine  des  anciens, 
pui.sque  nous  avons  abandonné  une  pratique  dans  laquelle  nous  avions 
tant  lK'  supériorité  sur  eux. 


26  GRANDEUR  KT  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

fallu  (le  gros  navires.  Mais  à  la  grandeur  delà  machine  on 
a  dû  proportionner  la  puissance  de  l'art. 

Les  petits  vaisseaux  d'autrefois  s'aeerochaient  soudain , 
et  les  soldats  combattaient  des  deux  parts  ;  on  mettait  sur 
une  flotte  toute  une  arn\ée  de  terre.  Dans  la  bataille  navale 
que  Régulus  et  son  collègue  gagnèrent,  on  vit  combattre 
cent  trente  mille  Romains  contre  cent  cinquante  mille 
Carthaginois.  Pour  lors  les  soldats  étaientpourbeaucoup, 
et  les  gens  de  l'art  pour  peu  ;  à  présent  les  soldats  sont  pour 
rien ,  ou  pour  peu ,  et  les  gens  de  l'art  pour  beaucoup. 

La  victoire  du  consul  Duillius  fait  bien  sentir  cette  diffé- 
rence. Les  Romains  n'avaient  aucune  connaissance  de  la 
navigation  ;  une  galère  carthaginoise  échoua  sur  leurs 
côtes  ;  ils  se  servirent  de  ce  modèle  pour  en  bâtir  :  en  trois 
mois  de  temps  leurs  matelots  furent  dressés,  leur  flotte 
fut  construite ,  équipée  ;  elle  mit  à  la  mer,  elle  trouva  l'ar- 
mée navale  des  Carthaginois ,  et  la  battit. 

A  peine  à  présent  toute  une  vie  suffit-elle  à  un  prince 
pour  former  une  flotte  capable  de  paraître  devant  une  puis- 
sance qui  a  déjà  l'empire  de  la  mer  :  c'est  peut-être  la  seule 
chose  que  l'argent  seul  ne  peut  pas  faire.  Et  si  de  nos  jours 
un  grand  prince  réussit  d'abord  ' ,  l'expérience  a  fait  voir 
à  d'autres  que  c'est  un  exemple  qui  peut  être  plus  admiré 
que  suivi'. 

La  seconde  guerre  punique  est  si  fameuse  que  tout  le 
monde  la  sait.  Quandon  examinebiencettefouled'obstacles 
quise  présentèrent  devant  Annibal,  et  que  cethomme  extra- 
ordinaire surmonta  tous,  on  a  le  plus  beau  spectacle  que 
nous  ait  fourni  l'antiquité. 

Rome  fut  un  prodige  de  constance.  Après  les  journées 

•  Louis  XIV. 

'  LT.spagne  et  la  Moscovie. 


CHAPITRE  IV.  27 

rlu  Tésiu ,  de  Trébies  et  de  Trasiinèue;  après  celle  de  Can- 
nes, plus  funeste  encore,  abandonnée  de  presque  lou»  les 
peuples  d'Italie,  elle  ne  demanda  point  la  paix.  C'est  que 
le  sénat  ne  se  départait  jamais  des  maximes  anciennes  ;  il 
agissait  avec  Anuibal  comme  il  avait  agi  autrefois  avec 
Pyrrhus,  à  qui  il  avait  refusé  de  faire  aucun  accommode- 
meut  taudis  qu'il  serait  eu  Italie;  et  je  trouve  dans  Denys 
d'Halicarnasse  '  que,  lors  de  la  négociation  de  Coriolan, 
le  sénat  déclara  qu'il  ne  violerait  point  ses  coutumes  an- 
ciennes ;  que  le  peuple  romain  ne  pouvait  faire  de  pai  k 
tandis  que  les  ennemis  étaient  sur  ses  terres  ;  mais  que , 
si  les  Voisques  se  retiraient ,  on  accorderait  tout  ce  qui 
serait  juste. 

Rome  fut  sauvée  par  !a  force  de  son  institution.  Après 
la  bataille  de  Caunes,  il  ne  fut  pas  permis  aux  femmes 
mêmes  de  verser  des  larmes  ;  le  sénat  refusa  de  racheter 
les  prisonniers ,  et  envoya  les  misérables  restes  de  l'armée 
faire  la  guerre  en  Sicile ,  sans  récompense ,  ni  aucun  hon- 
neur militaire ,  jusqu'à  ce  qu'Aunibal  fût  chassé  d'Italie  ^ 

D'un  autre  côté ,  le  consul  Térentius  Varron  avait  fui 
honteusement  jusqu'à  Venouse  ;  cet  homme ,  de  la  plus 
basse  naissance,  n'avait  été  élevé  au  consulat  que  pour 
mortifier  la  noblesse.  Mais  le  sénat  ne  voulut  pas  jouir  de 
ce  malheureux  triomphe  ;  il  vit  combien  il  était  nécessaire 
qu'il  s'attirât  dans  cette  occasion  la  confiance  du  peuple  : 
il  alla  au-devant  de  Varron ,  et  le  remercia  de  ce  qu'il 
n'avait  pas  désespéré  de  la  république  ^ 

'  Antiquités  romaines ,  liv.  VIII. 

'  [Après  la  bataille  de  Cannes ,  ou  tout  autre  État  eut  succombé  à  sa 
mauvaise  fortune ,  il  n'y  eut  pas  un  mouvement  de  faiblesse  parmi  le 
peuple,  pas  une  pensée  qui  n'allât  au  bien  de  la  république.  Tous  les 
ordres,  tous  les  rangs,  toutes  les  conditions  s'épuisèrent  volontairement . 
l'honneur  était  a  retenir  le  moins,  la  hoate  à  garder  le  plus.  (S.UM  K\  re- 
Moxn.)] 

'  [Le  sénat  l'en  remercia  puMiqucmcnl;  et  dès  lors  on   résolut,  selon 


28  GRANDKUR  ET  DÉCADENCU:  DES  ROMALNS, 

Ce  n'est  pas  oïdiuaireinent  la  perte  réelle  que  l'on  fai 
dans  une  bataille  (c'est-à-dire  celle  de  quelques  inillier 
d'hommes)  qiii  est  funeste  à  un  État;  mais  la  perte  imag 
naire  et  le  découragement,  qui  le  privent  des  forces  même 
que  la  fortune  lui  a^  ait  laissées. 

Il  y  a  des  choses  que  tout  le  monde  dit,  parce  qu'elle 
ont  été  dites  une  fois.  On  croit  qu'Annibal  fit  une  faute  in 
signe  de  n'avoir  point  été  assiéger  Rome  après  la  bataill 
de  Cannes  '.  H  est  vrai  que  d'abord  la  frayeur  y  fut  extrt 
me;  mais  il  n'en  est  pas  de  la  consternation  d'un  peupl 
belliqueux  ,  qui  se  tourne  presque  toujours  en  courage 
comme  de  celle  d'une  vile  populace,  qui  ne  sent  que  sa  fai 
blesse.  Une  preuve  qu'Annibal  n'aurait  pas  réussi,  c'es 
que  les  Romains  se  trouvèrent  encore  en  état  d'envoyc 
partout  du  secours. 

On  dit  encore  qu'Annibal  fit  une  grande  faute  de  mené 
son  armée  à  Capoue,  où  elle  s'amollit;  mais  l'on  ne  consi 
dère  point  que  l'on  ne  remonte  pas  à  la  vraie  cause.  Le 
soldats  de  cette  armée ,  devenus  riches  après  tant  de  vie 
toires,  n'auraient- iispas  trouvé  partout  Capoue?  Alexandn 
qui  commandait  à  ses  propres  sujets  ,  prit  dans  une  occaj 
sion  pareille  un  expédient  qu'Annibal ,  qui  n'avait  que  df 
troupes  mercenaires,  ne  pouvait  pas  prendre  :  il  fit  mel 
tre  le  feu  au  bagage  de  ses  soldats ,  et  brûla  toutes  leui 
richesses  et  les  siennes.  On  nous  dit  que  Koulikan  ,  apri 
la  conquête  des  Indes,  ne  laissa  à  chaque  soldat  que  cei 
roupies  d'argent  =*. 

les  anciennes  maximes,  de  n'écouter  dans  ce  triste  état  aucune  propos 
lion  de  paix.  L'ennemi  fut  étonné;  le  peuple  reprit  cœur,  et  crut  ave 
lies  ressources  que  le  sénat  connaissait  par  sa  prudence.  (Bossuet  ,  DU 
surl'Hist.  nniv.,  troisième  partie,  ch.  vi.)] 

'  [Voyez  Saint-Évremond ,  Réflexions  sur  les  divers  génies  du  pcuj^i 
romain ,  etc.,  ch.  vu.] 

^  Histoire  de  sa  vie  ;  Paris ,  17'»'2 ,  page  -loi. 


ciiAPiint;  V.  2,) 

Ce  furent  les  conquêtes  mêmes  d'Auiiibal  qui  ooinnicu- 
eèreiit  à  changer  la  fortune  de  cette  guerre.  Il  n'avait  pas 
été  envoyé  en  Italie  par  les  magistrats  de  Caj-thage  ;  il  re- 
c-evait  ti*ès-peu  de  secours ,  soit  par  la  jalousie  d'un  parti , 
soit  par  la  trop  grande  confiance  de  l'autre.  Pendant  qu'il 
resta  avec  son  année  ensemble  ,  il  battit  les  Romains  ;  mais 
lorsqu'il  fallut  qu'il  mît  des  garnisons  dans  les  villes ,  qu'il 
défendît  ses  alliés ,  qu'il  assiégeât  les  places ,  on  qu'il  les 
empêchât  d'être  assiégées,  ses  forces  se  trouvei"ent  trop 
petites  ;  et  il  perdit  en  détail  une  partie  de  son  armée.  Les 
conquêtes  sont  aisées  à  faire ,  parce  qu'on  les  fait  ave*; 
toutes  ses  forces  ;  elles  sont  difficiles  à  conserver,  parce 
qu'on  ne  les  défend  qu'avec  une  pai-tie  de  ses  forces. 

CHAPITRE  V. 

De  l'éUUde  la  Grèce,  de  la  Macédoine  ,  delà  Sjrie  et  de  l'H^yple, 
après  l'abaissement  des  Cartliaginois. 

.Te  m'imagine  qu'Annibal  disait  tres-peu  de  bons  mots  , 
et  qu'il  en  disait  encore  moins  eu  faveur  de  Fabius  et  de 
Marcellus  contre  lui-même.  J'ai  du  regret  de  voir  Tite-Li^e 
jeter  ses  fleurs  sur  ces  énormes  colosses  de  l'antiquité  :  je 
voudrais  qu'il  eût  fait  conune  Homère,  qui  néglige  de  les 
parer,  et  qui  sait  si  bien  les  faire  mouvoir. 

Encore  faudrait-îl  que  les  discours  qu'on  fait  tenir  à 
Annibal  fussent  sensés.  Que  si ,  en  apprenant  la  défaite  de 
son  frère,  il  avoua  qu'il  en  prévoyait  la  ruine  de  Carthage, 
je  ne  sache  rien  de  plus  propre  à  désespérer  des  peuples 
qui  s'étaient  donnés  à  lui,  et  a  décourager  une  armée  qui 
attendait  de  si  grandes  récompenses  après  la  guerre. 

Comme  les  Carthaginois  en  Espagne,  en  Sicile,  et  eu 
Sardaigi\e,  n'opposaient  aucune  armée  qui  ne  fût  mal- 


;o  CRANDKLR  Et  UKCADEJICE  DES  ROMAliXS, 

tieui'c'use,  Aiiuil);il,  dont  les  l'iuiemis  se  fortifiaient  saii.4 
eesse,  fut  réduit  a  une  guerre  défensive.  Cela  donna  aux 
Romains  la  pensée  de  porter  la  guerre  en  Afrique  :  Scipion 
y  descendit.  Les  succès  qu'il  y  eut  obligèrent  les  Cartha- 
ginois à  rappeler  d'Italie  Annibal ,  qui  pleura  de  douleur 
en  cédant  aux  Romains  cette  terre  ou  il  les  avait  tant  de 
fois  vaincus. 

Tout  ce  que  peut  faire  un  grand  homme  d'État  et  un 
grand  capitaine ,  Annibal  le  fit  pour  sauver  sa  patrie  : 
n'ayant  pu  porter  Scipion  à  la  paix  ,  il  donna  une  bataille 
Qii  la  fortune  sembla  prendre  plaisir  à  confondre  son  ha- 
bileté, sou  expérience,  et  son  bon  sens. 

Carthage  reçut  la  paix ,  non  pas  d'un  ennemi ,  mais  d'un 
maitre  ;  elle  s'obligea  de  payer  dix  mille  talents  en  cin- 
quante années ,  à  donner  des  otages ,  à  livrer  ses  vaisseaux 
et  ses  éléphants ,  à  ne  faire  la  guerre  à  personne  sans  le 
consentement  du  peuple  romain  ;  et ,  pour  la  tenir  toujours 
humiliée ,  on  augmenta  la  puissance  de  Massinisse ,  son 
ennemi  éternel. 

Après  l'abaissement  des  Carthaginois ,  Rome  n'eut  pres- 
que plus  que  de  petites  guerres  et  de  grandes  victoires  ; 
au  lieu  qu'auparavant  elle  avait  eu  de  petites  victoires  el 
de  grandes  guerres. 

11  y  avait  dans  ces  temps-là  comme  deux  mondes  sé- 
parés :  dans  l'un  combattaient  les  Carthaginois  et  les  Ro- 
mains ;  l'autre  était  agité  par  des  querelles  qui  duraient 
depuis  la  mort  d'Alexandi'e  :  on  n'y  pensait  point  à  ce  qui 
se  passait  en  Occident  '  ;  car,  quoique  Philippe,  roi  de 
Macédoine,  eût  fait  un  traité  avec  Annibal,  il  n'eut  pres- 
que point  de  suite;  et  ce  prince,  qui  n'accorda  aux  Car- 

'  11  est  surprenant,  comme  Joséphc  le  remarque  dan.^  le  livre  contre 
Apion,  fiuHércdote  «i  Tliueydiik  n'aiciil  jamais  parlé  des  Romain», 
quoiqu'ils  eussent  fait  de  si  grandes  guerres. 


CHAl'llT.t:  V  3J 

tliapiiiols  que  de  très-faibles  secours ,  ne  fit  que  témoigner 
aux  Romains  une  mauvaise  volonté  inutile. 

Lorsqu'on  voit  deux  grands  peuples  se  faire  une  guerre 
longue  et  opiniâtre ,  c'est  souvent  une  mauvaise  politi- 
que dépenser  qu'on  peut  demeurer  spectateur  tranquille  ; 
car  celui  des  deux  peuples  qui  est  le  vainqueur  entre- 
prend d'abord  de  nouvelles  guerres  ,  et  une  nation  de  sol- 
dats va  combattre  contre  des  peuples  qui  ne  sont  que  ci- 
toyens. 

Ceci  parut  bien  clairement  dans  ces  temps- la;  car  les 
Romains  eurent  à  peine  dompté  les  Carthaginois ,  qu'ils 
attaquèrent  de  nouveaux  peuples ,  et  parurent  dans  toute 
la  terre  pour  tout  envahir. 

Il  n'y  avait  pour  lors  dans  l'Orient  que  quatre  puissan- 
ces capables  de  résister  aux  Romains  :  la  Grèce ,  et  les 
royaumes  de  Macédoine ,  de  Syrie  et  d'Egypte.  Il  faut 
voir  quelle  était  la  situation  de  ces  deux  premières  puis- 
sances ,  parce  que  les  Romains  commencèrent  par  les  sou- 
mettre. 

11  y  avait  dans  la  Grèce  trois  peuples  considérables  :  les 
Etoliens ,  les  Achaïens  et  les  Réotiens  :  c'étaient  des  as- 
sociations de  villes  libres  ,  qui  avaient  des  assemblées  gé- 
nérales et  des  magistrats  communs.  Les  Etoliens  étaient 
belliqueux,  hardis,  téméraires,  avides  du  gain,  toujours 
libres  de  leur  parole  et  de  leurs  serments ,  enfin  faisant  la 
guerre  sur  la  terre  comme  les  pirates  la  font  sur  la  mer. 
Les  Achaïens  étaient  sans  cesse  fatigués  par  des  voisins 
ou  des  défenseurs  incommodes.  Les  Réotiens ,  les  plus 
épais  de  tous  les  Grecs,  prenaient  le  moins  de  part  qu'ils 
pouvaient  aux  affaires  générales  :  unicjuement  conduits 
par  le  sentiment  présent  du  bien  et  du  mal,  ils  n'avaient 
pas  assez  d'esprit  pour  qu'il  fût  facile  aux  orateurs  de  les 


I 


3i  (iU.VNDKUH  i:i    lJi:CAUi:.\CE  DES  ROMAINS, 

agiter;  et,  ce  (lu'il  y  a  d'extraordinaire,  leur  république 
se  inaiiitenait  dans  l'anarchie  même '. 

Lacédémone  avait  conservé  sa  puissance,  c'est-à-dire , 
cet  esprit  belliqueux  que  lui  donnaient  les  institutions  de 
Lycurgue.  Les  Thessaliens  étaient  en  quelque  façon  asser- 
vis par  les  Macédoniens.  Les  rois  d'IUyrie  avaient  déjà 
été  extrêmen)ent  abattus  par  les  Romains.  Les  Acarua- 
niens  et  les  Athamanes  étaient  ravagés  tour  à  tour  par  les 
forces  de  la  Macédoine  et  de  l'Étolie.  Les  Athéniens ,  sans 
force  par  eux-mêmes,  et  sans  alliés  %  n'étonnaient  plus 
le  monde  que  par  leurs  flatteries  envers  les  rois  ;  et  l'on 
ne  montait  plus  sur  la  tribune  où  avait  parlé  Démosthène 
(lue  pour  proposer  les  décrets  les  plus  lâches  et  les  plus 
scandaleux. 

D'ailleurs  la  Grèce  était  redoutable  par  sa  situation,  sa 
force,  la  multitude  de  ses  villes ,  le  nombre  de  ses  soldats, 
sa  police ,  ses  mœurs ,  ses  lois  ;  elle  aimait  la  guerre ,  elle 
en  connaissait  l'art,  et  elle  aurait  été  invincible  si  elle  avait 
été  unie. 

Elle  avait  bien  été  étonnée  par  le  premier  Philippe , 
Alexandre  et  Antipater,  mais  non  pas  subjuguée  ;  et  les 
rois  de  Macédoine ,  qui  ne  pouvaient  se  résoudre  à  aban- 
donner leurs  prétentions  et  leurs  espérances ,  s'obstinaient 
à  travailler  à  l'asservir. 

La  Macédoine  était  presque  entourée  de  montagnes  inac- 
cessibles; les  peuples  en  étaient  très -propres  à  la  guerre , 
courageux,  obéissants,  industrieux,  infatigables;  et  il 
fallait  bien  qu'ils  tinssent  ces  qualités-là  du  climat,  puis- 

'  Les  magistrats,  pour  plaire  à  la  multitude,  n'ouvraient  plus  les  tri- 
bunaux :  les  mourauts  léguaient  à  leurs  amis  leurs  biens  pour  être  em- 
ployés en  festins.  Voyez  un  fragment  du  vingtième  livre  de  Polybe,  dans 
V Extrait  des  vertus  et  des  vices. 
.    ''  Us  n'avaient  aucune  alliance  avec  les  autres  peuples  de  la  Grèce. 

(POLVUE.liV.  VIII.) 


CHAPITRE  V.  33 

que  encore  aujourd'hui  les  hommes  de  ces  contrées  sont 
les  meilleurs  soldats  de  l'empire  des  Turcs. 

La  Grèce  se  maintenait  par  une  espèce  de  balance  :  les 
Lacédémoniens  étaient  pour  l'ordinaire  alliés  des  Étoliens , 
et  les  Macédoniens  l'étaient  des  Achaïens.  Mais,  par  l'ar- 
rivée des  Romains ,  tout  équilibre  fut  rompu. 

Comme  les  rois  de  Macédoine  ne  pouvaient  pas  entrete 
nir  un  grand  nombre  de  troupes  ■ ,  le  moindre  échec  était 
de  conséquence  ;  d'ailleurs  ils  pouvaient  difficilement  s'a- 
grandir, parce  que  leurs  desseins  n'étant  pas  inconnus . 
on  avait  toujours  les  yeux  ouverts  sur  leurs  démarches  ; 
et  les  succès  qu'ils  avaient  dans  les  guerres  entreprises  pour 
leurs  alliés  étaient  un  mal  que  ces  mêmes  alliés  cherchaient 
dabord  à  réparer. 

Mais  les  rois  de  Macédoine  étaient  ordinaii-ement  des 
princes  habiles.  Leur  monarchie  n'était  pas  du  nombre  de 
celles  qui  vont  par  une  espèce  d'allure  donnée  dans  le 
commencement.  Continuellement  instruits  par  les  périls  et 
par  les  affaires,  embarrassés  dans  tous  les  démilés  des 
Grecs,  il  leur  fallait  gagner  les  principaux  des  villes, 
éblouir  les  peuples,  et  diviser  ou  réunir  les  intérêts;  enfin 
ils  étaient  obligés  de  payer  de  leur  persoime  à  chaque 
instant. 

Philippe,  qui  dans  le  connnencement  de  son  règne  s'é- 
tait attiré  l'amour  et  la  confiance  des  Grecs  par  sa  modé- 
ration,  changea  tout  à  coup  ;  il  devint  un  cruel  tyran  dans 
un  temps  ou  il  aurait  dû  être  juste  par  politique  et  par 
ambition  *.  Il  voyait,  quoique  de  loin ,  les  Carthaginois  et 
les  Romains ,  dont  les  forces  étaient  immenses  ;  il  avait  fini 

■  Voyez  Plularque,  f'iedc  Flaminius. 

*  Voyez  dans  Polybe  les  injustices  et  les  cruautés  par  lesquelles  Plii- 
lippe  sedécrédita. 


3^  Or.ANDCLR  KT  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

la  guerre  à  l'avantaf^e  de  ses  alliés,  et  s'était  réconcilié 
avec  les  Étoliens.  Il  était  naturel  qu'il  pensât  à  unir  tonte 
a  Grèce  avec  lui,  pour  empêcher  les  étrangers  de  s'y  éta- 
ilir;  mais  il  l'irrita  au  conti'aire  par  de  petites  usurpa- 
tions, et,  s'amusant  à  discuter  de  vains  intérêts  quand  il 
s'agissait  de  son  existence,  par  trois  ou  quatre  mauvaises 
actions  il  se  rendit  odieux  et  détestable  à  tous  les  Grecs. 

Les  Étoliens  furent  les  plus  irrités  ;  et  les  Romains , 
saisissant  l'occasion  de  leur  ressentiment ,  ou  plutôt  de  leur 
folie,  firent  alliance  avec  eux ,  entrèrent  dans  la  Grèce,  et 
Tarmèrent  contre  Philippe. 

Ce  prince  fut  vaincu  à  la  journée  des  Cynocéphales;  et 
cette  victoire  fut  due  en  partie  à  la  valeur  des  Étoliens. 
Il  fut  si  fort  consterné,  qu'il  se  réduisit  à  un  traité  qui  était 
moins  une  p^iix  qu'un  abandon  de  ses  propres  forces  :  il  fit 
sortir  ses  garnisons  de  toute  la  Grèce,  livra  ses  vaisseaux, 
et  s'obligea  de  payer  mille  talents  en  dix  aimées. 

Polybe,  avec  son  bon  sens  ordinaire,  compare  l'or- 
donnance des  Romains  avec  celle  des  Macédoniens ,  qui 
fut  prise  par  tous  les  rois  successeurs  d'Alexandre.  Il  fait 
voir  les  avantages  et  les  inconvénients  de  la  phalange  et  de 
la  légion  ;  il  doime  la  préférence  à  l'ordonnance  romaine  ; 
et  il  y  a  apparence  qu'il  a  raison ,  si  l'on  en  juge  par  tous 
les  événements  de  ces  temps-là'. 

'  [Bossuet,  dans  son  Discours  sur  l'Hisloire  universelle,  exposa  ces 
avantages  et  ces  inconvénients,  et,  après  les  avoir  pesés,  se  range  à  l'avis 
de  Polybe ,  qui  du  reste  a  été  suivi  par  Tite-Live  et  par  la  plupart  des 
écrivains  qui  se  sont  occupés  de  stratégie.  Voici  les  expressions  de  l'évé- 
(jue  de  Meaux  :  «  Les  Macédoniens ,  si  jaloux  de  conserver  l'ancien  or- 
dre de  leur  milice  formée  par  Philippe  et  par  Alexandre,  croyaient  leur 
phalange  invincible ,  et  ne  pouvaient  se  persuader  que  l'esprit  humain 
fut  capable  de  trouver  quelijue  chose  de  plus  ferme.  Cependant  Polybe, 
et  Tite-Live  après  lui,  ont  démontré  qu'à  considérer  seulement  la  natun; 
des  armées  romaines  et  de  celles  des  Macédoniens ,  les  dernières  ne  pou- 
vaient manquer  d'être  baltiics  a  la  longue,  parce  que  la  phalange  macé- 


CHAPlTRIi  V.  35 

Ce  qui  avait  beaucoup  contribué  à  mettre  les  Romains 
en  péril  dans  la  seconde  guerre  punicfue ,  c'est  qu'Annibal 
arma  d'abord  ses  soldats  à  la  romaine  ;  mais  les  Grecs  ne 
changèrent  ni  leurs  armes ,  ni  leur  manière  de  combattre  ; 
il  ne  leur  vint  point  dans  l'esprit  de  renoncer  à  des  usages 
avec  lesquels  ils  avaient  fait  de  si  grandes  choses. 

Le  succès  que  les  Romains  eurent  contre  Philippe  fut 
le  plus  grand  de  tous  les  pas  qu'ils  firent  pour  la  conquête 
générale-  Pour  s'assurer  de  la  Grèce,  ils  abaissèrent,  par 
toutes  soi'tes  de  voies ,  les  Étoliens ,  qui  les  avaient  aidés  à 
vaincre  ;  de  plus,  ils  ordonnèrent  que  chaque  ville  grecque 
qui  avait  été  à  Philippe,  ou  à  quelque  autre  prince,  se 
gouvernerait  dorénavant  par  ses  propres  lois. 

On  voit  bien  que  ces  petites  républiques  ne  pouvaient 
être  que  dépendantes.  Les  Grecs  se  livrèrent  à  une  joie 


donienne,  qui  n'était  qu'un  gros  bataillon  carré,  fort  épais  de  toutes  paris, 
ne  pouvait  se  mouvoir  que  tout  d'une  pièce,  au  lieu  que  l'armée  romaine, 
distinguée  en  petits  corps,  était  plus  prompte  et  plus  disposée  à  toute 
sorte  de  mouvements. 

«  Les  Romains  ont  donc  trouvé,  ou  ils  ont  bientôt  appris  l'art  de  di- 
viser les  armées  en  plusieurs  bataillons  et  escadrons,  et  de  former  les 
corps  de  réserve,  dont  le  mouvement  est  si  propre  à  pousser  ou  à  soule- 
iiir  ce  qui  s'ébranle  de  part  et  d''autre.  Faites  marcher  contre  des  troupes 
ainsi  disposées  lapliaiange  macédonienne,  cette  grosseet  lourde  macliine 
sera  terrible,  à  la  vérité,  à  une  armée  sur  laquelle  elle  tombera  de  tout 
son  poids;  mais,  comme  parle  Poiybe,  elle  ne  peut  conserver  longtemps 
sa  propriété  naturelle,  c'est-à-dire  sa  solidité  et  sa  consistance ,  parce 
qu'il  lui  faut  des  lieux  propres  et  pour  ainsi  dire  faits  exprès ,  et  qu'a 
faute  de  les  trouver  elle  s'embarrasse  elle-même ,  ou  plutôt  elle  se  romp' 
par  son  propre  mouvement;  joint  qu'étant  une  fois  enfoncée,  elle  ne  sait 
plus  se  rallier,  au  lieu  que  l'armée  romaine,  divisée  en  ses  petits  corps, 
profile  de  tous  les  lieux  et  s'y  accommode  :  on  l'unit  et  on  la  sépare 
comme  on  veut;  elle  défile  aisément  et  se  rassemble  sans  peine;  elle  est 
propre  aux  détachements,  aux  ralliements,  à  toute  sorte  de  conversions 
et  d'évolutions  qu'elle  fait  ou  tout  entière  ou  en  partie,  selon  qu'il  est 
convenable;  enfin  elle  a  plus  de  mouvements  divers,  et  par  conséquent 
plus  d'action  et  plus  de  force  que  la  phalange.  Concluons  donc  avecPo- 
lybe'qu'il  fallait  que  la  phalange  lui  cédât ,  et  que  la  Macédoine  fût  vain- 
cue. »  (Troisième  partie ,  cb.  vi.)] 


36  GHANDl-LR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

stupide ,  et  crurent  être  libres  en  effet ,  parce  que  les  Ro- 
mains les  déclaraient  tels. 

Les  Étoiieris,  qui  s'étaient  imaginé  qu'ils  domineraient 
dans  la  Grèce ,  voyant  qu'ils  n'avaient  fait  que  se  donner 
des  maîtres ,  furent  au  désespoir  ;  et  comme  ils  prenaient 
toujours  des  résolutions  extrêmes,  voulant  corriger  leurs 
folies  par  leurs  folies,  ils  appelèrent  dans  la  Grèce  Antio- 
chus,  roi  de  Syrie,  comme  ils  y  avaient  appelé  les  Ro- 
mains. 

Les  rois  de  Syrie  étaient  les  plus  puissants  des  succes- 
seurs d'Alexandre,  car  ils  possédaient  presque  tous  les 
États  de  Darius,  à  l'Egypte  près;  mais  il  était  arrivé  des 
choses  qui  avaient  fait  que  leur  puissance  s'était  beaucoup 
affaiblie. 

Séleucus ,  qui  avait  fondé  l'empire  de  Syrie ,  avait ,  à  la 
fin  de  sa  vie,  détruit  le  royaume  de  Lysimaque.  Dans  la 
confusion  des  choses,  plusieurs  provinces  se  soulevèrent  : 
les  royaumes  de  Pergame,  de  Cappadoce  et  de  Bithynie 
se  formèrent.  Mais  ces  petits  États  timides  regardèrent 
toujours  Ihumiliation  de  leurs  anciens  maîtres  comme  une 
fortune  pour  eux. 

Comme  les  rois  de  Syrie  virent  toujours  avec  une  en\  le 
extrême  la  félicité  du  royaume  d'Egypte,  ils  ne  songèrent 
qu'à  le  conquérir  ;  ce  qui  fit  que ,  négligeant  l'Orient ,  ils  y 
perdirent  plusieurs  provinces ,  et  furent  fort  mal  obéis  dans 
les  autres. 

Enfin  les  rois  de  Syrie  tenaient  la  haute  et  la  basse 
Asie;  mais  l'expérience  a  fait  voir  que,  dans  ce  cas,  lors- 
([ue  la  capitale  et  les  principales  forces  sont  dans  les  pro- 
vinces basses  de  l'Asie ,  on  ne  peut  pas  conserver  les  hautes  ; 
et  que,  quand  le  siège  de  l'empire  est  dans  les  hautes,  on 
s'affaiblit  en  voulant  garder  les  ba.sses.  L'enipire  des  Pcr- 


CIlAlMTRt:  V.  37 

ses  et  celui  de  Syrie  ne  furent  jamais  si  forts  que  celui  des 
Parthes,  qui  n'avait  qu'une  partie  des  provinces  des  deux 
premiers.  Si  Cyrus  n'a^ait  pas  conquis  le  royaume  de 
Lydie ,  si  Séleucus  était  resté  à  Babylone ,  et  avait  laissé 
les  provinces  maritimes  aux  successeurs  d'Autigone,  l'em- 
pire des  Perses  aurait  été  invincible  pom*  les  Grecs ,  et  celui 
de  Séleucus  pour  les  Romains.  II  y  a  de  certaines  bornes 
que  la  nature  a  données  aux  Etats  pour  mortifier  l'am- 
bition des  hommes.  Lorsque  les  Romains  les  passèrent, 
les  Parthes  les  firent  prescfue  toujours  périr  ■  ;  quand  les 
Parthes  osèrent  les  passer,  ils  furent  d'abord  obligés  de 
revenir;  et,  de  nos  jours,  les  Turcs,  qui  ont  avancé  au 
delà  de  ces  limites,  ont  été  contraints  d'y  rentrer. 

Les  rois  de  Syrie  et  d'Egypte  avaient  dans  leurs  pays 
deux  sortes  de  sujets  :  les  peuples  conquérants  et  les  peu- 
ples conquis.  Ces  premiers,  encore  pleins  de  l'idée  de  leur 
origine ,  étaient  très-difficilement  gouvernés  ;  ils  n'avaient 
point  cet  esprit  d'indépendance  qui  nous  porte  à  secouer 
le  joug ,  mais  cette  impatience  qui  nous  fait  désirer  de 
changer  de  maître. 

Mais  la  faiblesse  principale  du  royaume  de  Syrie  venait 
de  celle  de  la  cour  ou  régnaient  des  successeurs  de  Darius, 
tt  non  pas  d'Alexandre.  Le  luxe,  la  vanité  et  la  mollesse , 
qui  en  aucun  siècle  n'a  quitté  les  cours  d'Asie ,  régnaient 
surtout  dans  celle-ci.  Le  mal  passa  aux  peuples  et  aux  sol- 
dats ,  et  devint  contagieux  pour  les  Romains  mêmes ,  puis- 
que la  guerre  qu'ils  firent  contre  Antiochus  est  la  vraie 
époque  de  leur  corruption. 

Telle  était  la  situation  du  royaume  de  Syrie ,  lorsque 
Antiochus ,  qui  avait  fait  de  grandes  choses,  entreprit  la 

'  Pen  (lirai  les  raisons  au  chapitre  xv.  Elles  sont  Urées  en  partie  de  la 
disposition  géographique  des  deux  empires. 

'noNTi'.S(,irici;.  i 


38  ORANDKUR   i;T  Dl'-CADENCE  DES  ROMAINS  . 

guerre  contre  les  Romains;  mais  il  ne  se  conduisit  pas 
même  avec  la  sagesse  (fue  l'on  emploie  dans  les  affaires 
ordinaires.  Annibal  voulait  qu'on  renouvelât  la  gueri'e  en 
Italie ,  et  qu'on  gagnât  Philippe ,  ou  qu'on  le  rendît  neutre. 
Antiochus  ne  fit  rien  de  cela  :  il  se  montra  dans  la  Grèce 
avec  une  petite  partie  de  ses  forces  ;  et ,  comme  s'il  avait 
voulu  y  voir  la  guerre  et  non  pas  la  faire ,  il  ne  fut  occupé 
que  de  ses  plaisirs.  Il  fut  battu,  et  s'enfuit  en  Asie ,  plus 
effrayé  que  vaincu. 

Philippe,  dans  cette  guerre,  entraîné  par  les  Romains 
conune  par  un  torrent,  les  servit  de  tout  son  pouvoir,  et 
devint  l'instrument  de  leurs  victoires.  Le  plaisir  de  se 
venger  et  de  ravager  l'Etolie ,  la  promesse  qu'on  lui  dimi- 
nuerait le  tribut  et  qu'on  lui  laisserait  quelques  villes ,  des 
jalousies  qu'il  eut  d'Antiochus ,  enfin  de  petits  motifs ,  le 
déterminèrent  ;  et ,  n'osant  concevoir  la  pensée  de  secoiier 
le  joug ,  il  ne  songea  qu'à  l'adoucir. 

Antiochus  jugea  si  mal  des  affaires,  qu'il  s'imagina 
que  les  Romains  le  laisseraient  tranquille  en  Asie.  Mais 
ils  l'y  suivirent  :  il  fut  vaincu  encore  ;  et,  dans  sa  conster- 
nation, il  consentit  au  traité  le  plus  infâme  qu'un  grand 
prince  ait  jamais  fait. 

Je  ne  sache  rien  de  si  magnanime  que  la  résolution  que 
prit  un  monarque  qui  a  régné  de  nos  jours  ' ,  de  s'ensevelir 
lutôt  sous  les  débris  du  trône  que  d'accepter  des  proposi- 
ions  qu'un  roi  ne  doit  pas  entendre  :  il  avait  l'âme  trop 
fière  pour  descendre  plus  bas  que  ses  malheurs  ne  l'avaient 
mis;  et  il  savait  bien  q>ie  le  courage  peut  raffermir  une 
couronne,  et  que  l'infamie  ne  le  fait  jamais. 

C'est  une  chose  commune  de  voir  des  princes  qui  savent 
donner  une  bataille.  Il  y  en  a  bien  peu  qui  sachent  faire 

'  Louis  XIV. 


CHAPITRE  V.  39 

une  guerre,  qui  soient  également  capables  de  se  servir  de 
la  fortune  et  de  l'attendre ,  et  qui ,  avec  cette  disposition 
d'esprit  qui  donne  de  la  méfiance  avant  que  d'entrepren- 
dre ,  aient  celle  de  ne  craindre  plus  rien  après  avoir  entre- 
pris. 

Après  l'abaissement  d'Antiochus ,  il  ne  restait  plus  que 
de  petites  puissances,  si  l'on  en  excepte  l'Egypte ,  qui,  par 
sa  situation,  sa  fécondité,  son  commerce,  le  nombre  de 
ses  habitants ,  ses  forces  de  mer  et  de  terre ,  aurait  pu  être 
formidable;  mais  la  cruauté  de  ses  rois,  leur  lâcheté,  leur 
avarice,  leur  imbécillité ,  leurs  affreuses  voluptés,  les  ren- 
dirent si  odieux  à  leurs  sujets ,  qu'ils  ne  se  soutinrent ,  la 
plupart  du  temps ,  que  par  la  protection  des  Romains. 

C'était  en  quelque  façon  une  loi  fondamentale  de  la 
couronne  d'Egypte,  que  les  sœurs  succédaient  avec  les 
frères;  et,  afin  de  maintenir  l'unité  dans  le  gouverne- 
rneut ,  on  njariait  le  frère  avec  la  sœur.  Or  il  est  difficile 
de  rien  imaginer  de  plus  pernicieux  dans  la  politique  qu'un 
pareil  ordre  de  succession  :  car  tous  les  petits  démêlés 
domestiques  devenant  des  désordres  dans  l'État ,  celui  des 
deux  qui  avait  le  moindre  chagrin  soidevait  d'abord  contre 
l'autre  le  peuple  d'Alexandrie,  populace  immense  toujours 
prête  à  se  joindre  au  premier  de  ses  rois  qui  voulait  l'agiter. 
De  plus,  les  royaumes  de  Cyrène  et  de  Chypre  étant  ordi- 
ua  rement  entre  les  mains  d'autres  princes  de  cette  mai- 
sou,  avec  des  droits  réciproques  sur  le  tout,  il  arrivait 
qu'il  y  avait  presque  toujovu's  des  princes  régnants  et  des 
prétendants  à  la  couronne  ;  que  ces  rois  étaient  sur  un 
trône  chancelant ,  et  que ,  mal  établis  au  dedans ,  ils  étaient 
sans  pouvoir  au  dehors. 

Les  forces  des  rois  d'Egypte,  comme  celles  des  autres 
rois  d'Asie,   consistaient  dans  leurs  auxiliaires   grecs. 


40     GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAmS, 

Outre  l'esprit  de  liberté ,  d'honneur  et  de  gloire,  qui  ani- 
mait les  Grecs,  ils  s'occupaient  sans  cesse  à  toutes  sortes 
d'exercices  du  corps  ;  ils  avaient  dans  leurs  principales 
villes  des  jeux  établis ,  où  les  vainqueurs  obtenaient  des 
couronnes  aux  yeux  de  toute  la  Grèce  :  ce  qui  donnait  mie 
émulation  générale.  Or,  dans  un  temps  où  l'on  combattait 
avec  des  armes  dont  le  succès  dépendait  de  la  force  et  de 
l'adresse  de  celui  qui  s'en  servait ,  on  ne  peut  douter  que 
des  gens  ainsi  exercés  n'eussent  de  grands  avantages  sur 
cette  foule  de  barbares  pris  indifféremment,  et  menés 
sans  choix  à  la  guerre ,  comme  les  armées  de  Darius  le 
firent  bien  voir. 

Les  Romains,  pour  priver  les  rois  d'une  telle  milice, 
et  leur  ôter  sans  bruit  leurs  principales  forces ,  firent  deux 
choses  :  premièrement,  ils  établirent  peu  à  peu  comme 
une  maxime,  chez  les  villes  grecques,  qu'ils  ne  pourraient 
avoir  aucune  alliance,  accorder  du  secours,  ou  faire  la 
guerre  à  qui  que  ce  fût ,  sans  leur  consentement  ;  de  plus , 
dans  leurs  traités  avec  les  rois,  ils  leur  défendirent  de 
faire  aucune  levée  chez  les  alliés  des  Romains  ;  ce  qui  les 
réduisit  à  leurs  troupes  nationales  '. 


CHAPITRE  VI. 

De  la  conduile  que  les  Romains  tinrent  pour   soumettre  tous  les 
peuples. 

Dans  le  cours  de  tant  de  prospérités ,  où  l'on  se  néglige 
pour  l'ordinaire ,  le  sénat  agissait  toujours  avec  la  même 
profondeur;  et,  pendant  que  les  armées  consternaient 
tout ,  il  tenait  à  terre  ceux  qu'il  trouvait  abattus. 

■  Ils  avaient  déjà  eu  cette  politique  avec  les  Carthaginois,  qu'ils  obli- 
gèrent par  le  traité  à  ne  plus  se  servir  de  troupes  auxiliaires,  comme  on 
le  voit  dans  un  fragment  de  Dion. 


chai'ITrl;  VI.  41 

Il  s'érigea  eu  tribunal  qui  jugea  tous  les  peuples  •  à  la 
fin  de  chaque  guerre,  il  décidait  des  peines  et  des  récom- 
penses que  chacun  avait  méritées.  Il  ôtait  une  partie  du 
domaine  du  peuple  vaincu  pour  la  donner  aux  alliés  ;  en 
quoi  il  faisait  deux  choses  :  il  attachait  à  Rome  des  rois 
dont  elle  avait  peu  à  craindi'e  et  beaucoup  à  espérer;  et  il 
en  affaiblissait  d'autres  dont  elle  n'avait  rien  à  espérer  et 
tout  à  craindre. 

On  se  servait  des  alliés  pour  faire  la  guerre  à  un  en- 
nemi; mais,  d'abord,  on  détruisit  les  destructeurs.  Phi- 
lippe fut  vaincu  par  le  moyen  des  Étoliens ,  qui  furent 
anéantis  d'abord  après,  pour  s'être  joints  à  Antiochus.  An- 
tiochus  fut  vaincu  par  le  secours  des  Rhodiens  ;  mais , 
après  qu'on  leur  eut  donné  des  récompenses  éclatantes , 
on  les  humilia  pour  jamais ,  sous  prétexte  qu'ils  avaient 
demandé  qu'on  fît  la  paix  avec  Persée. 

Quand  ils  avaient  plusieurs  ennemis  sur  les  bras,  ils 
accordaient  une  trêve  au  plus  faible ,  qui  se  croyait  heu- 
reux de  l'obtenir,  comptant  pour  beaucoup  d'avoir  différé 
sa  ruine. 

Lorsque  l'on  était  occupé  à  une  grande  guerre ,  le  sénat 
dissimulait  toutes  sortes  d'injures ,  et  attendait ,  dans  le 
silence ,  que  le  temps  de  la  punition  fût  venu  ;  que  si  quel- 
que peuple  lui  envoyait  les  coupables ,  il  refusait  de  les 
punir,  aimant  mieux  tenir  toute  la  nation  pour  criminelle, 
et  se  réserver  une  vengeance  utile. 

Comme  ils  faisaient  à  leurs  ennemis  des  maux  inconce- 
vables, il  ne  se  formait  guère  de  ligues  contre  eux;  car 
relui  qui  était  le  plus  éloigné  du  péril  ne  voulait  pas  en 
approcher. 

Par  la  ils  recevaient  rarement  la  guerre,  mais  la  fai- 
saient toujours  dans  le  temps ,  de  la  manière  et  avec  ceux 


■V.>  GlUNDIiUll  LT  DËC\lJi:.\Ci:  DES  ROMAINS, 

qu'il  leur  convenait;  et  de  tant  de  peuples  qu'ils  attaquè- 
rent ,  il  y  en  a  bien  peu  qui  n'eussent  souffert  toutes  soi - 
tes  d'injures  si  l'on  avait  voulu  les  laisser  en  paix. 

Leur  coutume  étant  de  parler  toujours  en  maîtres ,  les 
ambassadeurs  qu'ils  envoyaient  chez  les  peuples  qui  n'a- 
vaient point  encore  senti  leur  puissance  étaient  sûrement 
maltraités  ;  ce  qui  était  un  prétexte  sûr  pour  faire  une 
nouvelle  guerre'. 

Comme  ils  ne  faisaient  jamais  la  paix  de  bonne  foi ,  et 
que ,  dans  le  dessein  d'envahir  tout ,  leurs  traités  n'étaient 
proprement  que  des  suspensions  de  guerre .  ils  y  mettaient 
des  conditions  qui  commençaient  toujours  la  ruine  de 
l'État  qui  les  acceptait.  Ils  faisaient  sortir  les  garnisons 
des  places  fortes ,  ou  bornaient  le  nombre  des  troupes  de 
terre ,  ou  se  faisaient  livrer  les  chevaux  ou  les  éléphants  ; 
et  si  ce  peuple  était  puissant  sur  la  mer,  ils  l'obligeaient  de 
brûler  ses  vaisseaux ,  et  quelquefois  d'aller  habiter  plus 
avant  dans  les  terres. 

Après  avoir  détruit  les  années  d'un  prince ,  ils  ruinaient 
ses  finances  par  des  taxes  excessives ,  ou  un  tribut ,  sous 
prétexte  de  lui  faire  payer  les  frais  de  la  guerre  :  nouveau 
genre  de  tyrannie  qui  le  forçait  d'opprimer  ses  sujets ,  et 
de  perdre  leur  amour. 

Lorsqu'ils  accordaient  la  paix  à  quelque  prince,  ils 
prenaient  quelqu'un  de  ses  frères  ou  de  ses  enfants  en 
otage  ;  ce  qui  leur  donnait  le  moyen  de  troubler  son  royaume 
à  leur  fantaisie.  Quand  ils  avaient  le  plus  proche  héritier, 
ils  intimidaient  le  possesseur;  s'ils  n'avaient  qu'un  prince 
d'un  degré  éloigné,  ils  s'en  servaient  pour  animer  les  ré- 
voltes des  peuples. 

•  Un  des  excuiples  fie  cela ,  c'est  leur  puerre  contre  les  Dalmates. 
Vovez  Polvbe 


CHAPITRE  VI.  ^.-i 

Quand  quelque  prince  ou  quelque  peuple  s'était  sous- 
trait de  l'obéissance  de  son  souverain,  ils  lui  accordaient 
d'abord  le  titre  d'allié  du  peuple  romain  '  ;  et  par  là  ils  le 
rendaient  sacré  et  inviolable  :  de  manière  qu'il  n'y  avait 
point  de  roi,  quelque  grand  qu'il  fût,  qui  pût  un  moment 
être  sûr  de  ses  sujets ,  ni  même  de  sa  famille. 

Quoique  le  titi'e  de  leur  allié  fût  une  espèce  de  servitude , 
il  était  néanmoins  très-recherché  ^  ;  car  on  était  sûr  que 
l'on  ue  recevait  d'injures  que  d'eux ,  et  l'on  avait  sujet 
d'espérer  qu'elles  seraient  moindres.  Ainsi  il  n'y  avait 
point  de  service  que  les  peuples  et  les  rois  ne  fussent  prêts 
à  rendre ,  ni  de  bassesses  qu'ils  ne  fissent  pour  l'obtenir. 

Ils  avaient  plusieurs  sortes  d'alliés.  Les  uns  leur  étaient 
unis  par  des  privilèges ,  et  une  participation  de  leur  gran- 
deur, comme  les  Latins  et  les  Berniques  ;  d'autres ,  par 
l'établissement  même,  comme  leurs  colonies;  quelques- 
uns  par  les  bienfaits ,  comme  furent  Massinisse ,  Euménès 
et  Attalus ,  qui  tenaient  d'eux  leur  royaume  ou  leur  agran- 
dissement; d'autres,  par  des  traités  libres  ;  et  ceux-là  de- 
venaient sujets  par  un  long  usage  de  l'alliance,  comme 
les  rois  d'Egypte,  deBythinie,  de  Cappadoce,  et  la  plu- 
part des  villes  grecques  ;  plusieurs  enfin  par  des  traités 
forcés ,  et  par  la  loi  de  leur  sujétion ,  comme  Philippe  et 
Antiochus  :  car  ils  n'accordaient  point  de  paix  à  un  en- 
nemi ,  qui  ne  contînt  une  alliance  ;  c'est-à-dire  qu'ils  ne 
soumettaient  point  de  peuple  qui  ne  leur  'servît  à  en 
abaisser  d'autres. 

Lorsqu'ils  laissaient  la  liberté  a  quelques  villes,   ils  y 


'  Voyez  surtout  leur  U^aité  avec  les  Juifs ,  au  premier  li\  re  des  Ma- 
chabées ,  chap.  vni. 

•  AriaraUie  lit  un  sacrifice  aux  dieux  ,(lil  Polybe,  pour  les  remercier 
de  ce  (|u'il  avait  obtenu  ceUe  allianci'. 


'•     GRANDEUr,  ET  UÉCADENCh  DES  ROMAINS, 

faisaient  d'abord  naître  deux  factions'  :  lune  défendait 
les  lois  et  la  liberté  du  pays,  l'autre  soutenait  qu'il  n'y 
avait  de  lois  que  la  volonté  des  Romains  ;  et,  comme  cette 
dernière  faction  était  toujours  la  plus  puissante,  on 
voit  bien  qu'une  pareille  liberté  n'était  qu'un  nom. 

Quelquefois  ils  se  rendaient  maîtres  d'un  pays  sous  pré- 
texte de  succession  :  ils  entrèrent  en  Asie,  enBithynie, 
en  Libye ,  par  les  testaments  d'Attalus ,  de  Nicomède  '  et 
d'Apion  ;  et  l'Egypte  fut  enchaînée  par  celui  du  roi  de 
Cyrène. 

Pour  tenir  les  grands  princes  toujours  faibles,  ils  ne  vou- 
laient pas  qu'ils  reçussent  dans  leur  alliance  ceux  à  qui 
ils  avaient  accordé  la  leur  ^  ;  et  comme  ils  ne  la  refusaient 
a  aucun  des  voisins  d'un  prince  puissant,  cette  condition, 
mise  daiis  un  traité  de  paix ,  ne  lui  laissait  plus  d'alliés. 

De  plus ,  lorsqu'ils  avaient  vaincu  quelque  prince  con- 
sidérable, ils  mettaient  dans  le  traité  qu'il  ne  pourrait 
faire  la  guerre  pour  ses  différends  avec  les  alliés  des  Ro- 
mains (c'est-à-dire  ordinairement  avec  tousses  voisins), 
mais  qu'il  les  mettrait  en  arbitrage  ;  ce  qui  lui  ôtait  pour 
l'avenir  la  puissance  militaire. 

Et,  pour  se  la  réserver  toute,  ils  en  privaient  leurs  al- 
liés mêmes  :  dès  que  ceux-ci  avaient  le  moindre  démêlé, 
ils  envoyaient  des  ambassadeurs  qui  les  obligeaient  de 
faire  la  paix.  Il  n'y  a  qu'à  voir  comme  ils  terminèrent  les 
guerres  d'Attalus  et  de  Prusias. 

Quand  quelque  prince  avait  fait  une  conquête  qui  sou- 
vent l'avait  épuisé ,  un  ambassadeur  romain  survenait  d'a- 
bord, qui  la  lui  arrachait  des  mains.  Eutre  mille  exem- 

'  Voyez  Polybe  sur  les  villes  de  Grèce. 

*  Fils  de  Pnilopalor. 

^  Ce  fut  le  cas  d'ÀDliochus. 


CHAPITRE  VI.  45 

pics,  on  peut  se  rappeler  comment,  avec  une  parole,  ils 
chassèrent  d'Egypte  Antiochus. 

Sachant  combien  les  peuples  d'Europe  étaient  propres 
à  la  guerre,  ils  établirent  comme  une  loi  qu'il  ne  serait 
permis  à  aucun  roi  d'Asie  d'entrer  en  Europe ,  et  d'y  as- 
sujettir quelque  peuple  que  ce  fût  '.  Le  principal  motif  de 
la  guerre  qu'ils  tirent  à  Mithridate  fut  que,  contre  cette 
défense,  il  avait  soumis  quelques  barbares  \ 

Lorsqu'ils  voyaient  que  deux  peuples  étaient  en  guerre , 
quoiqu'ils  n'eussent  aucune  alliance,  ni  rien  à  démêler 
avec  l'un  ni  avec  l'autre,  ils  ne  laissaient  pas  de  paraître 
sur  la  scène ,  et ,  comme  nos  chevaliers  errants ,  ils  pre- 
naient le  parti  du  plus  faible.  C'était,  dit  Denys  d'Hali- 
caruasse^,  une  ancienne  coutume  des  Romains,  d'accorder 
toujours  leiu"  secours  à  quiconque  venait  l'implorer. 

Ces  coutumes  des  Romains  n'étaient  point  quelques  faits 
particuliers  arrivés  par  hasard,  c'étaient  des  principes 
toujours  constants  ;  et  cela  se  peut  voir  aisément  :  car  les 
maximes  dont  ils  firent  usage  contre  les  plus  grandes 
puissances  furent  précisément  celles  qu'ils  avaient  em- 
ployées dans  les  commencements  contre  les  petites  villes 
qui  étaient  autour  d'eux. 

Ils  se  servirent  d'Euménès  et  deMassinisse  pour  subju- 
guer Philippe  et  Antiochus ,  comme  ils  s'étaient  servis  des 
Latins  et  des  Berniques  pour  subjuguer  les  Volsques  et  les 
Toscans  ;  ils  se  firent  hvrer  les  flottes  de  Carthage  et  des 
rois  d'Asie ,  comme  ils  s'étaient  fait  donner  les  barques 
d'Antium  ;  ils  ôtèrent  les  liaisons  politiques  et  civiles  en- 


'  La  défense  faite  à  Antiochus ,  même  avant  la  guerre ,  de  passtr  eu 
Europe,  devint  générale  contre  les  autres  rois. 
'  Appian,  de  Bello  Mithridatico.  ch.  xiii. 
'  Fragment  de  Denys,  tiré  de  V Extrait  des  ambassades. 


4r.  GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

tre  les  quatre  parties  de  la  Macédoine,  comme  ils  avaient 
autrefois  rompu  Tuiiion  des  petites  villes  latines  '. 

Mais  surtout  leur  maxime  constante  fut  de  diviser.  La 
république  d'Acliaïe  était  formée  par  une  association  de 
villes  libres  :  le  sénat  déclara  que  chaque  ville  se  gouver- 
nerait dorénavant  par  ses  propres  lois ,  sans  dépendre  d'une 
autorité  commune. 

La  république  des  Béotiens  était  pareillement  une  ligue 
de  plusieurs  villes  ;  mais  comme  ,  dans  la  guerre  contre 
Persée ,  les  unes  suivirent  le  parti  de  ce  prince ,  les  autres 
celui  des  Romains ,  ceux-ci  les  reçurent  en  grâce ,  moyen- 
nant la  dissolution  de  l'alliance  commune. 

Si  un  grand  prince  %  qui  a  régné  de  nos  jours,  avait 
suivi  ces  maximes  lorsqu'il  vit  un  de  ses  voisins  détrô- 
né ,  il  aurait  employé  de  plus  grandes  forces  pour  le  sou- 
tenir et  le  borner  dans  l'île  qui  lui  resta  fidèle  :  en  divi- 
sant la  seule  puissance  qui  pût  s'opposer  à  ses  desseins ,  il 
aurait  tiré  d'immenses  avantages  du  malheur  même  de 
son  alliée 

Lorsqu'il  y  avait  quelques  disputes  dans  un  État,  ils 
jugeaient  d'abord  l'affaire  ;  et  par  là  ils  étaient  sûrs  de 
n'avoir  contre  eux  que  la  partie  qu'ils  avaient  condamnée. 
Si  c'étaient  des  princes  du  même  sang  qui  se  disputaient 
la  couroime,  ils  les  déclaraient  quelquefois  tous  deux 
rois  ^  ;  si  l'un  d'eux  était  en  bas  âge%  ils  décidaient  en  sa 
faveur,  et  ils  en  prenaient  la  tutelle ,  comme  protecteurs 

'  TlTE-LlVE,  liv.  VII. 

'  [Louis  XIV.] 

^  [Jacques  II,  roi  d'Angleterre.  ] 

*  Comme  il  arriva  à  Ariarathe  et  Holopherue ,  en  Cappadoce.  i  A 
l'iA.N,  in  Syrtac.) 

»  Pour  pouvoir  ruiner  la  Syrie  en  qualité  de  tuteurs ,  ils  se  déclarorenl 
pour  le  lils  d'Antiochus,  encore  enfant,  contre  Démétrius,  qui  était 
chez  eux  en  otage,  et  qui  les  conjurait  de  lui  rendre  justice,  disant  que 
Piouie  était  sa  mère,  et  les  sénateurs  ses  pères. 


CHAPITRI-:  Vf.  47 

de  l'univers.  Car  ils  avaient  porté  les  choses  au  poiut  que 
les  peuples  et  les  rois  étaient  leurs  sujets ,  sans  savoir  pré- 
cisément par  quel  titre  ;  étant  établi  que  c'était  assez  d'avoir 
ouï  parler  d'eux  pour  devoir  leur  être  soumis. 

Ils  ne  faisaient  jamais  de  guerres  éloignées  saus  s'être 
procuré  quelque  allié  auprès  de  l'eunemi  qu'ils  attaquaient, 
qui  put  joindre  ses  troupes  à  l'armée  qu'ils  envoyaient  ; 
et,  comme  elle  n'était  jamais  considérable  par  le  nombre, 
ils  observaient  toujours  d'en  tenir  une  autre  dans  la  pro- 
vince la  plus  voisine  de  l'ennemi ,  et  une  troisième  dans 
Rome,  toujours  prête  à  marcher'.  Ainsi  ils  n'exposaient 
qu'une  très-petite  partie  de  leurs  forces ,  pendant  que  leur 
ennemi  mettait  au  hasard  toutes  les  siennes  \ 

Quelquefois  ils  abusaient  de  la  subtilité  des  termes  de 
leur  langue.  Ils  détruisirent  Carthage ,  disant  qu'ils  avaient 
prorais  de  conserver  la  cité ,  et  non  pas  la  ville.  On  sait 
comment  les  Étoliens ,  qui  s'étaient  abandonnés  à  leur  foi , 
furent  trompés  :  les  Romains  prétendirent  que  la  signifi- 
cation de  ces  mots,  s'abandonner  à  la  foi  cVim  ennemi , 
emportait  la  perte  de  toutes  sortes  de  choses,  des  person- 
nes, des  terres,  des  villes,  des  temples,  et  des  sépultures 
même. 

Ils  pouvaient  même  donner  à  un  traité  une  interprétation 
arbitraire  :  ainsi,  lorsqu'ils  voulurent  abaisser  les  Rho- 
dieus,  ils  dirent  qu'ils  ne  leur  avaient  pas  donné  autrefois 
la  Lycie  comme  présent,  mais  comme  amie  et  alliée. 

Lorsqu'un  de  leurs  généraux  faisait  la  paix  pour  sauver 
son  armée  prête  à  périr,  le  sénat,  qui  ne  la  ratifiait  point, 
profitait  de  cette  paix ,  et  continuait  la  guerre.  Ainsi ,  quand 
Jugurtha  eut  enfermé  ime  armée  romaine,  et  qu'il  l'eut 

•  C'était  une  pratique  constante  ,  comme  on  peut  voir  par  i'Iiistoire. 
'  Vovez  connue  ils  se  conduisiri'iit  dans  In  nuerre  de  Macédoine. 


'i8  GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

laissée  aller  sous  la  foi  d'un  traité,  on  se  servit  contre  lui 
des  troupes  mêmes  qu'il  avait  sauvées;  et  lorsque  les  Nu- 
inautins  eurent  réduit  vingt  mille  Romains,  près  de 
mourir  de  faim ,  à  demander  la  paix ,  cette  paix ,  qui  avait 
sauvé  tant  de  citoyens ,  fut  rompue  à  Rome ,  et  l'on  éluda 
la  foi  publique  en  envoyant  le  consul  qui  l'avait  signée'. 

Quelquefois  ils  traitaient  de  la  paix  avec  un  prince  sous 
des  conditions  raisonnables  ;  et  lorsqu'il  les  avait  exécu- 
tées, ils  en  ajoutaient  de  telles  qu'il  était  forcé  de  recom- 
mencer la  guerre.  Ainsi ,  quand  ils  se  furent  fait  livrer  par 
•Jugurtha  ses  éléphants,  ses  chevaux,  ses  trésors,  ses  trans- 
fuges, ils  lui  demandèrent  de  livrer  sa  personne;  chose 
qui ,  étant  pour  un  prince  le  dernier  des  malheurs ,  ne  peut 
jamais  faire  une  condition  de  paix =. 

Enfin  ils  jugèrent  les  rois  pour  leurs  fautes  et  leurs  cri- 
mes particuliers.  Ils  écoutèrent  les  plaintes  de  tous  ceux 
qui  avaient  quelques  démêlés  avec  Philippe  ;  ils  envoyè- 
rent des  députés  pour  pourvoir  à  leur  sûreté  ;  et  ils  firent 
accuser  Persée  devant  eux  pour  quelques  meurtres  et 
quelques  querelles  avec  des  citoyens  des  villes  alliées. 

Gomme  on  jugeait  de  la  gloire  d'un  général  par  la  quan- 
tité de  l'or  et  de  l'argent  qu'on  portait  à  son  triomphe,  il 
ne  laissait  rien  à  l'ennemi  vaincu.  Rome  s'enrichissait  tou- 
jours ,  et  chaque  guerre  la  mettait  en  état  d'en  entrepren- 
dre une  autre. 

Les  peuples  qui  étaient  amis  ou  alliés  se  ruinaient  tous 
par  les  présents  immenses  qu'ils  faisaient  pour  conserver 
la  faveur,  ou  l'obtenir  plus  grande  ;  et  la  moitié  de  l'argent 

'  Ils  en  agirent  de  même  avec  les  Samoites ,  les  Lusitaniens  et  les  peu- 
ples de  Corse.  Voyez  ,  sur  ces  derniers ,  un  fragment  du  livre  1  de  Dion. 

'  Ils  en  agirent  de  même  avec  Viriate  :  après  lui  avoir  fait  rendre  les 
transfuges,  on  lui  demanda  qu'il  rendit  les  armes;  a  quoi  ni  lui  ni  les 
Hcns  ne  purent  consentir.  (Fragment  de  Dion.) 


CHAPITRE  Vr.  ^^ 

qui  fut  envoyé  pour  ce  sujet  aux  Romains  aurait  suffi  pour 
les  vaincre  ' . 

Maîtres  de  l'univers,  ils  s'en  attribuèrent  tous  les  trésors  : 
ravisseurs  moius  injustes  en  qualité  de  conquérants  qu'oi 
qualité  de  législateurs.  Ayant  su  que  Ptoloraée ,  roi  de 
Chypre,  avait  des  richesses  immenses,  ils  firent  une  loi, 
sur  la  proposition  d'un  tribun ,  par  laquelle  ils  se  donnè- 
rent l'hérédité  d'un  homme  vivant,  et  la  confiscation 
d'un  prince  allié  \ 

Bientôt  la  cupidité  des  particuliers  acheva  d'enle- 
ver ce  qui  avait  échappé  à  l'avarice  publique.  Les  ma- 
gistrats et  les  gouverneurs  vendaient  aux  rois  leurs  injus- 
tices. Deux  compétiteurs  se  ruinaient  à  l'envi  pour  acheter 
une  protection  toujours  douteuse  contre  un  rival  qui  n'était 
pas  entièrement  épuisé  :  car  on  n'avait  pas  même  cette 
justice  des  brigands ,  qui  portent  une  certaine  probité  dans 
l'exercice  du  crime.  Enfin  les  droits  légitimes  ou  usurpés 
ne  se  soutenant  que  par  de  l'argent ,  les  princes ,  pour 
en  avoir  ,  dépouillaient  les  temples ,  confisquaient  les  biens 
des  plus  riches  citoyens  :  on  faisait  mille  crimes  pour  don- 
ner aux  Romains  tout  l'argent  du  monde. 

Mais  rien  ne  servit  mieux  Rome  que  le  respect  qu'elle 
imprima  à  la  terre.  Elle  mit  d'abord  les  rois  dans  le  si- 
lence, et  les  rendit  comme  stupides.  Il  ne  s'agissait  pas  du 
degré  de  leur  puissance  ;  mais  leur  personne  propre  était 
attaquée.  Risquer  une  guerre ,  c'était  s'exposer  à  la  capti- 
vité, à  la  mort,  à  l'infamie  du  triomphe.  Ainsi  des  rois 
qui  vivaient  dans  le  faste  et  dans  les  délices  n'osaient  jeter 
des  regards  fixes  sur  le  peuple  romain  ;  et ,  perdant  le 

'  Les  présents  que  le  sénat  envoyait  aux  rois  n'étaient  que  des  baga- 
telles, comme  une  chaise  et  un  bâton  d'ivoire,  ou  quelque  robe  de  m* 
gistraturc. 

'  Ftonis,  liv.  m  ,  chap  ix. 


50  GR\NDi:UR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

courage,  ils  attendaient,  de  leur  patrence  et  de  leurs 
bassesses,  quelque  délai  aux  misères  dont  ils  étaient  me- 
nacés ' . 

Remarquez,  je  vous  prie,  la  conduite  des  Romains. 
Après  la  défaite  d'Antlochus ,  ils  étaient  maîtres  de  l'A- 
frique, de  l'Asie  et  de  la  Grèce,  sans  y  avoir  presque  de 
villes  en  propre.  Il  semblait  qu'ils  ne  conquissent  que  pour 
donner;  mais  ils  restaient  si  bien  les  maîtres,  que,  lors- 
qu'ils faisaient  la  guerre  à  quelque  prince ,  ils  l'accablaient 
pour  ainsi  dire  du  poids  de  tout  l'univers. 

Il  n'était  pas  temps  encore  de  s'emparer  des  pays  con- 
quis. S'ils  avaient  gardé  les  villes  prises  à  Philippe,  ils 
auraient  fait  ouvrir  les  yeux  aux  Grecs;  si,  après  la  se- 
conde guerre  punique,  ou  celle  contre  Antiochus,  ils 
avaient  pris  des  terres  eu  Afrique  ou  en  Asie ,  ils  n'auraient 
pu  conserver  des  conquêtes  si  peu  solidement  établies  '. 

Il  fallait  attendre  que  toutes  les  nations  fussent  accou- 
tumées à  obéir,  comme  libres  et  comme  alliées,  avant  de 
leur  commander  comme  sujettes ,  et  qu'elles  eussent  été 
se  perdre  peu  à  peu  dans  la  république  romaine. 

Voyez  le  traité  qu'ils  firent  avec  les  Latins  après  la 
victoire  du  lacRégille^  :  il  fut  un  des  principaux  fonde- 
ments de  leur  puissance.  On  n'y  trouve  pas  un  seul  mot 
qui  puisse  faire  soupçonner  l'empire. 

C'était  une  manière  lente  de  conquérir.  Ou  vainquait 
un  peuple ,  et  on  se  contentait  de  l'affaiblir;  on  lui  impo- 

«  Ils  cachaient  autant  qu'ils  pouvaient  leur  puissance  et  leurs  riches- 
ses aux  Romains.  Voyez  là-dessus  un  fragment  du  livre  I  de  Dion. 

>  Ils  n'osèrent  y  exposer  leurs  colonies  ;  ils  aimèrent  mieux  mettre 
une  jalousie  éternelle  entre  les  Carthaginois  et  Massinisse,  et  se  servir 
du  secours  des  uns  et  des  autres  pour  soumettre  la  Macédoine  el  la 
Grèce. 

s  Uenvs  d'Halicarnasso  le  rapporte,  liv.  VI,  ch.  xr.v,  édition  d'Ox- 
ford. 


CHAPITRE  VI.  5t 

sait  des  conditions  qui  le  rainaient  insensiblement;  s'il  se 
relevait,  on  l'abaissait  encore  davantage  ;  et  il  devenait 
sujet  sans  qu'on  put  donner  une  époque  de  sa  sujétion. 

Ainsi  Rome  n'était  pas  proprement  une  monarchie  ou 
une  république ,  mais  la  tête  du  corps  formé  par  tous  les 
peuples  du  monde'. 

Si  les  Espagnols ,  après  la  conquête  du  Mexique  et  du 
Pérou,  avaient  suivi  ce  plan,  ils  n'auraient  pas  été  obli- 
gés de  tout  détruire  pour  tout  conserver. 

C'est  la  folie  des  conquérants  de  vouloir  donner  à  tou^ 
les  peuples  leurs  lois  et  leurs  coutumes  :  cela  n'est  bon  À 
rien ,  car  dans  toute  sorte  de  gouvernement  on  est  capable 
d'obéir. 

Mais  Rome  n'imposant  aucunes  lois  générales,  les  peu- 
ples n'avaient  point  entre  eux  de  liaisons  dangereuses  : 
ils  ne  faisaient  un  corps  que  par  une  obéissance  commune  ; 
et ,  sans  être  compatriotes ,  ils  étaient  tous  Romains. 

On  objectera  peut-être  que  les  empires  fondés  sur  les 
lois  des  fiefs  n'ont  jamais  été  durables  ni  puissants.  Mais 
il  n'y  a  rien  au  monde  de  si  contradictoire  que  le  plan  des 
Romains  et  celui  des  barbares;  et,  pour  n'en  dire  qu'un 
mot ,  le  premier  était  l'ouvrage  de  la  force ,  l'autre  de  la 
faiblesse  ;  dans  l'un,  la  sujétion  était  extrême;  dans  l'au- 
tre, l'indépendance.  Dans  les  pays  conquis  par  les  nations 
germaniques  ,  le  pouvoir  était  dans  la  main  des  vassaux  ; 

•  [On  est  encore  effrayé  quand  on  considère  que  les  nations  qui  font 
à  présent  des  royaumes  si  redoutables ,  toutes  les  Gaules ,  toutes  les  Es- 
pagnes,  la  Grande-Bretagne  presque  tout  entière,  Tlllyrique  jusqu'au 
Danube ,  la  Germanie  jusqu'à  l'Elbe ,  l'Afrique  jusqu'à  ses  déserts  af- 
freux et  impénétrables  ,  la  Grèce ,  la  Thrace ,  la  Syrie,  l'Egypte ,  tous  les 
royaumes  de  l'Asie  mineure ,  et  ceux  qui  sont  renfermés  entre  le  Pont- 
Euxin  et  la  mer  Caspienne ,  et  les  autres  que  j'oublie  peut-éire,  ou  que 
je  ne  veux  pas  rapporter,  n'ont  été  durant  plusieurs  siècles  que  des 
provinces  romaines.  (Bossuet,  Disc,  sur  rflisf.  miiv.,  troisième  par- 
tie, ch.  vi-l 


52  GRA.NDtUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

le  droit  seulement ,  dans  la  main  du  prince  :  c'était  tout 
le  contraire  chez  les  Romains. 


CHAPITRE  VII. 

Comment  Mithridate  put  leur  résister. 

De  tous  les  rois  que  les  Romains  attaquèrent ,  Mithri- 
date  seul  se  défendit  avec  courage ,  et  les  mit  en  péril. 

La  situation  de  ses  États  était  admirable  pour  leur  faire 
la  guerre.  Ils  touchaient  au  pays  inaccessible  du  Caucase , 
rempli  de  nations  féroces  dont  on  pouvait  se  servir  ;  de  là 
ils  s'étendaient  sur  la  mer  du  Pont  :  Mithridate  la  couvrait 
de  ses  vaisseaux,  et  allait  continuellement  acheter  de  nou- 
velles armées  de  Scythes  ;  l'Asie  était  ouverte  à  ses  inva- 
sions ;  il  était  riche ,  parce  que  ses  villes  sur  le  Pont-Euxin 
faisaient  un  commerce  avantageux  avec  des  nations  moins 
industrieuses  qu'elles. 

Les  proscriptions ,  dont  la  coutume  commença  dans 
ces  temps-là ,  obligèrent  plusieurs  Romains  de  quitter  leur 
patrie.  Mithridate  les  reçut  à  bras  ouverts  ;  il  forma  des 
légions ,  où  il  les  fit  entrer,  qui  furent  ses  meilleures  trou- 
pes'. 

D'un  autre  côté,  Rome,  travaillée  par  ses  dissensions 
civiles,  occupée  de  maux  plus  pressants,  négligea  les  af- 
faires d'Asie ,  et  laissa  Mithridate  suivre  ses  victoires ,  ou 
resphrer  après  ses  défaites. 

Rien  n'avait  plus  perdu  la  plupart  des  rois  que  le  désir 

'  Frontin ,  Stratagèmes ,  liv.  II,  dit  qu'Archélaûs ,  lieutenant  de  Mi- 
thridate ,  combattant  contre  Sylla ,  mit  au  premier  rang  ses  chariots  à 
faux  ;  au  second ,  sa  phalange  ;  au  troisième ,  les  auxiliaires  armés  à  la 
romaine  :  Mixtisfugitivis  ItaluB,  quorum  perxncaciœ  multum  fidebat . 
Mithridate  fit  même  une  alliance  avec  Sertorius.  Voyez  aussi  Plutarque, 
Fie  de  LucuUus. 


CHAPITRE  VU.  J3 

manifeste  qu'ils  témoignaient  de  la  paix  ;  ils  avaient  dé- 
tourné par  là  tous  les  autres  peuples  de  partager  avec  eux 
un  péril  dont  ils  voulaient  tant  sortir  eux-mêmes.  Mais 
Mithridate  fit  d'abord  sentira  toute  la  terre  qu'il  était  en- 
nemi des  Romains ,  et  qu'il  le  serait  toujours. 

Enfin  les  villes  de  Grèce  et  d'Asie,  voyant  que  le  joug 
des  Romains  s'appesantissait  tous  les  jours  sur  elles ,  mi- 
rent leur  confiance  dans  ce  roi  barbare ,  qui  les  appelait 
à  la  liberté. 

Cette  disposition  des  choses  produisit  trois  grandes  guei'- 
res ,  qui  forment  un  des  beaux  morceaux  de  l'histoire  ro- 
maine ,  parce  qu'on  n'y  volt  pas  des  princes  déjà  vaincus 
par  les  délices  et  l'orgueil ,  comme  Antiochus  et  Tigrane, 
ou  par  la  crainte ,  comme  Philippe ,  Persée  et  Jugurtha  ; 
mais  un  roi  magnanime  qui ,  dans  les  adversités ,  tel  qu'un 
lion  qui  regarde  ses  blessures ,  n'en  était  que  plus  indigné. 

Elles  sont  singulières,  parce  que  les  révolutions  y  sont 
continuelles  et  toujours  inopinées  ;  car,  si  Mithridate  pou- 
vait aisément  réparer  ses  armées,  il  arrivait  aussi  que, 
dans  les  revers ,  où  l'on  a  plus  besoin  d'obéissance  et  de 
discipline ,  ses  troupes  barbares  l'abandomiaient  ;  s'il  avait 
l'art  de  solliciter  les  peuples  et  de  faire  révolter  les  villes, 
il  éprouvait  à  son  tour  des  perfidies  de  la  part  de  ses  ca- 
pitaines, de  ses  enfants  et  de  ses  femmes  ;  enfin,  s'il  eut 
affaire  à  des  généraux  romains  malhabiles ,  on  envoya 
contre  lui,  en  divers  temps ,  Sylla ,  LucuUus ,  et  Pompée. 

Ce  prince ,  après  avoir  battu  les  généraux  romains  et 
fait  la  conquête  de  l'Asie ,  de  la  Macédoine  et  de  la  Grèce , 
ayant  été  vaincu  à  sou  toin-  par  Sylla ,  réduit ,  par  un  traité , 
à  ses  anciennes  limites ,  fatigué  par  les  généraux  romains , 
de\enu  encore  une  fois  lem*  vainqueur  et  le  conquérant 
de  l'Asie  ,  chassé  par  Luculius,  suivi  dans  son  propre 


54  GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

pays,  fut  obligé  de  se  retirer  chezTigrane  :  et,  le  voyant 
perdu  sans  ressource  après  sa  défaite,  ne  comptant  plus 
que  sur  lui-même,  il  se  réfugia  dans  ses  propres  États, 
et  s'y  rétablit. 

Pompée  succéda  à  Lucullus ,  et  Mithridate  en  fut  acca- 
blé :  il  fuit  de  ses  États,  et,  passant  l'Araxe ,  il  marcha  de 
péril  eu  péril  parle  pays  des  Laziens  ;  et ,  ramassant  dans 
son  chemin  ce  qu'il  trouva  de  barbares ,  il  parut  dans  le 
Bosphore,  devant  son  lils  Maccharès,  qui  avait  fait  sa 
paix  avec  les  Romains  '. 

Dans  labime  où  il  était,  il  forma  le  dessein  de  porter 
la  guerre  eu  Italie ,  et  d'aller  à  Rome  avec  les  mêmes  na- 
tions qui  l'asservirent  quelques  siècles  après ,  et  par  le  même 
chemin  qu'elles  tinrent'. 

Trahi  par  Pharnace ,  un  autre  de  ses  fils,  et  par  une  ar- 
mée effrayée  de  la  grandeur  de  ses  entreprises  et  des  ha- 
sards qu'il  allait  chercher,  il  mourut  en  roi. 

Ce  fut  alors  que  Pompée ,  dans  la  rapidité  de  ses  victoi- 
res ,  acheva  le  pompeux  ouvrage  de  la  grandeur  de  Rome. 
11  unit  au  corps  de  sou  empire  des  pays  infinis ,  ce  qui 
servit  plus  au  spectacle  de  la  magnificence  romaine  qu'à 
SA  vraie  puissance  ;  et ,  quoiqu'il  parût  par  les  écriteaux 
portés  à  sou  triomphe  qu'il  avait  augmenté  le  revenu  du 
fisc  de  plus  d'un  tiers,  le  pouvoir  n'augmenta  pas,  et  la  li- 
berté publique  n'en  fut  que  plus  exposée^. 

'  Mithridate  l'avait  fait  roi  du  Bosphore.  Sur  la  nouvelle  de  rarri\fe 
de  son  père,  il  se  donna  la  mort. 
'  Voyez  Xp\)ien  ,  (if  Bello  Milhridatico.,c\\.  r.ix. 
3  Viiyp/  l'Iutarque,  dans  la  (  ic  rip  P»»»/*'-»';  et  Zonaras.  liv.  11. 


CHAPlTRi:  VllI.  55 


CHAPITRE  VIII. 

Des  divisions  qui  furent  toujours  dans  la  viiie. 

Pendant  que  Rome  conquérait  l'univers ,  il  y  avait  dans 
ses  murailles  une  guerre  cachée  :  c'étaient  des  feux  comme 
ceux  de  ces  volcans  qui  sortent  sitôt  que  quelque  matière 
vient  en  augmenter  la  fermentation. 

Après  l'expulsion  des  rois ,  le  gouvernement  était  devenu 
aristocratique  :  les  familles  patriciennes  obtenaient  seules 
toutes  les  magistratures ,  toutes  les  dignités' ,  et  par  con- 
séquent tons  les  honneurs  militaires  et  civils  ^ 

Les  patriciens  voulant  empêcher  le  retour  des  rois ,  cher- 
chèrent à  augmenter  le  mouvement  qui  était  dans  l'esprit 
du  peuple  ;  mais  ils  firent  plus  qu'ils  ne  voulurent:  à  force 
de  lui  donner  de  la  haine  pour  les  rois ,  ils  hii  donnèrent 
im  désir  immodéré  de  la  liberté.  Comme  l'autorité  royale 
avait  passé  tout  entière  entre  les  mains  des  consuîs ,  le 
peuple  sentit  que  cette  liberté  dont  on  voulait  lui  donner 
tant  d'amour,  il  ne  l'avait  pas  :  il  chercha  donc  à  abaisser 
le  consulat ,  à  avoir  des  magistrats  plébéiens ,  et  à  partager 
avec  les  nobles  les  magistratures  curules.  Les  patriciens 
furent  forcés  de  lui  accorder  tout  ce  qu'il  demanda  ;  car 
dans  une  ville  où  la  pauvreté  était  la  vertu  publique,  où 
les  richesses,  cette  voie  sourde  pour  acquérir  la  puissance , 
étaient  méprisées,  la  naissance  et  les  dignités  ne  pouvaient 
pas  donner  de  grands  avantages.  La  puissance  devait  donc 
revenir  au  plus  gi-and  nombre ,  et  l'aristocratie  se  changer 
peu  à  peu  en  un  Etat  populaire. 

'  Les  patriciens  avaient  même  en  quelque  façon  un  caractère  sacré  : 
il  n'y  avait  qu'eux  qui  pussent  prendre  les  auspices.  Voyez  dans  Tite- 
I.ive,  liv.  VI ,  ch.  xl,  xli,  la  harangue  d'Appius  Claudius. 

'  Par  exemple,  il  n'y  avait  qu'eux  qui  pussent  triompher,  puisqu'il  uy 
avait  qu'eux  qui  pussent  être  consuls  et  comman'li^r  les  nrnu-es. 


5(1  GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

Ceux  qui  obéissent  à  un  roi  sont  moins  tournjentés  d'eu- 
vje  et  de  jalousie  que  ceux  qui  vivent  dans  une  aiistocra- 
Tie  héréditaire.  Le  prince  est  si  loin  de  ses  sujets  qu'il  n'en 
est  presque  pas  vu ,  et  il  est  si  fort  au-dessus  d'eux  qii'ils 
ue  peuvent  imaginer  aucun  rapport  qui  puisse  les  cho- 
quer; mais  les  nobles  qui  gouvernent  sont  sous  les  yeux 
de  tous,  et  ne  sont  pas  si  élevés  que  des  comparaisons 
odieuses  ne  se  fassent  sans  cesse  :  aussi  a-t-on  vu  de  tous 
temps ,  et  le  voit-on  encore,  le  peuple  détester  les  sénateurs. 
Les  républiques ,  où  la  naissance  ne  donne  aucune  part  au 
gouvernement ,  sont  à  cet  égard  les  plus  heureuses  ;  car 
Je  peuple  peut  moins  envier  une  autorité  qu'il  donne  à  qui 
il  veut ,  et  qu'il  reprend  à  sa  fantaisie. 

Le  peuple ,  mécontent  de  patriciens ,  se  retira  sur  le  mont 
Sacré  :  on  lui  envoya  des  députés  qui  l'apaisèrent  ;  et  comme 
chacun  se  promit  secours  l'un  à  l'autre  en  cas  que  les 
patriciens  ue  tinssent  pas  les  paroles  données  ' ,  ce  qui  eût 
causé  à  tous  les  instants  des  séditions ,  et  aurait  troublé 
toutes  les  fonctions  des  magistrats,  on  jugea  qu'il  valait 
mieux  créer  une  magistrature  qui  pût  empêcher  les  injus- 
tices faites  à  un  plébéien  ^  Mais ,  par  nne  maladie  éternelle 
des  hommes,  les  plébéiens ,  qui  avaient  obtenu  des  tribuns 
pour  se  défendre ,  s'en  servirent  pour  attaquer  ;  ils  enle- 
vèrentpeu  à  peu  toutes  les  prérogatives  des  patriciens  :  cela 
produisit  des  contestations  continuelles.  Le  peuple  était 
soutenu  ou  plutôt  animé  par  ses  tribuns,  et  les  patriciens 
étaient  défendus  par  le  sénat ,  qui  était  presque  tout  com- 
posé de  patriciens,  qui  était  plus  porté  pour  les  maximes 
anciennes,  et  q\ii  craignait  que  la  populace  n'élevât  à  la 
tyrannie  quelque  tribun. 

'    ZONMiVS,    1.  II. 

»  Origine  des  tribuns  du  peupla 


CHAPITRE  VIII.  57 

Le  peuple  employait  pour  lui  ses  propres  forces ,  et  sa 
supériorité  daus  les  suffrages ,  ses  refus  d'aller  à  la  guerre , 
ses  menaces  de  se  retirer,  la  partialité  de  ses  lois ,  enfin 
ses  jugements  contre  ceux  qui  lui  avaient  fait  trop  de  ré- 
sistance. Le  sénat  se  défendait  par  sa  sagesse,  sa  justice,  et 
l'amour  qu'il  inspirait  pour  la  patrie;  par  ses  bienfaits  et 
une  sage  dispensation  des  trésors  de  la  république  ;  par  le 
respect  que  le  peuple  avait  pour  la  gloire  des  principales 
familles  et  la  vertu  des  grands  personnages  '  ;  par  la  reli- 
gion même,  les  institutions  anciennes,  et  la  suppression  des 
jours  d'assemblée ,  sous  prétexte  que  les  auspices  n'avaient 
pas  été  favorables;  par  les  clients;  par  l'opposition  d'un 
tribun  à  un  autre  ;  par  la  création  d'un  dictateur  %  les  oc- 
cupations d'une  nouvelle  guerre ,  ou  les  malheurs  qui  réu- 
nissaient tous  les  intérêts  ;  enfin  par  une  condescendance 
paternelle  à  accorder  au  peuple  une  partie  de  ses  deman- 
des pour  lui  faire  abandonner  les  autres ,  et  cette  maxime 
constante  de  préférer  la  conservation  de  la  république  aux 
prérogatives  de  quelque  ordre  ou  de  quelque  magistra- 
ture que  ce  fût. 

Dans  la  suite  des  temps ,  lorsque  les  plébéiens  eurent 
tellement  abaissé  les  patriciens  que  cette  distinction  de 

'  Le  peuple ,  qui  aimait  la  gloire ,  composé  de  gens  qui  avaient  passé 
leur  vie  à  la  guerre ,  ue  pouvait  refuser  ses  suffrages  à  un  grand  homme 
sous  lequel  il  avait  combattu.  Il  obtenait  le  droit  d'élire  des  plébéiens ,  et 
il  élisait  des  patriciens.  Il  fut  obligé  de  se  lier  les  mains  ,  en  établissant 
qu'il  y  aurait  toujours  un  consul  plébéien  :  aussi  les  familles  plébéiennes 
qui  entrèrent  dans  les  charges ,  y  furent-elles  ensuite  continuellement 
portées  ;  et  quand  le  peuple  éleva  aux  honneurs  quelque  homme  de 
néant  comme  Varron  et  Marius ,  ce  fut  une  espèce  de  victoire  qu'il  rem- 
porta sur  lui-même. 

^  Les  patriciens ,  pour  se  défendre ,  avaient  coutume  de  créer  un  dic- 
tateur ;  ce  qui  leur  réussissait  admirablement  bien:  mais  les  plébéiens, 
ayant  obtenu  de  pouvoir  être  élus  consuls ,  purent  aussi  être  élus  dicta- 
teurs; ce  qui  déconcerta  les  patriciens.  Voyez  dans  Tite-Live,  liv.  VIII , 
comment  Publias  Philo  les  abaissa  dans  sa  dictature  :  il  lit  trois  lois  qui 
leur  furent  très-préjudiciables. 


58  GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

famille  devint  vaine  ' ,  et  que  les  unes  et  les  autres  furent 
indifféremment  élevées  aux  honneurs  ,  il  y  eut  de  nou- 
velles disputes  entre  le  bas  peuple ,  agité  par  ses  tribuns , 
et  les  principales  familles  patriciennes  ou  plébéiennes , 
qu'on  appela  les  nobles ,  et  qui  avaient  pour  elles  le  sé- 
nat qui  en  était  composé.  Mais  comme  les  mœurs  ancien- 
nes n'étaient  plus ,  que  des  particidiers  avaient  des  riches- 
ses immenses ,  et  qu'il  est  impossible  que  les  richesses 
ne  donnent  du  pouvoir,  les  nobles  résistèrent  avec  plus 
de  force  que  les  patriciens  n'avaient  fait  :  ce  qui  fut  cause  de 
la  mort  des  Gracques  et  de  plusieurs  de  ceux  qui  travail- 
lèrent sur  leur  plan'. 

11  faut  que  je  parle  d'une  magistrature  qui  contribua 
beaucoup  à  maintenir  le  gouvernement  de  Rome  :  ce  fut 
celle  des  censeurs.  Ils  faisaient  le  dénombrement  du  peu- 
ple; et  de  plus  ,  comme  la  force  de  la  république  con- 
sistait dans  la  discipline,  l'austérité  des  mœurs  et  l'obser- 
vation constante  de  certaines  coutumes ,  ils  corrigeaient 
les  abus  que  la  loi  n'avait  pas  prévus ,  ou  que  le  magis- 
trat ordinaire  ne  pouvait  pas  punir  ^  Il  y  a  de  mauvais 
exemples  qui  sont  pires  que  les  crimes;  et  plus  d'États 
ont  péri  parce  qu'on  a  violé  les  mœurs  que  parce  qu'on  a 
violé  les  lois.  A  Rome,  tout  ce  qui  pouvait  introduire 
des  nouveautés  dangereuses ,  changer  le  cœur  ou  l'esprit 
du  citoyen ,  et  en  empêcher,  si  j'ose  me  servir  de  ce  terme , 
la  perpétuité ,  les  désordres  domestiques  ou  publics,  étaient 
réformés  par  les  censeurs  :  ils  pouvaient  chasser  du  sénat 

•  Les  patriciens  ne  conservèrent  que  quelques  sacerdoces  ,  et  le  droit 
de  créer  un  magistrat  qu'on  appelait  entre-roi. 

'  Comme  Saturninus  et  Glaucias. 

^  On  peut  voir  comme  ils  dégradèrent  ceux  qui,  après  la  bataille  de 
Cannes ,  avaient  été  d'avis  d'abandonner  l'Italie  ;  ceux  qui  s'étaient  ren- 
dus à  Annibal  ;  ceux  qui ,  pin  une  mauvaise  inlerprétation,  lui  avaient 
manqué  de  parole. 


CHAI'fTRL  VIII  59 

qui  ils  voulaient,  ôter  à  un  chevalier  le  cheval  qui  lui 
était  entretenu  par  le  public,  mettre  un  citoyen  dans  une 
autre  tribu ,  et  même  parmi  ceux  qui  payaient  les  charges 
de  la  ville  sans  avoir  part  à  ses  privilèges  '. 

M.  Livius  nota  le  peuple  même;  et  de  trente-cinq  tri- 
bus il  en  mit  trente-quatre  au  rang  de  ceux  qui  n'avaient 
point  de  part  aux  privilèges  de  la  ville ^  «  Car,  disait-il, 
«  après  m' avoir  condamné,  vous  m'avez  fait  consul  et  cen- 
«  seur  :  il  faut  donc  que  vous  ayez  prévariqué  une  fois  en 
«  m'infligeant  une  peine,  ou  deux  fois  eu  me  créant  con- 
«  sul ,  et  ensuite  censeur.  > 

M.  Duronius,  tribun  du  peuple,  fut  chassé  du  sénat 
par  les  censeurs ,  parce  que  pendant  sa  magistrature  il 
avait  abrogé  la  loi  qui  bornait  les  dépenses  des  festins  ^. 

C'était  une  institution  bien  sage.  Ils  ne  pouvaient  ôter 
a  personne  une  magistrature ,  parce  que  cela  aurait  trou- 
blé l'exercice  de  la  puissance  publique  ^  ;  mais  ils  faisaient 
déchoir  de  l'ordre  et  du  rang,  et  ils  privaient  pour  ainsi  dire 
un  citoyen  de  sa  noblesse  particulière. 

Servius  TuUius  avait  fait  la  fameuse  division  par  cen- 
turies que  Tite-Live  '"  et  Denys  d'Halicarnasse^  nous  ont 
si  bien  expliquée.  Il  avait  distribué  cent  quatre-vingt- 
treize  centuries  en  six  classes,  et  mis  tout  le  bas  peuple 
dans  la  dernière  centurie ,  qui  formait  seule  la  sixième 
classe.  On  voit  que  cette  disposition  excluait  le  bas  peuple 
du  suffrage ,  non  pas  de  di'oit,  mais  de  fait.  Dans  la  suite 
on  régla  qu'excepté  dans  quelques  cas  particuliers  on  sui- 

'  Cda.s'appeïait  œrarium  aliquemfacere  aut  in  cœrilum  tabulas  re- 
ferre. On  était  mis  hors  de  sa  centurie ,  et  on  n'a\ait  plus  le  droit  de 
suffrage. 

^  TiTE-LiTE,  liv.  XXIX,  eh.  xxxvii- 

^  Valére-Maxime,  liv.  II ,  eh.  ix. 

*  La  dignité  de  sénateur  n'était  pas  une  magistrature. 

'  Liv.  I ,  ch.  XLiii   —  ^  Liv.  IV, art.  15  et  suiv. 


00  GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

vrait  dans  les  suffrages  la  division  par  tribus.  Il  y  en  avait 
trente-cinq  qui  donnaient  chacune  leur  voix ,  quatre  de  Iq 
ville ,  et  trente  et  une  de  la  campagne.  Les  principaux  ci' 
toyens ,  tous  laboureurs,  entrèrent  natiu'ellement  dans 
les  tribus  de  la  campagne;  et  celles  de  la  ville  reçu- 
rent  le  bas  peuple  ' ,  qui ,  y  étant  enfermé ,  influait  très- 
peu  dans  les  affaires  ;  et  cela  était  regardé  comme  le  salut 
de  la  république.  Et  quand  Fabius  remit  dans  les  quatre 
tribus  de  la  ville  le  menu  peuple  qu'Appius  Claudius  avait 
répandu  dans  toutes,  il  en  acquit  le  surnom  de  très-grand  '. 
Les  censeurs  jetaient  les  yeux  tous  les  cinq  ans  sur  la  si- 
tuation actuelle  de  la  république,  et  distribuaient  de  ma- 
nière le  peuple  dans  ses  diverses  tribus ,  que  les  tribuns  et 
les  ambitieux  ne  pussent  pas  se  rendre  maîtres  des  suf- 
frages ,  et  que  le  peuple  même  ne  pût  pas  abuser  de  son 
pouvoir  ^. 

'  Appelé  turha  foreiisis. 

2  Voyez  Tite-J.ive,  liv.  IX,  ch.  xlvi. 

^  [Les  fondions  des  censeurs  ne  se  bornaient  pas  à  ceUe  appréciation  et  à 
cette  distribution  morale  des  individus  qui  composaient  la  république  ; 
ils  en  faisaient  encore  le  dénombrement  :  et  '<  par  là ,  dit  Bossuet,  Rome 
savait  tout  ce  qu'elle  avait  de  citoyens  capables  de  porter  les  armes,  et 
ce  qu'elle  pouvait  espérer  de  la  jeunesse  qui  s'élevait  tous  les  jours.  Ainsi 
elle  ménageait  ses  forces  contre  un  ennemi  qui  venait  des  bords  de 
l'Afrique ,  que  le  temps  devait  détruire  tout  seul  dans  un  pays  étranger, 
ou  les  secours  étaient  si  tardifs ,  et  à  qui  ses  victoires  mêmes ,  qui  lui 
coûtaient  tant  de  sang,  étaient  fatales.  C'est  pourquoi,  quelque  perte  qui 
fût  arrivée ,  le  sénat,  toujours  instruit  de  ce  qui  lui  restait  de  bons  sol- 
dats, n'avait  qu'à  temporiser,  et  ne  se  laissait  jamais  abattre.  Quand 
par  la  défaite  de  Cannes ,  et  par  les  révoltes  qui  suivirent,  il  vil  les  for- 
ces de  la  république  tellement  diminuées  qu'à  peine  eùt-on  pu  se  défen- 
dre si  les  ennemis  eussent  pressé ,  11  se  soutint  par  courage  ;  et,  sans  se 
troubler  de  ses  pertes ,  il  se  mit  à  regarder  les  démarches  du  vainqueur. 
Aussitôt  qu'on  eut  aperçu  qu'Annibal ,  au  lieu  de  poursuivre  sa  victoire , 
ne  songeait  durant  quelque  temps  qu'à  en  jouir,  le  sénat  se  rassura,  et 
vil  bien  qu'un  ennemi  capable  de  manquer  à  sa  fortune,  et  de  se  laisser 
éblouir  par  ses  grands  succès ,  n'était  pas  né  pour  vaincre  les  Romains. 
Dès  lors  Rome  fit  tous  les  jours  de  plus  grandes  entreprises;  et  Anni- 
bal ,  tout  habile,  tout  courageux,  tout  victorieux  qu'il  était ,  ne  put 
tenir  contre  elle.  »  (  Die.  sur  VHixi.  univ.,  troisième  partie,  ch.  ?l.)l 


CHAPITRE  IX.  61 

Le  gouvernement  de  Rome  fut  admirable  en  ce  que, 
depuis  sa  naissance  ,  sa  constitution  se  trouva  telle ,  soit 
par  l'esprit  du  peuple ,  la  force  du  sénat ,  ou  l'autorité  de 
certains  magistrats,  que  tout  abus  du  pouvoir  y  put  tou- 
jours être  corrigé. 

Carthage  périt ,  parce  tjue ,  lorsqu'il  fallut  retrancher  les 
abus ,  elle  ne  put  souffrir  la  main  de  son  Annibal  même. 
Athènes  tomba ,  parce  que  ses  erreurs  lui  parurent  si  dou- 
ces qu'elle  ne  voulut  pas  en  guérir.  Et  parmi  nous  les  ré- 
publiques d'Italie,  qui  se  vantent  de  la  pei-petuité  de  leur 
gouvernement,  ne  doivent  se  vanter  que  de  la  perpétuité 
de  leurs  abus  :  aussi  n'ont-elles  pas  plus  de  liberté  que 
Rome  n'en  eut  du  temps  des  décemvirs  '. 

Le  gouvernement  d'Angleterre  est  plus  sage,  parce 
qu'il  y  a  un  corps  qui  l'examine  continuellement ,  et  qui 
s'examine  continuellement  lui-même  ;  et  telles  sont  ses 
erreurs  qu'elles  ne  sont  jamais  longues ,  et  que ,  par  l'esprit 
d'attention  qu'elles  donnent  a  la  nation .  elles  sont  souvent 
utiles. 

En  un  mot,  un  gouvernement  libre,  c'est-a-dire  tou- 
jours agité,  ne  saurait  se  maintenir  s'il  n'est,  par  ses 
propres  lois,  capable  de  correction. 

CHAPITRE  IX. 

Deiix  causes  de  ia  i>erte  de  Rome. 

lorsque  la  domination  de  Rome  était  bornée  dans  T  Italie, 
la  république  pouvait  facilement  subsister.  Tout  soldatétait 
également  citoyen  ;  chaque  consul  levait  une  armée  ;  et 
d'autres  citoyens  allaient  à  la  guerre  sous  celui  qni  succé- 
dait. Le  nombre  de  troupes  n'étant  pas  excessif,  on  avait 

'  >"i  iiK'nie  plus  de  puissance. 


O.  GUANDKIR  1:T  DÉCADENCIi  DF.S  ROMAINS, 

attention  a  ne  recevoir  dans  la  niiliee  que  des  gens  cpil 
eussent  assez  de  bien  pour  avoir  intérêt  à  la  conservation 
de  la  ville  '.  Enfin  le  sénat  voyait  de  près  la  conduite  des 
généraux ,  et  leur  ôtait  la  pensée  de  rien  faire  contre  leur 
devoir. 

Mais  lorsque  les  légions  passèrent  les  Alpes  et  la  mer, 
les  gens  de  guerre,  qu'on  était  obligé  de  laisser  pendant 
plusieurs  campagnes  dans  les  pays  que  l'on  soumettait, 
perdirent  peu  à  peu  l'esprit  de  citoyens  ;  et  les  généraux , 
qui  disposèrent  des  armées  et  des  royaumes,  sentirent 
leur  force,  et  ne  purent  plus  obéir. 

Les  soldats  recommencèrent  donc  à  ne  reconnaître  que 
leur  général ,  à  fonder  sur  lui  toutes  leurs  espérances ,  et  à 
voir  de  plus  loin  la  ville.  Ce  ne  furent  plus  les  soldats  de 
la  république,  mais  de  Sylla,  de  Marins,  de  Pompée,  de 
César.  Rome  ne  put  plus  savoir  si  celui  qui  était  à  la  tète 
d'une  armée  dans  une  province  était  son  général  ou  son 
ennemi . 

Tandis  que  le  peuple  de  Rome  ne  fut  corrompu  que  par 
ses  tribuns,  à  qui  il  ne  pouvait  accorder  que  sa  puissance 
même ,  le  sénat  put  aisément  se  défendre ,  parce  qu'il  agis- 
sait constamment;  au  lieu  que  la  populace  passait  sans 
cesse  de  l'extrémité  de  la  fougue  à  l'extrémité  de  la  fai- 
blesse. Mais  quand  le  peuple  put  donner  à  ses  favoris  une 

•  Les  affranchis  et  ceux  qu'on  appelait  capitc  censi ,  parce  que  ,  ayant 
tres-peu  (lel)ien  ,  ils  n'étaient  taxés  que  pour  leur  léte,  ne  furent  point 
d'alwrd  enrôlés  dans  la  milice  de  terre ,  excepté  dans  les  cas  pressants. 
Servius  Tullius  les  avait  mis  dans  la  sixième  classe,  et  on  ne  prenait 
des  soldats  que  dans  les  cinq  premières.  Mais  Marius ,  partant  contre 
Jugurtlia,  enrôla  indifféremment  lout  le  monde.  Milites  scr ibère,  dit 
Sallu.sle,  non  more  majnrum,  neque  classibtis,  scd  itti  et/jusque  libido 
erat,  nYi\[ecenso%pler(isqiit'.  (  Ue  Bello  Jugurlh.)  Remarquez  que,  dans 
la  division  par  tribus,  ceux  qui  étaient  dans  les  quatre  IriLus  de  la  \ille 
étaienc  a  peu  près  les  mêmes  (|ue  wiix  (|ui ,  dans  la  division  par  centu- 
ries ,  étaient  dans  la  sixième  cla£,se. 

I 


CHAPITRE  IX.  63 

formidable  autorité  au  dehors,  toute  la  sagesse  du  sénat 
devint  inutile ,  et  la  république  fut  perdue. 

Ce  qui  fait  que  les  États  libres  durent  moins  que  les 
autres ,  c'est  que  les  malheurs  et  les  succès  qui  leur  arri- 
vent leur  font  presque  toujours  perdre  la  liberté;  au  lieu 
que  les  succès  et  les  malheurs  d'un  État  où  le  peuple  est 
soumis  confirment  également  sa  servitude.  Une  républi- 
que sage  ne  doit  rien  hasarder  qui  l'expose  à  la  bonne  ou 
à  la  mauvaise  fortune  :  le  seul  bienauquel  elle  doit  aspirer, 
c'est  à  la  perpétuité  de  sou  Etat. 

Si  la  grandeur  de  l'empire  perdit  la  république  ,  la  gran- 
deur de  la  ville  ne  la  perdit  pas  moins. 

Rome  avait  soumis  tout  l'univers  avec  le  secours  des 
peuples  d'Italie,  auxquels  elle  avait  donné  en  différents 
temps  divers  privilèges'.  La  plupart  de  ces  peuples  ne 
s'étaient  pas  d'abord  fort  souciés  du  droit  de  bourgeoisie 
chez  les  Romains  ;  et  quelques-uns  aimèrent  mieux  garder 
leurs  usages  ^  Mais  lorsque  ce  droit  fut  celui  de  la  souve- 
raineté universelle ,  qu'on  ne  fut  rien  dans  le  monde  si 
l'on  n'était  citoyen  romain ,  et  qu'avec  ce  titre  on  était 
tout ,  les  peuples  d'Italie  résolurent  de  périr  o\i  d'être  Ro- 
mains :  ne  pouvant  en  venir  à  bout  par  leurs  brigues  et  par 
leurs  prières,  ils  prirent  la  voie  des  armes  ;  ils  se  révoltè- 
rent dans  tout  ce  côté  qui  regarde  la  mer  Ionienne  ;  les  au- 
tres alliés  allaient  les  suivre^.  Rome,  obligée  de  combat- 
tre contre  ceux  qui  étaient  pour  ainsi  dire  les  mains  avec 

'  Jus  Laiii  ,jus  italicum. 

-  Les  Èques  disaient  dans  leurs  assemblées  :  «  Ceux  qui  ont  pu  choisir 
ont  préféré  leurs  lois  au  droit  de  la  cité  romaine ,  qui  a  été  une  peine 
nécessaire  pour  ceux  qui  n'ont  pu  s'en  défendre.  »  Tite-Live,  liv.  xi , 
chap.  XLV.) 

^  Les  Asculans ,  les  Marses ,  les  Vestins ,  les  Marrucins ,  les  Férentans, 
U'sHirpins,  les  Pompéians  les  Vénusiens ,  les  Japyges  ,  les  Lucaniens , 
les  Samnites,  et  autres.  (ArriEN  ,  de  la  Guerre  civile ,  liv,  1,  ch.  xxxix.) 


Ci  GRANDEUR  ET  DECADENCE  DES  ROMALNS, 

lesquelles  elle  enchaînait  l'univers,  était  perdue,  elle  allait 
être  réduite  à  ses  murailles  :  elle  accorda  ce  droit  tant  dé- 
siré aux  alliés  qui  n'avaient  pas  encore  cessé  d'èti'e  fidè- 
les' ;  et  peu  à  peu  elle  l'accorda  à  tous. 

Pour  lors  Rome  ne  fut  plus  cette  ville  dont  le  peuple 
n'avait  eu  qu'un  même  esprit ,  un  même  amour  pour  ,'a 
liberté ,  une  même  haine  pour  la  tyrannie  ;  où  cette  jalou- 
sie du  pouvoir  du  sénat  et  des  prérogatives  des  grands, 
toujours  mêlée  de  respect ,  n'était  qu'un  amour  de  l'éga- 
lité. Les  peuples  d'Italie  étant  devenus  ses  citoyens ,  cha- 
que ville  y  apporta  son  génie ,  ses  intérêts  particuliers ,  et 
sa  dépendance  de  quelque  grand  protecteur  ^  La  ville  dé- 
chirée ne  forma  plus  un  tout  ensemble  ;  et  comme  on  n'en 
était  citoyen  que  par  une  espèce  de  fiction ,  qu'on  n'avait 
plus  les  mêmes  magistrats,  les  mêmes  murailles,  les  mêmes 
dieux,  les  mêmes  temples ,  les  mêmes  sépultures,  on  ne  vit 
plus  Rome  des  mêmes  yeux,  on  n'eut  plus  le  même  amour 
pour  la  patrie ,  et  les  sentiments  romains  ne  furent  plus. 

Les  ambitieux  firent  venir  à  Rome  des  villes  et  des  na- 
tions entières  pour  troubler  les  suffrages ,  ou  se  les  faire 
donner  ;  les  assemblées  furent  de  véritables  conjui-ations  ; 
on  appela  comices  une  troupe  de  quelques  séditieux;  l'au- 
torité du  peuple ,  ses  lois ,  lui-même ,  devinrent  des  choses 
chimériques  ;  et  l'anarchie  fut  telle ,  qu'on  ne  put  plus  sa- 
voir si  le  peuple  avait  fait  une  ordonnance ,  ou  s'il  ne  l'a- 
vait point  faite  ^. 

Onn'eutend  parler,  dans  les  auteurs,  que  des  divisions 

•  Les  Toscans ,  les  Ombriens ,  les  Latins,  Cela  porta  quelques  peuples 
à  se  soumettre  ;  et  comme  on  les  lit  aussi  citoyens ,  d'autres  posèrent  en- 
core les  armes  ;  et  enfin  il  ne  resta  que  les  Samnites  ,  qui  furent  exter- 
minés. 

»  Qu'on  s'imagine  cette  tête  monstrueuse  des  peuples  d'Italie ,  qui, 
par  le  suffrage  de  chaque  homme ,  conduisait  le  reste  du  monde. 

^  Voyez  les  Lettres  de  Cicéron  à  Atticus,  liv.  IV  ,  lett.  xviii. 


chapitrl:  IX.  co 

qui  perdirent  Rome  ;  mais  on  ne  voit  pas  que  ces  divisions 
y  étaient  nécessaires ,  qu  elles  y  avaient  toujours  été,  et 
qu'elles  y  devaient  toujours  être.  Ce  fut  uniquement  la 
grandeur  de  la  république  qui  fit  le  mal ,  et  qui  changea 
en  guerres  civiles  les  tumultes  populaires.il  fallait  bien 
qu'il  y  eût  à  Rome  des  divisions  :  et  ces  guerriers  si  fiers  , 
Bi  audacieux,  si  terribles  au  dehors ,  ne  pouvaient  pas  être 
bien  modérés  au  dedans.  Demander ,  dans  un  État  libre  , 
des  gens  hardis  dans  la  guerre  et  timides  dans  la  paix  , 
c'est  vouloir  des  choses  impossibles  ;  et ,  pour  règle  géné- 
rale, toutes  les  fois  qu'on  verra  tout  le  monde  tranqinlle 
dans  un  État  qui  se  donne  le  nom  de  république ,  on  peut 
être  assuré  que  la  liberté  n'y  est  pas. 

Ce  qu'on  appelle  union ,  dans  un  corps  politique  ,  est  une 
chose  très-équivoque  ;  la  vraie  est  une  union  d'harmonie, 
qui  fait  que  toutes  les  parties,  quelque  opposées  qu'elles 
nous  paraissent ,  concourent  au  bien  général  de  la  société , 
comme  des  dissonances  dans  la  musique  concourent  à  l'ac- 
cord total.  Il  peut  y  avoir  de  l'union  dans  un  État  où  l'on 
ne  croit  voir  que  du  trouble,  c'est-à-dire  une  harmonie 
d'où  résulte  le  bonheur,  qui  seul  est  la  vraie  paix.  Il  en  est 
comme  des  parties  de  cet  univers ,  éternellement  liées  par 
l'action  des  unes  et  la  réaction  des  autres. 

Mais,  dans  l'accord  du  despotisme  asiatique,  c'est-à- 
dire  de  tout  gouvernement  qui  n'est  pas  modéré,  il  y  a 
toujours  une  division  réelle.  Le  laboureur,  l'homme  de 
guerre ,  le  négociant,  le  magistrat,  le  noble ,  ne  sont  joints 
que  parce  que  les  uns  oppriment  les  autressans  résistance  ; 
et  si  l'on  y  voit  de  l'union ,  ce  ne  sont  pas  des  citoyens 
qui  sont  unis ,  mais  des  corps  morts  ensevelis  les  ims  au- 
près des  autres. 

Il  est  vrai  que  les  lois  de  Rome  devim-ent  impuissantes 

6. 


(,f.  GRANDEUR  ET  DECADENCE  DES  ROMArNS, 

l)our  gouverner  la  république  ;  mais  c'est  une  chose  qu'on 
a  vue  toujours  ,  que  de  bonnes  lois ,  qui  ont  fait  qu'une  pe- 
tite république  devient  grande ,  lui  deviennent  à  cliarge 
lorsqu'elle  s'est  agrandie  :  parce  qu'elles  étaient  telles  que 
leur  effet  naturel  était  de  faire  un  grand  peuple,  et  non  pas 
de  le  gouverner. 

Il  y  a  bien  de  la  différence  entre  les  lois  bonues  et  les 
lois  convenables,  celles  qui  fout  qu'un  peuple  se  rend  maî- 
tre des  autres,  et  celles  qui  maintiennent  sa  puissance  lors- 
qu'il l'a  acquise. 

11  y  a  à  présent  dans  le  monde  une  république  que  pres- 
que personne  ne  connaît" ,  et  qui ,  dans  le  secret  et  le  si- 
lence, augmente  ses  forces  chaque  jour.  11  est  certain  que, 
si  elle  parvient  jamais  à  l'état  de  grandeur  où  sa  sagesse 
la  destine ,  elle  changera  nécessairement  ses  lois  ;  et  ce  ne 
sera  point  l'ouvrage  d'un  législateur,  mais  celui  de  la  cor- 
ruption même. 

Rome  était  faite  pour  s'agrandir,  et  ses  lois  étaient  ad- 
mirables pour  cela.  Aussi ,  dans  quelque  gouvernement 
qu'elle  ait  été,  sous  le  pouvoir  des  rois,  dans  l'aristocra- 
tie, ou  dans  l'état  populaire,  elle  n'a  jamaiscessé  de  faire 
des  entreprises  qui  demandaient  de  la  conduite ,  et  y  a 
réussi.  Elle  ne  s'est  pas  trouvée  plus  sage  que  tous  les  au- 
tres Etats  de  la  terre  en  un  jour,  mais  continuellement  ; 
elle  a  soutenu  une  petite ,  une  médiocre ,  une  grande  for- 
tune, avec  la  même  supériorité ,  et  n'a  point  eu  de  pros- 
pérités dont  elle  n'ait  profité ,  ni  de  malheur  dont  elle  ne 
se  soit  servie. 

Elle  perdit  sa  liberté  parce  qu'elle  acheva  trop  tôt  son 
ouvrage'. 

'  Le  canton  de  Berne. 

*  \Oi\  pourrait  ajouter  .uix  causes  fie  la  ruine  «le  Rome  beaucoup  il'in- 


CHAPITRE  X.  67 


CHAPITRE  X. 

De  la  corruption  des  Romains. 

Je  crois  que  la  secte  d'Épicure,  qui  s'introduisît  à  Rome 
sur  la  Cm  de  la  république,  contribua  beaucoup  à  gâter  le 
cœur  et  l'esprit  des  Romains  '.  Les  Grecs  en  avaient  été 
infatués  avant  eux  :  aussi  avaient-ils  été  plus  tôt  corrom- 
pus. Polybe  nous  dit  que  ,  de  son  temps ,  les  serments  ne 
pouvaient  donner  de  la  confiance  pour  un  Grec,  au  lieu 
qu'un  Romain  en  était  pour  ainsi  dire  enchaîné  '. 

cidiTits  particuliers.  Les  rigueurs  des  créanciers  sur  leurs  débiteurs  ont 
excité  de  grandes  et  de  fréquentes  révoltes.  La  prodigieuse  quantité  de 
gladiateurs  et  d'esclaves  dont  Rome  et  l'Italie  étaient  surchargées  a 
causé  d'effroyables  violences ,  et  même  des  guerres  sanglantes.  Rome  , 
épuisée  partant  de  guerres  civiles  et  étrangères  ,  se  lit  tant  de  nouveaux 
citoyens,  ou  par  brigue ,  ou  par  raison  ,  qu'à  peine  pouvait-elle  se  re- 
connaître elle-même  parmi  tant  d'étrangers  qu'elle  avait  naturalisés.  Le 
sénat  se  remplissait  de  barbares  ;  le  sang  romain  se  mêlait;  l'amonr  de 
la  patrie ,  par  lequel  Rome  s'était  élevée  au-dessus'de  tous  les  peuples  du 
monde ,  n'était  pas  naturel  à  ces  citoyens  venus  de  dehors  ;  et  les  autres 
se  gâtaient  par  le  mélange.  Les  partialités  se  multipliaient  avec  ceUe 
prodigieuse  multiplicité  de  citoyens  nouveaux  ;  et  les  esprits  turbu- 
lents y  trouvaient  de  nouveaux  moyens  de  brouiller  et  d'entreprendre. 

Cependant  le  nombre  des  pauvres  s'augmentait  sans  lin  par  le  luxe, 
par  les  débauches ,  et  par  la  fainéantise  qui  s'introduisait.  Ceux  qui  se 
voyaient  ruinés  n'avaient  de  ressource  que  dans  les  séditions  ,  et  en  tout 
cas  se  souciaient  peu  que  tout  périt  avec  eux  :  les  grands  ambitieux  et  les 
misérables  qui  n'ont  rien  à  perdre  aiment  toujours  le  changement.  Ces 
deux  genres  de  citoyens  prévalaient  dans  Rome  ;  et  l'état  mitoyen ,  qui 
seul  tient  tout  en  balance  dans  les  États  populaires  ,  étant  le  plus  faible , 
il  fallait  qiie  la  république  tombât.  (Bossuet,  Disc,  sur  l'IIist.  univ., 
I roisiéme partie ,  ch.  vu.) 

'  Cynéas  en  ayant  discouru  à  la  table  de  Pyrrhus,  Fabricius  souhaita 
que  les  ennemis  de  Rome  pussent  tous  prendre  les  principes  d'une  pa- 
reille secte.  (  Plutarque  ,  Fie  de  Pyrrhus.) 

2'<  Si  vous  prêtez  aux  Crées  un  talent,  avec  dix  promesses,  dix  cautions, 
n  atilant  de  témoins,  il  est  impossible  qu'ils  gardent  leur  foi;  mais,  parmi 
"  les  Romains,  soit  qu'on  doive  rendre  compte  des  deniers  publics  ou 
n  (le  ceux  des  particuliers ,  on  est  lidéle ,  à  cause  du  serment  que  l'on  a 
«  fait.  On  a  donc  sagement  établi  la  crainte  des  enfers  ;  et  c'est  sans  rai- 
'<  son  qu'on  la  combat  aujourd'hui.  »  'Polybe,  liv.  VI.) 


68  GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

11  y  a  un  fait,  dans  les  lettres  de  Cicéron  à  Atticus  ' , 
qui  nous  montre  combien  les  Romains  avaient  changé  a 
cet  égard  depuis  le  temps  de  Polybe. 

«  Memmius  ,  dit-il ,  vient  de  communiquer  au  sénat 
«  l'accord  que  son  compétiteur  et  lui  avaient  fait  avec  les 
•  consuls ,  par  lequel  ceux-ci  s'étaient  engagés  de  les  fa- 
«  voriser  dans  la  poursuite  du  coiisulat  pour  l'année  sui- 
«  vante  ;  et  eux ,  de  leur  côté ,  s'obligeaient  de  payer  aux 
«  consuls  quatre  cent  mille  sesterces,  s'ils  ne  leur  four- 
«  uissaient  trois  augures  qui  déclareraient  qu'ils  étaient 
«  présents  lorsque  le  peuple  avait  fait  la  loi  curiate  ' , 
«  quoiqu'il  n'en  eût  point  fait,  et  deux  consulaires  qui 
«  affirmeraient  qu'ils  avaient  assisté  à  la  signature  du  sé- 
"  natus-consulte  qui  réglait  l'état  de  leurs  provinces , 
"  quoiqu'il  n'y  en  eût  point  eu.  »  Que  de  malhonnêtes 
gens  dans  un  seul  contrat  ! 

Outi'c  que  la  religion  est  toujours  le  meilleur  garant  que 
l'on  puisse  avoir  des  mœurs  des  hommes ,  il  y  avait  ceci 
de  particulier  chez  les  Romains ,  qu'ils  mêlaient  quelque 
sentiment  religieux  a  l'amour  qu'ils  avaient  pour  leur  pa- 
trie. Cette  ville,  fondée  sous  les  meilleurs  auspices;  ce 
Romulus ,  leui'  roi  et  leur  dieu  ;  ce  Capitole ,  éternel  comme 
la  ville  ;  et  la  ville ,  éternelle  comme  son  fondateur, 
avaient  fait  autrefois  sur  l'esprit  des  Romains  une  impres- 
sion qu'il  eût  été  à  souhaiter  qu'ils  eussent  conservée. 

La  grandeur  de  l'État  fit  la  grandeur  des  fortunes  pai'- 
ticulières.  Mais  comme  l'opulence  est  dans  les  mœurs ,  et 
non  pas  dans  les  richesses ,  celles  des  Romains ,  qui  ne 

'  Livre  IV  ,  lettre  xviii. 

*  La  loi  curiate  donnait  la  puissance  militaire,  et  le  sctmtus-consiille 
réglait  les  troupes,  l'ar^çenl,  les  ofticiers,  que  devait  avoir  k-  gouver- 
neur :  or,  les  consuls,  pour  que  tout  cela  fut  fait  à  leur  fantaisie,  vou- 
laient fabriquer  une  fausse  loi  et  un  faux  sénat us-consuUe. 


CHAPITRE  X.  m 

laissaient  pas  d'avoir  des  bornes ,  produisirent  un  luxe  et 
des  profusions  qui  n'en  avaient  point  ' .  Ceux  qui  avaient 
d'abord  été  corrompus  par  leurs  richesses  le  furent  ensuite 
par  leur  pauvreté.  Avec  des  biens  au-dessus  d'une  con- 
dition privée ,  il  fut  difficile  d'être  un  bon  citoyen  ;  avec  les 
désirs  et  les  regrets  d'une  grande  fortune  ruinée,  on  fut 
prêt  à  tous  les  attentats  ;  et,  comme  dit  Salluste  %  on  vit 
une  génération  de  gens  qui  ne  pouvaient  avoir  de  patri- 
moine ,  ni  souffrir  que  d'autres  en  eussent. 

Cependant,  quelle  que  fut  la  corruption  de  Rome ,  tous 
les  malheurs  ne  s'y  étaient  pas  introduits  ;  car  la  force 
de  son  institution  avait  été  telle  qu'elle  avait  conservé 
une  valeur  héroïque ,  et  toute  son  application  à  la  guerre, 
au  milieu  des  richesses ,  de  la  mollesse  et  de  la  volupté  ;  ce 
qui  n'est,  je  crois ,  arrivé  à  aucune  nation  du  monde. 

Les  citoyens  romains  regardaient  le  commerce  ^  et  les 
arts  comme  des  occupations  d'esclaves  ^  :  ils  ne  les  exer- 
çaient point.  S'il  y  eut  quelques  exceptions ,  ce  ne  fut  que 
de  la  part  de  quelques  affranchis  qui  continuaient  leur 
première  industrie  ;  mais  en  général  ils  ne  connaissaient 
que  l'art  de  la  guerre ,  qui  était  la  seule  voie  pour  aller  aux 
magistratures  et  aux  honneurs  ^.  Ainsi  les  vertus  guerriè- 
res restèrent ,  après  qu'on  eut  perdu  toutes  les  autres. 

'  La  maison  que  Cornélie  avait  achetée  soixante  et  quinze  mille  draclv 
mes,  Lucullus  l'acheta,  peu  de  temps  après,  deux  millions  cinq  cent 
mille.  (Plutarque,  Fie  de  Marins.) 

2  m  merito  dicatur  genitos  esse,  qui  nec  ipsi  hahere  passent  resfami- 
liares,  nec  alios  pati.  (Fragment  de  VHistoire  de  Salluste,  tiré  du  livre 
de  la  Cité  de  Dieu,  liv.  II,  chap.  xviii.) 

3  Romulus  ne  permit  que  deux  sortes  d'exercices  aux  gens  lihres,  l'a- 
griculture et  la  guerre.  Les  marchands,  les  ouvriers,  ceux  qui  tenaient 
une  maison  à  louage ,  les  cabaretiers ,  n'étaient  pas  du  nombre  des  ci- 
toyens. (DÊNVS  d'Halicarnasse  ,  liv.  II;  idem,  liv.  IX.) 

*  Cicéron  en  donne  les  raisons  dans  ses  Offices,  liv.  III. 
»  Il  fallait  avoir  servi  dix  années ,  entre  l'âge  de  seize  ans  et  celui  (Iq 
quaraute-sept.  Voyez  Poiybe,  liv.  VI. 


GRANDI' LR  ET  DÉCADKNCE  DES  ROMAINS, 


CflAPlTRi:  \I. 

De  Sylla.  —  De  Pompée  et  César. 

Je  supplie  qu'on  me  permette  de  détourner  les  yeu\ 
des  horreurs  des  guerres  de  Marius  et  de  Sylla  :  on  eu 
trouvera  dans  Appieu  l'épouvantable  histoire.  Outre  la 
jalousie ,  l'ambition  et  la  cruauté  des  deux  chefs ,  chaque 
Romain  était  furieux  ;  les  nouveaux  citoyens  et  les  an- 
ciens ne  se  regardaient  plus  comme  les  membres  d'une  i 
même  république  ' ,  et  l'on  se  faisait  une  guerre  qui ,  par 
un  caractère  particulier,  était  en  même  temps  civile  et 
étrangère. 

Sylla  fit  des  lois  très-propres  à  ôter  la  cause  des  désor- 
dres que  l'ou  avait  vus  :  elles  augmentaient  l'autorité  du 
sénat ,  tempéraient  le  pouvoir  du  peuple ,  réglaient  celui 
des  tribuns.  La  fantaisie  qui  lui  fit  quitter  la  dictature 
sembla  rendre  la  vie  à  la  république;  mais,  dans  la  fureur 
de  ses  succès,  il  avait  fait  des  choses  qui  mirent  Rome 
dans  l'impossibilité  de  conserver  sa  liberté. 

Il  ruina ,  dans  son  expédition  d'Asie ,  toute  la  discipline 
militaire;  il  accoutuma  son  armée  aux  rapines  %  et  lui 
donna  des  besoins  qu'elle  n'avait  jamais  eus  ;  il  corrompit 
une  fois  des  soldats ,  qui  devaient  dans  la  suite  corrompre 
les  capitaines. 


"  Comme  Marius,  pour  se  faire  donner  la  commission  de  la  guerre 
contre  Mithridate,  au  préjudice  de  Sylla,  avait  par  le  secours  du  tribun 
Sulpilius,  répandu  les  huit  nouvelles  trihus  des  peuples  d'Italie  dans  les 
anciennes ,  ce  qui  rendait  les  Italiens  maitres  des  suffrages ,  ils  étaient 
la  plupart  du  parti  de  Marius ,  pendant  que  le  sénat  et  les  anciens  ci- 
toyens étaient  du  parti  de  Sylla. 

'  Voj'ez,  dans  la  Conjuration  de  CntiUna ,  le  portrait  que  Salluste 
nous  fait  de;  cette  armof . 


I 


I 


CIlAI'ITP.r,  XI.  71 

Il  entra  dans  Rome  à  main  armée  ,  et  enseigna  aux  jié- 
néraux  ronmins  à  violer  l'asile  de  la  liberté  ' . 

Il  donna  les  terres  des  citoyens  aux  soldats  %  et  il  les 
rendit  avides  pour  jamais  ^;  car,  dès  ce  moment,  il  n'y 
eut  plus  un  homme  de  guerre  qui  n'attendît  une  occasion 
qui  pût  mettre  les  biens  de  ses  concitoyens  entre  ses  mains. 

Il  inventa  les  proscriptions,  et  mit  à  prix  la  tète  de 
ceux  qui  n'étaient  pas  de  son  parti.  Dès  lors  il  futimpossible 
de  s'attacher  davantage  à  la  république  ;  car,  parmi  deux 
hommes  ambitieux ,  et  qui  se  disputaient  la  victoire ,  ceux 
qui  étaient  neutres,  et  pour  le  parti  de  la  liberté,  étaient 
sûrs  d'être  proscrits  par  celui  des  deux  qui  serait  vain- 
queur. Il  était  donc  de  la  prudence  de  s'attacher  à  l'un  des 
deux. 

Il  vint  après  lui ,  dit  Cicéron  ^,  un  homme  qui,  dans 
une  cause  impie  et  une  victoire  encore  plus  honteuse,  ne 
conlisqua  pas  seulement  les  biens  des  particuliers ,  mais 
enveloppa  dans  la  même  calamité  des  provinces  entières. 

Sylla ,  quittant  la  dictature ,  avait  semblé  ne  vouloir 
vivre  que  sous  la  protection  de  ses  lois  mêmes  ;  mais  cette 
action,  qui  marqua  tant  de  modération,  était  elle-même 
une  suite  de  ses  violences.  Il  avait  donné  des  établisse- 
ments à  quarante-sept  légions  dans  divers  endroits  de  l'I- 
talie. Ces  gens-là,  dit  Appien ,  regardant  leur  fortune 

'  Fugatis  Marii  copiis,  primus  in-bcm  Romam  ciim  urinif:  ingri'ssns 
est.  (Fragment  de  Jean  d'Antioche,  dans  VExtrail  des  vertus  et  des 
vices.) 

"  On  distribua  bien  au  commencement  une  partie  des  terres  des  enne- 
mis vaincus;  mais  Sylla  donnait  les  terres  des  citoyens. 

'  [Les  confiscations,  même  en  enrichissant  des  complices ,  n'en  font 
que  des  mécontents  et  des  insérais.  Les  troubles  et  le  désordre  de  l'Élai 
commencent  à  leur  p.iraitre  insupportables  dès  qu'ils  commencent  à  y 
posséder  quelque  chose;  et  l'autorité  qu'on  ne  leur  accorde  pas  tout  en- 
tière, ils  la  regardeiit  comme  usurpée  par  les  autres.  (  L'avocat  général 
Servan.)] 

*  Oiyires.  liv   II,  eh.  vui. 


7"!  GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS  , 

comme  attachée  à  sa  vie  ,  veillaient  à  sa  sûreté,  et  étaient 
toujours  prêts  à  le  secourir  ou  à  le  venger  '. 

La  république  devant  nécessairement  périr,  il  n'était 
plus  question  que  de  savoir  comment  et  par  qui  elle  de- 
vait être  abattue. 

Deux  hommes  également  ambitieux,  excepté  que  l'un 
ne  savait  pas  aller  à  son  but  si  directement  que  l'autre, 
effacèrent  par  leur  crédit ,  par  leurs  exploits ,  par  leurs 
vertus ,  tous  les  autres  citoyens.  Pompée  parut  le  pre-. 
mier;  César  le  suivit  de  près. 

Pompée ,  pour  s'attirer  la  faveur,  fit  casser  les  lois  de 
Sylla  qui  bornaient  le  pouvoir  du  peuple  ;  et  quand  il  eut 
fait  à  son  ambition  un  sacrifice  des  lois  les  plus  salutaires 
de  sa  patrie  ,  il  obtint  tout  ce  qu'il  voulut ,  et  la  témérité 
du  peuple  fut  sans  bornes  à  son  égard , 

Les  lois  de  Rome  avaient  sagement  divisé  la  puissance 
publique  eu  un  grand  nombre  de  magistratures  qui  se 
soutenaient,  s'arrêtaient,  et  se  tempéraient  l'une  l'autre  ; 
et  comme  elles  n'avaient  toutes  qu'un  pouvoir  borné, 
chaque  citoyen  était  bon  pour  y  parvenir  ;  et  le  peuple , 
voyant  passer  devant  lui  plusieurs  personnages  l'un  après 
l'autre,  ne  s'accoutumait  à  aucun  d'eux.  Mais  dans  ce 
temps-ci  le  système  de  la  république  changea  :  les  plus 
puissants  se  firent  donner  par  le  peuple  des  commissions 
extraordinaires ,  ce  qui  anéantit  l'autorité  du  peuple  et  des 
magistrats,  et  mit  toutes  les  grandes  affaires  dans  les 
mains  d'un  seul  ou  de  peu  de  gens  '. 

Fallut-il  faire  la  guerre  à  Sertoriu»,  on  en  donna  la  com- 
mission à  Pompée.  Fallut-il  la  faire  à  Mithridate,  tout  le 
monde  cria  :  Pompée!  Eut-on  besoin  de  faire  venir  des  bljés 

'  On  peut  voir  ce  qui  arriva  après  la  mort  de  César. 
'  Plehis  opes  ivimilntœ ,  fjavciirum,  potentia  crevit.  (Sallcste,  de 
Conjuratio'iv  Catil.) 


CHAPITRE  XI.  73 

à  Rome,  le  peuple  croit  être  perdu,  si  on  n'eu  charge 
Pompée.  Veut-on  détruire  les  pirates  ,  il  n'y  a  que  Pom- 
pée. Et  lorsque  César  menace  d'envahir,  le  sénat  crie  a 
senteur,  et  n'espère  plus  qu'en  Pompée, 

«  Je  crois  bien ,  disait  Marcus  ■  au  peuple ,  que  Pom- 
«  pée,  qne  les  nobles  attendent,  aimera  mieux  assurer 
«  votre  liberté  que  leur  domination  ;  mais  il  y  a  eu  un 
«  temps  ou  chacun  de  vous  avait  la  protection  de  plu- 
«  sieurs,  et  non  pas  tous  la  protection  d'un  seul,  et  ou  il 
«  était  inouï  qu'un  mortel  pût  donner  ou  ôter  de  pareilles 
«  choses.  " 

A  Rome,  faite  pour  s'agrandir,  il  avait  fallu  réunir  dans 
les  mêmes  personnes  les  honneurs  et  la  puissance  ;  ce  qui, 
dans  des  temps  de  trouble,  pouvait  fixer  l'admiration  du 
peuple  sur  un  seul  citoyen. 

Quand  on  accorde  des  honneurs,  on  sait  précisément  ct 
que  l'on  donne  ;  mais ,  quand  on  y  joint  le  pouvoir,  on  ne 
peut  dire  à  quel  point  il  pourra  être  porté. 

Des  préférences  excessives  données  à  un  citoyen  dans 
une  république  ont  toujours  des  effets  nécessaires  :  elles 
fout  naître  l'envie  du  peuple,  ou  elles  augmentent  sans 
mesure  son  amour. 

Deux  fois  Pompée ,  retournant  à  Rome  maître  d'oppri- 
mer la  république ,  eut  la  modération  de  congédier  ses 
armées  avant  que  d'y  entrer,  et  d'y  paraître  en  simple  ci- 
toyen. Ces  actions ,  qui  le  comblèrent  de  gloire ,  firent  que, 
dans  la  suite,  quelque  chose  qu'il  eut  fait  au  préjudice 
des  lois,  le  sénat  se  déclara  toujours  pour  lui. 

Pompée  avait  une  ambition  plus  lente  et  plus  douce 
que  celle  de  César.  Celui-ci  voulait  aller  à  la  souveraine 
puissance  les  armes  à  la  main ,  comme  Sylla ,  cette  façon 

'  Fragment  de  V Histoire  de  Sallusle. 

M0NTE.S<1HEC.  "' 


74  CRANDKUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

•d'opprimer  ne  plaisait  point  à  Pompée  :  il  aspirait  à  la 
dictature ,  mais  par  les  suffrages  du  peuple  ;  il  ne  pouvait 
consentir  à  usurper  la  puissance  ;  mais  il  aurait  voulu 
qu'on  la  lui  remît  entre  les  mains 

Comme  la  faveur  du  peuple  n'est  jamais  constante,  il 
y  eut  des  temps  où  Pompée  vit  diminuer  son  crédit  '  ;  et , 
ce  qui  le  toucha  bien  sensiblement,  des  gens  qu'il  mé- 
prisait augmentèrent  le  leur,  et  s'en  servirent  contre  lui. 

Cela  lui  fit  faire  trois  choses  également  funestes  :  il  cor- 
rompit le  peuple  à  force  d'argent,  et  mit  dans  les  élections 
un  prix  aux  suffrages  de  chaque  citoyen. 

De  plus ,  il  se  servit  de  la  plus  vile  populace  pour  trou- 
bler les  magistrats  dans  leurs  fonctions ,  espérant  que  les 
gens  sages ,  lassés  de  vivre  dans  l'anarchie ,  le  créeraient 
dictateur  par  désespoir. 

Enfin  il  s'unit  d'intérêts  avec  César  et  Crassus.  Caton 
disait  que  ce  n'était  pas  leur  inimitié  qui  avait  perdu 
la  république,  mais  leur  union.  En  effet,  Rome  était  en 
ce  malheureux  état  qu'elle  était  moins  accablée  par  les 
guerres  civiles  que  par  la  paix ,  qui ,  réunissant  les  vues 
2t  les  intérêts  des  principaux ,  ne  faisait  plus  qu'une  ty- 
rannie. 

Pompée  ne  prêta  pas  proprement  sou  crédit  à  César, 
jiiais,  sans  le  savoir,  il  le  lui  sacrifia.  Bientôt  César  em- 
ploya contre  lui  les  forces  qu'il  lui  avait  doimées,  et  ses 
artifices  mêmes  ;  il  troubla  la  ville  par  ses  émissaires,  et 
se  rendit  maître  des  élections  :  consuls,  préteurs,  tribuns, 
furent  achetés  au  prix  qu'ils  mirent  eux-mêmes. 

Le  sénat ,  qui  vit  clairement  les  desseins  de  César,  eut 
recours  à  Pompée  ;  il  le  pria  de  prendre  la  défense  de  la 
république,  si  l'on  pouvait  appeler  de  ce  nom  un  gou- 

"  Voyez  Plutnr(|iir,  fie  '!<■  Pompée. 


CHAPlïHi:  XI.  75 

\  ornement  qui  demandait  la  protection  d'un  de  ses  ci- 
toyens. 

Je  crois  que  ce  qui  perdit  surtout  Pompée  fut  la  honte 
qu'il  eut  de  penser  qu'en  élevant  César  comme  il  avait  fait , 
il  eût  manqué  de  prévoyance.  Il  s'accoutuma  le  plus  tard 
qu'il  put  à  cette  idée ,  il  ne  se  mettait  point  en  défense, 
pour  ne  point  avouer  qu'il  se  fût  mis  en  danger  ;  il  soute- 
nait au  sénat  que  César  n'oserait  faire  la  guerre  ;  et  parce 
qu'il  l'avait  dit  tant  de  fois ,  il  le  redisait  toujours. 

Il  semble  qu'une  chose  avait  mis  César  en  état  de  tout 
entreprendre  :  c'est  que,  par  une  malheureuse  confor- 
mité de  noms,  on  avait  joint  à  son  gouvernement  de  la 
Gaule  cisalpine  celui  de  la  Gaule  d'au  delà  les  Alpes. 

La  politique  n'avait  point  permis  qu'il  y  eût  des  armées 
auprès  de  Rome;  mais  elle  n'avait  pas  souffert  non  plus 
qv.e  l'Italie  fût  entièrement  dégarnie  de  troupes  :  cela  fit 
qu'on  tint  des  forces  considérables  dans  la  Gaule  cisalpine , 
c'est-à-dire  dans  le  pays  qui  est  depuis  le  Rubicon ,  petit 
fleuve  de  la  Romagne,  jusqu'aux  Alpes.  Mais,  pour  as- 
surer la  ville  de  Rome  contre  ces  troupes ,  on  fit  le  célèbre 
sénatus-consulte  que  l'on  voit  encore  gravé  sur  le  che- 
min de  Rimini  à  Césène ,  par  lequel  on  dévouait  aux  dieux 
infernaux ,  et  l'on  déclarait  sacrilège  et  parricide,  quicon- 
que, avec  une  légion,  avec  une  armée,  ou  avec  une  co- 
horte, passerait  le  Rubicon. 

A  un  gouvernement  si  important  qui  tenait  la  ville  en 
échec,  on  en  joignit  un  autre  plus  considérable  encore  : 
c'était  celui  de  la  Gaule  transalpine ,  qui  comprenait  les 
pays  du  midi  de  la  France ,  qui ,  ayant  donné  à  César 
l'occasion  de  faire  la  guerre  pendant  plusieurs  années  à 
tous  les  peuples  qu'il  voulut ,  fit  que  ses  soldats  vieilli- 
rent avec  lui ,  et  qu'il  ne  les  conquit  pas  moins  que  les 


76  GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMALNS, 

barbares.  Si  César  n'avait  point  eu  le  gouvernement  de  la 
Gaule  transalpine,  il  n'aurait  point  corrompu  ses  soldats, 
ni  fait  respecter  sou  nom  par  tant  de  victoires.  S'il  n'a- 
vait pas  eu  celui  de  la  Gaule  cisalpine,  Pompée  aurait 
pu  l'arrêter  au  passage  des  Alpes  ;  au  lieu  que ,  dès  le 
commencement  de  la  guerre,  il  fut  obligé  d'abandonner 
l'Italie  :  ce  qui  fit  perdre  à  son  parti  la  réputation,  qui 
dans  les  guerres  civiles  est  la  puissance  même. 

La  même  frayeur  qu'Annibal  porta  dans  Rome  après 
la  bataille  de  Cannes ,  César  l'y  répandit  lorsqu'il  passa 
le  Rubicon.  Pompée ,  éperdu ,  ne  vit ,  dans  les  premiers 
moments  de  la  guerre ,  de  parti  à  prendre  que  celui  qui 
reste  dans  les  affaires  désespérées  :  il  ne  sut  que  céder  et 
que  fuir;  il  sortit  de  Rome,  y  laissa  le  trésor  public;  il 
ne  put  nulle  part  retarder  le  vainqueur;  il  abandonna 
une  partie  de  ses  troupes,  toute  l'Italie,  et  passa  la  mer. 
On  parle  beaucoup  de  la  fortune  de  César  ;  mais  cet 
homme  extraordinaire  avait  tant  de  grandes  qualités 
sans  pas  un  défaut ,  quoiqu'il  eût  bien  des  vices,  qu'il 
eût  été  bien  difficile  que ,  quelque  armée  qu'il  eût  com- 
mandée, il  n'eût  été  vainqueur,  et  qu'en  quelque  répu- 
blique qu'il  fût  né,  il  ne  l'eût  gouvernée. 

César,  après  avoir  défait  les  lieutenants  de  Pompée  en 
Espagne,  alla  en  Grèce  le  chercher  lui-même.  Pompée, 
qui  avait  la  côte  de  la  mer  et  des  forces  supérieures, 
était  sur  le  point  de  voir  l'armée  de  César  détruite  par  la 
misère  et  la  faim  ;  mais  comme  il  avait  souverainement 
le  faible  de  vouloir  être  approuvé ,  il  ne  pouvait  s'empê- 
cher de  prêter  l'oreille  aux  vains  discours  de  ses  gens , 
qui  le  raillaient  ou  l'accusaient  sans  cesse  '.  Il  veut,  di- 
sait l'un,  se  perpétuer  dans  le  commandement,  et  être, 

'  Voyez  Plutarque ,  Fie  de  Pompée. 


CHAPITRE  X[.  77 

comme  Agamemnon ,  le  roi  des  rois.  Je  vous  avertis,  di- 
sait un  autre,  que  nous  ne  mangerons  pas  encore  cette 
année  des  figues  de  Tusculura.  Quelques  succès  particu- 
liers qu'il  eut  achevèrent  de  tourner  la  tète  à  cette  troupe 
sénatoriale.  Ainsi,  pour  n'être  pas  blâmé,  il  fit  une  chose 
que  la  postérité  blâmera  toujours,  de  sacrifier  tant  d'a- 
vantages pour  aller,  avec  des  troupes  nouvelles ,  combat- 
tre une  armée  qui  avait  vaincu  tant  de  fois  '. 

Lorsque  les  restes  de  Pharsale  se  furent  retirés  en  Afri- 
que, Scipion,  qui  les  commandait,  ne  voulut  jamais 
suivre  l'avis  de  Catou ,  de  traîner  la  guerre  en  longueur  : 
enOé  de  quelques  avantages ,  il  risqua  tout ,  et  perdit  tout  ; 
et  lorsque  Brutus  et  Cassius  rétablirent  ce  parti,  la  même 
précipitation  perdit  la  république  une  troisième  fois. 

Vous  remarquerez  que ,  dans  ces  guerres  civiles ,  qui 
durèrent  si  longtemps ,  la  puissance  de  Rome  s'accrut  sans 
cesse  au  dehors.  Sous  Marins ,  Sylla,  Pompée,  César,  An- 
toine, Auguste,  Rome,  toujours  plus  terrible,  acheva  de 
détruire  tous  les  rois  qui  restaient  encore. 

Il  n'y  a  point  d'État  qui  menace  si  fort  les  autres  d'une 
conquête  que  celui  qui  est  dans  les  horreurs  de  la  guerre 
civile.  Tout  le  monde,  noble,  bourgeois,  artisan,  labou- 
reur, y  devient  soldat  ;  et  lorsque  par  la  paix  les  forces 
sont  réunies ,  cet  État  a  de  grands  avantages  sur  les  au- 
tres ,  qui  n'ont  guère  que  des  citoyens.  D'ailleurs ,  dans  les 
guerres  civiles ,  il  se  forme  souvent  de  grands  hommes , 
parce  que  dans  la  confusion  ceux  qui  ont  du  mérite  se 
font  jour,  chacun  se  place  et  se  met  à  son  rang;  au  lieu 
que  dans  les  autres  temps  on  est  placé ,  et  on  l'est  souvent 

«  Cela  est  bien  expliqué  dans  Appien,  delà  Guerre  civile,  liv.  IV, 
ch.  cviii  et  suiv.  L'armée  d'Octave  et  d'Antoine  cuirait  péri  de  faim ,  si 
l'on  n'avait  pas  donné  la  bataille. 

7. 


78  GRANDEUR  ET  DECADENCE  DES  ROMAINS, 

tout  de  travers.  Et,  pour  passer  de  l'exemple  des  Romains 
à  d'autres  plus  récents,  les  Français  n'ont  jamais  été  si 
redoutables  au  dehors  qu'après  les  querelles  des  maisons 
de  Bourgogne  et  d'Orléans ,  après  les  troubles  de  la  Ligue , 
après  les  guerres  civiles  de  la  minorité  de  Louis  XIII  et 
de  celle  de  Louis  XIV.  L'Angleterre  n'a  jamais  été  si 
respectée  que  sous  Gromwell ,  après  les  guerres  du  long- 
parlement.  Les  Allemands  n'ont  pris  la  supériorité  sur  les 
Turcs  qu'après  les  guerres  civiles  d'Allemagne.  Les  Es- 
pagnols ,  sous  Philippe  V,  d'abord  après  les  guerres  ci- 
viles pour  la  succession,  ont  montré  en  Sicile  une  force 
qui  a  étoiuié  l'Europe;  et  nous  voyons  aujourd'hui  la 
Perse  renaître  des  cendres  de  la  guerre  civile ,  et  humilier 
les  Turcs. 

Enfin  la  république  fut  opprimée ,  et  il  n'en  faut  pas 
accuser  l'ambition  de  quelques  particuliers ,  il  en  faut 
accuser  l'homme ,  toujours  plus  avide  du  pouvoir  à  me- 
sure qu'il  en  a  davantage ,  et  qui  ne  désire  tout  que  parce 
qu'il  possède  beaucoup. 

Si  César  et  Pompée  avaient  pensé  comme  Caton ,  d'au- 
tres auraient  pensé  comme  firent  César  et  Pompée;  et  la 
république,  destinée  à  périr,  aurait  été  entraînée  au  préci- 
pice par  une  autre  main. 

César  pardonna  à  tout  le  monde  ;  mais  il  me  semble  que 
la  modération  que  l'on  montre  après  qu'on  a  tout  usurpé 
ne  mérite  pas  de  grandes  louanges. 

Quoi  que  l'on  ait  dit  de  sa  diligence  après  Pharsale, 
Cicéron  l'accuse  de  lenteur  avec  raison.  Il  dit  à  Cassius 
qu'ils  n'auraient  jamais  cru  que  le  parti  de  Pompée  se  fût 
ainsi  relevé  en  Espagne  et  en  Afrique ,  et  que ,  s'ils  avaient  \ 
pu  prévoir  que  César  se  fût  amusé  à  sa  guerre  d'Alexandrie, 
ils  n'auraient  pas  fait  leur  paix,  et  qu'ils  se  seraient  re- 


CllAriTI'.E  XI.  79 

tirés  avec  Scipiou  et  Caton  en  Afiique'.  Ainsi  un  fol 
amour  lui  fit  essuyer  quatre  guerres  ;  et,  en  ne  prévenant 
pas  les  deux  dernières,  il  remit  en  question  ce  qui  avait 
été  décidé  à  Pharsale. 

César  gouverna  d'abord  sous  des  titres  de  magistra- 
ture, car  les  hommes  ne  sont  guère  touchés  que  des  noms. 
Et  comme  les  peuples  d'Asie  abhorraient  ceux  de  consul 
et  de  proconsul ,  les  peuples  d'Europe  détestaient  celui  de 
roi  :  de  sorte  que,  dans  ces  temps-là ,  ces  noms  faisaient 
le  bonheur  ou  le  désespoir  de  la  terre.  César  ne  laissa  pas 
de  tenter  de  se  faire  mettre  le  diadème  sur  la  tète  ;  mais 
voyant  que  le  peuple  cessait  ses  acclamations,  il  le  rejeta. 
Il  fit  encore  d'autres  tentatives  '  ;  et  je  ne  puis  comprendre 
qu'il  pût  croire  que  les  Romains ,  pour  le  souffrir  tyran , 
aimassent  pour  cela  la  tyramiie ,  ou  crussent  avoir  fait  ce 
qu'ils  avaient  fait. 

Un  jour  que  le  sénat  lui  déférait  de  certains  honneurs , 
il  négligea  de  se  lever;  et  pour  lors  les  plus  graves  de  ce 
corps  achevèrent  de  perdre  patience. 

On  n'offense  jamais  plus  les  hommes  que  lorsqu'on 
choque  leurs  cérémonies  et  leurs  usages.  Cherchez  à  les 
opprimer,  c'est  quelquefois  une  preuve  de  l'estime  que  vous 
en  faites;  choquez  leurs  coutumes,  c'est  toujours  une 
marque  de  mépris. 

César,  de  tout  temps  ennemi  du  sénat,  ne  put  cacber  le 
mépris  qu'il  conçut  pour  ce  corps,  qui  était  devenu  pres- 
que ridicule  depuis  qu'il  n'avait  plus  de  puissance  :  par  là 
sa  clémence  même  fut  insultante.  On  regarda  qu'il  ne  par- 
donnait pas,  mais  qu'il  dédaignait  de  punir. 

Il  porta  le  mépris  jusqu'à  faire  lui-même  les  sénatus- 

'  Lettres  familières,  liv.  \V. 

^  Il  cassa  les  tribuns  du  peuple.  9^- 


80  GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

cousultes;  il  les  souscrivait  du  nom  des  premiers  sénateurs 
qui  lui  venaient  dans  l'esprit.  «  J'apprends  quelquefois, 
«  dit  Cicérou  ',  qu'un  séuatus-consulte  passé  à  mon  avis 
«  a  été  porté  en  Syrie  et  en  Arménie ,  avant  que  j'aie  su 
«  qu'il  ait  été  fait  ;  et  plusieurs  princes  m'ont  écrit  des  let- 
«  très  de  remercîments  sur  ce  que  j'avais  été  d'avis  qu'on 
«  leur  donnât  le  titre  de  rois,  que  non-seulement  je  ne  sa- 
«  vais  pas  être  rois ,  mais  même  qu'ils  fussent  au  monde.  » 

Ou  peut  voir  dans  les  lettres  de  quelques  grands  hom- 
mes de  ce  temps-là  %  qu'on  a  mises  sous  le  nom  de  Cicé- 
rou, parce  que  la  plupart  sont  de  lui,  l'abattement  et  le 
désespoir  des  premiers  hommes  de  la  république  à  cette 
révolution  subite  qui  les  priva  de  leurs  honneurs  et  de 
leurs  occupations  mêmes,  lorsque  le  sénat  étant  sans 
fonction ,  ce  crédit ,  qu'ils  avaient  eu  par  toute  la  terre , 
ils  ne  purent  plus  l'espérer  que  dans  le  cabinetd'un  seul; 
et  cela  se  voit  bien  mieux  dans  ces  lettres  que  dans  les 
discours  des  historiens.  Elles  sont  le  chef-d'œuvre  de  la 
naïveté  des  gens  \mis  par  une  douleur  commune ,  et  d'un 
siècle  où  la  fausse  politesse  n'avait  pas  mis  le  mensonge 
partout  ;  enfin  on  n'y  voit  point ,  comme  dans  la  plupart  de 
nos  lettres  modernes ,  des  gens  qui  veulent  se  tromper, 
mais  des  amis  malheureux  qui  cherchent  à  se  tout  dire. 

Il  était  bien  difficile  que  César  pût  défendre  sa  vie  :  la 
plupart  des  conjurés  étaient  de  son  parti ,  ou  avaient  été 
par  lui  comblés  de  bienfaits^,  et  la  raison  en  est  bien  na- 
turelle. Ils  avaient  trouvé  de  grands  avantages  dans  sa  vic- 
toire; mais ,  plus  leur  fortune  devenait  meilleure,  plus  ils 

•  Lettres  familières ,  liv.  IX- 

*  Voyez  les  Lettres  de  Cicéron  et  de  Servius  Sulpilius. 

'  Décimus  Brulus ,  Caïus  Casca,  Trébooius,  Tullius  Cimber,  Minu- 
Uus  Basilius,  ctaieut  amis  de  César.  (Appien,  de  Bello  civili,  lib.  n, 
ch.  cxiii. 


CHAPITRE  XI.  81 

commençaient  à  avoir  part  au  malheur  commun  '  j  car,  à 
homme  qui  n'a  rien,  il  importe  assez  peu,  à  certains  égards , 
en  quel  gouvernement  il  vive. 

De  plus,  il  y  avait  un  certain  droit  des  gens,  une  opi- 
nion établie  dans  toutes  les  républiques  de  Grèce  et  d'Ita- 
lie, qui  faisait  regarder  comme  un  homme  vertueux  l'as- 
sassin de  celui  qui  avait  usurpé  la  souveraine  puissance. 
A  Rome  surtout ,  depuis  l'expulsion  des  rois ,  la  loi  était 
précise ,  les  exemples  reçus  :  la  république  armait  le  bras 
de  chaque  citoyen ,  le  faisait  magistrat  pour  le  moment , 
et  l'avouait  pour  sa  défense. 

Brutus  ose  bien  dire  à  ses  amis  que ,  quand  son  père  re- 
viendrait sur  la  terre ,  il  le  tuerait  tout  de  même  ^  ;  et 
quoique ,  par  la  continuation  de  la  tyrannie ,  cet  esprit  de 
liberté  se  perdît  peu  à  peu ,  les  conjurations ,  au  commen- 
cement du  règne  d'Auguste,  renaissaient  toujours. 

C'était  un  amour  dominant  pour  la  patrie  qui ,  sortant 
des  règles  ordinaires  des  crimes  et  des  vertus,  n'écoutait 
que  lui  seul ,  et  ne  voyait  ni  citoyen ,  ni  ami ,  ni  bienfai- 
teur, ni  père  :  la  vertu  semblait  s'oublier  pour  se  surpasser 
elle-même  ;  etl'actiou  qu'on  ne  pouvait  d'abord  approuver, 
parce  qu'elle  était  atroce ,  elle  la  faisait  admirer  comme 
divine. 

En  effet,  le  crime  de  César,  qui  vivait  dans  un  gou- 
vernement libre,  n'était-il  pas  hors  d'état  d'être  puni  au- 
trement que  par  un  assassinat  ?  Et  demander  pourquoi  on 
ne  l'avait  pas  poursuivi  par  la  force  ouverte  ou  par  les 
lois ,  n'était-ce  pas  demander  raison  de  ses  crimes  ? 

'  Je  ne  parle  pas  des  satellites  d'un  lyran,  qui  seraient  perdus  après 
hii ,  mais  de  ses  compagnons ,  dans  un  gouvernement  libre. 
-  Lettre  de  Brutus  /dans  le  recueil  de  celles  da  Cicéron. 


8?.  GRANDEUR  liï  DÉDADENCE  DES  ROMAINS, 

CHAPITRE  XII. 

De  l'état  de  Rome  après  la  mort  de  César. 

Il  était  tellement  impossible  que  la  république  pût  so 
rétablir,  qu'il  arriva  ce  qu'où  n'avait  jamais  encore  vu , 
qu'il  n'y  eut  plus  de  tyran,  et  qu'il  n'y  eut  pas  de  liberté; 
car  les  causes  qui  l'avaient  détruite  subsistaient  toujours. 

Les  conjurés  n'avaient  formé  de  plan  que  pour  la  con- 
juration ,  et  n'en  avaient  point  fait  pour  la  soutenir. 

Après  l'action  faite,  ils  se  retirèrent  au  Capitole  :  le  sénat 
nes'assembla  pas;  et  le  lendemain,  Lépidus,  qui  cherchait 
le  trouble,  se  saisit,  avec  des  gens  armés,  de  la  place  ro- 
maine. 

Les  soldats  vétérans ,  qui  craiguaient  qu'on  ne  répétât 
les  dons  inimenses  qu'ils  avaient  reçus ,  entrèrent  dans 
Rome  :  cela  fit  que  le  sénat  approuva  tous  les  actes  de  Cé- 
sar, et  que ,  conciliant  les  extrêmes ,  il  accoi'da  luie  amnis- 
tie aux  conjurés;  ce  qui  produisit  une  fausse  paix. 

César,  avant  sa  mort ,  se  préparant  à  son  expédition  con- 
tre lesParthes,  avait  nounnédes  magistrats  pour  plusieurs 
années ,  afin  qu'il  eût  des  gens  à  lui  qui  maintinssent  dans 
son  absence  la  tranquillité  de  son  gouvernement  :  ainsi , 
après  sa  mort,  ceux  de  son  parti  se  sentirent  des  ressour- 
ces pour  longtemps. 

Comme  le  sénat  avait  approuvé  tous  les  actes  de  César 
sans  restriction,  et  que  l'exécution  en  fut  donnée  aux 
consuls ,  Antoine,  qui  l'était,  se  saisit  du  livre  des  raisons 
de  César,  gagna  son  secrétaire,  et  y  fit  écrire  tout  ce  qu'il 
voulut  :  de  manière  que  le  dictateur  régnait  plus  impérieu- 
sement que  pendant  sa  vie  ;  car  ce  qu'il  n'aurait  jamais 
fait,  Antoine  le  faisait  ;  l'argent  qu'il  n'aïuait  jamais  donné, 


CHAPITRE  XII.  83 

Aiitoiue  le  dounait  ;  et  tout  homme  qui  avait  de  mauvaises 
iutentious  contre  la  république  trouvait  soudain  une  ré- 
compense dans  les  livres  de  César. 

Par  un  nouveau  malheur,  César  avait  amassé  pour  son 
expédition  des  sommes  immenses,  qu'il  avait  mises  dans 
le  temple  d'Ops  :  Antoine,  avec  son  livre ,  en  disposa  à  sa 
fairtaisie. 

Les  conjurés  avaient  d'abord  résolu  de  jeter  le  corps  de 
César  dans  le  Tibre  '  :  ils  n'y  auraient  trouvé  nul  obsta- 
cle ;  car,  daus  ces  moments  d'etonnement  qui  suivent  une 
action  inopinée,  il  est  facile  de  faire  tout  ce  qu'on  peut  oser. 
Cela  ne  fut  point  exécuté  ;  et  voici  ce  qui  en  arriva  : 

I^  sénat  se  cnit  obligé  de  permettre  qu'on  fit  les  obsè- 
ques de  César;  et  effectivement ,  dès  qu'il  ne  l'avait  pas 
déclaré  tyran,  il  ne  pouvait  lui  refuser  la  sépulture.  Or, 
c'était  une  coutume  des  Romains ,  si  vantée  par  Polybe , 
de  porter  daus  les  funérailles  les  images  des  ancêtres ,  et 
défaire  ensuite  l'oraison  funèbre  du  défunt.  Antoine,  qui 
la  fit ,  montra  au  peuple  la  robe  ensanglantée  de  César,  lui 
lut  sou  testament,  où  il  lui  faisait  de  grandes  largesses,  et 
l'agita  au  point  qu'il  mit  le  feu  aux  maisons  des  conjurés. 

Nous  avons  un  aveu  de  Cicéron,  qui  gouverna  le  sénat 
dans  toute  cette  affaire  %  qu'il  aurait  mieux  valu  agir  avec 
rigueur,  et  s'exposer  à  périr,  et  que  même  on  n'aurait 
point  péri  ;  mais  il  se  disculpe  sur  ce  que,  quand  le  sénat 
fut  assemblé ,  il  n'était  plus  temps.  Et  ceux  qui  savent 
le  prix  d'un  moment ,  dans  des  affaires  ou  le  peuple  a  tant 
de  part,  n'en  seront  pas  étonnés. 

Voici  un  autre  accident  :  pendant  qu'on  faisait  des  jeux 

'  Cela  n'aurait  pas  été  sans  exemple  :  après  que  Tibérius  Gracchus 
eut  été  tué,  Lucrélius,  édile,  qui  fut  depuis  appelé  Vespillo,  jeta  son 
corps  dans  le  Tibre.  (AiRÉLiis  Victor,  r/<-  Fir.  illust.,  ch.  lxiv.> 

•  Ltllres    à  ■/tticiis,  liv.  XIV,  IcU.  \. 


84  GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

eu  l'honneur  de  César,  une  comète  à  longue  chevelure  pa- 
rut pendant  sept  Jours  :  le  peuple  crut  que  son  âme  avait 
été  reçue  dans  le  ciel. 

C'était  bien  une  coutume  des  peuples  de  Grèce  et  d'Asie 
de  bâtir  des  temples  aux  rois ,  et  même  aux  proconsuls 
qui  les  avaient  gouvernés  '  :  ou  leur  laissait  faire  ces  cho- 
ses comme  le  témoignage  le  plus  fort  qu'ils  pussent  donner 
de  leur  servitude  ;  les  Romains  mêmes  pouvaient ,  dans 
des  laraires ,  ou  des  temples  particuliers ,  rendre  des  hon- 
neurs divins  à  leurs  ancêtres  ;  mais  je  ne  vois  pas  que ,  de- 
puis Romulus  jusqu'à  César,  aucun  Romain  ait  été  mis  au 
nombre  des  divinités  publiques  * . 

Le  gouvernement  de  la  Macédoine  était  échu  à  Antoine  ; 
il  voulut,  au  lieu  de  celui-là,  avoir  cehii  des  Gaules  :  on 
voit  bien  par  quel  motif.  Décimus  Rrutus ,  qui  avait  la 
Gaule  cisalpine ,  ayaut  refusé  de  la  lui  remettre,  il  voidut 
l'en  chasser  ;  cela  produisit  une  guerre  civile,  dans  laquelle 
le  sénat  déclara  Antoine  ennemi  de  la  patrie. 

Cicérou ,  pour  perdre  Antoine ,  son  ennemi  particulier, 
avait  pris  le  mauvais  parti  de  travailler  à  l'élévation  d'Oc- 
tave; et,  au  lieu  de  chercher  à  faire  oublier  au  peuple  Cé- 
sar, il  le  lui  avait  remis  devant  les  yeux. 

Octave  se  conduisit  avec  Cicéron  en  homme  habile  :  il 
le  flatta,  le  loua,  le  consulta,  et  employa  tous  ces  artifices 
dout  la  vanité  ne  se  défie  jamais. 

Ce  qui  gâte  presque  toutes  les  affaires,  c'est  qu'ordi- 
nairement ceux  qui  les  entreprennent,  outre  la  réussite 
principale,   cherchent  eucore   de  certains  petits  succès 

'  Voyez  là-dessus  les  Lettres  de  Cicéron  à  Alticus,  liv.  V,  et  la  re- 
marque de  M.  ral)bé  de  Mongault. 

^  Dion  dit  que  les  triumvirs ,  qui  espéraient  tous  d'avoir  quelque  jour 
la  place  de  César,  tirent  tout  ce  qu'ils  purent  pour  augmenter  les  bon- 
ueurs  qu'on  lui  rendait,  liv.  XLVII. 


CFIAPITRE  XII.  85 

particuliers  tfui  flattent  leur  amour-propre ,  et  les  rendent 
contents  d'eux. 

Je  crois  que  si  Caton  s'était  réservé  pour  la  république , 
il  aurait  donné  aux  choses  tout  un  autre  tour.  Cicéron , 
avec  des  parties  admirables  pour  un  second  rôle ,  était  in- 
capable du  premier  :  il  avait  un  beau  génie,  mais  une  âme 
souvent  commune.  L'accessoire,  chez  Cicéron,  c'était  la 
vertu  ;  chez  Caton ,  c'était  la  gloire  '  ;  Cicéron  se  voyait 
toujours  le  premier;  Caton  s'oubliait  toujours  :  celui-ci 
voulait  sauver  la  république  pour  elle-même  ;  celui-là , 
pour  s'en  vanter. 

Je  pourrais  continuer  le  parallèle  en  disant  que ,  quand 
Caton  prévoyait ,  Cicéron  craignait  ;  que  là  où  Caton  es- 
pérait, Cicéron  seconfiait:  que  le  premier  voyait  toujours 
les  choses  de  sang-froid  ;  l'autre ,  au  travers  de  cent  petites 
passions. 

Antoine  fut  défait  à  Modène  :  les  deux  consuls  Hirtius 
et  Pansa  y  périrent.  Le  sénat,  qui  se  crut  au-dessus  de  ses 
affaires,  songea  à  abaisser  Octave,  qui  de  son  côté  cessa 
d'agir  contre  Antoine ,  mena  son  armée  à  Rome ,  et  se  fit 
déclarer  consul. 

Voilà  comment  Cicéron ,  qui  se  vantait  que  sa  robe  avait 
détruit  les  armées  d'Antoine ,  donna  à  la  république  un  en- 
nemi plus  dangereux,  parce  que  son  nom  était  plus  cher, 
et  ses  droits ,  en  apparence ,  plus  légitimes  ^ 

Antoine,  défait,  s'était  réfugié  dans  la  Gaule  transal- 
pine, où  il  avait  été  reçu  par  Lépidus.  Ces  deux  hommes 
s'unirent  avec  Octave,  et  ils  se  donnèrent  l'un  à  l'autre  la 


•    Esse  quam  videri  bonus  malehal;  itaque,  quo  minus  gloriam  pe- 
Icbat,  eomagis  illamasscquebatnr.  {SkLhV,s,r.  de  Bello  Catil.,  ch.  i.iv.) 
''  Il  était  héritier  fie  César,  et  son  liis  par  adoption. 

H 


80  GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

viede  leurs  amis  et  de  leurs  ennemis  ' .  Lépide  resta  à  Rome: 
les  deux  autres  allèrent  chercher  Brutus  et  Cassius  ,  et  ils 
les  trouvèrent  dans  ces  lieux  où  l'on  combattit  trois  fois 
pour  l'empire  du  monde. 

Brutus  et  Cassius  se  tuèrent  avec  une  précipitation  qui 
n'est  pas  excusable  ;  et  Tonne  peut  lire  cet  endroit  de  leur 
vie  sans  avoir  pitié  de  la  république ,  qui  fut  ainsi  aban- 
donnée. Gaton  s'était  donné  la  mort  à  la  fin  de  la  tragédie  ; 
ceux-ci  la  commencèrent  en  quelque  façon  par  leur  mort. 

On  peut  donner  plusieurs  causes  de  cette  coutume  si  gé- 
nérale des  Romains  de  se  domier  la  mort  :  le  progrès  de  la 
secte  stoïque,  qui  y  encourageait;  l'établissement  des  triom- 
phes et  de  l'esclavage ,  qui  firent  penser  à  plusieurs  grands 
hommes  qu'il  ne  fallait  pas  survivre  à  une  défaite  ;  l'avan- 
tage que  les  accusés  avaient  de  se  donner  la  mort  plutôt 
que  de  subir  un  jugement  par  lequel  leur  mémoire  devait 
être  flétrie  et  leurs  biens  confisqués^  ;  une  espèce  de  point 
d'honneur,  peut-être  plus  raisonnable  que  celui  qui  nous 
porte  aujourd'hui  à  égorger  notre  ami  pour  un  geste  ou 
pour  une  parole  ;  enfin  une  grande  commodité  pour  l'hé- 
roïsme ,  chacun  faisant  finir  la  pièce  qu'il  jouait  dans  le 
monde ,  à  l'endroit  où  il  voulait  ^  . 

On  pourrait  ajouter,  une  grande  facilité  dans  l'exécution  : 
l'âme ,  tout  occupée  de  l'action  qu'elle  va  faire  ,  du  motif 
qui  la  détermine,  du  péril  qu'elle  va  éviter,  ne  voit  point 
proprement  la  mort,  parce  que  la  passion  fait  sentir,  et 
jamais  voir. 

'  Leur  cruauté  fut  si  insensée,  qu'ils  ordonnèrent  que  chacun  eut  à  se 
réjouir  des  proscriptions,  sous  peine  de  la  vie.  Voyez  Dion. 

^  Eornm  qui  de  se  slatucbant  humahautur  corpora  ,  mancbant  tes- 
tamenla,  prctium  festlnandi.  (Tacite,  Annales,  liv.  VI,  ch.  xxix.) 

^  Si  Charles  I  et  Jacques  II  avaient  vécu  dans  une  religion  qui  leur 
eut  permis  de  se  tuer,  ils  n'auraient  pas  eu  à  soutenir  l'un  une  telle  mort, 
l'autre  une  telle  vie. 


CHAinTHE  Xlll.  87 

L'amour-propre,  l'amour  de  notre  conservation  se 
transforme  en  tant  de  manières ,  et  agit  par  des  principes 
si  contraires ,  qu'il  nous  porte  à  sacrifier  notre  être  pour 
l'amour  de  notre  être  ;  et  tel  est  le  cas  que  nous  faisons  de 
nous-mêmes,  que  nous  consentons  à  cesser  de  vivre  par  un 
instinct  naturel  et  obscur  qui  fait  que  nous  nous  aimons 
plus  que  notre  vie  même  ' . 


CHAPITRE  XIII. 

Auguste. 

Sextus  Pompée  tenait  la  Sicile  et  la  Sardaigne  ;  il  était 
maître  de  la  mer,  et  il  avait  avec  lui  une  infinité  de  fugi- 
tifs et  de  proscrits  qui  combattaient  pour  leiirs  dernières 
espérances.  Octave  lui  fit  deux  guerres  très  laborieuses  ; 
et  après  bien  des  mauvais  succès ,  il  le  vainquit  par  l'ha- 
bileté d' Agrippa. 

Les  conjurés  avaient  presque  tous  fini  malheureusement 
leur  vie  *  ;  et  il  était  bien  naturel  que  des  gens  qui  étalent 
à  la  tête  d'un  parti  abattu  tant  de  fois,  dans  des  guerres  où 
l'on  ne  se  faisait  aucun  quartier ,  eussent  péri  de  mort  vio- 
lente. Delà  cependant  on  tira  la  conséquence  d'une  ven- 

'  [Dans  quelques  éditions  modernes,  ce  chapitre  se  termine  par  le  pa- 
ragraphe suivant  :  «  II  est  certain  que  les  hommes  sont  devenus  moins 
libres,  moins  courageux,  moins  portés  aux  grandes  entreprises  qu'ils 
n'étaient  lorsque ,  par  cette  puissance  qu'on  prenait  sur  soi-même ,  on 
pouvait  à  tous  les  instants  échapper  à  toute  autre  puissance.  » 

Mais  cette  réflexion  ne  se  trouvant  dans  aucune  des  éditions  publiées 
du  vivant  de  Montesquieu ,  nous  avons  cru  devoir  la  rejeter  au  bas  de 
la  page.  (P.)] 

'  De  nos  jours ,  presque  tous  ceux  qui  jugèrent  Charles  I  eurent  une 
lin  tragique.  C'est  qu'il  n'est  guère  possible  de  faire  des  actions  pareilles 
sans  avoir  de  tous  côtés  de  mortels  ennemis ,  et  par  conséquent  sans 
courir  une  infinité  de  périls. 


88  GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

geance  céleste  qui  punissait  les  meurtriers  de  César ,  et 
proscrivait  leur  cause. 

Octave  gagua  les  soldats  de  Lépidus  ,  et  le  dépouilla  de 
la  puissance  du  triumvirat  :  il  lui  envia  même  la  consola- 
tion de  mener  une  vie  obscure ,  et  le  força  de  se  trouver  , 
comme  homme  privé ,  dans  les  assemblées  du  peuple. 

On  est  bien  aise  de  voir  l'humiliation  de  ce  Lépidus.  C'é- 
tait le  plus  méchant  citoyen  qui  fût  dans  la  république , 
toujours  le  premier  à  commencer  les  troubles ,  formant 
sans  cesse  des  projets  funestes ,  où  il  était  obligé  d'asso- 
cier de  plus  habiles  gens  que  lui.  Un  auteur  moderne  's'est 
plu  à  en  faire  l'éloge,  et  cite  Antoine ,  qui ,  dans  une  de 
ses  lettres ,  lui  donne  la  qualité  d'honnête  homme  ;  mais 
un  honnête  homme  pour  Antoine  ne  devait  guère  l'être 
pour  les  autres. 

Je  crois  qu'Octave  est  le  seul  de  tous  les  capitaines  ro- 
mains qui  ait  gagné  l'affection  des  soldats  en  leur  donnant 
sans  cesse  des  marques  d'une  lâcheté  naturelle.  Dans  ces 
temps-là,  les  soldats  faisaient  plus  de  casde  la  libéralité  de 
leur  général  que  de  son  courage.  Peut-être  même  que  ce 
fut  un  bonheur  pour  lui  de  n'avoir  point  eu  cette  valeur 
qui  peut  donner  l'empire  ,  et  que  cela  même  l'y  porta  :  on 
le  craignit  moins.  Il  n'est  pas  impossible  que  les  choses 
qui  le  déshonorèrent  le  plus  aient  été  celles  qui  le  servirent 
le  mieux.  S'il  avait  d'abord  montré  une  grande  âme,  tout 
le  monde  se  serait  méfié  de  lui;  et,  s'il  eût  eu  de  la  har- 
diesse ,  il  n'aurait  pas  donné  à  Antoine  le  temps  de  faire 
toutes  les  extravagances  qui  le  perdirent. 

Antoine ,  se  préparant  contre  Octave ,  jura  à  ses  soldats 
que  deux  mois  après  sa  victoire  il  rétablirait  la  républi- 
que :  ce  qui  fait  bien  voir  que  les  soldats  mêmes  étaient 
■  L'abbé  de  Saiut-Réal. 


CEIAPITRE  XIII.  89 

jaloux  de  la  liberté  de  leur  patrie ,  quoiqu'ils  la  détrui- 
sissent sans  cesse,  n'y  ayant  rien  de  si  aveugle  qu'une 
armée. 

La  bataille  d'Actium  se  donna  ;  Cléopâtre  fuit ,  et  en- 
traîna Antoine  avec  elle.  Il  est  certain  que  dans  la  suite 
elle  le  trahit  \  Peut-être  que ,  par  cet  esprit  de  coquetterie 
inconcevable  des  femmes  ,  elle  avait  formé  le  dessein  de 
mettre  encore  à  ses  pieds  un  troisième  maître  du  monde. 

Une  femme  à  qui  Antoine  avait  sacrifié  le  monde  entier 
le  trahit  ;  tant  de  capitaines  et  tant  de  rois,  qu'il  avait 
agrandis  ou  faits,  lui  manquèrent;  et,  comme  si  la  géné- 
rosité avait  été  liée  à  la  servitude ,  une  troupe  de  gladia- 
teurs lui  conserva  une  fidélité  héroïque.  Comblez  un  homme 
de  bienfaits ,  la  première  idée  que  vous  lui  inspirez ,  c'est 
de  chercher  les  moyens  de  les  conserver  :  ce  sont  de  nou- 
veaux intérêts  que  vous  lui  donnez  à  défendre. 

Ce  qu'il  y  a  de  surprenant  dans  ces  guerres,  c'est  qu'une 
bataille  décidait  presque  toujours  l'affaire ,  et  qu'une  dé- 
faite ne  se  réparait  pas. 

Les  soldats  romains  n'avaient  point  proprement  d'esprit 
de  parti,  ils  ne  combattaient  point  pour  une  certaine 
chose ,  mais  pour  une  certaine  personne  :  ils  ne  connais- 
saient que  leur  chef,  qui  les  engageait  par  des  espérances 
immenses;  mais  le  chef  battu  n'étant  plus  en  état  de  rem- 
plir ses  promesses,  ils  se  tournaient  d'un  autre  côté.  Les 
provinces  n'entraient  point  non  plus  sincèrement  dans  la 
querelle,  car  il  leur  importait  fort  peu  qui  eût  le  dessus , 
du  sénat  ou  du  peuple.  Ainsi,  sitôt  qu'un  des  chefs  était 
battu,  elles  se  donnaient  à  l'autre  ^  ;  car  il  fallait  que  cha- 

'  Voyez  Dion,  liv.  LI. 

'  Il  n'y  avait  point  de  garnisons  dans  les  villes  pour  les  contenir;  et 
les  Romains  n'avaient  eu  besoin  d'assurer  leur  empire  que  par  des  ar- 
mées ou  des  colonies. 


SO  GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

que  ville  songeât  à  se  justifier  devant  le  vainqueur,  qui , 
ayant  des  promesses  immenses  à  tenir  aux  soldats,  devait 
leur  sacrifier  les  pays  les  plus  coupables. 

Nous  avons  eu  en  France  deux  sortes  de  guerres  civiles  : 
les  unes  avaient  pour  prétexte  la  religion ,  et  elles  ont 
duré  parce  que  le  motif  subsistait  après  la  victoire  ;  les 
autres  n'avaient  pas  proprement  de  motif,  mais  étaient 
excitées  par  la  légèreté  ou  l'ambition  de  quelques  grands , 
et  elles  étaient  d'abord  étouffées. 

Auguste  (c'est  le  nom  que  la  flatterie  donna  à  Octave) 
établit  l'ordre,  c'est-à-dire  une  servitude  durable  '  ;  car 
dans  un  État  libre  où  l'on  vient  d'usurper  la  souveraine- 
té, on  appelle  règle  tout  ce  qui  peut  fonder  l'autorité  sans 
borne  d'un  seul  ;  et  on  nomme  trouble,  dissension,  mau- 
vais gouvernement,  tout  ce  qui  peut  maintenir  l'honnête 
liberté  des  sujets. 

Tous  les  gens  qui  avaient  eu  des  projets  ambitieux 
avaient  travaillé  à  mettre  une  espèce  d'anarchie  dans  la 
république.  Pompée,  Grassus  et  César  y  réussirent  à  mer- 
veille. Ils  établirent  une  impunité  de  tous  les  crimes  pu- 
blics ;  tout  ce  qui  pouvait  arrêter  la  corruption  des  mœurs, 
tout  ce  qui  pouvait  faire  une  bonne  police ,  ils  l'abolirent  ; 
et  comme  les  bons  législateurs  cherchent  à  rendre  leurs 
concitoyens  meilleurs ,  ceux-ci  travaillaient  à  les  rendre 
pires  :  ils  introduisirent  donc  la  coutume  de  corrompre  le 
peuple  à  prix  d'argent,  et  quand  on  était  accusé  de  brigues 
on  corrompait  aussi  les  juges;  ils  firent  troubler  les  élec- 
tions par  toutes  sortes  de  violences,  et  quand  on  était  mis 

•  [La  plupart  des  ambitieux  qui  s'élèvent  prennent  de  nouveaux  titres 
jiour  autoriser  un  nouveau  pouvoir.  Mais  Auguste  voulut  cacher  une 
puissance  nouvelle  sous  des  noms  connus  et  des  dignités  ordinaires  :  il 
se  fil  appeler  empereur,  pour  conserver  son  autorité  sur  les  lé{;ions;  se 
Ut  créer  tribun,  pour  disposer  du  peuple  :  ei prince  du  sénat,  pour  le 
gouverner.  (S\int-Évhemo\d.)] 


CHAPITRE  XIII.  <)| 

enjustice  on  intimidait  encore  les  juges  '  ;  l'autorité  même 
du  peuple  était  anéantie  :  témoin  Gabinius,  qui ,  après 
avoir  rétabli,  malgré  le  peuple,  Ptolornée  à  main  armée, 
vint  froidement  demander  le  triomphe  '. 

Ces  premiers  hommes  de  la  république  cherchaient  à 
dégoûter  le  peuple  de  son  pouvoir,  et  à  devenir  nécessai- 
res en  rendant  extrêmes  les  inconvénients  du  gouverne- 
ment républicain  ;  mais  lorsque  Auguste  fut  une  fois  le 
maître,  la  politique  le  fit  travailler  à  rétablir  l'ordre,  pour 
faire  sentir  le  bonheur  du  gouvernement  d'un  seul. 

Lorsque  Auguste  avait  les  armes  à  la  main,  il  craignait 
les  révoltes  des  soldats,  et  non  pas  les  conjurations  des 
citoyens;  c'est  pour  cela  qu'il  ménagea  les  premiers,  et 
fut  si  cruel  aux  autres.  Lorsqu'il  fut  en  paix,  il  craignit 
les  conjurations  ;  et  ayant  toujours  devant  les  yeux  le 
destin  de  César,  pour  éviter  son  sort  il  songea  à  s'éloigner 
de  sa  conduite.  Voilà  la  clef  de  toute  la  vie  d'Auguste.  Il 
porta  dans  le  sénat  une  cuirasse  sous  sa  robe;  il  refusa  le 
nom  de  dictateur;  et  au  lieu  que  César  disait  insolemment 
que  la  république  n'était  rien,  et  que  ses  paroles  étaient 
des  lois,  Auguste  ne  parla  que  de  la  dignité  du  sénat,  eî 
de  son  respect  pour  la  république.  Il  songea  donc  à  établir 
le  gouvernement  le  plus  capable  de  plaire  qui  fût  possi- 
ble sans  choquer  ses  intérêts;  et  il  en  fit  un  aristocratique 
par  rapport  au  civil ,  et  monarchique  par  rapport  au  mili- 
taire :  gouvernement  ambigu,  qui,  n'étant  pas  soutenu 
par  ses  propres  forces,  ne  pouvait  subsister  que  tandis 
qu'il  plairait  au  monarque ,  et  était  entièrement  monar- 
chique par  conséquent. 

'  Cela  se  voit  bien  dans  les  Lettres  de  Cicéron  à  Atliciis. 
'  César  fit  la  guerre  aux  Gaulois,  et  Crassus  aux  Parthes,  sans  qu'il  y 
eut  aucune  délibération  du  sénat  ni  aucun  décret  du  peuple.  Voyez  Dion. 


92     GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

On  a  mis  en  question  si  Auguste  avait  eu  véritablement 
le  dessein  de  se  démettre  de  l'empire.  Mais  qui  ne  voit 
que ,  s'il  l'eût  voulu ,  il  était  impossible  qu'il  n'y  eût  réussi  ? 
Ce  qui  fait  voir  que  c'était  un  jeu,  c'est  qu'il  demanda 
tous  les  dix  ans  qu'on  le  soulageât  de  ce  poids,  et  qu'il  le 
porta  toujours.  C'étaient  de  petites  finesses  pour  se  faire 
encore  donner  ce  qu'il  ne  croyait  pas  avoir  assez  acquis. 
Je  me  détermine  par  toute  la  vie  d'Auguste;  et,  quoique 
les  hommes  soient  fort  bizarres ,  cependant  il  arrive  très- 
rarement  qu'ils  renoncent  dans  un  moment  à  ce  à  quoi  ils 
ont  réfléchi  pendant  toute  leur  vie.  Toutes  les  actions 
d'Auguste,  tous  ses  règlements,  tendaient  visiblement  à 
l'établissement  de  la  monarchie.  Sylla  se  défait  de  la  dic- 
tature ;  mais  dans  toute  la  vie  de  Sylla ,  au  milieu  de  ses 
violences,  on  voit  un  esprit  républicain;  tous  ses  règle- 
ments ,  quoique  tyranuiquement  exécutés ,  tendent  tou- 
jours à  une  certaine  forme  de  république.  Sylla,  homme 
emporté,  mène  violemment  les  Romains  à  la  liberté;  Au- 
guste ,  rusé  tyran',  les  conduit  doucement  à  la  servitude. 
Pendant  que  sous  Sylla  la  république  reprenait  des  forces, 
tout  le  monde  criait  à  la  tyrannie  ;  et  pendant  que  sous 
Auguste  la  tyrannie  se  fortifiait ,  on  ne  parlait  que  de  li- 
berté. 

La  coutume  des  triomphes ,  qui  avait  tant  contribué  à 
la  grandeur  de  Rome ,  se  perdit  sous  Auguste,  ou  plutôt 
cet  honneur  devint  im  privilège  de  la  souveraineté  ^  La 
plupart  des  choses  qui  arrivèrent  sous  les  empereurs  avaient 
leur  origine  dans  la  république^ ,  et  il  faut  les  rapprocher  ; 

'  J'emploie  ici  ce  mot  dans  le  sens  des  Grecs  et  des  Romains ,  qui 
donnaient  ce  nom  à  tous  ceux  qui  avaient  renversé  la  démocratie. 

»  On  ne  donna  plus  aux  particuliers  que  les  ornements  triomphaux 
(Dion  ,  in  Auij.) 

^  Les  Romains  ayant  changé  de  gouvernement  sans  avoir  été  cnva- 


\ 


i 


CHAPITRE  XIU.  93 

celui-là  seul  avait  le  droit  de  demander  le  triomphe,  sous 
les  auspices  duquel  la  guerre  s'était  faite  '  ;  or  elle  se  fai- 
sait toujours  sous  les  auspices  du  chef,  et  par  conséquent 
de  l'empereur,  qui  était  le  chef  de  toutes  les  armées. 

Comme ,  du  temps  de  la  république ,  on  eut  pour  prin- 
cipe de  faire  continuellement  la  guerre,  sous  les  empe- 
reurs la  maxime  fut  d'entretenir  la  paix  :  les  victoires  ne 
furent  regardées  que  comme  des  sujets  d'inquiétude ,  avec 
des  armées  (fui  pouvaient  mettre  leurs  services  à  trop 
haut  prix. 

Ceux  qui  eurent  quelque  commandement  craignirent 
d'entreprendre  de  trop  grandes  choses  :  il  fallut  modérer 
sa  gloire  de  façon  qu'elle  ne  réveillât  que  l'attention,  et  non 
pas  la  jalousie  du  prince;  et  ne  point  paraître  devant  lui 
avec  un  éclat  que  ses  yeux  ne  pouvaient  souffrir. 

Auguste  fut  fort  retenu  à  accorder  le  droit  de  bourgeoisie 
romaine*  ;  il  fit  des  lois^  pour  empêcher  qu'on  n'affran- 
chit trop  d'esclaves  ^  ;  il  recommanda  par  son  testament 
que  l'on  gardât  ces  deux  maximes,  et  qu'on  ne  cherchât 
pointa  étendre  l'empire  par  de  nouvelles  guerres. 

Ces  trois  choses  étaient  très-bien  liées  ensemble  :  des 
{[u'il  n'y  avait  plus  de  guerres ,  il  ne  fallait  plus  de  bour- 
geoisie nouvelle,  ni  d'affranchissements. 

Lorsque  Rome  avait  des  guerres  continuelles,  il  fallait 

his,  les  mêmes  coutumes  restèrent  après  le  changement  du  gouverne- 
ment, dont  la  forme  même  resta  à  peu  près. 

'Dion,  w  ^((^.  liv.  LIV,  dit  qu'Agrippa  négligea  par  modestie  de 
rendre  compte  au  sénat  de  son  expédition  contre  les  peuples  du  Bos- 
phore, et  refusa  même  le  triomphe;  et  que  depuis  lui  personne  de  ses 
pareils  ne  triompha;  mais  c'était  une  grâce  qu'Auguste  voulait  faire  à 
Agrippa ,  et  qu'Antoine  ne  lit  point  à  Ventidins  la  première  fois  qu'il 
vainquit  les  Parthes. 

-  SiÉTONT,  in  Aug. 

'  SiÉTON"E,  ibid.  Voyez  les  Institiiles,  liv.  I. 

*  DiON",  in  Aug. 


94  GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

qu'elle  réparât  continuellement  ses  habitants.  Dans  les 
conimencenients ,  on  y  mena  une  partie  du  peuple  delà 
ville  vaincue  :  dans  la  suite ,  plusieurs  citoyens  des  villes 
voisines  y  vinrent  pour  avoir  part  au  droit  de  suffrage;  et 
ils  s'y  établirent  en  si  grand  nombre,  que ,  sur  les  plaintes 
des  alliés ,  on  fut  souvent  obligé  de  les  leur  renvoyer;  enfin 
on  y  arriva  en  foule  des  provinces.  Les  lois  favorisèrent 
les  mariages ,  et  même  les  rendirent  nécessaires.  "Rome 
fit  dans  toutes  ses  guerres  un  nombre  d'esclaves  prodi- 
gieux ;  et  lorsque  ses  citoyens  furent  comblés  de  richesse, 
ils  en  achetèrent  de  toutes  parts  ;  mais  ils  les  affranchirent 
sans  nombre,  par  générosité ,  par  avarice,  par  faiblesse '  : 
les  uns  voulaient  récompenser  des  esclaves  fidèles;  les  au- 
tres voulaient  recevoir  en  leur  nom  le  blé  que  la  république 
distribuait  aux  pauvres  citoyens  ;  d'autres  enfin  désiraient 
d'avoir  à  leur  pompe  funèbre  beaucoup  de  gens  qui  la  sui- 
vissent avec  un  chapeau  de  fleurs.  Le  peuple  fut  presque 
composé  d'affranchis  ^  ;  de  façon  que  ces  maîtres  du  monde, 
non-seulement  dans  les  commencements ,  mais  dans  tous 
les  temps,  furent  la  plupart  d'origine  servile. 

Le  nombre  du  petit  peuple ,  presque  tout  composé  d'af- 
franchis ou  de  fils  d'affranchis,  devenant  incommode, 
on  en  fit  des  colonies ,  par  le  moyen  desquelles  on  s'assura 
de  la  fidélité  des  provinces.  C'était  une  circulation  dos 
hommes  de  tout  l'univers.  Rome  les  recevait  esclaves ,  c^ 
les  renvoyait  Romains. 

Sous  prétexte  de  quelques  tumultes  arrivés  dans  les 
élections,  Auguste  mit  dans  la  ville  un  gouverneur  et  une 
garnison  ;  il  rendit  les  corps  des  légions  éternels  ,  les  plaça 

•  DCNYS  d'H^licarnasse,  liv.  IV. 

'  Voyez  Tacite,  Annales,  liv.  XIII,  ch.  xxvir,  latc  fusum  in  cor 
pus,  etc. 


CHAPITRE  XllI.  95 

sur  les  frontières ,  et  établit  des  fonds  particuliers  pour  les 
payer;  enfin  il  ordonna  que  les  vétérans  recevraient  leur 
récompense  en  argent ,  et  non  pas  en  terres  \ 

11  est  résulté  plusieurs  mauvais  effets  de  cette  distri- 
bution des  terres  que  l'on  faisait  depuis  Sylla.  La  propriété 
des  biens  des  citoyens  était  rendue  incertaine.  Si  on  ne 
menait  pas  dans  un  même  lieu  les  soldats  d'une  cohorte , 
ils  se  dégoûtaient  de  leur  établissement,  laissaient  les 
terres  incultes',  et  devenaient  de  dangereux  citoyens  ^  : 
mais,  si  on  les  distribuait  par  légions,  les  ambitieux  pou- 
vaient trouver  contre  la  république  des  armées  dans  un 
moment. 

Auguste  fit  des  établissements  fixes  pour  la  marine. 
Comme  avant  lui  les  Romains  n'avaient  point  eu  des  corps 
perpétuels  de  troupes  de  terre ,  ils  n'en  avaient  point  non 
plus  de  troupes  de  mer.  Les  flottes  d'Auguste  eurent  pour 
objet  principal  la  sûreté  des  convois ,  et  la  communica- 
tion des  diverses  parties  de  l'empire  ;  car  d'aillenrs  les  Ro- 
mains étaient  les  maîtres  de  toute  la  Méditerranée  :  on 
ne  naviguait  dans  ces  temps-là  que  dans  cette  mer,  et  ils 
n'avaient  aucun  ennemi  à  craindre. 

Dion  remarque  très-bien  que ,  depuis  les  empereurs,  il 
fut  plus  difficile  d'écrire  l'histoire  :  tout  devint  secret  ;  tou- 
tes les  dépêches  des  provinces  furent  portées  dans  le  cabi- 
net des  empereurs  ;  on  ne  sut  plus  q\ie  ce  que  la  folie  et  la 
hardiesse  des  tyrans  ne  voulut  point  cacher,  ou  ce  que  les 
historiens  conjecturèrent. 

I  II  régla  que  les  soldats  prétoriens  auraient  cinq  mille  drachmes  •. 
deux  après  seize  ans  de  service ,  et  les  autres  trois  mille  drachmes  après 
vingt  ans  de  service.  (Dion  ,  in  Aug.) 

*  Voyeî  Tacite,  Annales,  liv.  XIV,  ch.  xxvii ,  sur  les  soldats  ments 
à  Tarenle  et  à  AnUum. 


«0  GRANDLUU  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

CHAPITRE  XIV. 

Tibère. 

Comme  on  voit  un  fleuve  miner  lentement  et  sans  bruit 
les  digues  qu'on  lui  oppose,  et  enfin  les  renverser  dans  un 
moment,  et  couvrir  les  campagnes  qu'elles  conservaient, 
ainsi  la  puissance  souveraine  sous  Auguste  agit  insensi- 
blement, et  renversa  sous  Tibère  avec  violence. 

H  y  avait  une  loi  de  majesté  contre  ceux  qui  commet- 
taient quelque  attentat  contre  le  peuple  romain.  Tibère  se 
saisit  de  cette  loi ,  et  l'appliqua ,  non  pas  aux  cas  pour  les- 
quels elle  avait  été  faite ,  mais  à  tout  ce  qui  put  servir  sa 
haine  ou  ses  défiances.  Ce  n'étaient  pas  seulement  les  ac- 
tions qui  tombaient  dans  le  cas  de  cette  loi ,  mais  des  pa- 
roles ,  des  signes ,  et  des  pensées  même  ;  car  ce  qui  se  dit 
dans  ces  épanchements  de  cœur  que  la  conversation  pro- 
duit entre  deux  amis  ne  peut  être  regardé  que  comme  des 
pensées.  Il  n'y  eut  donc  plus  de  liberté  dans  les  festins,  de 
confiance  dans  les  parentés ,  de  fidélité  dans  les  esclaves  ; 
la  dissimulation  et  la  tristesse  du  prince  se  communiquant 
partout,  l'amitié  fut  regardée  comme  un  écueil;  l'ingé- 
nuité ,  comme  une  imprudence  ;  la  vertu ,  comme  une  af- 
fectation qui  pouvait  rappeler  dans  l'esprit  des  peuples  le 
bonheur  des  temps  précédents  ' . 

'  [Les  Réflexions  stir  les  divers  génies  du  peuple  romain,  quoique  bien 
inférieures  à  l'ouvrage  de  Montesquieu,  ne  sont  cependant  pas  sans 
intérêt;  déjà  on  a  pu  les  apprécier  dans  quelques  citations.  Nous  ajou- 
terons ici  le  tableau  de  la  tyrannie  de  Tibère,  persuadés  que  nos  lecteurs 
nous  sauront  gré  de  ce  rapprochement. 

«  Jusqu'ici,  dit  Saint-Évremond,  vous  avez  vu  des  crimes  inspirés 
par  la  jalousie  d'une  fausse  politique  :  présentement,  c'est  la  cruauté  ou- 
verte et  la  tyrannie  déclarée.  On  ne  se  contente  pas  de  quitter  les  bonnes 
maximes ,  on  abolit  les  meilleures  lois ,  et  on  en  fait  une  infinité  de  nou- 
velles qui  regardent  en  apparence  le  salut  de  l'empereur,  mais ,  dans  la 
vérité,  la  perle  des  gens  de  bien  qui  restent  à  Rome.  Tout  est  crime  de 


CHAPITRE  XIV.  97 

II  n'y  a  point  de  plus  cruelle  tyrannie  que  celle  que  l'on 
exerce  à  l'ombre  des  lois,  et  avec  les  couleurs  de  la  justice, 
lorsqti'on  va  pour  ainsi  dire  noyer  des  malheureux  sur  la 
planche  même  sur  laquelle  ils  s'étaient  sauvés. 

Et,  comme  il  n'est  jamais  arrivé  qu'un  tyran  ait  man- 
qué d'instruments  de  sa  tyrannie,  Tibère  trouva  toujours 
des  juges  prêts  à  condamner  autant  de  gens  qu'il  en  put 
soupçonner.  Du  temps  de  la  république ,  le  sénat ,  qui  ne 
jugeait  point  en  corps  les  affaires  des  particuliers ,  connais- 
sait, par  une  délégation  du  peuple,  des  crimes  qu'on  im- 
putait aux  alliés.  Tibère  lui  renvoya  de  même  le  jugement 
de  tout  ce  qu'il  appelait  crime  de  lèse-majesté  contre  lui. 
Ce  corps  tomba  dans  un  état  de  bassesse  qui  ne  peut  s'ex- 
primer :  les  sénateurs  allaient  au-devant  de  la  servitude  ; 
sous  la  faveur  de  Séjan ,  les  plus  illustres  d'entre  eux  fai- 
saient le  métier  de  délateur. 

Il  me  semble  que  je  vois  plusieurs  causes  de  cet  esprit 
de  servitude  qui  régnait  pour  lors  dans  le  sénat.  Après  qiie 
César  eut  vaincu  le  parti  de  la  république,  les  amis  et  les 
ennemis  qu'il  avait  dans  le  sénat  concoururent  également  à 
ôter  toutes  les  bornes  que  les  lois  avaient  mises  à  sa  puis- 

lèse-majesté.  On  punissait  autrefois  une  véritable  conspiration ,  on  punit 
ici  une  parole  innocente  malicieusement  expliquée.  Les  plaintes  qu'on  a 
laissées  aux  malheureux  pour  le  soulagement  de  leurs  misères;  les  lar- 
mes ,  ces  expressions  naturelles  de  nos  douleurs  ;  les  soupirs  qui  nous 
échappent  malgré  nous;  les  simples  regards,  deviennent  funestes.  La  naï- 
veté du  discours  exprime  de  méchanls  desseins  ;  la  discrétion  du  silence 
cache  de  mauvaises  intentions.  On  observe  la  joie  comme  une  espérance 
conçue  de  la  mort  du  prince;  la  tristesse  est  remarquée  comme  un  cha- 
grin de  sa  prospérité ,  ou  un  ennui  de  sa  vie.  Au  milieu  de  ces  dangers ,  si 
le  péril  de  l'oppression  vous  donne  quelque  mouvement  de  crainte,  on 
prend  votre  appréhension  pour  le  témoignage  d'une  conscience  effrayée , 
qui,  se  trahissant  elle-même,  découvre  ce  que  vous  allez  faire  ou  ce 
que  vous  avez  fait.  Si  vous  êtes  en  réputation  d'avoir  du  courage  ou  de 
la  fermeté,  on  vous  craint  comme  un  audacieux  capable  de  tout  entre- 
prendre. Parler,  se  taire ,  se  réjouir,  s'affliger,  avoir  de  la  peur  ou  de  l'as- 
surance: tout  est  crime,  tout  mérite  le  dernier  supplice,  w  (Ch.  xvii.)] 

u 


<J8  GRANDEUR  ET  DECADENCE  DES  ROMAINS, 

sauce ,  et  à  lui  déférer  des  honneursexcessifs.  Les  uns  cher- 
chaieut  à  lui  plaire,  les  autres  à  le  rendre  odieux.  Dion 
Qous  dit  que  quelques-uus  allèrent  jusqu'à  proposer  qu'il 
lui  fût  permis  de  jouir  de  toutes  les  femmes  qu'il  lui  plai- 
rait. Cela  fit  qu'il  ne  se  défia  point  du  sénat ,  et  qu'il  y 
fut  assassiné;  mais  cela  fit  aussi  que,  dans  les  règnes 
suivants,  il  n'y  eut  point  de  flatterie  qui  fût  sans  exemple, 
et  qui  pût  révolter  les  esprits. 

Avant  que  Rome  fût  gouvernée  par  un  seul ,  les  riches- 
ses des  principaux  Romains  étaient  immenses ,  quelles 
que  fussent  les  voies  qu'ils  employaient  pour  les  acqué- 
rir ;  elles  furent  presque  toutes  ôtées  sous  les  empereurs  : 
les  sénateurs  n'avaient  plus  ces  grands  clients  qui  les  com- 
blaient de  biens  ;  on  ne  pouvait  guère  rien  prendre  dans 
les  provinces  que  pour  César,  surtout  lorsque  ses  procura- 
teurs ,  qui  étaient  à  peu  près  comme  sont  aujourd'hui  nos 
intendants,  y  furent  établis.  Cependant,  qxioique  la  source 
des  richesses  fût  coupée,  les  dépenses  subsistaient  tou- 
jours; le  train  de  vie  était  pris,  et  on  ne  pouvait  plus  le 
soutenir  que  par  la  faveur  de  l'empereur. 

Auguste  avait  ôté  au  peuple  la  puissance  de  faire  les 
lois,  et  celle  déjuger  les  crimes  publics;  mais  il  lui  avait 
laissé,  ou  du  moins  avait  paru  lui  laisser,  celle  d'élire  les 
magistrats.  Tibère ,  qui  craignait  les  assemblées  d'un  peu- 
ple si  nombreux ,  lui  ôta  encore  ce  privilège ,  et  le  donna 
au  sénat ,  c'est-à-dire  à  lui-njème  '  :  or,  on  ne  saurait  croire 
combien  cette  décadence  du  pouvoir  du  peuple  avilit  l'âme 
des  grands.  Lorsque  le  peuple  disposait  des  dignités  ,  les 
magistrats  qui  les  briguaient  faisaient  bien  des  bassesses  ; 
mais  elles  étaient  jointes  à  une  certaine  magnificence  qui 
les  cachait,  soit  qu'ils  donnassent  des  jeux  ou  de  certains 

'  Tacite,  Annales,  Uv.  l ,  ch.  xv;  Dion  ,  liv.  LIV. 


CHAPITRE  XIV.  99 

repas  au  peuple ,  soit  qu'ils  lui  distribuassent  de  l'argeut 
ou  des  grains  :  quoique  le  motif  fût  bas,  le  moyen  avait 
quelque  chose  de  noble ,  parce  qu'il  convient  toujours  à  un 
grand  homme  d'obtenir  par  des  libéralités  la  faveur  du 
peuple.  Mais  lorsque  le  peuple  n'eut  plus  rien  à  donner,  et 
que  le  prince ,  au  nom  du  sénat,  disposa  de  tous  les  em- 
plois, on  les  demanda,  et  on  les  obtint  par  des  voies  indi- 
gnes :  la  flatterie ,  l'infamie ,  les  crimes ,  furent  des  arts 
nécessaires  pour  y  parvenir. 

Il  ne  paraît  pourtant  point  que  Tibère  voulût  avilir  le 
sénat  :  il  ne  se  plaignait  de  rien  tant  que  du  penchant  qui 
entraînait  ce  corps  à  la  servitude  ;  toute  sa  vie  est  pleine 
de  ses  dégoûts  là-dessus  :  mais  il  était  comme  la  plupart 
des  hommes,  il  voulait  des  choses  contradictoires;  sa 
politique  générale  n'était  point  d'accord  avec  ses  passions 
particulières.  Il  aurait  désiré  un  sénat  libre,  et  capable  de 
faire  respecter  sou  gouvernement  ;  mais  il  voulait  aussi  un 
sénat  qui  satisfît  à  tous  les  moments  ses  craintes ,  ses  ja- 
lousies ,  ses  haines  :  enfin  l'homme  d'État  cédait  continuel- 
lement à  l'homme. 

Nous  avons  dit  que  le  peuple  avait  autrefois  obtenu  des 
patriciens  qu'il  aurait  des  magisti'ats  de  son  corps  qui  le 
défendraient  contre  les  insultes  et  les  injustices  qu'on 
pourrait  lui  faire.  Afin  qu'ils  fussent  en  état  d'exercer  ce 
pouvoir,  on  les  déclara  sacrés  et  inviolables  ;  et  on  ordonna 
que  quiconque  maltraiterait  un  tribun,  de  fait  ou  par 
paroles ,  serait  sur-le-champ  puni  de  mort.  Or,  les  empe- 
reurs étant  revêtus  de  la  puissance  des  tribuns ,  ils  en  ob- 
tinrent les  privilèges  ;  et  c'est  sur  ce  fondement  qu'on  fit 
mourir  tant  de  gens,  que  les  délateurs  purent  faire  leur 
métier  tout  à  leur  aise,  et  que  l'accusation  de  lèse-majes- 


100  GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

té,  ce  crime,  dit  Pline,  de  ceux  à  qui  on  ne  peut  point 
imputer  de  crime ,  fut  étendue  à  ce  qu'on  voulut. 

Je  crois  pourtant  que  quelques-uns  de  ces  titres  d'accusa- 
tion n'étaient  pas  si  ridicules  qu'ils  nous  paraissent  aujour- 
dhui;  et  je  ne  puis  penser  que  Tibère  eût  fait  accuser  un 
honune  'pour  avoir  vendu  avec  sa  maison  la  statue  de 
l'empereur;  que  Domitien  eût  fait  condamner  à  mort  une 
femme  pour  s'être  déshabillée  devant  son  image,  et  un 
citoyen  parce  cpi'il  avait  la  description  de  toute  la  terre 
peinte  sur  les  murailles  de  sa  chambre ,  si  ces  actions  n'a- 
vaient réveillé  dans  l'esprit  des  Romains  que  l'idée  qu'elles 
nous  donnent  à  présent.  Je  crois  qu'une  partie  de  cela  est 
fondée  sur  ce  que ,  Rome  ayant  changé  de  gouvernement , 
ce  qui  ne  nous  paraît  pas  de  conséquence  pouvait  l'être 
pour  lors  :  j'en  juge  par  ce  que  nous  voyons  aujourd'hui 
chez  une  nation  qui  ne  peut  pas  être  soupçoimée  de  tyran- 
nie ,  où  il  est  défendu  de  boire  à  la  santé  d'une  certaine 
personne. 

Je  ne  puis  rien  passer  qui  serve  à  faire  connaître  le  génie 
du  peuple  romain.  II  s'était  si  fort  accoutumé  à  obéir,  et  à 
faire  toute  sa  félicité  de  la  différence  de  ses  maîtres ,  qu'a- 
près la  mort  de  Germanicus  il  donna  des  marques  de 
deuil,  de  regret  et  de  désespoir,  que  Tonne  trouve  plus 
parmi  nous.  Il  faut  voir  les  historiens  décrire  la  désolation 
publique' ,  si  grande,  si  longue,  si  peu  modérée  ;  et  cela 
n'était  point  joué  :  car  le  corps  entier  du  peuple  n'affecte, 
ne  flatte,  ni  ne  dissimule. 

Le  peuple  romain ,  qui  n'avait  plus  de  part  au  gouver- 
nement, composé  presque  d'affrancliis  ou  de  gens  sans 
industrie,  qui  vivaient  aux  dépens  du  trésor  public,  ne 
'  Voyez  Tacite. 


ClIAl'lTKK  XV.  !0< 

sentait  que  SOU  impuissance  ;  il  s'affligeait  comme  les  en- 
fants et  les  femmes ,  qxii  se  désolent  par  le  sentiment  de 
leur  faiblesse;  il  étciit  mal;  il  plaça  ses  craintes  et  ses 
.espérances  sur  la  personne  de  Germanicus;  et  cet  objet  lui 
étant  enlevé,  il  tomba  dans  le  désespoir. 

Il  n'y  a  point  de  gens  qui  craignent  si  fort  les  malheurs 
que  ceux  que  la  misère  de  leur  condition  pourrait  rassurer, 
et  qui  devraient  dire  avec  Andromaque  :  Plût  à  Dieu  que 
je  craignisse/  Il  y  a  aujourd'hui  à  Naples  cinquante  mille 
hommes  qui  ne  vivent  que  d'herbe,  et  n'ont  pour  tout 
bien  que  la  moitié  d'un  habit  de  toile;  ces  gens-là,  les 
plus  malheureux  de  la  terre ,  tombent  dans  un  abattement 
affreux  à  la  moindre  fumée  du  Vésuve  :  ils  ont  la  sottise 
de  craindre  de  devenir  malheureux. 

CHAPITRE  XV. 

Des  empereurs  depuis  Caïus  Caligula  jusqu'à  Ântonin. 

Caligula  succéda  à  Tibère.  On  disait  de  lui  qu'il  n'y 
avait  jamais  eu  un  meilleur  esclave  ni  un  plus  méchant  maî- 
tre ;  ces  deux  choses  sont  assez  liées  :  car  la  même  dispo- 
sition d'esprit  qui  fait  qu'on  a  été  vivement  frappé  de  la 
puissance  illimitée  de  celui  qui  commande ,  fait  qu'on  ne 
Test  pas  moins  lorsque  l'on  vient  à  commander  soi-même. 

Caligula  rétablit  les  comices  ' ,  que  Tibère  avait  ôtés ,  et 
abolit  ce  crime  arbitraire  de  lèse-majesté  qu'il  avait  éta- 
bli ;  par  où  l'on  peut  juger  que  le  commencement  du  règne 
des  mauvais  princes  est  souvent  comme  la  fin  de  celui  des 
bons  ;  parce  que ,  par  un  esprit  de  contradiction  sur  la  con- 
duite de  ceux  à  qui  ils  succèdent ,  ils  peuvent  faire  ce  que 
les  autres  font  par  vertu  ;  et  c'est  à  cet  esprit  de  contra- 

'  Il  les  ôta  daus  la  suite. 

9. 


102  GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

diction  que  nous  devons  bien  de  bons  règlements,  et  bien 
de  mauvais  aussi. 

Qu'y  gagna-t-on  ?  Galigula  ôta  les  accusations ,  les  crimes 
de  lèse-majesté;  mais  il  faisait  mourir  militairement  tous 
ceux  qui  lui  déplaisaient;  et  ce  n'était  pas  à  quelques  sé- 
nateurs qu'il  en  voulait ,  il  tenait  leglaive  suspendu  sur  le 
sénat,  qu'il  menaçait  d'exterminer  tout  entier. 

Cette  épouvantable  tyrannie  des  empereurs  venait  de 
lesprit  général  des  Romains.  Comme  ils  tombèrent  tout  à 
coup  sous  un  gouvernement  arbitraire ,  et  qu'il  n'y  eut 
presque  point  d'intervalle  chez  eux  entre  commander  et 
servir,  ils  ne  furent  point  préparés  à  ce  passage  par  des 
mœurs  douces  -.  l'humeur  féroce  resta  ;  les  citoyens  furent 
traités  comme  ils  avaient  traité  eux-mêmes  les  ennemis 
vaincus ,  et  furent  gouvernés  sur  le  même  plan.  Sylla , 
entrant  dans  Rome ,  ne  fut  pas  un  autre  homme  que  Sylla 
entrant  dans  Athènes  :  il  exerça  le  même  droit  des  gens. 
Pour  les  États  qui  n'ont  été  soumis  qu'insensiblement, 
lorsque  les  lois  leur  manquent ,  ils  sont  encore  gouvernés 
par  les  mœurs. 

La  vue  continuelle  des  combats  des  gladiateurs  ren- 
dait les  Romains  extrêmement  féroces  :  ou  remarqua 
que  Claude  devint  plus  porté  à  répandre  le  sang ,  à  force 
de  voir  ces  sortes  de  spectacles.  L'exemple  de  cet  empe- 
reur, qui  était  d'un  natinel  doux  et  qui  fit  tant  de  cruau- 
tés ,  fait  bien  voir  que  l'éducation  de  son  temps  était  dif- 
férente de  la  nôtre. 

Les  Romains ,  accoutumés  à  se  jouer  de  la  nature  hu- 
maine dans  la  persoime  de  leurs  enfants  et  de  leurs  escla- 
ves • ,  ne  pouvaient  guère  connaître  cette  v^rtu  que  nous 

'  Voyez  les  lois  romaines  sur  la  puissance  des  pères  et  celle  des  mai- 
(res. 


CHAPITRE  XV.  103 

appelous  humanité.  D'où  peut  venir  cette  férocité  que 
nous  trouvons  dans  les  habitants  de  nos  colonies ,  que  de 
cet  usage  continuel  des  châtiments  sur  une  malheureuse 
partie  du  genre  humain  ?  Lorsque  l'on  est  cruel  dans  l'état 
civil ,  que  peut-on  attendre  de  la  douceur  et  de  la  justice 
naturelle? 

On  est  fatigué  de  voir  dans  l'histoire  des  empereurs  le 
nombre  infini  de  gens  qu'ils  firent  mourir  pour  confisquer 
leurs  biens.  Nous  ne  trouvons  rien  de  semblable  dans  nos 
histoires  modernes.  Cela ,  comme  nous  venons  de  dire , 
doit  être  attribué  à  des  mœurs  plus  douces  et  à  une  reli- 
gion plus  réprimante  ;  et  de  plus  on  n'a  point  à  dépouiller 
les  familles  de  ces  sénateurs  qui  avaient  ravagé  le  monde. 
Nous  tirons  cet  avantage  de  la  médiocrité  de  nos  fortunes , 
qu'elles  sont  plus  sûres  :  nous  ne  valons  pas  la  peine  qu'on 
nous  ravisse  nos  biens  '. 

Le  peuple  de  Rome ,  ce  que  l'on  appelait /j/eô^^  ne  haïs- 
sait pas  les  plus  mauvais  empereurs.  Depuis  qu'il  avait 
perdu  l'empire ,  et  qu'il  n'était  plus  occupé  à  la  guerre , 
il  était  devenu  le  plus  vil  de  tous  les  peuples  ;  il  regardait 
le  commerce  et  les  arts  comme  des  choses  propres  aux 
seuls  esclaves  ;  et  les  distributions  de  blé  qu'il  recevait 
lui  faisaient  néghger  les  terres  :  on  l'avait  accoutumé  aux 
jeux  et  aux  spectacles.  Quand  il  n'eut  plus  de  tribuns  à 
écouter,  ni  de  magistrats  à  élire,  ces  choses  vaines  lui 
devinrent  nécessaires ,  et  son  oisiveté  lui  en  augmenta  le 
goût.  Or,  Caligula,  Néron,  Commode,  Caracalla,  étaient 
regrettés  du  peuple  à  cause  de  leur  folie  même  ;  car  ils 
aimaient  avec  fureur  ce  que  le  peuple  aimait ,  et  contri- 

'  Le  duc  de  Bragance  avait  des  biens  immenses  dans  le  Portugal  '• 
lorsqu'il  se  révolta ,  on  félicita  le  roi  d'Espagne  delà  riche  confiscation 
qu'il  allait  avoir. 


104         GRANDEUR  ET  DECADENCE  DES  ROMAINS, 

buaient  de  tout  leur  pouvoir  et  même  de  leur  persotmc 
à  ses  plaisirs  ;  ils  prodiguaient  pour  lui  toutes  les  richesses 
de  l'empire;  et,  quand  elles  étaient  épuisées,  le  peuple 
voyant  sans  peine  dépouiller  toutes  les  grandes  familles , 
il  jouissait  des  fruits  de  la  tyrannie  ;  et  il  en  jouissait  pu- 
rement, car  il  trouvait  sa  sûreté  dans  sa  bassesse.  De  tels 
princes  haïssaient  naturellement  les  gens  de  bien  :  ils  sa- 
vaient qu'ils  n'eu  étaient  pas  approuvés  '  ;  indignés  de  la 
contradiction  ou  du  silence  d'un  citoyen  austère,  enivrés 
des  applaudissements  de  la  populace ,  ils  parvenaient  à 
s'imaginer  que  leur  gouvernement  faisait  la  félicité  publi- 
que, et  qu'il  ny  avait  que  des  gens  malintentionnés 
qui  pussent  le  censurer. 

Caligula  était  un  vrai  sophiste  dans  sa  cruauté  :  comme 
il  descendait  également  d'Antoine  et  d'Auguste,  il  disait 
qu'il  punirait  les  consuls  s'ils  célébraient  le  jour  de  ré- 
jouissance établi  en  mémoire  de  la  victoire  d'Actium ,  et 
qu'il  les  punirait  s'ils  ne  le  célébraient  pas;  et  Drusille, 
à  qui  il  accorda  des  honneurs  divins,  étant  morte,  c'était 
im  crime  de  la  pleurer  parce  qu'elle  était  déesse,  et  de 
ne  la  pas  pleurer  parce  qu'elle  était  sa  sœur. 

C'est  ici  qu'il  faut  se  donner  le  spectacle  des  choses  hu- 
maines. Qu'on  voie  dans  l'histoire  de  Rome  tant  de  guerres 
entreprises,  tant  de  sang  répandu,  tant  de  peuples  détruits, 

"  Les  Grecs  avaient  des  jeux  où  il  était  décent  de  combattre,  comnae 
il  était  glorieux  d'y  vaincre;  les  Romains  n'avaient  guère  que  des  spec- 
tacles ,  et  celui  des  infâmes  gladiateurs  leur  était  particulier.  Or,  qu'un 
grand  personnage  descendit  loi-méme  sur  l'arène  ou  montât  sur  le 
théâtre,  la  gravité  romaine  ne  le  souffrait  pas.  Comment  un  sénateur 
aurait-il  pu  s'y  résoudre,  lui  à  qui  les  lois  défendaient  de  contracter  au- 
cune alliance  avec  des  gens  que  les  dégoûts  ou  les  applaudissements 
même  du  peuple  avaient  flétris?  Il  y  parut  pourtant  des  empereurs;  et 
cette  folie ,  qui  montrait  en  eux  le  plus  grand  dérèglement  du  cœur,  un 
mépris  de  ce  qui  était  beau,  de  ce  qui  était  honnête,  de  ce  qui  était 
bon ,  est  toujours  marquée  chez  les  historienB  avec  le  caractère  de  la 
txrannie. 


CHAPITRE  XV.  105 

tant  de  grandes  actions ,  tant  de  triomphes ,  tant  de  poli- 
tique, de  sagesse,  de  prudence,  de  constance,  de  cou- 
rage, ce  projet  d'envahir  tout,  si  bien  formé,  si  bien  sou- 
tenu ,  si  bien  fini ,  à  quoi  aboutit-il  qu'à  assouvir  le  bon- 
heur de  cinq  ou  six  monstres  ?  Quoi  !  ce  sénat  n'avait  fait 
évanouir  tant  de  rois  que  pour  tomber  lui-même  dans  le 
plus  bas  esclavage  de  quelques-uns  de  ses  plus  mdignes  ci- 
toyens, et  s'exterminer  par  ses  propres  arrêts  !  on  n'élève 
donc  sa  puissance  que  pour  la  voir  mieux  renversée  !  les 
hommes  ne  ti-availlent  à  augmenter  leur  pouvoir  que  pour 
le  voir  tomber  contre  eux-mêmes  dans  de  plus  heureuses 
mains  1 

Caligula  ayant  été  tué ,  le  sénat  s'assembla  pour  éta- 
blir une  forme  de  gouvernement.  Dans  le  temps  qu'il  dé- 
libérait, quelques  soldats  entrèrent  dans  le  palais  pour 
piller;  ils  trouvèrent,  dans  un  lieu  obscur,  un  homme 
trerublantde  peur;  c'était  Claude  :  ils  le  saluèrent  empereur. 
Claude  acheva  de  perdre  les  anciens  ordres,  en  donnant 
à  ses  officiers  le  droit  de  rendre  la  justice'.  Les  guerres 
de  Marius  et  de  Sylla  ne  se  faisaient  principalement  que 
pour  savoir  qui  aurait  ce  droit ,  des  sénateurs  ou  des  che- 
vahers';  une  fantaisie  d'un  imbécile  l'ôta  aux  uns  et 
aux  autres  :  étrange  succès  d'une  dispute  qui  avait  mis 
en  combustion  tout  l'univers  ! 

Il  n'y  a  point  d'autorité  plus  absolue  que  celle  du  prince 
qui  succède  à  la  république  ;  car  il  se  trouve  avoir  toute 
la  puissance  du  peuple,  qui  n'avait  pu  se  limiter  lui-même. 

'  Auguste  avait  établi  les  procurateurs ,  mais  ils  n'avaient  point  de 
juridiction  :  et  quand  on  ne  leur  obéissait  pas,  il  fallait  qu'ils  recourus- 
sent à  l'autorité  du  gouverneur  de  la  province  ou  du  préteur.  Mais, 
sous  Claude,  ils  eurent  la  juridiction  ordinaire,  comme  lieutenants  de  la 
l*rovrnce;  ils  jugèrent  encore  des  affaires  fiscales  ;  ce  qui  mit  les  for- 
lunes  de  tout  le  monde  entre  leurs  mains. 

'  Voyez  Tarite,  Annales,  liv.  XII,  ch.  liv 


106  GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

Aussi  voyons-nous  aujourd'hui  les  rois  de  Dauemarck 
exercer  le  pouvoir  le  plus  arbitraire  qu'il  y  ait  en  Europe. 

Le  peuple  ne  fut  pas  moins  avili  que  le  sénat  et  les  che- 
valiers. ^'ous  avons  vu  que,  jusqu'au  temps  des  empe- 
reurs, il  avait  été  si  belliqueux,  que  les  armées  qu'on  levait 
dans  la  ville  se  disciplinaient  sur-le-champ ,  et  allaient 
droit  à  l'ennemi.  Dans  les  guerres  civiles  de  Vitellius  et 
de  Vespasien ,  Rome ,  en  proie  à  tous  les  ambitieux  ,  et 
pleine  de  boui-geois  timides ,  tremblait  devant  la  premièie 
bande  de  soldats  qui  pouvait  s'en  approcher. 

La  condition  des  empereurs  n'était  pas  meilloire  : 
comme  ce  n'était  pas  une  seule  armée  qui  eût  le  droit  ou  la 
hardiesse  d'eu  élire  un ,  c'était  assez  que  quelqu'un  fût 
élu  par  une  armée  pour  devenir  désagréable  aux  autres, 
qui  lui  nommaient  d'abord  un  compétiteur. 

Ainsi,  comme  la  grandeur  de  la  république  fut  fatale 
au  gouvernement  républicain ,  la  grandeur  de  l'empire  le 
fut  à  la  vie  des  empereurs.  S'ils  n'avaient  eu  qu'un  pays 
médiocre  à  défendre,  ils  n'auraient  eu  qu'une  principale 
armée ,  qui ,  les  ayant  une  fois  élus ,  aurait  respecté  l'ou- 
vrage de  ses  mains. 

Les  soldats  avaient  été  attachés  à  la  famille  de  César, 
qui  était  garante  de  tous  les  avantages  que  leur  avait  pro- 
curés la  révolution.  Le  temps  vint  que  les  grandes  famil- 
les de  Rome  furent  toutes  exterunnées  par  celle  de  César, 
et  que  celle  de  César,  dans  la  persomie  de  Néron ,  périt 
elle-même.  La  puissance  civile,  qu'on  avait  sans  cesse 
abattue ,  se  trouva  hors  d'état  de  contre-balancer  la  mi- 
htaire  ;  chaque  armée  voulut  faire  un  empereur. 

Comparons  ici  les  temps.  Lorsque  Tibère  commença  à 
régner,  quel  parti  ne  tira-t-il  pas  du  sénat  '  ?  Il  apprit  que 

'  TxciTE,  Annales,  liv.  1. 


CHAPITRE  XV.  107 

les  ai'mées  d'illyrie  et  de  Germanie  setaient  soulevées  ;  il 
leur  accorda  quelques  demandes ,  et  il  soutint  que  c'était 
au  sénat  à  juger  des  autres  '  :  il  leur  envoya  des  députés 
de  ce  corps.  Ceux  qui  ont  cessé  de  craindre  le  pouvoir  peu- 
vent encore  respecter  l'autorité.  Quand  on  eut  représente 
aux  soldats  comment ,  dans  une  armée  romaine ,  les  en- 
fants de  l'empereur  et  les  envoyés  du  sénat  romain  cou- 
raient risque  de  la  vie  ' ,  ils  purent  se  repentir,  et  aller 
jusqu'à  se  punir  eux-mêmes^;  mais  quand  le  sénat  fut 
entièrement  abattu ,  sou  exemple  ne  toucha  personne.  En 
vain  Othon  harangue-t-il  ses  soldats  pour  leur  parler  de 
la  dignité  du  sénat  ^  ;  en  vain  Vitellius  envoie-t-il  les  prin- 
cipaux sénateurs  pour  faire  sa  paix  avec  Vespasien  ^  :  on 
ne  rend  point  dans  un  moment  aux  ordres  de  l'État  le  res- 
pect qui  leur  a  été  ôté  si  longtemps.  Les  armées  ne  regar- 
dèrent ces  députés  que  comme  les  plus  lâches  esclaves  d'un 
maître  qu'elles  avaient  déjà  réprouvé. 

C'était  une  ancienne  coutume  des  Romains ,  que  celui 
qui  triomphait  distribuait  quelques  deniers  à  chaque  sol- 
dat :  c'était  peu  de  chose''.  Dans  les  guerres  civiles,  on 
augmenta  ces  dons  ".  On  les  faisait  autrefois  de  l'argent  pris 
sur  les  ennemis  :  dans  ces  temps  malheureux ,  on  donna 
celui  des  citoyens;  et  les  soldats  voulaient  un  partage  là 

'  Calera  senatid  servandii.  (  Tacite,  Annales,  liv.  I,  ch,  xxv. 

•  Voyez  la  harangue  de  Germauicus.  (  Ibid.  ch.  XLii.) 

^  Gaudebat  cœdibus  milts,  quasi  semet  absolveret.  (  Ibid.  ch.  XLIV.' 
—  On  révoqua  dans  la  suite  les  privilèges  extorqués.  (  Ibid.  ) 

*  Tacite,  Histoire,  liv.  I,  ch.  lxxmv.      ^  Ibid.  liv.  III.  ch.  lxxx. 

6  Voyez  dans  Tite-Live  les  sommes  distribuées  dans  divers  triomphes. 
L'esprit  des  capitaines  était  de  porter  beaucoup  d'argent  dans  le  trésor 
public ,  et  d'en  donner  peu  aux  soldats. 

'  Paul-Emile,  dans  un  temps  ou  la  grandeur  des  conquêtes  avait  fait 
augmenter  les  libéralités,  ne  distribua  que  cent  deniers  à  chaque  soldat , 
mais  César  en  donna  deux  mille;  et  son  exemple  fut  suivi  par  Antoine 
et  Octave ,  par  Brulus  et  Cassius.  Voyez  Dion  et  Appien. 


108         GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

OÙ  il  n'y  avait  pas  de  butin.  Ces  distributions  n'avaient 
lieu  qu'après  une  guerre  :  Néron  les  fit  pendant  la  paix. 
Les  soldats  s'y  accoutumèrent;  et  ils  frémirent  contre 
Galba ,  qui  leur  disait  avec  courage  qu'il  ne  savait  pas  les 
acheter,  mais  qu'il  savait  les  choisir. 

Galba ,  Othou  ' ,  Vitellius ,  ne'firent  que  passer.  Vespa- 
sien  fut  élu,  comme  eux,  par  les  soldats;  il  ne  songea, 
dans  tout  le  cours  de  son  règne,  qu'à  rétablir  l'empire,  qui 
avait  été  successivement  occupé  par  six  tyrans  également 
cruels,  presque  tous  furieux,  souvent  imbéciles,  et,  pour 
comble  de  malheur,  prodigues  jusqu'à  la  folie. 

Tite ,  qui  lui  succéda,  fut  les  délices  du  peuple  romain. 
Domitien  fit  voir  un  nouveau  monstre  plus  cruel ,  ou  du 
moins  plus  implacable  que  ceux  qui  l'avaient  précédé, 
parce  qu'il  était  plus  timide. 

Ses  affranchis  les  plus  ehers,  et ,  à  ce  que  quelques-uns 
ont  dit,  sa  femme  même,  voyant  qu'il  était  aussi  dangereux 
dans  ses  amitiés  que  dans  ses  haines ,  et  qu'il  ne  mettait 
aucunes  bornes  à  ses  méfiances  ni  à  ses  accusations, 
s'en  défirent.  Avant  de  faire  le  coup ,  ils  jetèrent  les  yeux 
sur  un  successeur,  et  choisirent  Nerva,  vénérable  vieillard. 

Nerva  adopta  Trajan,  prince  le  plus  accompli  dont  l'his- 
toire ait  jamais  parlé.  Ce  fut  un  bonheur  d'être  né  sous 
sou  règne ,  il  n'y  en  eut  point  de  si  heureux  ni  de  si  glo- 
rieux pour  le  peuple  romain.  Grand  homme  d'État,  gi-and 
capitaine ,  ayant  un  cœur  bon  qui  le  portait  au  bien ,  un 
esprit  éclairé  qui  lui  montrait  le  meilleur,  une  âme  noble , 
grande,  belle;  avec  toutes  les  vertus',  n'étant  extrême  sur 
aucune  ;  enfin  l'homme  le  plus  propre  à  honorer  la  nature 
humaine,  et  représenter  la  divine. 

'  Suscepere  duo  manipulares  imperîum  populi  romani  transfère n~ 
dwn,el  trnnstulcrunt.  (Tacite,  Histoire,  liv.  I,  ch.  xxv.) 


CHAPITRE  XV.  109 

Il  exécuta  le  projet  de  César,  et  fit  avec  succès  la  guerre 
aux  Parthes.  Tout  autre  aurait  succombé  dans  une  entre- 
prise où  les  dangers  étaient  toujours  présents  et  les  res- 
sources éloignées,  ou  il  fallait  absolument  vaincre,  et  ou  il 
netait  pas  sûr  de  ne  pas  périr  après  avoir  vaincu. 

La  difficulté  consistait  et  dans  la  situation  des  deux  em- 
pires, et  dans  la  manière  de  faire  la  guerre  des  deux  peu- 
ples. Prenait-on  le  chemin  de  l'Arménie,  vers  les  sources 
du  Tigre  et  de  l'Euphrate  ;  on  trouvait  un  pays  montueux 
et  difficile,  ou  l'on  ne  pouvait  mener  de  convois  ;  de  façon 
que  l'année  était  derni-ruinée  avant  d'arriver  eu  Médie'. 
Entrait-on  plus  bas  vers  le  midi ,  par  Nisibe ,  on  trouvait 
un  désert  affreux  qui  séparait  les  deux  empires.  Voulait- 
on  passer  plus  bas  encore,  et  aller  par  la  Mésopotamie ,  on 
traversait  un  pays  en  partie  incuite ,  en  partie  submergé  : 
et  le  Tigre  et  lEuphrate  allant  du  nord  au  midi,  on  ne  pou- 
vaitpénétrer  dans  le  pays  sans  quitter  ces  fleuves,  ni  guère 
quitter  ces  fleuves  sans  périr. 

Quant  à  la  manière  de  faire  la  guerre  des  deux  na- 
tions, la  force  des  Romains  consistait  dans  leur  infanterie, 
la  plus  forte,  la  plus  ferme,  et  la  mieux  disciplinée  du 
monde. 

Les  Parthes  n'avaient  point  d'infanterie,  mais  une  caNa- 
lerie  admirable  :  ils  combattaient  de  loin,  et  hors  de  la  por- 
tée des  armes  romaines;  le  javelot  pouvait  rarement  les 
atteindre;  leurs  armes  étaient  l'arc  et  des  flèches  redouta- 
bles ;  ils  assiégeaient  une  armée  plutôt  qu'ils  ne  la  com- 
battaient :  inutilement  poursuivis,  parce  que  chez  eux  fuir 
c'était  combattre ,  ils  faisaient  retirer  les  peuples  a  mesure 


■  Le  pays  ne  fournissait  pas  d'assez  grands  arbres  pour  faire  des  ma- 
chines pour  assiéger  les  places.  {  Plitaroie,  rie  d'.-intnine.  ) 

MONTESQUIEU.  10 


I 


110  GRANDEUR  El'  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

qu'on  approchait,  et  ne  laissaient  dans  les  places  que  les 
garnisons;  et,  lorsqu'on  les  avait  prises,  on  était  obligé 
de  les  détruire  ;  ils  brûlaient  avec  art  tout  le  pays  autour 
de  l'armée  ennemie,  et  lui  ôtaient  jusqu'à  l'herbe  même  ; 
enfin  ils  faisaient  à  peu  près  la  guerre  comme  on  la  fait 
encore  aujourd'hui  sur  les  mêmes  frontières. 

D'ailleurs  les  légions  d'Illyrie  et  de  Germanie  qu'on 
transportait  dans  cette  guerre  n'y  étaient  pas  propres  '  :  les 
soldats ,  accoutumés  à  manger  beaucoup  dans  leur  pays,  y 
périssaient  presque  tous. 

Ainsi ,  ce  qu'aucune  nation  n'avait  pas  encore  fait , 
d'éviter  le  joug  des  Romains,  celle  des  Parthes  le  fit, 
non  pas  comme  invincible ,  mais  comme  inaccessible. 

Adrien  abandonna  les  conquêtes  de  Trajan  *,  et  borna 
l'empire  à  l'Ëuphrate;  et  il  est  admirable  qu'après  tant  de 
guerres ,  les  Romains  n'eussent  perdu  que  ce  qu'ils  avaient 
voulu  quitter,  comme  la  mer,  qui  n'est  moins  étendue  que 
lorsqu'elle  se  retire  d'elle-même. 

La  conduite  d'Adrien  causa  beaucoup  de  nnirmures.  On  3 
lisait  dans  les  livres  sacrés  des  Romains  que ,  lorsque  Tar- 
quin  voulut  bâtir  le  Capitule,  il  trouva  que  la  place  la 
plus  convenable  était  occupée  par  les  statues  de  beaucoup 
d'autres  divinités  :  il  s'enquit,  par  la  science  qu'il  avait 
dans  les  augures ,  si  elles  voudraient  céder  leur  place  à 
Jupiter  :  toutes  y  consentirent,  à  la  réserve  de  Mars,  de  la 
Jeunesse,  et  du  dieu  Terme  ^.  Là-dessus  s'établirent  trois 
opinions  religieuses  :  que  le  peuple  de  Mars  ne  céderait  à 
personne  le  lieu  qu'il  occupait;  que  la  jeunesse  romaine  ne  jg* 
serait  point  surrgontée;  et  qu'eniin  le  dieu  Terme  des  Ro- 


'  Voyez  Hérodien ,  fie  (V  Alexandre. 

*  Voyez  Eutrope.  La  Dacie  ne  fut  abandonnée  que  sous  Aurélien. 

5  Sm.nt  Accustin  ,  de  la  Cilé  de  Dieu ,  liv.  IV  ,  chap.  xxiil  cl  xxix. 


ClIAITIIU:  XVI.  111 

riiaius  ne  reculerait  jamais  :  ce  qui  arriva  pourtant  sous 
Adrien. 


CHAPITRE  XVI. 

De  l'état  de  l'empire  depuis  Antoiiiu  jusqu'à  Probus. 

Dans  ces  temps-là ,  la  secte  des  stoïciens  s'étendait  et 
s'accréditait  dans  l'euipire.  11  semblait  que  la  nature  hu- 
maine eût  fait  un  effort  pour  produire  d'elle-même  cette 
secte  admirable,  qui  était  comme  ces  plantes  que  la  terre 
fait  naître  dans  des  lieux  que  le  ciel  n'a  jamais  vus. 

Les  Romains  lui  durent  leurs  meilleurs  empereurs.  Rien 
n'est  capable  de  faire  oublier  le  premier  Antonin,  que  Marc- 
Aurèle  qu'il  adopta.  On  sent  en  soi-même  un  plaisir  secret 
lorsqu'on  parle  de  cet  empereur  ;  on  ne  peut  lire  sa  \ie 
sans  une  espèce  d'attendrissement  :  tel  est  l'effet  qu'elle 
produit,  qu'on  a  meilleure  opinion  de  soirmêrae,  parce 
:iu'on  a  meilleure  opinion  des  hommes, 

La  sagesse  de  INerva ,  la  gloire  de  Trajan ,  la  valeur 
T Adrien,  la  vertu  des  deux  Antonins,  se  firent  respecter 
les  soldats.  Mais,  lorsque  de  nouveaux  monstres  prirent 
eur  place ,  l'abus  du  gouvernement  militaire  parut  dans 
:out  son  excès  ;  et  les  soldats  qui  avaient  vendu  l'empii-e 
issassinèrent  les  empereurs ,  pour  en  avoir  un  nouveau 
)rix. 

On  dit  qu'il  y  a  un  prince  dans  le  monde  qui  travaille 
lepuis  quinze  ans  à  abolir  dans  ses  États  le  gouvernement 
àvil,  pour  y  établir  le  gouvernement  militaire.  Je  ne  veux 
)oint  faire  des  réflexions  odieuses  sur  ce  dessein  :  je  dirai 
leulement  que,  parla  nature  des  choses,  deux  cents  gar- 
îes  peuvent  mettre  la  vie  d'\ni  prince  en  sûreté ,  et  non 
>as  quatre-vingt  mille  ;  outre  qu'il  est  plus  dangereux 


112  GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

d'opprimer  un  peuple  armé,  qu'un  autre  qui  ne  l'est  pas. 
Commode  succéda  à  Marc-Aurèle  son  père.  C'était  un 
monstre  qui  suivait  toutes  ses  passions,  et  toutes  celles 
de  ses  ministres  et  de  ses  courtisans.  Ceux  qui  en  délivrè- 
rent le  monde  mirent  en  sa  place  Pertinax ,  vénérable 
vieillard ,  que  les  soldats  prétoriens  massacrèrent  d'abord. 
Ils  mirent  l'empire  à  l'enchère,  et  Didius  Julien  l'em- 
porta par  ses  promesses  :  cela  so\deva  tout  le  monde  ;  car, 
quoique  l'empire  eût  été  souvent  acheté,  il  n'avait  pas  en- 
core été  marchandé.  Pcsceunius,  Niger,  Sévère ,  et  Albin, 
furent  salués  empereurs  ;  et  Julien ,  n'ayant  pu  payer  les 
sommes  immenses  qu'il  avait  promises,  fut  abandonné  par 
ses  soldats. 

Sévère  défit  Niger  et  Albin  :  il  avait  de  grandes  qua- 
lités ;  mais  la  douceur,  cette  première  vertu  des  princes , 
lui  manquait. 

La  puissance  des  empereurs  pouvait  plus  aisément  pa- 
raître tyrannique  cpie  celledes  princes  de  nos  jours.  Comme 
leur  dignité  était  un  assemblage  de  toutes  les  magistratu- 
res romaines  ;  que ,  dictateurs  sous  le  nom  d'empereurs, 
tribuns  du  peuple ,  proconsuls ,  censeurs ,  grands  ponti- 
fes ,  et ,  quand  ils  voulaient ,  consuls ,  ils  exerçaient  sou- 
vent la  justice  distributive ,  ils  pouvaient  aisément  faire 
soupçonner  que  ceux  qu'ils  avaient  condamnés,  ils  les 
avaient  opprimés,  le  peuple  jugeant  ordinairement  de  l'a- 
bus de  la  puissance  par  la  grandeur  de  la  puissance  ;  au 
lieu  que  les  rois  d'Europe,  législateurs,  et  non  pas  exé- 
cuteurs de  la  loi,  princes,  et  non  pas  juges,  se  sont  dé- 
ehargés  de  cette  partie  de  l'autorité  qui  peut  être  odieuse, 
et,  faisant  eux-mêmes  les  grâces,  ont  commis  à  des  ma- 
gistrats particuliers  la  distribution  des  peines 

Il  n'y  a  guère  eu  d'empereurs  plus  jaloux  de  leur  auto-, 


CHAPITRE  XVI.  ll.T 

rite  que  Tibère  et  Sévère  :  cepeudant  ils  se  laissèreutgoii- 
veruer,  i'uu  parSéjau,  l'autre  parPJautien,  d'une  iiia- 
tiière  misérable. 

La  malheureuse  coutume  de  proscrire ,  introduite  par 
Sylla,  continua  sous  les  empereurs  ;  et  il  fallait  même  qu'un  , 
prince  eût  quelque  vertu  pour  ne  la  pas  suivre  ;  car,  comme 
ses  ministres  et  ses  favoris  jetaient  d'abord  les  yeux  sur 
tant  de  confiscations,  ils  ne  lui  parlaient  que  de  la  nécessité 
de  punir,  et  des  périls  de  la  clémence. 

Les  proscriptions  de  Sévère  firent  que  plusieurs  soldats 
de  Niger  '  se  retirèrent  chez  les  Parthes  *  ;  ils  leur  appri- 
rent ce  qui  manquait  à  leur  art  militaire ,  à  faire  usage  des 
armes  romaines,  et  même  à  en  fabriquer;  ce  qui  fit  que 
ces  peuples,  qui  s'étaient  ordinairement  contentés  de  se 
défendre,  furent  dans  la  suile  presque  toujours  agres- 
seurs 3. 

Il  est  remarquable  que ,  dans  cette  suite  de  guerres  ci- 
viles qui  s'élevèrent  continuellement ,  ceux  qui  avaient  les 
légions  d'Europe  vainquirent  presque  toujours  ceux  qui 
avaient  les  légions  d'Asie^;  et  l'on  trouve  dans  l'histoire  de 
Sévère  qu'il  ne  put  prendre  la  ville  d'Atra  en  Arabie, 
parce  que ,  les  légions  d'Europe  s'étant  mutinées ,  il  fut 
obligé  de  se  servir  de  celles  de  Syrie. 

'  HÉRODIEN  ,  f-'ie  de  Sévère. 

*  Le  mal  continua  sous  Alexandre.  Arlaxerxès ,  qui  rétablit  l'empire 
des  Perses  ,  se  rendit  formidable  aux  Romains,  parce  que  leurs  soldats  , 
par  caprice  ou  par  libertinage ,  désertèrent  eu  foule  vers  lui.  (  Abrégé  de 
Xiphilin ,  du  livre  LXXX  de  Dion.) 

•*  C'est-à-dire  les  Perses  qui  les  suivirent. 

*  Sévère  délit  les  légions  asiatiques  de  Niger;  Constantin,  celles  de 
Licinius.  Vespasien ,  quoique  proclamé  par  les  armées  de  Syrie ,  ne  fil  la 
guerre  à  Vilellius  qu'avec  des  légions  de  Mœsie,  de  Pannonie  et  deDal- 
niatie.  CIcéron,  étant  dans  son  gouvernement ,  écrivait  au  sénat  qu'on 
ne  pouvait  compter  sur  les  levées  laites  en  Asie.  Constantin  ne  vain- 
«luit  Maxcnce ,  dit  Zosime,  que  par  sa  cavalerie.  Sur  cela  voyez  ci-des- 
bous  le  septième  alinéa  du  cliapilre  xxii. 

10. 


114  GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

On  sentit  cette  différence  depuis  qu'on  commença  à 
faire  des  levées  dans  les  provinces  ';  et  elle  fut  telle  entre 
les  légions  qu'elle  était  entre  les  peuples  mêmes,  qui ,  par 
la  nature  et  par  l'éducation ,  sont  plus  ou  moins  propres 
pour  la  guerre. 

Ces  levées ,  faites  dans  les  provinces ,  produisirent  un 
autre  effet  :  les  empereurs,  pris  ordinairement  dans  la 
milice ,  furent  presque  tous  étrangers ,  et  quelquefois  bar- 
bares ;  Rome  ne  fut  plus  la  maîtresse  du  monde ,  mais 
elle  reçut  des  lois  de  tout  l'univers. 

Chaque  empereur  y  porta  quelque  chose  de  son  pays  , 
ou  pour  les  manières ,  ou  poiu"  les  mœurs ,  ou  pour  la  po- 
lice, ou  pour  le  culte;  et  Héliogabale  alla  jusqu'à  voiiloir 
détruire  tous  les  objets  de  la  vénération  de  Rome ,  et  ôter 
tous  les  dieux  de  leurs  temples  pour  y  placer  le  sien. 

Ceci ,  indépendamment  des  voies  secrètes  que  Dieu  choi- 
sit ,  et  que  lui  seul  connaît,  servit  beaucoup  à  l'établisse- 
ment de  la  religion  chrétienne  ;  car  il  n'y  avait  phis  rien 
d'étranger  dans  l'empire ,  et  l'on  y  était  préparé  à  recevoir 
toutes  les  coutumes  qu'un  empereur  voudrait  introduire. 

On  sait  que  les  Romains  reçurent  dans  leur  ville  les 
dieux  des  autres  pays.  Ils  les  reçurent  en  conquérants  : 
ils  les  faisaient  porter  dans  les  triomphes  ;  mais  lorsque 
les  étrangers  vinrent  eux-mêmes  les  rétablir,  on  les  répri- 
ma d'abord.  On  sait  de  plus  que  les  Romains  avaient  cou- 
tume de  donner  aux  divinités  étrangères  les  noms  de  celles 
des  leurs  qui  y  avaient  le  plus  de  rapport  ;  mais ,  lorsque 
les  prêtres  des  autres  pays  voulurent  faire  adorer  à  Rome 
leurs  divinités  sous  leurs  propres  noms,  ils  ne  furent  pas 


'  Auguste  rendit  les  légions  des  corps  lixes,  et  les  plaça  dans  les  pro- 
vioces.  Dans  les  premiers  temps ,  on  ne  faisait  des  levées  qu'à  Rome  , 
ensuite  cliez  les  Laliiis,  après  dans  Pltalie  ;  enlin  dans  les  provinces. 


CHAPITRE  XV [.  115 

soufferts;  el  ce  fut  un  des  grauds  obstacles  que  trouva  ki 
religiou  chrétieuue. 

On  pourrait  appeler  Caracal  la,  non  pas  un  tyran,  mais 
le  destructeur  des  hommes.  Caligula,  Néron  et  Domitien 
bornaient  leurs  cruautés  dans  Rome  ;  celui-ci  allait  prome- 
ner sa  fureur  dans  tout  l'univers. 

Sévère  avait  employé  les  exactions  d'un  long  règne ,  et 
les  proscriptions  de  ceux  qui  avaient  suivi  le  parti  de  sœ 
concurrents ,  à  amasser  des  trésors  immenses. 

Caracalla,  ayant  commencé  son  règne  par  tuer  d«  sa 
propre  main  Géta,  son  frère,  employa  ses  richesses  à 
faire  souffrir  son  crime  aux  soldats,  qui  aimaient  Géta,  et 
disaient  qu'ils  avaient  fait  serment  aux  deux  enfants  de 
Sévère,  et  non  pas  a  un  seul. 

Ces  trésors  amassés  par  des  princes  n'ont  presque  ja- 
mais que  des  effets  funestes  :  ils  corrompent  le  successeur, 
qui  en  est  ébloui  ;  et ,  s'ils  ne  gâtent  pas  son  cœur,  ils  gâ- 
tent son  esprit.  Il  forme  d'abord  de  grandes  entreprises 
avec  une  puissance  qui  est  d'accident ,  qui  ne  peut  pas 
durer,  qui  n'est  pas  naturelle ,  et  qui  est  plutôt  enflée  qu'a- 
grandie. 

Caracalla  augmenta  la  paye  des  soldats  ;  Macrin  écrivit 
au  sénat  que  cette  augmentation  allait  à  soixante  et  dix 
millions  '  de  drachmes  ^  Il  y  a  apparence  que  ce  prince 
enflait  les  choses  ;  et ,  si  l'on  compare  la  dépense  de  la 
paye  de  nos  soldats  d'aujourd'hui  avec  le  reste  des  dé- 
penses publiques,  et  qu'on  suive  la  même  proportion 
pour  les  Romains,  on  verra  que  cette  somme  eut  été 
énorme. 


'  Sept  mille  myriades.  ^Dio.v  ,  i'i  Macrin.) 

*  La  drachme   atlique  était  le  denier  romain,  la  huitième  partie  de 
l'once,  el  la  soixanle-quatnème  parlie  de  noire  marc. 


no  GRANDEUR  ET  DËCADLXt'E  DES  ROMAINS, 

Il  faut  chercher  quelle  était  la  paye  du  soldat  romain. 
Nous  apprenons  d'Oroze  que  Dornitien  augmenta  d'un 
quart  la  paye  étahlie  '.  Il  paraît  par  le  discours  d'un  sol- 
dat, dans  Tacite  %  qu'à  la  mort  d'Auguste  elle  était  de 
dix  onces  de  cuivre.  On  trouve  dans  Suétone  ^  que  César 
avait  doublé  la  paye  de  son  temps.  Pline  ^  dit  qu'à  la  se- 
conde guerre  punique  on  l'avait  diminuée  d'un  cinquième. 
Elle  fut  donc  d'environ  six  onces  de  cuivre  dans  la  pre- 
mière guerre  punique  ^ ,  de  cinq  onces  dans  la  seconde  ^ , 
de  dix  sous  César,  et  de  treize  et  un  tiers  sous  Domitien  ". 
Je  ferai  ici  quelques  réflexions. 

La  paye  que  la  république  donnait  aisément  lorsqu'elle 
n'avait  qu'un  petit  État,  que  chaque  année  elle  faisait 
une  guerre,  et  que  chaque  année  elle  recevait  des  dépouil- 
les ,  elle  ne  put  la  doimer  sans  s'endetter  dans  la  première 
liuerre  punique,  qu'elle  étendit  ses  bras  hors  de  l'Italie, 
([u'eUe  eut  à  soutenir  une  guerre  longue ,  et  à  entretenir  de 
grandes  armées. 

Dans  la  seconde  guerre  punique,  la  paye  fut  réduite  à 
cinq  onces  de  cuivre  ;  et  cette  diminution  put  se  faire  sans 
danger  dans  un  temps  où  la  plupart  des  citoyens  rougirent 

'  Il  l'augmenta  en  raison  de  soixante  et  quinze  à  cent. 

'  Annales,  liv.  I,  ch.  xyii. 

■'  Fie  de  César. 

'  Histoire  naturelle,  liv.  XXXIII,  art.  13.  Au  lieu  de  donner  di.\  on- 
ces de  cuivre  pour  vingt,  on  en  donna  seize. 

s  Un  soldat,  dans  Plaute,  in  MostcUaria ,  dit  (|ii'elle  était  de  trois 
;is  :  ce  qui  ne  peut  être  entendu  que  des  as  de  dix  onces.  Mais  si  la 
paye  était  exactement  de  six  as  dans  la  première  guerre  punique ,  elle 
ne  diminua  pas  dans  la  seconde  d'un  cinquième,  mais  d'un  sixième  ;  et 
on  négligea  la  fraction. 

«  Polybe ,  qui  l'évalue  en  monnaie  grecque ,  ne  diffère  que  d'une 
fraction. 

•  Voyez  Oroze  et  Suétone  ,  î/t  Dom/t.  Ils  disent  la  méprie  chose  .sous 
différentes  expressions.  ,T'ai  fait  ces  réductions  en  onces  de  etiivrc,  afin 
que  pour  m'entend  re  nu  n'eut  pas  besoin  de  la  connaissance  des  monnaies 
loitialnes. 


CHAPITRE  XVI.  tl7 

d  accepter  la  solde  même,  et  voulurent  servira  leurs  dé- 
pens. 

Les  trésors  de  Persée  et  ceux  de  tant  d'autres  rois ,  que 
l'ou  porta  continuellement  à  Rome,  y  firent  cesser  les 
tributs'.  Dans  l'opulence  publique  et  particulière,  on 
eut  la  sagesse  de  ne  point  augmenter  la  paye  de  cinq  onces 
de  cuivre. 

Quoique  sur  cette  paye  on  fit  une  déduction  pour  le 
blé  ,  les  habits  et  les  armes ,  elle  fut  suffisante ,  parce  qu'on 
n'enrôlait  que  les  citoyens  qui  avaient  un  patrimoine. 

Marins  ayant  enrôlé  des  gens  qui  n'avaient  rien,  et 
son  exemple  ayant  été  suivi ,  César  fut  obligé  d'augmen- 
ter la  paye. 

Cette  augmentation  ayant  été  continuée  après  la  mort 
de  César,  ou  fut  contraint,  sous  le  consulat  de  Hirtius  et 
de  Pansa ,  de  rétablir  les  tributs. 

La  faiblesse  de  Domitieu  lui  ayant  fait  augmenter  cette 
paye  d^un  quart ,  il  fit  une  grande  plaie  à  l'État ,  dont  le 
malheur  n'est  pas  que  le  luxe  y  règne,  mais  qu'il  règne 
dans  des  conditions  qui ,  par  la  nature  des  choses ,  ne 
doivent  avoir  que  le  nécessaire  physique.  Enfin  ,  Cara- 
calla  ayant  fait  une  nouvelle  augmentation,  l'empire  fut 
mis  dans  cet  état  que,  ne  pouvant  subsister  sans  les  sol- 
dats ,  il  ne  pouvait  subsister  avec  eux. 

Caracalla ,  pour  diminuer  l'horreur  du  meurtre  de  son 
frère,  le  mit  au  rang  des  dieux  ;  et  ce  qu'il  y  a  de  singu- 
lier, c'est  que  cela  lui  fut  exactement  rendu  par  Macrin , 
qui ,  après  l'avoir  fait  poignarder,  voulant  apaiser  les 
soldats  prétoriens ,  désespérés  de  la  mort  de  ce  prince  qui 
leur  avait  tant  donné,  lui  fit  bâtir  un  temple ,  et  y  établit 
des  prêtres  fiamines  en  son  honneur. 

'  CiCKRON  ,  des  Offices ,  liv.  H. 


118  GRANDEUR  ET  DÉCADEiNCE  DES  ROMAINS, 

Cela  fit  que  sa  mémoire  ne  fut  pas  flétrie,  et  que,  le  sé- 
nat n'osant  pas  le  juger,  il  ne  fut  pas  mis  au  rang  des 
tyrans,  comme  Commode,  qui  ne  le  méritait  pas  pins 
que  lui  •• 

De  deux  grands  empereurs,  Adrien  et  Sévère',  l'un 
établit  la  discipline  militaire,  et  l'autre  la  relâcha.  Les 
effets  répondirent  très-bien  aux  causes.  Les  règnes  qui 
suivirent  celui  d'Adrien  furent  heureux  et  tranquilles  ; 
après  Sévère ,  on  vit  régner  toutes  les  horreurs. 

Les  profusions  de  Caracalla  envers  les  soldats  avaient 
été  immenses  ;  et  il  avait  très-bien  suivi  le  conseil  que  son 
père  lui  avait  donné  eu  mourant,  d'enrichir  les  gens  de 
guerre,  et  de  ne  s'embarrasser  pas  des  autres. 

Mais  cette  politique  n'était  guère  bonne  que  pour  \m 
règne;  car  le  successeur,  ne  pouvant  plus  faire  les  mêmes 
dépenses ,  était  d'abord  massacré  par  l'armée  :  de  façon 
qu'on  voyait  toujours  les  empereurs  sages  mis  à  mort  par 
les  soldats ,  et  les  méchants ,  par  des  conspirations ,  ou 
des  arrêts  du  sénat. 

Quand  un  tyran  qui  se  livrait  aux  gens  de  guerre  avait 
laissé  les  citoyens  exposés  à  leurs  violences  et  à  leurs  ra- 
pines, cela  ne  pouvait  non  plus  durer  qu'un  règne;  car 
les  soldats,  à  force  de  détruire,  allaient  jusqu'à  s'ôter  à 
eux-mêmes  leur  solde.  Il  fallait  donc  songer  à  rétablir  la 
discipline  militaire,  entreprise  qui  coûtait  toujours  la  vie 
à  celui  qui  osait  la  tenter. 

Quand  Caracalla  eut  été  tué  par  les  embûches  de  Ma- 
crin,  les  soldats ,  désespérés  d'avoir  perdu  un  prince  qui 
donnait  sans  mesure,  élurent  Kéliogabale  ^  ;  et  quand  ce 

'  ^Lics  L\MPRiDius ,  iii  Fita  Alex.  Severi. 

'  Voy.  V Abrégé  de  Xiphiliii,  Fie  d' Adrien; elUéroûien,  Fie  de  Sévère. 
'  Dans  ce  temps-là  tout  le  monde  se  croyait  bon  pour  parvenir  à  l'em- 
pire. Voyez  Dion  ,  liv.  LXXIX. 


CHAPITIΠ XVI.  119 

dernier,  qui,  n'étant  occupé  que  de  ses  sales  voluptés, 
les  laissait  vivre  à  leur  fantaisie ,  ne  put  plus  être  souf- 
fert, ils  le  massacrèrent.  Ils  tuèrent  de  même  Alexandre, 
qui  voulait  rétablir  la  discipline ,  et  parlait  de  les  punir  '. 

Ainsi,  un  tyran  qui  ne  s'assurait  point  la  vie,  mais  le 
pouvoir  de  faire  des  crimes ,  périssait  avec  ce  ftmeste  avan- 
tage que  celui  qui  voudrait  faire  mieux  périrait  après  lui. 

Après  Alexandre,  on  élut  Maximin,  qui  fut  le  pre- 
mier empereur  d'une  origine  barbare.  Sa  taille  gigantesque 
et  la  force  de  son  corps  l'avaient  fait  connaître. 

II  fut  tué  avec  son  fils  par  ses  soldats.  Les  deux  premiers 
Gordiens  périrent  en  Afrique.  Maxime,  Balbin,  et  letroi-  i 
sième  Gordien ,  furent  massacrés.  Philippe ,  qui  avait  fait 
tuer  le  jeune  Gordien,  fut  tué  lui-même  avec  son  fils  ;  et 
Dèce,  qui  fut  élu  en  sa  place,  périt  à  son  tour  par  lati-a- 
hison  de  Gallus  '. 

Ce  qu'on  appelait  l'empire  romain  dans  ce  siècle-là  était 
une  espèce  de  république  irrégulière ,  telle  à  peu  près  que 
l'aristocratie  d'Alger,  ou  la  milice ,  qui  a  la  puissance  sou- 
veraine ,  fait  et  défait  un  magistrat  qu'on  appelle  le  dey  ; 
et  peut-être  est-ce  une  règle  assez  générale  que  le  gouver- 
nement militaire  est,  à  certains  égards,  plutôt  républicain 
que  monarchique. 

Et  qu'on  ne  dise  pas  que  les  soldats  ne  prenaient  de 
part  au  gouvernement  que  par  leur  désobéissance  et  leurs 
révoltes:  les  harangues  que  les  empereurs  leur  faisaient  ne 
furent-elles  pas  à  la  fin  du  genre  de  celles  que  les  consuls  et 

'  Voyez  Lauipridius. 

'  Casaubon  remarque  sur  VHistoire  augiisiale  que ,  dans  les  ceiil 
soixante  années  qu'elle  contient,  il  y  eut  soixante  et  dix  personnes  qui 
eurent,  justement  ou  injustement ,  le  titre  de  César  :  «  Adeo  erant  in 
Ulo  prlncipatu ,  quem  tamen  omnes  miranttir,  comitia  itnperii  semptr 
incerlu.  »  Ce  qui  fait  Inen  voir  la  différence  de  ce  gouvernement  a 
celui  de  France,  on  ce  royaume  n'a  eu  en  douze  cents  ans  de  ten  ps 
^^u•  soixante-trois  rois. 


1^0  GRANDELll  liT  DÉCADKNCi;  DI'S  ROMAINS, 

les  tribuns  avaient  faites  autrefoisau  peuple?Et,  quoiqueles 
armées  n'eussent  pas  un  lieu  particulier  pour  s'assemble--, 
qu'elles  ne  se  conduisissent  point  par  de  certaines  formes, 
({u'elles  ne  fussent  pas  ordinairement  de  sang-froid,  déli- 
bérant peu  et  agissant  beaucoup ,  ne  disposaient-elles  pas 
en  souveraines  de  la  fortune  publique?  Et  qu'était-ce  qu'un 
empereur,  que  le  ministre  d'un  gouvernement  violent, 
élu  pour  l'utilité  particulière  des  soldats? 

Quand  l'armée  associa  à  l'empire  Philippe ',  qui  était 
préfet  du  prétoire  du  troisième  Gordien ,  celui-ci  deman- 
da qu'on  lui  laissât  le  commandement  entier,  et  il  ne  put 
l'obtenir;  il  harangua  l'arrnée  pour  que  la  puissance  fût 
égale  entre  eux ,  et  il  ne  l'obtint  pas  non  plus  ;  il  supplia 
qu'on  lui  laissât  le  titre  de  César,  et  on  le  lui  refusa;  il 
demanda  d'être  préfet  du  prétoire ,  et  on  rejeta  ses  prières  ; 
enfin  il  parla  pour  sa  vie.  L'armée,  dans  ses  divers  juge- 
meiits,  exerçait  la  magistrature  suprême. 

Les  barbares ,  au  commencement  inconnus  aux  Ro- 
mains, ensuite  seulement  incommodes  ,  leur  étaient  deve- 
nus redoutables.  Par  l'événement  du  monde  le  plus  extra- 
ordinaire, Rome  avait  si  bien  anéanti  tous  les  peuples, 
que,  lorsqu'elle  fut  vaincue  elle-même,  il  sembla  que  la 
terre  en  eût  enfanté  de  nouveaux  pour  la  détruire. 

Les  princes  des  grands  Etats  ont  ordinairement  peu  de 
pays  voisins  qui  puissent  être  l'objet  de  leur  ambition  : 
s'il  y  eu  avait  eu  de  tels ,  ils  auraient  été  enveloppés  dans 
le  cours  de  la  conquête.  Ils  sont  donc  bornés  par  des  mers, 
des  montagnes  et  de  vastes  déserts,  que  leur  pauvreté  fait 
mépriser.  Aussi  les  Romains  laissèrent-ils  les  Germains 
dans  leurs  forêts ,  et  les  peuples  du  Nord  dans  leurs  gla- 
ces; et  il  s'y  conserva,  ou  même  il  s'y  forma  des  nations 
qui  enfin  les  asservirent  eux-mêmes. 

'  Voyez  Jules  (',i|iilolin. 


CHAPITRE  XVI.  121 

Sous  le  règne  de  Gallus,  un  grand  nombre  de  nations , 
qui  se  rendirent  ensuite  plus  célèbres,  ravagèrent  l'Europe  ; 
et  les  Perses ,  ayant  envahi  la  Syrie ,  ne  quittèrent 
leurs  conquêtes  que  pour  conserver  leur  butin. 

Ces  essaims  de  barbares  qui  sortirent  autrefois  du  Nord 
ne  paraissent  plus  aujourd'hui.  Les  violences  des  Romains 
avaient  fait  retirer  les  peuples  du  midi  au  nord  ;  tandis 
que  la  force  qui  les  contenait  subsista,  ils  restèrent; 
quand  elle  fut  affaiblie ,  ils  se  répandirent  de  toutes  parts' . 
La  même  chose  arriva  quelques  siècles  après.  Les  con- 
quêtes de  Charlemagne  et  ses  tyrannies  avaient  une  se- 
conde fois  fait  reculer  les  peuples  du  midi  au  nord  :  sitôt 
que  cet  empire  fut  affaibli,  ils  se  portèrent  une  seconde 
fois  du  nord  au  midi.  Et  si  aujourd'hui  un  prince  faisait  en 
Europe  les  mêmes  ravages,  les  nations,  repoussées  dans  le 
Nord,  adossées  aux  limites  de  l'univers,  y  tiendraient 
ferme  jusqu'au  moment  qu'elles  inonderaient  et  conquer- 
raient l'Europe  une  troisième  fois. 

L'affreux  désordre  qui  était  dans  la  succession  à  l'em- 
pire étant  venu  à  son  comble ,  on  vit  paraître  sur  la  fin 
du  règne  de  Valérien ,  et  pendant  celui  de  Gallien  son  fils , 
trente  prétendants  divers ,  qui ,  s'étant  la  plupart  entre-dé- 
truits,  ayant  eu  un  règne  très-court,  furent  nommés  ty- 
rans. 

Valérien  ayant  été  pris  par  les  Perses ,  et  Gallien  son 
fils  négligeant  les  affaires ,  les  barbares  pénétrèrent  par- 
tout ;  l'empire  se  trouva  dans  cet  état  où  il  fut  environ  un 
siècle  après  en  occident  '  ;  et  il  aurait  dès  lors  été  détruit, 


'  On  voit  à  quoi  se  réduit  la  fameuse  question  :  «  Pourquoi  le  Nord 
«  n'est  plus  si  peuplé  qu'autrefois  ?  » 

^  Cent  cinquante  ans  après,  sous  Honorius,  les  barbares  l'envahi- 
ront. 

Il 


152         GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMALNS, 

sans  un  concours  heureux  de  circonstances  qui  le  rele- 
vèrent. 

Odenat,  prince  dePalrnyre,  allié  des  Romains,  chassa 
les  Perses,  qui  avaient  envahi  presque  toute  l'Asie.  La 
ville  de  Rome  fit  une  armée  de  ses  citoyens ,  qui  écarta  les 
barbares  qui  venaient  la  piller.  Une  armée  innombrable 
de  Scythes ,  qui  passaient  la  mer  avec  six  mille  vaisseaux , 
périt  par  les  naufrages,  la  misère,  la  faim,  et  sa  gran- 
deur même.  Et  Gallien  ayant  été  tué,  Claude ,  Aurélien  , 
Tacite  et  Probus ,  quatre  grands  hommes  qui ,  par  un 
grand  bonheur,  se  succédèrent,  rétablirent  l'empire  prêt  à 
périr. 

CHAPITRE  XVII. 

Changement  dans  l'État. 

Pour  prévenir  les  trahisons  continuelles  des  soldats ,  les 
empereurs  s'associèrent  des  personnes  en  qui  ils  avaient 
confiance;  et  Dioclétien,  sous  prétexte  de  la  grandeur  des 
«affaires,  régla  qu'il  y  aurait  toujours  deux  empereurs  et 
deux  Césars.  Il  jugea  que  les  quatre  principales  armées 
étant  occupées  par  ceux  qui  auraient  part  à  l'empire, 
elles  s'intimideraient  les  unes  les  autres  ;  que  les  autres 
armées  n'étant  pas  assez  fortes  pour  entreprendre  de  faire 
leur  chef  empereur,  elles  perdraient  peu  à  peu  la  coutume 
d'élire; et  qu'enfin  la  dignité  de  César  étant  toujours  su- 
bordonnée ,  la  puissance ,  partagée  entre  quatre  pour  la 
sûreté  du  gouvernement,  ne  serait  pourtant  dans  tonte  son 
étendue  qu'entre  les  mains  de  deux. 

Mais  ce  qui  contint  encore  plus  les  gens  de  guerre,  c'est 
que  les  richesses  des  particuliers  et  la  fortune  publique 
îiyant  dimiiuié,  les  empereurs   ne  purent  plus  leur  faire 


CllAPlTRli  XVir.  123 

des  dons  si  cousidérables  ;  de  manière  que  la  récompense 
ne  fut  plus  proportionnée  au  danger  de  faire  une  nouvelle 
élection. 

D'ailleurs  les  préfets  du  prétoire,  qui,  pour  le  pouvoir 
et  pour  les  fonctions,  étaient  à  peu  près  comme  les  grands 
vizirs  de  ces  temps-là ,  et  faisaient  à  leur  gré  massacrer 
les  empereurs  pour  se  mettre  en  leur  place,  furent  fort 
abaissés  par  Constantin,  qui  ne  leur  laissa  que  les  fonctions 
civiles,  et  eu  fit  quatre  au  lieu  de  deux. 

La  vie  des  empereurs  commença  donc  a  être  plus  assu- 
rée; ils  purent  mourir  dans  leur  lit,  et  cela  sembla  avoir 
un  peu  adouci  leurs  moeurs  ;  ils  ne  versèrent  plus  le  sang 
avec  tant  de  férocité.  Mais,  comme  il  fallait  que  ce  pou- 
voir immense  débordât  quelque  part,  on  vit  un  autre 
genre  de  tyrannie ,  mais  plus  sourde  :  ce  ne  furent  plus 
des  massacres,  mais  des  jugements  iniques,  des  formes 
de  justice  qui  semblaient  n'éloigner  la  mort  que  pour  flé- 
trir la  vie  ;  la  cour  fut  gouvernée  et  gouverna  par  plus  d'ar- 
tifices, par  des  arts  plus  exquis , avec  un  plus  grandsilence  ; 
enfin ,  au  lieu  de  cette  hardiesse  à  concevoir  une  mauvaise 
action,  et  de  cette  impétuosité  à  la  commettre,  on  ne  vit 
plus  régner  que  les  vices  des  âmes  faibles  et  des  crimes 
réfléchis. 

Il  s'établit  un  nouveau  genre  de  corruption.  Les  pre- 
miers empereurs  aimaient  les  plaisirs  ;  ceux-ci ,  la  mol- 
lesse :  ils  se  montrèrent  moins  aux  gens  de  guerre;  ils 
furent  plus  oisifs,  plus  Uvrés  à  leurs  domestiques,  plus 
attachés  à  leurs  palais ,  et  plus  séparés  de  l'empire. 

Le  poison  de  la  cour  augmenta  sa  force  à  mesure  qu'il 
fut  plus  séparé  :  on  ne  dit  rien,  on  insinua  tout  ;  les  gran- 
des réputations  furent  toutes  attaquées ,  et  les  ministres 
et  les  officiers  de  guerre  furent  mis  sans  cesse  à  la  discré- 


124         GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

tioij  de  cette  sorte  de  gens  qui  ne  peuvent  servir  l'État ,  ni 
souffrir  qu'on  le  serve  avec  gloire  '. 

Enfin  cette  affabilité  des  premiers  empereurs,  qui  seule 
pouvait  leur  donner  le  moyen  de  connaître  leurs  affaires , 
fut  entièrement  bannie.  Le  prince  ne  sut  plus  rien  que  sur 
le  rapport  de  quelques  confidents ,  qui ,  toujours  de  con- 
cert, souvent  même  lorsqu'ils  semblaient  être  d'opinion 
contraire,  ne  faisaient  auprès  de  lui  que  l'office  d'un  seul. 

Le  séjour  de  plusieurs  empereurs  en  Asie,  et  leur  perpé- 
tuelle rivalitéavec  les  rois  de  Perse,  firent  qu'ils  voulurent 
être  adorés  comme  eux  ;  et  Dioclétien ,  d'autres  disent  Ga- 
lère ,  l'ordonna  par  un  édit. 

Ce  faste  et  cette  pompe  asiatique  s' établissant,  les  yeux 
s'y  accoutumèrent  d'abord;  et ,  lorsque  Julien  voulut  met- 
tre de  la  simplicité  et  de  la  modestie  dans  ses  manières , 
on  appela  oubli  de  la  dignité  cequi  n'était  que  la  mémoire 
des  anciennes  mœurs. 

Quoique  depuis  Marc-Aurèle  il  y  eût  eu  plusieurs  em- 
pereurs ,  il  n'y  avait  eu  qu'un  empire  ;  et  l'autorité  de  tous 
étant  reconnue  dans  la  province ,  c'était  une  puissance 
unique  exercée  par  plusieurs 

Mais  Galère  et  Constance  Chlore  n'ayant  pu  s'accorder, 
ils  partagèrent  réellement  l'empire*;  et  par  cet  exemple, 
qui  fut  suivi  dans  la  suite  par  Constantin ,  qui  prit  le  plan 
de  Galère  et  non  pas  celui  de  Dioclétien,  il  s'introduisit 
une  coutume  qui  fut  moins  un  changement  qu'une  révo- 
lution. 

De  plus,  l'envie  qu'eut  Constantin  de  faire  une  ville 
nouvelle ,  la  vanité  de  lui  donner  son  nom ,  le  déterminè- 

•  Voyez  ce  que  les  auteurs  nous  disent  de  la  cour  de  Constantin  ,  Je 
\alens,  etc. 
>  Voyez  Oroze,  liv.  VII;  el  Auréiius  Victor. 


CHAPITRE  XVri.  t25 

reiit  à  porter  en  Orient  le  siège  de  l'empire.  Quoique  Ten- 
ceiute  de  Roioe  ne  fût  pas  à  beaucoup  près  si  grande  qu'elle 
est  à  présent ,  les  faubourgs  en  étaient  prodigieusement 
étendus  •  :  l'Italie ,  pleine  de  malsons  de  plaisance,  n'était 
proprement  que  le  jardin  de  Rome  ;  les  laboureurs  étaient 
eu  Sicile,  en  Afrique ,  en  Egypte  ^ ,  et  les  jardiniers,  en 
Italie  ;  les  terres  n'étaient  presque  cultivées  que  par  les 
esclaves  des  citoyens  romains.  Mais  lorsque  le  siège  de 
l'empire  fut  établi  en  Orient,  Rome  presque  entière  y  passa, 
les  grands  y  menèrent  leurs  esclaves,  c'est-à-dire  presque 
tout  le  peuple  ;  et  l'Italie  fut  privée  de  ses  habitants. 

Pour  que  la  nouvelle  ville  ne  cédât  en  rien  à  l'ancienne, 
Constantin  voulut  qu'on  y  distribuât  aussi  du  blé,  et  or- 
donna que  celui  d'Egypte  serait  envoyé  à  Constantinople, 
et  celui  de  l'Afrique  à  Rome  :  ce  qui,  me  semble,  n'était 
pas  fort  sensé. 

Dans  le  temps  de  la  république,  le  peuple  romain ,  sou- 
A  eraiu  de  tous  les  autres,  devait  naturellement  avoir  part 
aux  tributs  :  cela  fit  que  le  sénat  lui  vendit  d'abord  du  blé 
à  bas  prix ,  et  ensuite  le  lui  donna  pour  rien.  Lorsque  le 
gouvernement  fut  devenu  monaichique,  cela  subsista  con- 
tre les  principes  de  la  monarchie  :  on  laissait  cet  abusa 
cause  des  inconvénients  qu'il  y  aurait  eu  aie  changer. 
Mais  Constantin ,  fondant  une  ville  nouvelle,  l'y  établit 
sans  aucune  bonne  raison. 

Lorsque  Auguste  eut  conquis  l'Egypte,  il  apporta  à 
Rome  le  trésor  des  Ptolèmées  :  cela  y  fit  à  peu  près  la  même 
révolution  que  la  découverte  des  Lides  a  faite  depuis  en 

'  Exspatiantia  tecta  mullas  addidere  urbes ,  (lit  Pline,  Histoire  nn- 
ttirelle,\iv.  Ht. 

»  On  portait  autrefois  d'Italie,  dit  Tacite,  du  blé  dans  les  provinces 
reculées,  el  elle  n'est  pas  encore  stérile;  mais  nous  cultivons  plutôt 
l'Afrique  et  l'É^ypte ,  et  nous  aimons  mieux  exposer  aux  accidents  la 
vie  du  peuple  romain.  '  .^»"a?<-«,  liv.  XI!.  rh.  xiiii.l 

II. 


12G  GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

Europe ,  et  que  de  certains  systèines  ont  faite  de  nos  jours. 
Les  fonds  doublèrent  de  prix  à  Rome  '  ;  et,  comme  Rome 
continua  d'attirer  à  elle  les  richesses  d'Alexandrie,  qui  re- 
cevait elle-même  celles  de  l'Afrique  et  de  l'Orient,  l'or  et 
l'argent  devinrent  très-communs  en  Europe  ;  ce  qui  mit  les 
peuples  en  état  de  payer  des  impôts  très-considérables  en 
espèces. 

Mais  lorsque  l'empire  eut  été  divisé ,  ces  richesses  allè- 
rent à  Constantinople.  On  sait  d'ailleurs  que  les  mines 
d'Angleterre  n'étaient  point  encore  ouvertes  ^  ;  qu'il  y  en 
avait  très-peu  en  Italie  et  dans  les  Gaules  ^  ;  que ,  depuis 
les  Carthaginois ,  les  mines  d'Espagne  n'étaient  guère  plus 
travaillées,  ou  du  moins  n'étaient  plus  si  riches  \  L'Italie, 
qui  n'avait  plus  que  des  jardins  abandoimés ,  ne  pouvait, 
par  aucun  moyen ,  attirer  l'argent  de  l'Orient,  pendant 
que  l'Occident,  pour  avoir  de  ses  marchandises,  y  envoyait 
le  sien.  L'or  et  l'argent  devinrent  donc  extrêmement  rares 
en  Europe  ;  mais  les  empereurs  y  voulurent  exiger  les  mê- 
mes tributs  :  ce  qui  perdit  tout. 

Lorsque  le  gouvernement  a  une  forme  depuis  longtemps 
établie ,  et  que  les  choses  se  sont  mises  dans  une  certaine 
situation ,  il  est  presque  toujours  de  la  prudence  de  les  y 
laisser,  parce  que  les  raisons ,  souvent  compliquées  et  in- 
connues ,  qui  font  qu'un  pareil  État  a  subsisté ,  font  qu'il 
se  maintiendra  encore  ;  mais ,  quand  on  change  le  système 

'  Suétone  ,  in  Augusto  ;  Oroze  ,  liv.  VI.  Rome  avait  eu  souvent  de  ces 
révolutions.  J'ai  dit  que  les  trésors  de  Macédoine  qu'on  y  apporta  avaient 
fait  cesser  tous  les  tributs.  (Cicéron,  des  Offices,  liv.  II.) 

*  Tacite,  de  Moribns  Germanorum,  le  dit  formellement.  On  sait 
d'ailleurs  à  peu  près  l'époque  de  l'ouverture  de  la  plupart  des  mines  d'Al- 
lemagne. Voyez  Thomas  Sesréibérus,  sur  l'origine  des  mines  du  Hartz. 
On  croit  celles  de  Saxe  moins  anciennes. 

'  Voyez  Pline  ,  liv.  XXXVII ,  arl.  77. 

*  Les  Carthaginois,  dit  Diodore ,  surent  trés-hien  l'art  d'en  profiter, 
et  les  Romains,  celui  d'empOcher  tjuc  les  autres  n'en  profitassent 


CHAl'lTlii:  XVIJ.  127 

total,  ou  ne  peut  remédier  qu'aux  inconvénients  qui  se  pré- 
sentent dans  la  théorie ,  et  on  en  laisse  d'autres  que  la  pra- 
tique seule  peut  faire  découvrir. 

Ainsi,  quoique  l'empire  ne  fût  déjà  que  trop  grand,  la 
division  qu'on  en  fit  le  ruina,  parce  que  toutes  les  parties 
de  ce  grand  corps ,  depuis  longtemps  ensemble ,  s'étaient 
pour  ainsi  dire  ajustées  pour  y  rester  et  dépendre  les  unes 
des  autres. 

Constantin  ' ,  après  avoir  affaibli  la  capitale,  frappa  un 
autre  coup  sur  les  frontières  ;  il  ôta  les  légions  qui  étaient 
sur  le  bord  des  grands  fleuves ,  et  les  dispersa  dans  les 
provinces  ;  ce  qui  produisit  deux  maux  :  l'un,  que  la  bar- 
rière qui  contenait  tant  de  nations  fut  ôtée  ;  et  l'autre,  que 
les  soldats  ^  vécurent  et  s'amollirent  dans  le  cirque  et  dans 
les  théâtres  ^ 

Lorsque  Coustantius  envoya  Julien  dans  les  Gaules ,  il 
trouva  que  cinquante  villes  le  long  du  Rhin  ^  avaient  été 
prises  par  les  barbares  ;  que  les  provinces  avaient  été  sac- 
cagées ;  qu'il  n'y  avait  plus  que  l'ombre  d'une  armée  ro- 
maine, que  le  seul  nom  des  ennemis  faisait  fuir. 

Ce  prince ,  par  sa  sagesse ,  sa  constance ,  son  économie, 
sa  conduite ,  sa  valeur,  et  une  suite  continuelle  d'actions 


'  Dans  ce  qu'on  dit  de  Constantin  on  ne  choque  point  les  auteurs  ec- 
clésiastiques ,  qui  déclarent  qu'ils  n'entendent  parler  que  des  actions  de 
ce  prince  qui  ont  du  rapport  à  la  piété,  et  non  de  celles  qui  en  ont  au 
fîouverneinent  de  l'Élat.  (Eisèee,  Fie  de  Constantin ,  liv.  I ,  chap.  ix  ; 
SocRATF, ,  liv.  I ,  chap.  i.) 

'  Zo.siME,  liv.  VIII. 

'  Depuis  rétablissement  du  christianisme,  les  combats  des  gladiateurs 
devinrent  rares.  Constantin  défendit  d'en  donner  :  ils  furent  entièrement 
iibolis  sous  Honorius,  comme  il  parait  par  Théodoret  et  Otiion  de  Fri- 
singue  Les  Romains  ne  retinrent  de  leurs  anciens  spectacles  que  ce  qui 
IKMivail  affaiblir  les  courafies,  et  servait  d'attrait  à  la  volupté. 

'  Ammikn  Marceu.in,  liv.  XVI ,  XVII,  XVIII 


128  GRANDEUR  ET  DECADENCE  DES  ROMAINS, 

liéroïques,  rechassa  les  barbares  ' ,  et  la  terreur  de  son  nom 
les  contint  tant  qu'il  vécut  \ 

La  brièveté  des  règnes ,  des  divers  partis  politiques ,  les 
différentes  religions ,  les  sectes  particulières  de  ces  reli- 
gions ,  ont  fait  que  le  caractère  des  empereurs  est  venu  à 
nous  extrêmement  défiguré.  Je  n'en  donnerai  que  deux 
exemples.  Cet  Alexandre,  si  lâche  dans  Hérodien,  paraît 
plein  de  courage  dans  Lampridius  ;  ce  Gratien ,  tant  loué 
par  les  orthodoxes ,  Philostorgue  le  compare  à  Néron. 

Valentinien  sentit  plus  que  personne  la  nécessité  de  l'an- 
cien plan  ;  il  employa  toute  sa  vie  à  fortifier  les  bords  du 
Rhin ,  à  y  faire  des  levées ,  y  bâtir  des  châteaux ,  y  placer 
des  troupes,  leur  doimer  le  moyen  d'y  subsister.  Mais  il 
arriva  dans  le  monde  un  événement  qui  détermina  Va- 
lens,  son  frère,  à  ouvrir  le  Danube,  et  eut  d'effroyables 
suites. 

Dans  le  pays  qui  est  entre  les  Palus-Méotides ,  les 
montagnes  du  Caucase  et  la  mer  Caspienne ,  il  y  avait  plu- 
sieurs peuples  qui  étaient  la  plupart  de  la  nation  des  Huns 
ou  de  celle  des  Alains  ;  leurs  terres  étaient  extrêmement 
fertiles;  ils  aimaient  la  guerre  et  le  brigandage  ;  ils  étaient 
presque  toujours  à  cheval ,  ou  sur  leurs  chariots ,  et  er- 
raient dans  le  pays  où  ils  étaient  enfermés  ;  ils  faisaient 
bien  quelques  ravages  sur  les  frontières  de  Perse  et  d'Ar- 
ménie ;  mais  on  gardait  aisément  les  portes  Caspiennes ,  et 
ils  pouvaient  difficilement  pénétrer  dans  la  Perse  par  ail- 
leurs. Comme  ils  n'imaginaient  point  qu'il  fût  possible  de 
traverser  les  Palus-Méotides  ^ ,  ils  ne  connaissaient  pas  les 

'  Ammien  Makcfxmn,  liv,  XVI,  XXVII,  XXVIII. 

'  Voyez  le  magnifique  éloge  qu'Ammien  Marcelliii  fait  de  ce  prince , 
liv.  XX.V  ;  voyez  aussi  les  fragments  de  V Histoire  de  Jean  d'Antiochc. 
^  Pnoroi'E ,  Hisloitr  mêlée. 


chapjirl:  xyii.  129 

Romains;  et,  pendant  que  d'antres  barbares  ravageaient 
l'empire,  ils  restaient  dans  les  limites  que  leur  ignorance 
leur  avait  données. 

Quelques-uns  '  ont  dit  que  le  limon  que  le  Tanaïs  avait 
apporté  avait  formé  une  espèce  de  croûte  sur  le  Bosphore 
cimmérien ,  sur  laquelle  ils  avaient  passé;  d'autres  ^ ,  que 
deux  jeunes  Scythes ,  poursuivant  une  biche  qui  traversa 
ce  bras  de  mer,  le  traversèrent  aussi.  Ils  furent  étonnés 
de  voir  un  nouveau  monde;  et,  retournant  dans  l'ancien, 
ils  apprirent  à  leurs  compatriotes  les  nouvelles  terres,  et, 
si  j'ose  me  servir  de  ce  terme,  les  Indes  qu'ils  avaient  dé- 
couvertes^. 

D'abord  des  corps  innombrables  de  Huns  passèrent; 
et,  rencontrant  les  Goths  les  premiers,  ils  les  chassèrent 
devant  eux.  Il  semblait  que  ces  nations  se  précipitassent 
les  unes  sur  les  autres,  et  que  l'Asie ,  pour  peser  sur  l'Eu- 
rope, eût  acquis  un  nouveau  poids. 

Les  Goths  effrayés  se  présentèrent  sur  les  bords  du  Da- 
nube, et,  les  mains  jointes,  demandèrent  une  retraite.  Les 
flatteurs  de  Valens  saisirent  cette  occasion ,  et  la  lui  repré- 
sentèrent comme  une  conquête  heureuse  d'un  nouveau 
peuple  qui  venait  défendre  l'empire  et  l'enrichir^. 

Valens  ordonna  qu'ils  passeraient  sans  armes;  mais, 
pour  de  l'argent,  ses  officiers  leur  en  laissèrent  tant  qu'ils 
voulurent  \  Il  leur  fit  distribuer  des  terres  ;  mais ,  à  la  dif- 


'  ZOSIME,  liv.  IV. 

'  JORNANDÈs,  de  Rehus  geticis ;  Histoire  mêlée  de  Procope. 

^  Voyez  Sozomène,  liv.  VI. 

*  Amm.  Marcellin  ,  liv.  XXIX. 

*  De  ceux  qui  avaient  reçu  ces  ordres  ,  celui-ci  conçut  un  amour  in- 
fâme; celui-là  fut  épris  de  la  beauté  d'une  femme  barbare;  les  autres 
furent  corrompus  par  des  présents ,  des  habits  de  lin  ,  et  des  ciiuvertu- 
res  bordées  de  franges  :  on  n'eut  d'autre  soin  que  de  remplir  sa  maison 
d'esclaves,  et  ses  formes  de  bétail.  (Histoire  de  Dcxijw..) 


130         GRANDEUR  ET  DECADENCE  DES  ROMAINS, 

férence  des  Huns ,  les  Goths  n'en  cultivaient  point  '  ;  on  les 
priva  même  du  blé  qu'on  leur  avait  promis  :  ils  mouraient 
de  faim ,  et  ils  étaient  au  milieu  d'un  pays  riche  ;  ils  étaient 
armés,  et  on  leur  faisait  des  injustices.  Ils  ravagèrent  tout 
depuis  le  Danube  jusqu'au  Bosphore,  exterminèrent  Va- 
lens  et  son  armée ,  et  ne  repassèrent  le  Danube  que  pour 
abandonner  l'affreuse  solitude  qu'ils  avaient  faite  \ 

CHAPITRE  XVIII. 

Nouvelles  maximes  prises  par  les  Romains, 

Quelquefois  la  lâcheté  des  empereurs ,  souvent  la  fai- 
blesse de  l'empire ,  firent  que  l'on  chercha  à  apaiser  par 
de  l'argent  les  peuples  qui  menaçaient  d'envahir  ^.  Mais 
la  paix  ne  peut  pas  s'acheter,  parce  que  celui  qui  l'a  ven- 
due n'en  est  que  plus  en  état  de  la  faire  acheter  encore. 

Il  vaut  mieux  courir  le  risque  de  faire  une  guerre  mal- 
heureuse que  de  donner  de  l'argent  pmu'  avoir  la  paix  ;  car 
on  respecte  toujours  un  prince  lorsqu'on  sait  qu'on  ne  le 
vaincra  qu'après  une  longue  résistance. 

'  Voyez  V Histoire  gothique  de  Prisais,  où  cette  différence  est  bien 
établie. 

On  demandera  peut-être  comment  des  nations  qui  ne  cultivaient  point 
les  terres  pouvaient  devenir  si  puissantes ,  tandis  que  celles  de  l'Améri- 
«|ue  sont  si  petites.  C'est  que  les  peuples  pasteurs  ont  une  subsistance 
bien  plus  assurée  que  les  peuples  chasseurs. 

U  parait ,  par  Ammien  Marcellin ,  que  les  Huns,  dans  leur  première 
demeure,  ne  labouraient  point  les  champs  ;  ils  ne  vivaient  que  de  leurs 
troupeaux  dans  un  pays  abondant  en  pâturages  et  arrosé  par  quantité 
de  fleuves,  comme  font  encore  aujourd'hui  les  petits  Tartares,  qui  habi- 
tent une  partie  du  même  pays.  Il  y  a  apparence  que  ces  peuples  ,  depuis 
leur  départ,  ayant  habité  des  lieux  moins  propres  à  la  nourriture  des 
troupeaux  ,  commencèrent  à  cultiver  les  terres. 

*  Voyez  Zosime,  liv.  IV  ;  voyez  aussi  Dexipe,  dans  YExlruil  des  am- 
bassades de  Conslanlin  l'orphi/rogénète. 

^  On  donna  d'abord  tout  aux  soldats;  ensuite  on  donna  tout  aux  en- 
nemis. 


CHAPJTRE  XVIII.  I3i 

D'ailleurs  ces  sortes  de  gratifleations  se  changeaient  en 
tributs,  et,  libres  au  commencement,  devenaient  néces- 
saires :  elles  furent  regardées  comme  des  droits  acquis;  et 
lorsqu'un  empereur  les  refusa  à  quelques  peuples,  ou 
voulut  donner  moins ,  ils  devinrent  de  mortels  ennemis. 
Entre  mille  exemples ,  l'armée  que  Julien  mena  contre 
les  Perses  fut  poursuivie  dans  sa  retraite  par  des  Arabes 
à  qui  il  avait  refusé  le  tribut  accoutumé  '  ;  et  d'abord  après, 
sous  l'empire  de  Valentinien,  les  Allemands,  à  qui  on 
avait  offert  des  présents  moins  considérables  qu'à  l'ordi- 
naire, s'en  indignèrent,  et  ces  peuples  du  nord,  déjà  gou- 
vernés par  le  point  d'houueur,  se  vengèrent  de  cette  in- 
sulte prétendue  par  une  cruelle  guerre. 

Toutes  ces  nations  ^ ,  qui  entouraient  Tempire  en  Eu- 
rope et  eu  Asie ,  absorbèrent  peu  à  peu  les  richesses  des 
Romains;  et,  comme  ils  s'étaient  agrandis  parce  que  l'or 
et  l'argent  de  tous  les  rois  était  porté  chez  eux^,  ils  s'af- 
faiblirent ,  parce  que  leur  or  et  leur  argent  fut  porté  chez 
les  autres. 

Les  fautes  que  fout  les  hommes  d'État  ne  sont  pas  tou- 
jours libres;  souvent  ce  sont  des  suites  nécessaires  de  la 
situation  où  l'ou  est  ;  et  les  inconvénients  ont  fait  naître 
les  inconvénients. 

La  milice,  comme  ou  a  déjà  vu,  était  devenue  très  à 
charge  à  l'État  ;  les  soldats  a\  aient  trois  sortes  d'avan- 

■  Ammien  Marcellin  ,  liv.  XXV. 

2  Id.  liv.  XXVI. 

3  «  Vous  voulez  des  richesses,  disait  un  empereur  à  son  armée  qui 
•  murmurait  :  voilà  le  pays  des  Perses ,  allons-en  chercher.  Croyez- 
»  moi ,  de  tant  de  trésors  que  possédait  la  république  romaine,  il  ne  reste 
«  plus  rien  ;  et  le  mal  vient  de  ceux  qui  ont  appris  aux  princes  à  acheter 
«  la  paix  des  barbares.  Nos  finances  sont  épuisées,  nos  villes  détruites, 
«  nos  provinces  ruinées.  Un  empereur  qui  ne  connaît  d'autres  biens  que 
n  ceux  de  l'àme  n'a  pas  honte  d'avouer  une  pauvreté  hounéte.  »  (Id.  liv. 
XXIV.  ) 


1  12  GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

taues  :  la  paye  ordinaire,  la  récompense  après  le  service, 
et  les  libéralités  d'accident,  qui  devenaient  très-souvent 
des  droits  pour  des  gens  qui  avaient  le  peuple  et  le  prince 
eutre  leurs  mains. 

L'impuissance  où  l'on  se  trouva  de  payer  ces  charges  fit 
c[ue  l'ou  prit  une  milice  moins  chère.  On  fit  des  traités 
avec  des  nations  barbares  qui  n'avaient  ni  le  luxe  des  sol- 
dats romains,  ni  le  même  esprit,  ni  les  mêmes  préten- 
tions. 

Il  y  avait  une  autre  commodité  à  cela  :  comme  les  bar- 
bares tombaient  tout  à  coup  sur  un  pays ,  n'y  ayant  point 
chez  eux  de  préparatifs  après  la  résolution  de  partir,  il 
était  difficile  de  faire  des  levées  à  temps  dans  les  provin- 
ces. On  prenait  donc  un  autre  corps  de  barbares,  toujours 
prêt  à  recevoir  de  l'argent,  à  piller  et  à  se  battre.  On  était 
servi  pour  le  moment  ;  mais  dans  la  suite  on  avait  autant 
de  peine  à  réduire  les  auxiliaires  que  les  ennemis. 

Les  premiers  Romains  '  ne  mettaient  point  dans  leurs 
armées  un  plus  grand  nombre  de  troupes  auxiliaires  que 
de  romaines  ;  et ,  quoique  leurs  alliés  fussent  proprement 
des  sujets ,  ils  ne  voulaient  point  avoir  pour  sujets  des 
peuples  plus  belliqueux  qu'eux-mêmes. 

Mais  dans  les  derniers  temps  ,  non-seulement  ils  n'ob- 
servèrent pas  cette  proportion  des  troupes  auxiliaires, 
mais  même  ils  remplirent  de  soldats  barbares  les  corps  de 
troupes  nationales. 

Ainsi ,  ils  établissaient  des  usages  tout  contraires  à  ceux 
qui  les  avaient  rendus  maîtres  de  tout  ;  et  comme  autre- 
fois leur  politique  constante  fut  de  se  réserver  l'art  mili- 

■  C'est  une  observation  de  VHgèce;  et  il  parait,  par  Tite-Live ,  que  si 
le  nombre  des  nuxiliaircs  excéda  quelquefuis,  ce  fut  de  bien  peu. 


CHAl'ITRt  XVJIl.  133 

taire,  et  d'en  priver  tous  leurs  voisius,  ils  le  détruisaient 
pDur  lors  chez  eux ,  et  l'établissaient  chez  les  autres. 

Voici ,  eu  un  mot ,  l'histoire  des  Romains  :  ils  vain- 
(luirent  tous  les  peuples  par  leurs  maximes;  mais,  lors- 
qu'ils y  furent  parvenus ,  leur  république  ne  put  subsis- 
ter ;  il  fallut  changer  de  gouvernement ,  et  des  maximes 
cotitraires  aux  premières ,  employées  dans  ce  gouverne- 
ment nouveau ,  firent  tomber  leur  grandeur. 

Ce  n'est  pas  la  fortune  qui  domine  le  monde  ;  on  peut 
le  demander  aux  Romains,  qui  eurent  une  suite  conti- 
nuelle de  prospérités  quand  ils  se  gouvernèrent  sur  un 
certain  plan ,  et  une  suite  non  interrompue  de  revers  lors- 
qu'ils se  conduisirent  sur  un  autre.  11  y  a  des  causes 
générales ,  soit  morales ,  soit  physiques ,  qui  agissent  dans 
chaque  monarchie ,  relèvent,  la  maintiennent,  ou  la  pré- 
cipitent ;  tous  les  accidents  sont  soumis  à  ces  causes  ;  et 
si  le  hasard  d'une  bataille,  c'est-à-dire  une  cause  particu- 
lière, a  ruiné  un  État,  il  y  avait  une  cause  générale  qui 
faisait  que  cet  État  devait  périr  par  une  seule  bataille.  En 
un  mot,  l'allure  principale  entraîne  avec  elle  tous  les 
accidents  particuliers. 

JNous  voyons  que  depuis  près  de  deux  siècles  les  troupes 
de  terre  de  Danemarck  ont  presque  toujours  été  battues 
par  celles  de  Suède.  Tl  faut  qu'indépendamment  du  cou- 
rage des  deux  nations  et  du  sort  des  armes,  il  y  ait  dans 
le  gouvernement  danois  ,  militaire  ou  civil ,  un  vice  inté- 
rieur qui  ait  produit  cet  effet  ;  et  je  ne  le  crois  point  diffi- 
cile à  découvrir. 

Enfin,  les  Romains  perdirent  leur  discipline  militaire  ; 
ils  abandonnèrent  jusqu'à  leurs  propres  armes.  Végèce 
dit  que  les  soldats  les  trouvant  trop  pesantes,  ils  obtinrent 
de  l'empereur  Gratien  de  quitter  leur  cuirasse  et  ensuite 


1,1't         GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

leur  casque  :  de  façon  qu'exposés  aux  coups  sans  défense, 
ils  ne  songèrent  plus  qu'à  fuir  '. 

II  ajoute  qu'ils  avaient  perdu  la  coutume  de  fortifier 
leurs  camps,  et  que,  par  cette  négligence,  leurs  armées 
furent  enlevées  par  la  cavalerie  des  barbares. 

La  cavalerie  fut  peu  nombreuse  chez  les  premiers  Ro- 
mains :  elle  ne  faisait  que  la  onzième  partie  de  la  légion, 
et  très-souvent  moins  ;  et  ce  qu'il  y  a  d'extraordinaire , 
ils  en  avaient  beaucoup  moins  que  nous,  qui  avons  tant 
de  sièges  à  faire ,  où  la  cavalerie  est  peu  utile.  Quand  les 
Romains  furent  dans  la  décadence,  ils  n'eurent  presque 
plus  que  de  la  cavalerie.  Il  me  semble  que,  plus  une  na- 
tion se  rend  savante  dans  l'art  militaire,  plus  elle  agit 
par  son  infanterie,  et  que,  moins  elle  le  connaît,  plus 
elle  multiplie  sa  cavalerie  :  c'est  que,  sans  la  discipline, 
l'infanterie  pesante  ou  légère  n'est  rien  ;  au  lieu  que  la 
cavalerie  va  toujours,  dans  son  désordre  même  '.  L'ac- 
tion de  celle-ci  consiste  phis  dans  son  impétuosité  et  un 
certain  choc;  celle  de  l'autre,  dans  sa  résistance  et 
une  certaine  immobilité  :  c'est  plutôt  une  réaction  qu'une 
action.  Enfin,  la  force  de  la  cavalerie  est  momentanée  : 
l'infanterie  agit  plus  longtemps;  mais  il  faut  de  la  dis- 
cipline pour  qu'elle  puisse  agir  longtemps. 

Les  Romains  parvinrent  à  commander  à  tous  les  peu- 
ples ,  non-seulement  par  l'art  de  la  guerre,  mais  aussi  par 
/cur  prudence,  leur  sagesse,  leur  constance,  leur  amour 
pour  la  gloire  et  pour  la  patrie.  Lorsque,  sous  les  empe- 
reurs, toutes  ces  vertus  s'évanouirent ,  l'art  militaire  leur 
resta,  avec  lequel ,  maigre  la  faiblesse  et  la  tyrannie  de 

'  De  He  militari,  lib.  I,  cap.  XX. 

'  I-a  cavalerie  tartare,  sans  observer  aucuocle  nos  maximes  raililaircs, 
a  fait  dans  fous  les  temps  de  Rrands  clioses.  Voyez  les  relatiqjis,  et  sur- 
tout celle  de  la  dernière  conquête  de  la  Chine. 


CHAPITRE  XVIII.  13;-. 

leurs  princes,  ils  conservèrent  ce  qu'ils  avaient  acquis; 
mais,  lorsque  la  corruption  se  mit  dans  la  milice  même, 
ils  devinrent  la  proie  de  tous  les  peuples. 

Un  empire  fondé  par  les  armes  a  besoin  de  se  soutenir 
par  les  armes.  Mais  comme  lorsqu'un  État  est  dans  le 
trouble ,  on  n'imagine  pas  comnient  il  peut  en  sortir,  de 
même  lorsqu'il  est  en  paix  et  qu'on  respecte  sa  puissance , 
il  ne  vient  point  dans  l'esprit  comment  cela  peut  changer  : 
il  néglige  donc  la  milice,  dont  il  croit  n'avoir  rien  à  es- 
pérer et  tout  à  craindre ,  et  souvent  même  il  cherche  à 
l'affaiblir. 

C'était  une  règle  inviolable  des  premiers  Romains ,  que 
quiconque  avait  abandonné  son  poste ,  ou  laissé  ses  ar- 
mes dans  le  combat,  était  puni  de  mort.  Julien  et  Valen- 
tinien  avaient  à  cet  égard  rétabli  les  anciennes  peines. 
Mais  les  barbares  pris  à  la  solde  des  Romains  ,  accoutu- 
més à  faire  la  guerre  comme  la  font  aujourd'hui  les  Tar- 
tai'es ,  à  fuir  pour  combattre  encore ,  à  chercher  le  pillage 
plus  que  l'honneur  ' ,  étaient  incapables  d'une  pareille 
discipline. 

Telle  était  la  discipline  des  premiers  Romains ,  qu'on  y 
avait  vu  des  généraux  condamner  à  mourir  leurs  enfants , 
pour  avoir,  sans  leur  ordre,  gagné  la  victoire;  mais, 
quand  ils  furent  mêlés  parmi  les  barbares,  ils  y  contrac- 
tèrent un  esprit  d'indépendance  qui  faisait  le  caractère  de 
ces  nations;  et,  si  l'on  lit  les  guerres  de  Bélisaire  contre 
les  Goths ,  on  verra  un  général  presque  toujours  désobéi 
par  ses  officiers. 

Sylla  et  Sertoriiis ,  dans  la  fureur  des  guerres  civiles , 

•  Ils  ne  voulaient  pas  s'assujettir  aux  travaux  des  soldats  romains. 
Voyez  Amriiieii  Marcellin,  liv.  XVIII,  (|ui  dit,  comme  une  chose  ex- 
traordinaire, qu'ils  s'y  soumirent  en  une  occasion,  pour  plaire  à  Julien, 
qui  voulait  mettre  des  places  en  état  de  défense. 


I3fi  GRANDEUR  HT  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

aimaient  mieux  périr  que  de  fuire  quelque  chose  doi.t 
Mithridate  pût  tirer  avantage;  mais,  dans  les  temps  qui 
suivirent,  dès  qu'un  ministre  ou  quelque  grand  crut  qu'il 
importait  à  son  avarice,  à  sa  vengeance,  à  son  ambition  , 
de  faire  entrer  les  barbares  dans  l'empire ,  il  le  leur  donna 
d'abord  à  ravager  '. 

Il  n'y  a  point  d'État  où  l'on  ait  plus  besoin  de  tributs 
que  dans  ceux  qui  s'affaiblissent  ;  de  sorte  que  l'on  est 
obligé  d'augmenter  les  charges  à  mesure  que  l'oji  est 
moins  en  état  de  les  porter  :  bientôt ,  dans  les  provinces 
romaines ,  les  tributs  devinrent  intolérables. 

Il  faut  lire,  dans  Salvieu,  les  horribles  exactions  que 
l'on  faisait  sur  les  peuples^.  Les  citoyens,  poiu'suivis  par 
les  traitants ,  n'avaient  d'autre  ressource  que  de  se  réfu- 
gier chez  les  barbares ,  ou  de  donner  leur  hberté  au  pre- 
mier qui  la  voulait  pre)idre. 

Ceci  servira  à  expliquer,  dans  notre  histoire  française, 
cette  patience  avec  laquelle  les  Gaulois  souffrirent  la  ré- 
volution qui  devait  établir  cette  différence  accablante 
entre  une  nation  noble  et  luie  nation  roturière.  Les  barba- 
res ,  en  rendant  tant  de  citoyens  esclaves  de  la  glèbe , 
c'est-à-dire  du  champ  auquel  ils  étaient  attachés,  n'in- 
troduisirent giière  rien  qui  n'eût  été  plus  cruellement 
exercé  avant  eux  ^. 

•  Cela  n'était  pas  elonnaiit  dans  ce  mélange  avec  des  nations  qui  avaient 
été  errantes,  qui  ne  connaissaient  point  de  patrie,  et  où  souvent  des 
corps  entiers  de  troupes  se  joignaient  à  l'ennemi  qui  les  avait  vaincus 
contre  leur  nation  même.  Voyez  dans  Procope  ce  que  c'était  que  les 
(;olhs  sous  Vltigès. 

^  Voyez  tout  le  livre  V  de  Gubernalione  Dei;  voyez  aussi ,  dans  l'am- 
bassade écrite  par  Priscus ,  le  discours  d'un  Romain  établi  parmi  les 
Huns ,  sur  sa  félicité  dans  ce  pays-là. 

3  Voyez  encore  Salvien ,  liv.  V  ;  et  les  lois  du  Code  et  du  Digeste  la- 
dessqs.  j 


CHAPITRE  XIX.  137 


CHAPITRE  XIX. 

Graiidetir  d'Attila.  —  Cause  de  l'étalilissemeutdes  barbares.  —  Raisons 
pourquoi  l'empire  d'Occident  fut  le  premier  abattu. 

Comme,  dans  le  temps  que  l'empire  s'affaiblissait,  la 
religion  chrétienne  s'établissait ,  les  chrétiens  reprochaient 
aux  païens  cette  décadence ,  et  ceux-ci  en  demandaient 
compte  à  la  religion  clii'étienne.  Les  chrétiens  disaient  que 
Dioclétien  avait  perdu  l'empire  en  s'associant  trois  collè- 
gues ' ,  parce  que  chaque  empereur  voulait  faire  d'aussi 
grandes  dépenses  et  entretenir  d'aussi  fortes  armées  que 
s'il  avait  été  seul;  que  par  là  le  nombre  de  ceux  qui  rece- 
vaient n'étant  pas  proportionné  au  nombre  de  ceux  qui 
donnaient,  les  charges  devinrent  si  grandes,  que  les  ter- 
res furent  abandonnées  par  les  laboureurs,  et  se  changè- 
rent en  forêts.  Les  païens,  au  contraire,  ne  cessaient  de 
crier  contre  un  culte  nouveau,  inouï  jusqu'alors  ;  et  comme 
autrefois ,  dans  Rome  florissante ,  ou  attribuait  les  débor- 
dements du  Tibre  et  les  autres  effets  de  la  nature  à  la  co- 
lère des  dieux ,  de  même ,  dans  Rome  mourante ,  on  im- 
putait les  malheurs  à  un  nouveau  culte  et  au  renversement 
des  anciens  autels. 

Ce  fut  le  préfet  Symmaque  qui ,  dans  une  lettre  écrite 
aux  empereurs  au  sujet  de  l'autel  de  la  Victoire,  fit  le 
plus  valoir  contre  la  religion  chrétienne  des  raisons  po- 
pulaires, et  par  conséquent  très-capables  de  séduire. 

«  Quelle  chose  peut  mieux  nous  conduire  à  la  connais- 
«  sance  des  dieux ,  disait-il,  que  l'expérience  de  nos  pros- 
pérités passées?  Nous  devons  être  fidèles  à  tant  de 
siècles ,  et  suivre  nos  pères ,  qui  ont  suivi  si  heureuse- 

■  Lactance,  de  la  Mûri  des  perscciilcurs. 


U8  GRA>iDEL'R  ET  Di:(:Al)E>Ct  UtS  ROMAINS, 

"  raent  les  leurs.  Pensez  que  Rome  vous  parle ,  et  vous 
«  dit  :  Grands  princes,  pères  de  la  patrie,  respectez  mes 
«  années  pendant  lesquelles  j'ai  toujours  observé  les  eéré- 
«  mouies  de  mes  ancêtres  :  ce  culte  a  soumis  l'univers  à 
«  mes  lois  ;  c'est  par  là  qu'Aunibal  a  été  repoussé  de  mes 
'<  murailles ,  et  que  les  Gaulois  l'ont  été  du  Capitolc.  C'est 
"  pour  les  dieux  de  la  patrie  que  nous  demandons  la  paix  ; 
«  nous  la  demandons  pour  les  dieux  indigètes.  Nous  n'en- 
"  trons  point  dans  des  disputes  qui  ne  conviennent  qu'a 
<  des  gens  oisifs  ;  et  nous  voulons  offrir  des  prières,  et  non 
«  pas  des  combats  ' .  » 

Trois  auteurs  célèbres  répondirent  à  Symmaque.  Oroze 
composa  sou  histoire  pour  prouver  qu'il  y  avait  toujours 
eu  dans  le  monde  d'aussi  grands  malheurs  que  ceux  dont 
se  plaignaient  les  païens.  Salvien  fit  son  livre,  où  il  sou- 
tint que  c'étaient  les  dérèglements  des  chrétiens  qui  avaient 
attiré  les  ravages  des  bai'bares  '  ;  et  saint  Augustin  fit  voir 
que  la  cité  du  ciel  était  différente  de  cette  cité  de  la  terre  ^ , 
où  les  anciens  Romains,  pour  quelques  vertus  humaines, 
avaient  reçu  des  récompenses  aussi  vaines  que  ces  vertus. 

Nous  avons  dit  que  dans  les  premiers  temps  la  politique 
des  Romains  fut  de  diviser  toutes  les  puissances  qui  leur 
faisaient  ombrage  ;  dans  la  suite,  ils  n'y  purent  réussir.  11 
fallut  souffrir  qu'Attila  soumît  toutes  les  nations  du  nord  : 
il  s'étendit  depuis  le  Danube  jusqu'au  Rhin,  détruisit 
tous  les  forts  et  tous  les  ouvrages  qu'on  avait  faits  sur 
ces  fleuves ,  et  rendit  les  deux  empires  tributaires. 

«Théodose,  disait-il  insolemment,  est  fils  d'un  peie 
«  très-noble , aussi  bien  que  moi;  mais,  en  me  payant  le 


Lellrcx  lie  Sijmmnqiir ,  Ijv.  X  ,  IcU.  i.iv 
J)n  Gouvcriicinriit  de  Dieu. 
De  la  Ci/è  de  Dim. 


ClIAl'lTKi:  \IX.  U9 

«  tribut,  il  est  déchu  de  sa  noblesse,  et  est  devenu  mon 
"  esclave  :  il  n'est  pas  juste  qu'il  dresse  des  embûches  à 
<  son  maître,  comme  un  esclave  méchant  '.  » 

"  Il  ne  convient  pas  à  l'empereur,  disait-il  dans  une  au- 
"  tre  occasion ,  d'être  menteur.  Il  a  promis  à  un  de  mes 
a  sujets  de  lui  donner  en  mariage  la  fille  de  Satumilus  : 
«  s'il  ne  veut  pas  tenir  sa  parole ,  je  lui  déclare  la  guerre  ; 
«  s'il  ne  peut  pas ,  et  qu'il  soit  dans  cet  état  qu'on  ose  lui 
«  désobéir,  je  marche  à  son  secours.  » 

Il  ne  faut  pas  croire  que  ce  fût  par  modération  qu'Attila 
laissa  subsister  les  Romains  :  il  suivait  les  mœurs  de  sa 
nation ,  qui  le  portaient  à  soumettre  les  peuples ,  et  non 
pas  à  les  conquérir.  Ce  prince ,  dans  sa  maison  de  bois  où 
nous  le  représente  Priscus  ^ ,  maître  de  toutes  les  nations 
barbares ,  et  en  quelque  façon  ^  de  presque  toutes  celles 
qui  étaient  policées,  était  un  des  grands  monarques  dont 
l'histoire  ait  jamais  parlé. 

On  voyait  à  sa  cour  les  ambassadeurs  des  Romains  d'O- 
rient et  de  ceux  d'Occident ,  qui  venaient  recevoir  ses  lois , 
ou  implorer  sa  clémence.  Tantôt  il  demandait  qu'on  lui 
rendît  les  Huns  transfuges ,  ou  les  esclaves  romains  qui 
s'étaient  évadés;  tantôt  il  voulait  qu'on  lui  livrât  quelque 
ministre  de  l'empereur.  Il  avait  mis  sur  l'empire  d'Orient 
un  tribut  de  deu.x  mille  cent  livres  d'or.  Il  recevait  les  ap- 
pointements de  général  des  armées  romaines.  Il  envoyait 
à  Constantinople  ceux  qu'il  voulait  récompenser,  afin 
qu'on  les  comblât  de  biens,  faisant  un  trafic  continuel  de 
la  frayeur  des  Romains. 

•  Histoire  gothique,  et  Relation  de  Cambassade  écrite  par  Prisais. 
Celait  Théodose  le  jeune. 

'  Histoire  gothique  :  Hœ  sedes  régis  harbariem  totam  fcnentis,  htcr 
caplLs  civitatibus  habitacula  praponehai.  (JOR>'\>'DÈS,  de  Rébus  geticis.) 

^  U  parait ,  par  la  Relation  de  Priscus ,  qu'on  pensait  à  la  cour  d' At- 
tila à  soumettre  encore  les  Perses 


liO  GRA.NDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

11  était  craint  de  ses  sujets,  et  il  ne  paraît  pas  qu'il  en 
fût  haï  '.  Prodigieusement  fier,  et  cependant  rusé,  ardent 
dans  sa  colère ,  mais  sachant  pardonner  ou  différer  la  pu- 
nition suivant  qu'il  convenait  à  ses  intérêts ,  ne  faisant 
jamais  la  guerre  quand  la  paix  pouvait  lui  donner  assez 
d'avantages,  fidèlement  servi  des  rois  mêmes  qui  étaient  sous 
sa  dépendance ,  il  avait  gardé  pour  lui  seul  l'ancienne  sim- 
plicité des  mœurs  des  Huns.  Du  reste  ,  on  ne  peut  guère 
louer  sur  la  bravoure  le  chef  d'une  nation  où  les  enfants 
entraient  en  fureur  au  récit  des  beaux  faits  d'armes  de 
leurs  pères,  et  où  les  pères  versaient  des  larmes  parce 
qu'ils  ne  pouvaient  pas  imiter  leurs  enfants. 

Après  sa  mort ,  toutes  les  nations  barbares  se  redivi- 
sèrent; mais  les  Romains  étaient  si  faibles  qu'il  n'y  avait 
pas  de  si  petit  peuple  qui  ne  pût  leur  nuire. 

Ce  ne  fut  pas  une  certaine  invasion  qui  perdit  l'empire, 
ce  furent  toutes  les  invasions.  Depuis  celle  qui  fut  si  gé- 
nérale sous  Gallus,  il  sembla  rétabli,  parce  qu'il  n'avait 
point  perdu  de  terrain  ;  mais  il  alla,  de  degrés  en  degrés, 
de  la  décadence  à  sa  chute ,  jusqu'à  ce  qu'il  s'affaissa 
tout  à  coup  sous  Arcadius  et  Honorius. 

En  vain  on  avait  rechassé  les  barbares  dans  leur  pays  : 
ils  y  seraient  tout  de  même  rentrés  pour  mettre  en  sûreté 
leur  butin  ;  en  vain  on  les  extermina  :  les  villes  n'étaient 
pas  moins  saccagées ,  les  villages  brûlés,  les  familles  tuées 
ou  dispersées  '. 

Lorsqu'une  province  avait  été  ravagée,  les  barbares 
qui  succédaient ,  n'y  trouvant  plus  rien ,  devaient  passer 

'  Il  faut  consulter,  sur  le  caractère  de  ce  prince  et  les  mœurs  de  sa 
cour,  Jornandés  et  Priscus. 

-  C'était  une  nation  bien  destructive  que  celle  des  Goths  :  ils  avaient 
détruit  tous  les  laboureurs  dans  la  Thrace,  et  coupé  les  mains  à  tous 
ceux  qui  menaient  les  chariots.  {Histoire  byzantine  de  Mnlchus,  dans 
y  Elirait  di;s  ambassades.) 


CHAPlTiir.  XIX.  141 

à  une  autre.  On  ne  ravagea  au  commencement  que  la 
Thrace,  la  Mysie,  la  Pannonie;  quand  ces  pays  furent 
dévastés ,  on  ruina  la  Macédoine ,  la  Thcssalie,  la  Grèce  ; 
de  là  il  fallut  aller  aux  INorlqiies.  L'empire,  c'est-à-dire  le 
pays  habité,  se  rétrécissait  toujours,  et  l'Italie  devenait 
frontière. 

La  raison  pourquoi  il  ne  se  lit  point ,  sous  Gallus  et 
Gallien,  d'établissement  de  barbares,  c'est  qu'ils  trou- 
vaient encore  de  quoi  piller. 

Ainsi ,  lorsque  les  Normands ,  image  des  conquérants 
de  l'empire,  eurent  pendant  plusieurs  siècles  ravagé  la 
France,  ne  trouvant  plus  rien  à  prendre,  ils  acceptèrent 
une  province  qui  était  entièrement  déserte ,  et  se  la  par- 
tagèrent ' . 

LaScythie  dans  ces  temps-là  étant  presque  tout  inculte  ', 
les  peuples  y  étaient  sujets  à  des  famines  fréquentes  ;  ils 
subsistaient  en  partie  par  un  commerce  avec  les  Romains , 
qui  leur  portaient  des  vivres  des  provinces  voisines  du 
Danube  ^.  Les  barbares  donnaient  en  retour  les  choses 
qu'ils  avaient  pillées,  les  prisonniers  qu'ils  avaient  faits, 
l'or  et  l'argent  qu'ils  recevaient  pour  la  paix.  Mais  lors- 
qu'on ne  put  plus  leur  payer  des  tributs  assez  forts  pour 
les  faire  subsister,  ils  furent  forcés  de  s'établir  ^. 

'  Voyez,  dans  les  Chroniques  recueillies  par  André  du  Chesne,  l'élat 
de  cette  province  vers  la  lin  du  neuvième  et  le  commenceuient  du 
dixième  siècle.  (Script.  Norm.  hist.  veleres.) 

'  Les  Golhs,  comme  nous  l'avons  dit,  ne  cultivaient  point  la  lerro. 

Les  Vandales  les  appelaient  TritUes ,  du  nom  d'une  petite  mesure , 
parce  que  dans  une  famine  ils  leur  vendirent  fort  cher  une  pareille  me- 
sure de  blé.  (  Olymi'IODORE ,  dans  la  Bibliothèque  de  Photius,  liv. 
XXX.) 

■*  On  voit ,  dans  V Histoire  de  Priscus ,  qu'il  y  avait  des  ïnarchés  éta- 
blis par  les  traités  sur  les  bords  du  Danube. 

*  Quand  les  Golhs  envoyèrent  prier  Zenon  de  recevoir  dans  son  al- 
liance Theudéric,  lils  de  Triarius,  aux  conditions  qu'il  avait  accordées 
oTheudéric,  lils  de  Balamer,  le  sénat,  consulté,  répondit  que  les  revenus 


ii-l  GIÎANOEUR   I:T  Dl^CADKNCK  DES  ROMAINS, 

L'empire  d'Ocei dent  fut  le  premier  abattu  :  en  voie!  les 
raisons  : 

Les  barbares ,  ayant  passe  le  Danube ,  trouvaient  à  leur 
tçauche  le  Bospbore,  Constantinople,  et  toutes  les  foioes 
del'enïpire  d'Orient,  qui  les  arrêtaient  :  cela  faisait  qu'ils 
se  tournaient  à  main  droite,  du  côté  de  l'Illyrie,  et  sr 
poussaient  vers  l'Occident.  Il  se  fit  un  reflux  de  nations  et 
un  transport  de  peuples  de  ce  côté-là.  Les  passages  de 
l'Asie  étant  mieux  gardés,  tout  refoulait  vers  l'Europe;  au 
lieu  que  dans  la  première  invasion,  sous  Gallus,  les  for- 
ces des  barbares  se  partagèrent. 

L'empire  ayant  été  réellement  divisé,  les  empereiu-s 
d'Orient ,  qui  avaient  des  alliances  avec  les  barbares ,  ne 
voulurent  pas  les  rompre  pour  secourir  ceux  d'Occident. 
Cette  division  dans  l'administration ,  dit  Priscus',  fut  très- 
préjudiciable  aux  affaires  d'Occident.  Ainsi,  les  Romains 
d'Orient  '  refusèrent  à  ceux  d'Occident  une  armée  navale, 
à  cause  de  leur  alliance  avec  les  Vandales.  Les  Wisigoths, 
ayant  fait  alliance  avec  Arcadius ,  entrèrent  en  Occident , 
et  Honorius  fut  obligé  de  s'enfuir  à  Ravenne  ^.  Enfin ,  Ze- 
non, pour  se  défaire  de  Tbéodoric,  le  persuada  d'aller  at- 
taquer l'Italie,  qu'Alaric  avait  déjà  ravagée. 

Il  y  avait  une  alliance  très-étroite  entre  Attila  et  Gensé- 
rie,  roi  des  Vandales  ^.  Ce  dernier  craignait  lesGoths^;  il 
avait  marié  son  fils  avec  la  fille  du  roi  des  Gotbs ,  et,  lui 
ayant  ensuite  fait  couper  le  nez ,  il  l'avait  renvoyée  :  il  s'u- 

<le  l'État  n'étaient  pas  suflisants  pour  nourrir  deux  peuples  goths ,  et 
(|u'il  fallait  choisir  l'amitié  (U^  l'un  des  deux,  t  Histoire  de  lilakhiis,  dans 
V Extrait  des  ambassades.) 

'  Priscus,  liv.  H. 

-  Ilùd. 

'  Pkocopf.  ,  Guerre  des  f'andales. 

*  Piuscus,  liv.  II. 

'  \o\n  Jrirn^mXH.  de  1{,!jiis  r/eticis,  i-n]).  \\\\l. 


CllAlMIUI::  Xl\.  14>3 

lût  donc  avec  Attila.  Les  deux  empires  ,  comme  encliaîncs 
par  ces  deux  princes ,  n'osaient  se  secourir.  La  situation 
de  celui  d'Occident  fut  siutout  déplorable  :  il  n'avait  point 
de  forces  de.mer;  elles  étaient  toutes  en  Onent',  en  Kgypte, 
Chypre,  Phénicie,  lonie,  Grèce,  seuls  pays  ou  il  veut 
alors  quelque  commerce.  Les  Vandales  et  d'autres  peu- 
ples attaquaient  partout  les  côtes  d'Occident.  Il  vint  une 
ambassade  des  Italiens  a  Constanlinople,  dit  Priscus', 
pour  faire  savoir  qu'il  était  impossible  que  les  affaires  se 
soutinssent  sans  une  réconciliation  avec  les  Vandales. 

Ceux  qui  gouvernaient  en  Occident  ne  manquèrent  pas 
de  politique  :  ils  jugèrent  qu'il  fallait  sauver  l'Italie,  qui 
était  en  quelque  façon  la  tète  et  en  quelqiie  façon  le  cœur 
de  l'empire.  On  fit  passer  les  barbares  aux  extrémités,  et 
ou  les  y  plaça.  Le  dessein  était  bien  conçu,  il  fut  bien 
exécuté.  Ces  nations  ne  demandaient  que  la  subsistance  : 
on  leur  donnait  les  plaines  ;  on  se  réservait  les  pays  mon- 
tagneux, les  passages  des  rivières,  les  défilés,  les  places 
sur  les  grands  lleuves;  on  gardait  la  souveraineté.  Il  y  a 
apparence  que  ces  peuples  auraient  été  forcés  de  devenir 
Romains;  et  la  facilité  avec  laquelle  ces  destructeurs  fu- 
rent eux-mêmes  détruits  par  les  Francs,  par  les  Grecs,  par 
les  Maures, justifie  assez  cette  pensée.  Tout  ce  système 
fut  renversé  par  une  révolution  plus  fatale  que  toutes  les 
autres  :  l'armée  d'Italie,  composée  d'étrangers,  exigea  ce 
qu'on  avait  accordé  à  des  nations  plus  étrangères  encore; 
elle  forma  sous  Odoacer  une  aristocratie  qui  se  donna  le 
tiers  des  terres  de  l'Italie;  et  ce  fut  le  coup  mortel  porté  à 
cet  empire. 

Parmi  tant  de  malhetu's  on  cherche  avec  une  curiosité 

'  Cela  parut  surtout  dans  la  guerre  de  Constantin  et  de  Licinius. 
*  PniscLS,  liv.  II. 


/ii  G«ANI)i:UP.  KT  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

triste  le  destin  delà  ville  de  Rome.  Elle  était  pour  ainsi 
dire  sans  défense;  elle  pouvait  être  aisément  affamée  ;  l'é- 
tendue de  ses  murailles  faisait  qu'il  était  très-diffieile  de 
les  garder.  Comme  elle  était  située  dans  une  plaine,  on 
pouvait  aisément  la  forcer  5  il  n'y  avait  point  de  ressource 
dans  le  peuple,  qui  en  était  extrêmement  diminué.  Les 
etnpereurs  furent  obligés  de  se  retirer  à  Ravenne,  ville 
autrefois  défendue  par  la  mer,  comme  Venise  l'est  au- 
jourd'hui. 

Le  peuple  romain ,  presque  toujours  abandonné  de  ses 
souverains,  commença  à  le  devenir,  et  à  faire  des  traités 
pour  sa  conservation  •  :  ce  qui  est  le  moyen  le  plus  légi- 
time d'acquérir  la  Souveraine  puissance.  C'est  ainsi  que 
l'Armorlque  et  la  Rretagne  commencèrent  à  vivre  sous 
leurs  propres  lois  ^ 

Telle  fut  la  fin  de  l'empire  d'Occident.  Rome  s'était 
agrandie  parce  qu'elle  n'avait  eu  que  des  guerres  succes- 
sives, chaque  nation,  par  un  bonheur  inconcevable,  ne 
ratta([uant  que  quand  l'autre  avait  été  ruinée.  Rome  fut 
détruite  parce  que  toutes  les  nations  l'attaquèrent  à  la  fois , 
et  pénétrèrent  partout. 

CHAPITRE  XX. 

Des  conquêtes  tle  Jnstiiiien.  —  De  son  goiivernemenl. 

Comme  tous  ces  peuples  entraient  pêle-mêle  dans  l'em- 
pire, ils  s'incommodaient  réciproquement;  et  toute  la  po- 
litique de  ces  temps-là  fut  de  les  armer  les  uns  contre  les 
autres  :  ce  qui  était  aisé,  à  cause  de  leur  férocité  et  de  leur 

'  Du  temps  d'Honorius ,  Alaric,  qui  assiégeait  Rome,  obligea  cette 
ville  à  prendre  son  alliance  même  contre  l'empereur,  qui  ne  put  s'y  op- 
poser. (PRor.oi'E,  Ciifrrc  des  Goths ,  liv.  I.J  Voyez  Zosiuie,  liv.  VI. 

'  ZoSIMF,,  liv.  VI. 


CHAPITRE  XX.  145 

avarice.  Ils  s'eutre-détruisirent  pour  la  plupart  avant  d'a- 
voir pu  s'établir;  et  cela  fit  que  l'empire  d'Orient  subsista 
encore  du  temps. 

D'ailleurs,  le  Nord  s'épuisa  lui-même,  et  l'on  n'eu  vit 
plus  sortir  ces  armées  innombrables  qui  parurent  d'abord  ; 
car,  après  les  premières  invasions  des  Goths  et  des  Huns, 
surtout  depuis  la  mort  d'Attila,  ceux-ci  et  les  peuples  qui 
les  suivirent  attaquèrent  avec  moins  de  forces. 

Lorsque  ces  nations,  qui  s'étaient  assemblées  en  corps 
d'armée,  se  furent  dispersées  en  peuples,  elles  s'affaibli- 
rent beaucoup  ;  répandues  dans  les  divers  lieux  de  leurs 
conquêtes ,  elles  furent  elles-mêmes  exposées  aux  inva- 
sions. 

Ce  fut  dans  ces  circonstances  que  Justinien  entreprit  de 
reconquérir  l'Afrique  et  l'Italie ,  et  fit  ce  que  nos  Français 
exécutèrent  aussi  heureusement  contre  les  Wisigoths,  les 
Bourguignons ,  les  Lombards  et  les  Sarrasins. 

Lorsque  la  religion  chrétienne  fut  apportée  aux  barbares, 
la  secte  arienne  était  en  quelque  façon  dominante  dans 
l'empire.  Valens  leur  envoya  des  prêtres  ariens,  qui  fu- 
rent leurs  premiers  apôtres.  Or,  dans  l'intervalle  qu'il  y 
eut  entre  leur  conversion  et  leur  établissement,  cette  secte 
fut  en  quelque  façon  détruite  chez  les  Romains  :  les  bar- 
bares ariens  ayant  trouvé  tout  le  pays  orthodoxe ,  n'en 
purent  jamais  gagner  l'affection  ;  et  il  fut  facile  aux  empe- 
reurs de  les  troubler. 

D'ailleurs ,  ces  barbares ,  dont  l'art  et  le  génie  n'étaient 
guère  d'attaquer  les  villes  et  encore  inoins  de  les  défejidre, 
en  laissèrent  tomber  les  murailles  en  ruine.  Procope  nous 
apprend  que  Béiisaire  trouva  celles  d'Italie  en  cet  état. 
Celles  d'Afrique  avaient  été  démantelées  par  Genséric  ' , 

'  Procope,  Guerre  des  Fanaales,  liv.  I. 

MOxMESQUIEU.  13 


l'iG  GRANDEUR  ET  DECADENCE  DES  ROAEUWS, 

c-oinmo  celles  d'Espagne  le  furent  dans  la  suite  par  Vitisa% 
dans  l'idée  de  s'.issiirer  de  ses  habitants. 

La  plupart  de  ces  peuples  du  nord ,  établis  dans  les  pays 
du  midi,  en  prirent  d'abord  la  mollesse,  et  devinrent  in- 
capables des  fatigues  de  la  guerre  '.  Les  Vandales  lan- 
guissaient dans  la  volupté;  une  table  délicate,  des  habits 
efféminés,  des  bains, la  musique,  la  danse,  les  jardins, 
les  théâtres ,  leur  étaient  devenus  nécessaires. 

Ils  ne  donnaient  plus  d'inquiétude  aux  Romains^,  dit 
Malchus  ' ,  depuis  qu'ils  avaient  cessé  d'entretenir  les  ar- 
mées que  (jeuséric  tenait  toujours  prêtes  ,  avec  lesquelles 
il  prévenait  ses  ennemis,  et  étonnait  tout  le  monde  par  la 
facilité  de  ses  entreprises. 

Le  cavalerie  des  Romains  était  très-exercée  à  tirer  de 
l'arc;  iriais  celle  des  Goths  etdes  Vandales  ne  se  servait 
(jue  de  l'épée  et  de  la  lance,  et  ne  pouvait  combattre  de 
loin*  :  c'est  cà  cette  différence  que  Bélisaire  attribuait  une 
partie  de  ses  succès. 

Les  Romains ,  surtout  sous  Justinien,  tirèrent  degrands 
services  des  Huns ,  peuples  dont  étaient  sortis  les  Partîtes, 
et  qui  combattaient  comme  eux.  Depuis  qu'ils  eurent  perdu 
leur  puissance  par  la  défaite  d'Attila  et  les  divisions  que  le 
grand  nombre  de  ses  enfants  fit  naître ,  ils  servirent  les  | 
Romains  en  qualité  d'auxiliaires,  et  ils  formèrent  leur 
meilleure  cavalerie. 

Toutes  ces  nations  barbares  se  distinguaient  chacune 
par  leur  manière  particulière  de  combattre  etdes'armer*". 

'  MvRiVNA,  Histoire  (F Espagne,  liv.  VI,  cl);ip.  xix. 

^  I'kocoi'E,  Giieire  des  Fandales,  liv.  II.  |jij 

^  Du  temps  d'Honoric.  W, 

^  Histoire    b;//.<niliiir,  i]nr\sVExtrail  des  ambassades. 

^  Voyez  Proc-opi',    Guerre  des  Fandalcs,  liv.  I;  et  le  iiK-me  auteur. 

Guerre  des  Gotha,  liv.  I.  Les  archers  golhs  étaient  à  pied ,  ils  étaient  peu 

instruits. 
*  Un  passage  remarquable   de  Jornandès  nous  donne  toutes  ces  difl*» 


CHAPITRE  XX.  (47 

I  Les  Gotlis  et  les  Vandales  étaient  redoutables  l'épée  à  la 
main;  les  Huns  étaient  des  archers  admirables,  les  Suè- 
ves,  de  bons  hommes  d'infanterie  ;  les  Alains  étaient  pe- 
samment armés;  et  les  Héioiles  étaient  une  troupe  légère. 
Les  Romains  prenaient  dans  toutes  ces  nations  les  divers 
corps  de  troupes  qui  convenaient  à  leurs  desseins,  et  com- 
battaient contre  une  seule  avec  les  avantages  de  toutes 
les  autres. 

Il  est  singulier  que  les  nations  les  plus  faibles  aient  été 
celles  qui  firent  de  plus  grands  établissements.  Ou  se  trom- 
perait beaucoup,  si  l'on  jugeait  de  leurs  forces  parleurs 
conquêtes.  Dans  cette  longue  suite  d'incursions,  les  peu- 
ples barbares ,  ou  plutôt  les  essaims  sortis  d'eux,  détrui- 
saient ou  étaient  détruits  :  tout  dé^^endait  des  circonstan- 
ces ;  et,  pendant  qu'une  grande  nation  était  combattue  ou 
arrêtée ,  une  troupe  d'aventuriers  qui  trouvaient  un  pays 
ouvert  y  faisaient  des  ravages  effroyables.  Les  Goths, 
que  le  désavantage  de  leurs  armes  fit  fuir  devant  tant  de 
nations,  s'établirent  eu  Italie,  en  Gaule  et  en  Espagne; 
les  Vandales,  quittant  l'Espagne  par  faiblesse,  passèrent 
en  Afrique,  où  ils  fondèrent  un  grand  empire. 

Juslinien  ne  put  équiper  contre  les  Vandales  que  cin- 
quante vaisseaux;  et  quand  Bélisaire  débarqua,  il  n'avait 
que  cinq  mille  soldats  ' .  C'était  une  entreprise  bien  hardie  ; 
et  Léon ,  qui  avait  autrefois  envoyé  conti'e  eux  une  flotte 
composée  de  tous  les  vaisseaux  de  l'Orient,  sur  laquelle 
il  avait  cent  mille  hommes ,  n'avait  pas  conquis  l'Afrique , 
et  avait  pensé  perdre  l'empire. 

Ces  grandes  flottes ,  non  plus  que  les  grandes  armées 

ie  terre,  n'ont  guère  jamais  réussi.  Comme  elles  épuisent 

ronces  :  c'est  à  l'occasion  de  la  bataille  que  les  Gépides  donnèrent  aux 
?nfants  d'Attila. 
'  l'nocoPE,  Guerre  des  Goths,  liv.  II. 


f43  GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

uu  Etat ,  si  l'expédition  est  longue  ou  que  quelque  mal- 
heui'  leur  arrive ,  elles  ne  peuvent  être  secourues  ni  répa- 
rées; si  une  partie  se  perd,  ce  qui  reste  n'est  rien,  parce 
que  les  vaisseaux  de  guerre,  ceux  de  transport,  la  cava- 
lerie ,  l'infanterie ,  les  munitions ,  enfin  les  diverses  parties , 
dépendent  du  tout  ensemble.  La  lenteur  de  l'entreprise 
fait  qu'on  trouve  toujours  des  ennemis  préparés  ;  outre 
qu'il  est  rare  que  l'expédition  se  fasse  jamais  dans  une 
saison  commode ,  on  tombe  dîms  le  temps  des  orages  : 
tant  de  choses  n'étant  presque  jamais  prêtes  que  quelques 
mois  plus  tard  qu'on  ne  se  l'était  promis. 

Bélisaire  envahit  l'Afrique  ;  et  ce  qui  lui  servit  beau- 
coup, c'est  qu'il  tira  de  Sicile  une  grande  quantité  de  pro- 
\  isions ,  eu  conséquence  d'un  traité  fait  avec  Amalasonte , 
reine  des  Goths.  Lorsqu'il  fut  envoyé  pour  attaquer  l'I- 
talie, voyant  que  les  Goths  tiraient  leur  subsistance  de  la 
Sicile,  il  commença  par  la  conquérir;  il  affama  ses  enne- 
mis, et  se  trouva  dans  l'abondance  de  toutes  choses. 

Bélisaire  prit  Carthage,  Rome  et  Ravenne,  et  envoya 
les  rois  des  Goths  et  les  Vandales  captifs  à  Constantino- 
l)le ,  où  l'on  vit ,  après  tant  de  temps ,  les  anciens  triom- 
phes renouvelés'. 

On  peut  trouver  dans  les  qualités  de  ce  grand  homme  ' 
les  principales  causes  de  ses  succès.  Avec  un  général  qui 
avait  toutes  les  maximes  des  premiers  Romains,  il  se 
forma  une  armée  telle  que  les  anciennes  armées  lomaines. 

Les  grandes  vertus  se  cachent  ou  se  perdent  ordinaire- 
ment dans  la  servitude  ;  mais  le  gouvernement  tyranni- 
([ue  de  Justinien  ne  put  opprimer  la  grandeur  de  cette 
âme ,  ni  la  supériorité  de  ce  génie. 

'  JusUnicn  ne  lui  accorda  que  le  triomphe  de  l'Afrique. 
»  Voyez  Suidas ,  à  l'article  Bélisaire. 


ï 


CHAPITRE  XX.  149 

L'eunuffue  Narsès  fut  encore  donné  à  ce  règne  poiu'  le 
rendre  illustre.  Élevé  dans  le  palais ,  il  avait  plus  la  con- 
fiance de  l'empereur  ;  car  les  princes  regardent  toujours 
leurs  courtisans  comme  leurs  plus  fidèles  sujets. 

Mais  la  mauvaise  conduite  de  Justinien ,  ses  profusions , 
ses  vexations,  ses  rapines,  sa  fureur  de  bâtir,  de  changer , 
de  réformer,  son  inconstance  dans  ses  desseins ,  un  règne 
dur  et  faible,  devenu  plus  incommode  par  une  longue 
vieillesse ,  furent  des  malheurs  réels  mêlés  à  des  succès 
inutiles  et  une  gloire  vaine. 

Ces  conquêtes ,  qui  avaient  pour  cause  non  la  force  de 
l'empire ,   mais  de  certaines  circonstances  particulières , 
perdirent  tout  :  pendant  qu'on  y  occupait  les  armées ,  de 
nouveaux  peuples  passèrent  le  Danube,  désolèrent  l'Il 
lyrie ,  la  Macédoine  et  la  Grèce  ;  it  les  Perses ,  dans  qua 
tre  invasions,  firent  à  l'Orient  des  plaies  incurables  '. 

Plus  ces  conquêtes  furent  rapides ,  moins  elles  eurent  un 
établissement  solide  :  lltalie  et  l'Afrique  furent  à  peine 
conquises ,  qu'il  fallut  les  reconquérir. 

Justinien  avait  pris  sur  le  théâtre  une  femme  qui  s'y 
était  longtemps  prostituée  ^  :  elle  le  gouverna  avec  un 
empire  qui  n'a  point  d'exemple  dans  les  histoires  ;  et  met- 
tant sans  cesse  dans  les  affaires  les  passions  et  les  faiitai- 
sies  de  sou  sexe ,  elle  corrompit  les  victoires  et  les  succès 
les  plus  heureux. 

En  Orient ,  on  a  de  tout  temps  multiplié  l'usage  des 

i  femmes ,  pour  leur  ôter  l'ascendant  prodigieux  qu'elles  ont 

I  sur  nous  dans  ces  climats  ;  mais  à  Constantiuople  la  loi 

d'une  seule  femme  donna  à  ce  sexe  l'empire  :  ce  qui  mit 

quelquefois  de  la  faiblesse  dans  le  gouvernement. 

'  Les  deux  empires  se  ravagèrent  d'autant  plu»  qu'on  n'espérait  pas 
conserver  ce  qu'on  avait  conquis. 
'  I,'iinp«'ra(rice  Théodora. 

.  13. 


tôO         GHANDLUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

Le  peuple  de  Coustantinople  était  de  tout  temps  divisé 
en  deux  factions,  celle  des  bleus  et  celle  des  verts  :  elles 
tiraient  leur  origine  de  l'affection  que  l'on  prend  dans  les 
théâtres  pour  de  certains  acteurs  plutôt  que  pour  d  autres. 
Dans  les  jeux  du  cirque,  les  chariots  dont  les  cochers 
étaient  habillés  de  vert  disputaient  le  prix  à  ceux  qui  étaient 
habillés  de  bleu  ;  et  chacun  y  prenait  intérêt  jusqu'à  la 
fureur. 

Ces  deux  factions ,  répandues  dans  toutes  les  villes  de 
l'empire,  étaient  plus  ou  moins  furieuses,  à  proportion 
de  la  graudeur  des  villes,  c'est-à-dire  de  l'oisiveté  d'une 
grande  partie  du  peuple. 

Mais  les  divisions,  toujours  nécessaires  dans  un  gou- 
vernement républicain  pour  le  maintenir,  ne  pouvaient 
être  que  fatales  à  celui  des  empereurs,  parce  qu'elles  ne 
produisaient  que  le  changement  du  souverain,  et  non  le 
rétablissement  des  lois  et  la  cessation  des  abus. 

Justinien,  qui  favorisa  les  bleus,  et  refusa  toute  jus- 
tice aux  verts  • ,  aigrit  les  deux  factions ,  et  par  conséquent 
les  fortifia. 

Elles  allèrent  jusqu'à  anéantir  l'autorité  des  magis- 
trats. Les  bleus  ne  craignaient  point  les  lois,  parce  que 
l'empereur  les  protégeait  contre  elles  ;  les  verts  cessèrent 
de  les  respecter,  parce  qu'elles  ne  pouvaient  plus  les  dé- 
fendre \ 

Tous  les  lieus  d'amitié,  de  parenté ,  de  devoir,  de  re- 
connaissance, furent  ôtés  ;  les  familles  s'eutre-détruisirent; 
tout  scélérat  qui  voulut  faire  un  crime  fut  de  la  faction 

'  Celle  maladie  était  ancienne.  Suétone  dit  que  Caligula,  attaché  a  la 
faction  des  rer/.s ,  haïssait  le  peuple  parce  qu'il  applaudissait  à  l'autre. 

*  Pour  prendre  une  idée  de  l'esprit  de  ces  temps-là,  il  faut  voir  Tliéo- 
phane,  qui  rapporte  une  longue  conversation  qu'il  y  eut  au  théâtre  en- 
tre les  i\rls  vX  l'empereur. 


CHAPITRE  XX.  fil 

des  bleus  ;  tout  homme  qui  fut  volé  ou  assassiné  fut  de 
celle  des  verts. 

Uu  gouvernemeut  si  peu  sensé  était  encore  plus  cruel  : 
l'empereur,  non  content  de  faire  à  ses  sujets  une  injustice 
générale  en  les  accablant  d'impôts  excessifs,  les  désolait 
par  toutes  sortes  de  tyrannies  dans  leurs  affaires  par- 
ticulières. 

Je  ne  serais  point  naturellement  porté  à  croire  tout  ce 
que  Procope  nous  dit  là-dessus  dans  son  histoire  secrète. 
parce  que  les  éloges  magnifiques  qu'il  a  faits  de  ce  prince 
dans  ses  autres  ouvrages  affaiblissent  son  témoignage  dans 
celui-ci,  où  il  nous  le  dépeint  comme  le  plus  stupide  et 
le  plus  cruel  des  tyrans. 

Mais  j'avoue  que  deux  choses  font  que  je  suis  pour 
l'histoire  secrète  :  la  première,  c'est  qu'elle  est  mieux 
liée  avec  l'étonnante  faiblesse  où  se  trouva  cet  empire  a 
la  fin  de  ce  règne  et  dans  les  suivants. 

L'autre  est  un  momiment  qui  existe  encore  parmi  nous  : 
ce  sont  les  lois  de  cet  empereur,  où  l'on  voit  dans  le  cours 
de  quelques  années  la  jiu'isprudence  varier  davantage 
qu'elle  n'a  fait  dans  les  trois  cents  dernières  années  de 
notre  monarchie. 

Ces  variations  sont  la  plupart  sur  des  choses  de  si  pe- 
tite importance  ',  qu'on  ne  voit  aucune  raison  qui  eût  dû 
porter  un  législateur  à  les  faire,  a  moins  qu'on  n'explique 
ceci  par  l'histoire  secrète ,  et  qu'on  ne  dise  que  ce  prince 
vendait  également  ses  jugements  et  ses  lois. 

Mais  ce  qui  fit  le  plus  de  tort  a  l'état  politique  de  gor- 
vernement  fut  le  projet  qu'il  conçut  de  réduire  tous  les 
hommes  à  imemême  opinion  sur  les  matières  de  religion, 

•  Vovez  les  ÎSovelles  de  Jusiinicn. 


152         GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

dans  des  circonstances  qui  rendaient  son  zèle  entièrement 
indiscret. 

Comme  les  anciens  Romains  fortifièrent  leur  empire  en 
y  laissant  toute  sorte  de  culte ,  dans  la  suite  on  le  rédui- 
sit à  rien ,  en  coupant  l'une  après  l'autre  les  sectes  qui  ne 
dominaient  pas. 

Ces  sectes  étaient  des  nations  entières.  Les  unes ,  après 
qu'elles  avaient  été  conquises  par  les  Romains ,  avaient 
conservé  leur  ancienne  religion  :  comme  les  samaritains  et 
les  juifs.  Les  autres  s'étaient  répandues  dans  un  pays  : 
comme  les  sectateurs  de  Montan  dans  la  Phrygie;  les  ma- 
nichéens ,  les  sabatiens ,  les  ariens ,  dans  d'autres  pro- 
vinces ;  outre  qu'une  grande  partie  des  gens  de  la  campa- 
gne étaient  encore  idolâtres ,  et  entêtés  d'une  religion  gros- 
sière comme  eux-mêmes. 

Justinien,  qui  détruisit  ces  sectes  par  l'épée  ou  par  ses 
lois,  et  qui,  les  obligeant  à  se  révolter,  s'obligea  à  les  ex- 
terminer, rendit  incultes  plusieurs  provinces.  Il  crut  avoir 
augmenté  le  nombre  des  fidèles  :  il  n'avait  fait  que  dimi- 
nuer celui  des  hommes. 

Procope  nous  apprend  que  par  la  destruction  des  sama« 
ritains  la  Palestine  devint  déserte;  et  ce  qui  rend  ce  fait 
singulier,  c'est  qu'on  affaiblit  l'empire,  par  zèle  pour  la 
religion,  du  côté  par  où ,  quelques  règnes  après,  les  x\ra- 
bes  pénétrèrent  pour  la  détruire. 

Ce  qu'il  y  avait  de  désespérant ,  c'est  que ,  pendant  que 
l'empereur  portait  si  loin  l'intolérance ,  il  ne  convenait  pas 
lui-même  avec  l'impératrice  sur  les  points  les  plus  essen- 
tiels :  il  suivait  le  concile  de  Chalcédoine  ;  et  l'impératrice 
favorisait  ceux  qui  y  étaient  opposés ,  soit  qu'ils  fussent  de 
bonne  foi ,  dit  Évagre,  soit  qu'ils  le  fissent  à  dessein  '. 

'  Liv.  IV,  chap.  x. 


CHAPITRE  X\r.  153 

Lorsqu'on  lit  Proeope  sur  les  édifices  de  Justinien ,  et 
qu'on  voit  les  places  et  les  forts  que  ce  prince  fit  élever 
partout,  il  vient  toujours  dans  l'esprit  une  idée ,  mais  bien 
fausse, d'un  État  florissant. 

D'abord  les  Romains  n'avaient  point  de  places  :  ils  met- 
taient toute  leur  confiance  dans  leurs  armées,  qifils  pla- 
çaient le  long  des  fleuves ,  ou  ils  élevaient  des  tours  de 
distance  en  distance  pour  loger  les  soldats. 

Mais  lorsqu'on  n'eut  plus  que  de  mauvaises  armées , 
que  souvent  même  on  n'en  eut  point  du  tout,  la  frontière 
ne  défendant  plus  l'intérieur,  il  fallut  le  fortifier;  et  alors 
on  eut  plus  de  places  et  moins  de  forces ,  plus  de  retraites 
et  moins  de  sûreté  '.  La  campagne  n'étant  plus  habitable 
qu'autour  des  places  fortes ,  on  eu  bâtit  de  toutes  parts. 
11  eu  était  comme  de  la  France  du  temps  des  Normands  S 
qui  n'a  jamais  été  si  faible  que  lorsque  tous  ses  villages 
étaient  entourés  de  murs. 

Ainsi  toutes  ces  listes  de  noms  des  forts  que  Justinien 
fit  bâtir,  dont  Proeope  couvre  des  pages  entières,  ne  sont 
que  des  monuments  de  la  faiblesse  de  l'empire. 

CHAPITRE  XXL 

Désordres  de  l'empire  d'Orient. 
Dans  ce  temps-là ,  les  Perses  étaient  dans  une  situation 

'  Aufniste  avait  établi  neuf  fronUères  on  marclies  :  sous  les  empereurs 
suivants  le  nombre  en  augmenta.  Les  barbares  se  montraient  là  où  ils 
n'avaient  point  encore  paru.  Et  Dion,  liv.  LV,  rapporte  que  de  son 
temps,  sous  l'empire  d'Alexandre,  il  y  en  avait  treize.  On  voit  par  la  no- 
tice de  l'empire,  écrite  depuis  Arcadius  et  Honorius,  que  dans  le  seul 
empire  d'Orient  il  y  en  avait  quinze.  Le  nombre  en  augmenta  toujours. 
La  Pamphylie,  la  Lycaonie,  là  Pisidie,  devinrent  des  marches;  et  tout 
l'empire  fut  couvert  de  fortilications.  Aurélien  avait  été  obligé  de  fortifier 
Rome. 

'  Et  des  Anglais. 


I5i  GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

plus  heureuse  que  les  Romains  :  ils  craignaient  peu  les 
peuples  du  uord  ' ,  parce  qu'une  partie  du  mont  Taurus , 
entre  la  mer  Caspienne  et  le  Pont-Eu\in,  les  en  séparait, 
et  qu'ils  gardaient  un  passage  fort  étroit ,  fermé  par  une 
porte  =*,  qui  était  le  seul  endroit  par  où  la  cavalerie  pouvait 
passer  :  partout  ailleurs  ces  barbares  étaient  obligés  de 
descendre  par  des  précipices ,  et  de  quitter  leurs  chevaux , 
qui  faisaient  toute  leur  force;  mais  ils  étaient  encore  ar- 
rêtés par  l'Araxe,  rivière  profonde  qui  coule  de  l'ouest  à 
l'est ,  et  dont  on  défendait  aisément  les  passages  ^. 

De  plus,  les  Perses  étaient  tranquilles  du  côté  del'orient  ; 
au  midi,  ils  étaient  bornés  par  la  mer.  11  leur  était  facile 
d'entretenir  la  division  parmi  les  princes  arabes ,  qui  ne 
songeaient  qu'à  se  piller  les  uns  les  autres.  Ils  n'avaient 
donc  proprement  d'ennemis  que  les  Romains.  «  Nous  sa- 
«  vous,  disait  un  ambassadeurde  Hormisdas  \  que  les  Ro- 
«  mains  sont  occupés  à  plusieurs  guerres,  et  ont  à  com- 
«  battre  contre  presque  toutes  les  nations  :  ils  savent  au 
"  contraire  que  nous  n'avons  de  guerre  que  contre  eux.  " 

Autant  que  les  Romains  avaient  négligé  l'art  militaire, 
autant  les  Perses  l'avaient-ils  cultivé. 

«  Les  Perses,  disait  Rélisaire  à  ses  soldats,  ne  vous 
«  surpassent  point  en  courage  ;  ils  n'ont  sur  vous  que  l'a- 
«  vantage  de  la  discipline.  » 

Ils  prirent  dans  les  négociations  la  même  supériorité 
(juedans  la  guerre.  Sous  prétexte  qu'ils  tenaient  une  gar- 
nison aux  portes  Caspiennes ,  ils  demandaient  un  tribut 
aux  Romains,  comme  si  chaque  peuple  n'avait  pas  ses 
frontières  à  garder  ;  ils  se  faisaient  payer  pour  la  paix, 

■  Les  Huns. 

^  Les  portes  Caspiennes. 

5  PUOCOPK,  Guerre  (les  Peracs.  liv.  I. 

*  Ambastiddcs  de  Mrnandrc. 


CHAPITRE  XX r.  155 

pour  les  trêves ,  pour  les  suspensions  d'armes ,  pour  le 
temps  qu'on  employait  à  négocier,  pour  celui  qu'on  avait 
passé  à  faire  la  guerre. 

Les  Avares  ayant  traversé  le  Danube,  les  Romains,  qui 
la  plupart  du  temps  n'avaient  point  de  troupes  à  leur  oppo- 
ser, occupés  contre  les  Perses  lorsqu'il  aurait  fallu  com- 
battre les  Avares ,  et  contre  les  Avares  quand  il  aurait 
fallu  arrêter  les  Perses,  furent  encore  forcés  de  se  soumet- 
tre à  un  tribut;  et  la  majesté  de  l'empire  fut  flétrie  chez 
toutes  les  nations. 

Justin,  Tibère  et  Maurice  travaillèrent  avec  soin  à  dé- 
fendre l'empire.  Ce  dernier  avait  des  vertus  ;  mais  elles 
étaient  ternies  par  une  avarice  presque  inconcevable  dans 
un  grand  prince. 

Le  roi  des  Avares  offrit  à  Maurice  de  lui  rendre  les  pri- 
sonniers cju'il  avait  faits,  moyennant  une  demi-pièce  d'ar- 
gent par  tète  ;  sur  son  refus ,  il  les  lit  égorger.  L'armée 
romaine ,  indignée ,  se  révolta  ;  et  les  verts  s'étant  soulevés 
en  même  temps,  un  centenier,  nommé  Phocas,  fut  élevé  à 
l'empire,  et  fit  tuer  Maurice  et  ses  enfants. 

L'histoire  de  l'empire  grec  (c'est  ainsi  que  nous  nomme- 
rons dorénavant  l'empire  romain)  n'est  plus  qu'un  tissu  de 
révoltes ,  de  séditions  et  de  perfidies.  Les  sujets  n'avaient 
pas  seulement  l'idée  de  la  fidélité  que  l'on  doit  aux  prin- 
ces ;  et  la  succession  des  empereurs  fut  si  interrompue , 
que  le  titre  àcporphyrogénète  ',  c'est-à-dire  né  dans  l'ap- 
partement où  accouchaient  les  impératrices ,  fut  un  titre 
distinctif  que  peu  de  princes  des  diverses  familles  impé- 
riales purent  porter. 

Toutes  les  voies  furent  bonnes  pour  parvenir  à  l'empire  : 
on  y  alla  par  les  soldats ,  par  le  clergé ,  par  le  sénat,  par 

'  [Ce mot,  dérivé  du  grec,  signilis  né  dans  la  pourpre.  (P.)] 


156  GRANDEUR  ET  DECADENCE  DES  ROMAIîS'S, 

les  paysans,  par  le  peuple  de  Constantinople ,  par  celui 
des  autres  villes. 

La  religion  chrétienne  étant  devenue  dominante  dans 
l'empire,  il  s'éleva  successivement  plusieurs  hérésies  qu'il 
fallut  condamner.  Arius ayant  nié  la  divinité  du  Verbe; 
les  Macédoniens,  celle  du  Saint-Esprit;  Nestorius,  l'unité 
de  la  personne  de  Jésus-Christ  ;  Eutychès ,  ses  deux  na- 
tures ;  les  monotbélites,  ses  deux  volontés,  il  fallut  as- 
sembler des  conciles  contre  eux  :  mais  les  décisions  n'en 
ayant  pas  été  d'abord  universellement  reçues ,  plusieurs 
empereurs  séduits  revinrent  aux  erreurs  condamnées.  Et 
comme  il  n'y  a  jamais  eu  de  nation  qui  ait  porté  une  haine 
si  violente  aux  hérétiques  que  les  Grecs,  qui  se  croyaient 
souillés  lorsqu'ils  parlaient  à  un  hérétique,  ou  habitaient 
avec  lui ,  il  arriva  que  plusieurs  empereurs  perdirent  l'af- 
fection de  leurs  sujets  ;  et  les  peuples  s'accoutumèrent  à 
penser  que  des  princes  si  souvent  rebelles  à  Dieu  n'a- 
vaient pu  êti'e  choisis  par  la  Providence  pour  les  gouver- 
ner. 

Une  certaine  opinion,  prise  de  cette  idée  qu'il  ne  fallait 
pas  répandre  le  sang  des  chrétiens,  laquelle  s'établit  de 
plus  en  plus  lorsque  les  mahométans  eurent  p^ru ,  fit  que 
les  crimes  qui  n'intéressaient  pas  directement  la  religion 
furent  faiblement  punis  :  ou  se  contenta  de  crever  les  yeux, 
ou  de  couper  le  nez  ou  les  cheveux ,  ou  de  mutiler  de 
quelque  manière  ceux  qui  avaient  excité  quelque  révolte, 
ou  attenté  à  la  personne  du  prince  '  ;  des  actions  pareilles 
purent  se  commettre  sans  danger,  et  même  sans  courage. 

Un  certain  respect  pour  les  ornements  impériaux  lit  que 
l'on  jeta  d'abord  les  yeux  sur  ceux  qui  osèrent  s'en  revè- 

'  Zenon  contribua  beaucoup  à  établir  ce  relâchement.  Voyez  Malchus , 
Histoire  byzantine ,  dans  l'Extrait  des  ambassades. 


I 


CHAPITRE  XXI.  157 

tir.  C'était  un  crime  de  porter  ou  d'avoir  cliez  sol  des  étof- 
fes de  pourpre  ;  mais  dès  qu'un  homme  s'en  vêtissait,  il 
était  d'abord  suivi ,  parce  que  le  respect  était  plus  attaché 
à  l'habit  qu'à  la  personne. 

L'ambition  était  encore  irritée  par  l'étrange  manie  de 
ces  temps-là,  n'y  ayant  guère  d'homme  considérable  qui 
n'eût  par  devers  lui  quelque  prédiction  qui  lui  promettait 
l'empire.  i 

Comme  les  maladies  de  l'esprit  ne  se  guérissent  guère',  • 
l'asti'ologie  judiciaire  et  l'art  de  prédire  par  les  objets  vus 
dans  l'eau  d'un  bassin  avaient  succédé,  chez  les  chrétiens, 
aux  divinations  par  les  entrailles  des  victimes  ou  le  vol  des 
oiseaux,  abolies  avec  le  paganisme.  Des  promesses  vaines 
furent  le  motif  de  la  plupart  des  entreprises  téméraires  des 
particuliers ,  comme  elles  devinrent  la  sagesse  du  conseil 
des  princes. 

Les  malheurs  de  l'empire  croissant  tous  les  jours,  on  fut 
naturellement  porté  à  attribuer  les  mauvais  succès  dans 
la  guerre ,  et  les  traités  honteux  dans  la  paix ,  à  la  mau- 
vaise conduite  de  ceux  qui  gouvernaient. 

Les  révolutions  mêmes  firent  les  révolutions ,  et  l'effet 
devint  lui-même  la  cause.  Comme  les  Grecs  avaient  vu 
passer  successivement  tant  de  diverses  familles  sur  le 
trône,  ils  n'étaient  attachés  à  aucune;  et  la  fortune  ayant 
pris  des  empereurs  dans  toutes  les  conditions,  iln'y  avait 
pas  de  naissance  assez  basse  ni  de  mérite  si  mince  qui 
pût  ôter  l'espérance. 

Plusieurs  exemples  reçus  dans  la  nation  en  formèrent 
l'esprit  général ,  et  firent  les  mœurs ,  qui  régnent  aussi  im- 
périeusement que  les  lois. 

Il  semble  que  les  grandes  entreprises  soient  parmi  nous 

'  Voyez  Nicétas,  P'ie  d'Andronic  Comnène. 


.♦58         GRANDKUR  KT  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

plus  difficiles  à  mener  que  chez  les  anciens.  On  ne  peut 
guère  les  cacher,  parce  que  la  communication  est  telle  au- 
jourd'hui entre  les  nations  que  chaque  prince  a  des  minis- 
tres dans  toutes  les  cours ,  et  peut  avoir  des  traîtres  dans 
tous  les  cabinets. 

L'invention  des  postes  fait  que  les  nouvelles  volent  et 
arrivent  de  toutes  parts. 

Comme  les  grandes  entreprises  ne  peuvent  se  faire  sans 
argent ,  et  que  depuis  l'invention  des  lettres  de  change  les 
négociants  en  sont  les  maîtres,  leurs  affaires  sont  très-sou- 
vent liées  avec  les  secrets  de  l'État  ;  et  ils  ne  négligent  rien 
pour  les  pénétrer. 

Des  variations  dans  le  change,  sans  une  cause  connue, 
font  que  bien  des  gens  la  cherchent ,  et  la  trouvent  à  la  fia. 

L'invention  de  l'imprimerie,  qui  a  mis  les  livres  dans 
les  mains  de  tout  le  monde;  celle  de  la  graN'ure,  qui  a 
rendu  les  cartes  géographiques  si  communes  ;  enfin  l'éta- 
blissement des  papiers  politiques ,  font  assez  connaître  à 
chacun  les  intérêts  généraux  pour  pouvoir  plus  aisément 
être  éclairci  sur  les  faits  secrets. 

Les  conspirations  dans  l'État  sont  devenues  difficiles , 
parce  que,  depuis  l'invention  des  postes,  tous  les  secrets 
particuliers  sont  dans  le  pouvoir  du  public. 

Les  princes  peuvent  agir  avec  promptitude,  parcequ'ils 
ont  les  forces  de  l'État  dans  leurs  mains  :  les  conspirateurs 
sont  obligés  d'agir  lentement,  parce  que  tout  leur  manque; 
mais ,  à  présent  que  tout  s'éclaircit  avec  plus  de  facilité 
et  de  promptitude,  pour  peu  que  ceux-ci  perdent  de  temps 
à  s'arranger,  ils  sont  découverts. 


Al'lTRE  XXII.  159 


CHAPITRE  XXII. 

Faiblesse  de  l'empire  d'Orient. 

Phocas,  dans  la  confusion  des  choses,  étant  mal  affermi, 
Héraclius  \iut  d'Afrique,  et  le  fit  mourir;  il  trouva  les 
provinces  envahies  et  les  légions  détruites. 

A  peine  avait-il  donné  quelque  remède  à  ces  maux,  que 
les  Arabes  sortirent  de  leur  pays,  pour  étendre  la  reli- 
gion et  l'empire  que  Mahomet  avait  fondés  d'une  même 
main. 

Jamais  on  ne  vit  des  progrès  si  rapides  :  ils  conquirent 
d'abord  la  Syrie,  la  Palestine,  l'Egypte,  l'Afrique,  et  enva- 
hirent la  Perse. 

Dieu  permit  que  sa  religion  cessât  en  tant  de  lieux  d'ê- 
tre dominante  ;  non  pas  qu'il  l'eût  abandonnée,  mais  parce 
que,  qu'elle  soit  dans  la  gloire  ou  dans  l'humiliation  exté- 
rieure, elle  est  toujours  également  propre  à  produire  son 
effet  naturel ,  qui  est  de  sanctifier. 

La  prospérité  de  la  religion  est  différente  de  celle  des 
empires.  Un  auteur  célèbre  disait  qu'il  était  bien  aise  d'ê- 
tre malade,  parce  que  la  maladie  est  le  vrai  état  du  chré- 
tien. On  pourrait  dire  de  même  que  les  humiliations 
de  l'Église ,  sa  dispersion ,  la  destruction  de  ses  temples , 
les  souffrances  de  ses  martyrs ,  sont  le  temps  de  sa  gloire  ; 
et  que,  lorsqu'aux  yeux  du  monde  elle  paraît  triompher, 
c'est  le  temps  ordinaire  de  son  abaissement. 

Pour  expliquer  cet  événement  fameux  de  la  conquête  de 
tant  de  pays  par  les  Arabes,  il  ne  faut  pas  avoir  re- 
cours au  seul  enthousiasme.  Les  Sarrasins  étaient ,  depuis 
longtemps ,  distingués  parmi  les  auxiliaires  des  Romains 
et  des  Perses;  les  Osroéniens  et  eux  étaient  les  meilleurs 


160  GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  RO.\LAJ>'S,  ' 
hommes  de  trait  qu'il  y  eût  au  monde  ;  Alexandre  Stvcre 
et  Maxiniin  en  avaient  engagé  à  leur  service  autant  qu'ils 
avaient  pu ,  et  s'en  étaient  servis  avec  un  grand  succès 
contre  les  Germains,  qu'ils  désolaient  de  loin;  sous 
Valeus,  les  Goths  ne  pouvaient  leur  résister';  enfin 
ils  étaient  dans  ces  temps-là  la  meilleure  cavalerie  du 
monde. 

IVous  avons  dit  que,  chez  les  Romains ,  les  légions  d'Eu- 
rope valaient  mieux  que  celles  d'Asie;  c'était  tout  le  con- 
traire pour  la  cavalerie  :  je  parle  de  celle  des  Parthes,  des 
Osroéniens  et  des  Sarrasins;  et  c'est  ce  qui  arrêta  les  con- 
quêtes des  Romains ,  parce  que ,  depuis  Antiochus ,  un 
nouveau  peuple  tartare,  dont  la  cavalerie  était  la  meilleure 
du  monde ,  s'empara  de  la  haute  Asie. 

Cette  cavalerie  était  pesante  ^ ,  et  celle  d'Europe  était 
légère  :  c'est  aujourd'hui  tout  le  contraire.  La  Hollande  et 
la  Frise  n'étaient  point  pour  ainsi  dire  encore  faites  ^,  et 
l'Allemagne  était  pleine  de  bois ,  de  lacs  et  de  marais ,  où 
la  cavalerie  servait  peu. 

Depuis  qu'on  a  donné  un  cours  aux  grands  fleuves  , 
ces  marais  se  sont  dissipés  ,  et  l'Allemagne  a  changé  de 
face.  Les  ouvrages  de  Valentiuiensurle  Necker  et  ceux  des 
Romains  sur  le  Rhin  ^  ont  fait  bien  des  changements  ^;  et, 
le  commerce  s' étant  établi ,  des  pays  qui  ne  produisaient 
point  de  chevaux  en  ont  donné,  et  on  en  a  fait  usage ^.] 

■  ZosiME,  liv.   IV. 

•  Voyez  ce  que  dit  Zosime,  liv.  I,  sur  la  cavalerie  d'Aurélien  et  celle 
lie  Palmyre  ;  voyez  aussi  Ammien  Marcellin ,  sur  la  cavalerie  des  Perses. 

5  C'étaient ,  pour  la  plupart ,  des  terres  submergées,  que  l'art  a  rendues 
propres  à  être  la  demeure  des  hommes. 
4  Voyez  Ammien  Marcellin,  liv.  XXVII. 
'  Le  climat  n'y  est  plus  aussi  froid  que  le  disaient  les  anciens 

*  César  dit  que  les  chevaux  des  Cermains  étaient  vilains  et  petits.  (Guerre 
ries  Gaules ,  liv.  IV  ,  ch.  ii.)  Et  Tacite,  des  Mœurs  des  Germains,  dit  ! 
Germania  pecorum  /(eeutida  ,  sed  plertiquc  improccra. 


CHAPITRE  xxn.  m 

Constantin ,  ûls  d'Héraclius ,  ayant  été  empoisonné  ,  et 
son  fils  Constantin  tué  en  Sicile ,  Constantin  le  Barbu , 
sou  fils  aîné,  lui  succéda'.  Les  grands  des  provinces 
d'Orient  s'étant  assemblés  ,  ils  voulurent  couronner  ses 
deux,  autres  frères ,  soutenant  que ,  comme  il  faut  croire 
en  la  Trinité  ,  aussi  était-il  raisonnable  d'avoir  trois  em- 
pereurs. 

L'histoire  grecque  est  pleine  de  traits  pareils  ;  et  le  pe- 
tit esprit  étant  parvenu  à  faire  le  caractère  de  la  nation ,  il 
n'y  eut  plus  de  sagesse  dans  les  entreprises ,  et  l'on  vit 
des  troubles  sans  cause  et  des  révolutions  sans  motifs. 

Une  bigoterie  universelle  abattit  les  courages  et  engour- 
dit tout  l'empire.  Constantinople  est ,  à  proprement  par- 
ler ,  le  seul  pays  d'Orient  où  la  religion  chrétienne  ait  été 
dominante.  Or,  cette  lâcheté,  cette  paresse,  cette  mollesse 
des  nations  d'Asie ,  se  mêlèrent  dans  la  dévotion  même. 
Entre  mille  exemples,  je  ne  veux  que  Philippicus,  générai 
de  Maurice ,  qui ,  étant  près  de  donner  une  bataille ,  se 
mit  à  pleurer,  dans  la  considération  du  grand  nombre  de 
gens  qui  allaient  être  tués  ^ 

Ce  sont  bien  d'autres  larmes ,  celles  de  ces  Arabes  qui 
pleurèrent  de  douleur  de  ce  que  leur  général  avait  fait  une 
trêve  qui  les  empêchait  de  répandre  le  sang  des  chrétiens  ^ 

C'est  que  la  différence  est  totale  entre  une  armée  fana- 
tique et  une  armée  bigote.  On  le  vit  dans  nos  temps  mo- 
dernes, dans  une  révolution  fameuse,  lorsque  l'armée  de 
Cromwe  11  était  comme  celle  des  Arabes,  et  les  armées 
d'Irlande  et  d'Ecosse  comme  celles  des  Grecs. 

Une  superstition  grossière ,  qiii  abaisse  l'esprit  autant 

'  ZOSARAS,  Fie  de  Constantin  le  Barbu. 

*  ThéOPHILActe,  liv.  II,  chap.  ni;  Histoire  de  l'empereur  Maurice. 
s  Histoire  de  la  conquête  de  la  5yne ,  de  la  Perse  et  de  l'Egypte  par 
les  Sarrasins ,  par  M.  Ocklry. 

14. 


169.  GRANDEUR  ET  DECADENCE  DES  ROMAINS, 

que  la  religion  l'élève,  plaça  toute  la  vertu  et  toute  la 
coufianee  des  hommes  dans  une  ignorante  stupidité  pour 
les  images ,  et  l'on  vit  des  généraux  lever  un  siège  '  et  per- 
dre une  ville  ^  pour  avoir  une  relique. 

La  religion  chrétienne  dégénéra  sous  l'empire  grec  au 
point  où  elle  était  de  nos  jours  chez  les  Moscovites ,  avant 
que  leczar  Pierre  P'  eût  fait  renaître  cette  nation,  et  in- 
troduit plus  de  changements  dans  un  État  qu'il  gouvernait, 
que  les  conquérants  n'en  font  dans  ceux  qu'ils  usurpent. 

On  peut  aisément  croire  que  les  Grecs  tombèrent  dans 
une  espèce  d'idolâtrie.  Ou  ne  soupçonnera  pas  les  Italiens 
ni  les  Allemands  de  ces  temps-là  d'avoir  été  peu  attachés 
au  culte  extérieur  ;  cependant ,  lorsque  les  historiens  grecs 
parlent  du  mépris  des  premiers  pour  les  reliques  et  les 
images ,  on  dirait  que  ce  sont  nos  controversistes  qui  s'é- 
chauffent contre  Calvin.  Quand  les  Allemands  passèrent 
pour  aller  dans  la  terre  sainte ,  INicétas  dit  que  les  Ar- 
méniens les  reçurent  comme  amis ,  parce  qu'ils  n'adoraient 
pas  les  images.  Or  si ,  dans  la  manière  de  penser  des 
Grecs,  les  Italiens  et  les  Allemands  ne  rendaient  pas  assez 
de  culte  aux  images,  quelle  devait  être  l'énormité  du  leur? 

II  pensa  bien  y  avoir  en  Orient  à  peu  près  la  même 
révolution  qui  arriva ,  il  y  a  environ  deux  siècles ,  en  Oc- 
cident, lorsc[u'au  renouvellement  des  lettres,  comme  on 
commença  à  sentir  les  abus  et  les  dérèglements  où  l'on 
était  tombé,  tout  le  monde  cherchant  un  remède  au  mal. 
des  gens  hardis  et  trop  peu  dociles  déchirèrent  l'Église,  au 
lieu  de  la  réformer. 

Léon  risaurieu,  Constantin  Copronyme,  Léon  son  fils, 
firent  la  guerre  aux  images  ;  et  après  que  le  culte  en  eut 

'  ZoN.VR.vs,  Fie  de  Romain  Lucapéne. 
*  NicKTAS,  rie  de  Jean  Comnéne. 


CHAPITRE  XXII.  163 

été  rétabli  parlirapératriceTrèue,  Leou l'Arménien,  Mi- 
chel le  Bègue,  et  Théophile ,  les  abolirent  encore.  Ces  prin- 
ces crurent  n'en  pouvoir  modérer  le  culte  qu'en  le  détrui- 
sant; ils  firent  la  guerre  aux  moines  qui  incommodaient 
l'État'  ;  et,  prenant  toujours  les  voies  extrénies,  ils  voulu- 
rent les  exterminer  par  le  glaive ,  au  Heu  de  chcrclier  à  les 
régler. 

Les  moines  ' ,  accusés  d'idolâtrie  par  les  partisans  des 
nouvelles  opinions  ,  leur  donnèrent  le  change  en  les  accu- 
saut  à  leur  tour  de  magie  ^  ;  et ,  montrant  au  peuple  les 
églises  dénuées  d'imaces  et  de  tout  ce  qui  avait  fait  jus- 
que-là l'objet  de  sa  vénération,  ils  ne  lui  laissèrent  point 
imaginer  qu'elles  pussent  servir  à  d'autre  usage  qu'à  sa- 
crifier aux  démons. 

Ce  qui  rendait  la  querelle  sur  les  images  si  vive,  et  fit 
que  dans  la  suite  les  gens  sensés  ne  pouvaient  pas  proposer 
un  culte  modéré,  c'est  qu'elle  était  liée  à  des  choses  bien 
tendres  :  il  était  question  de  la  puissance;  et  les  moines 
l'ayant  usurpée  ,  ils  ne  pouvaient  l'augmenter  ou  la  soute- 
nir qu'en  ajoutant  sans  cesse  au  culte  extérieur  dont  ils 
faisaient  eux-mêmes  partie.  Voilà  pourquoi  les  guerres 
contre  les  images  furent  toujours  des  guerres  contre  eux, 
et  que  quand  ils  eurent  gagné  ce  point ,  leur  pouvoir  n'eut 
plus  de  bornes. 

Il  arriva  pour  lors  ce  que  l'on  ^  it ,  quelques  siècles 
après,  dans  la  querelle  qu'eurent  Barlaam  et  Acindyne 


'  Longtemps  avant,  Valens  avait  fait  une  loi  pour  les  obliger  d'aller 
à  !a  guerre,  et  fit  tuer  tous  ceux  qui  n'clwireut  pas.  (Jornandès,  de 
Regn.  siiccess.  ;  et  la  loi  xxvi,  cod.  de  Dccitr.) 

^  Tout  ce  qu'on  verra  ici  sur  les  moines  grecs  ne  porte  point  sur  leur 
état;  car  on  ne  peut  pas  dire  qu'une  chose  ne  soit  pas  bonne,  parce 
que  dans  de  certains  temps,  ou  dans  quelques  pays,  on  en  a  abusé. 

'  LÉON  LE  Grammairiex  ,  ric  de  Léon  V Arminien,  fie  de  Théophile' 
Voyez  Suidas ,  à  l'article  Cnnslantin  ,  lils  de  Léon. 


164  GRANDEUR  ET  DÉCAUENCE  DES  ROMAINS, 

contre  les  moines,  et  qui  tourmenta  cet  empire  jusqu'à  sa 
destruction.  On  dispiitait  si  la  lumière  qui  apparut  autoiu' 
de  Jésus-Christ  sur  le  Thabor  était  créée  ou  incréée.  Dans 
le  fond,  les  moines  ne  se  souciaient  pas  plus  qu'elle  fût 
l'un  que  l'autre  ;  mais  comme  Barlaam  les  attaquait  direc- 
tement eux-mêmes,  il  fallait  nécessairement  que  cette  lu- 
mière fût  incréée. 

La  guerre  que  les  empereurs  iconoclastes  déclarèrent 
aux  moines  fit  que  l'on  reprit  un  peu  les  principes  du 
gouvernement,  que  l'on  employa  en  faveur  du  p\iblic  les 
revenus  publics,  et  qu'enfin  on  ôta  au  corps  de  l'État  ses 
entraves. 

Quand  je  pense  à  l'ignorance  profonde  dans  laquelle  le 
clergé  grec  plongea  les  laïques ,  je  ne  puis  m'empêcher  de 
le  comparer  à  ces  Scythes  dont  parle  Hérodote  ' ,  qui  cre- 
vaient les  yeux  à  leurs  esclaves ,  afin  que  rien  ne  pût  les 
distraire  et  les  empêcher  de  battre  leur  lait. 

L'impératrice  Théodora  rétablit  les  images ,  et  les  moi- 
nes recommencèrent  à  abuser  de  la  piété  publique  ;  ils 
parvinrent  jusqu'à  opprimer  le  clergé  séculier  même  ;  ils 
occupèrent  tous  les  grands  sièges  ^ ,  et  exclurent  peu  à 
peu  tous  les  ecclésiastiques  de  l'épiscopat  :  c'est  ce  qui 
rendit  ce  clergé  intolérable;  et  si  l'on  eu  fait  le  parallèle 
avec  le  clergé  latin ,  si  l'on  compare  la  conduite  des  papes 
avec  celle  des  patriarches  de  Constaulinople ,  on  verra  des 
gens  aussi  sages  que  les  autres  étaient  peu  sensés. 

Voici  une  étrange  contradiction  de  l'esprit  humain.  Les 
ministres  de  la  religion  chez  les  premiers  Romains  n'étant 
pas  exclus  des  charges  et  de  la  société  civile,  s'embarras- 
sèrent peu  de  ses  affaires  :  lorsque  la  religion  chrétienne 

'  Llv.  IV. 

»  Voycï  Pacliyiuorc,  liv.  VIll. 


CHAPITRE  XXII.  1C5 

fut  établie,  les  ecclésiastiques ,  qui  étaient  plus  séparés  des 
affaires  du  monde ,  s'en  mêlèrent  avec  modération  ;  mais 
lorsque,  dans  la  décadence  de  l'empire,  les  moines  furent  le 
seul  clergé ,  ces  gens ,  destinés  par  une  profession  plus 
particulière  à  fuir  et  à  craindre  les  affaires ,  embrassèrent 
toutes  les  occasions  qui  purent  leur  y  donner  part  ;  ils  ne 
cessèrent  de  faire  du  bruit  partout,  et  d'agiter  ce  monde 
qu'ils  avaient  quitté. 

Aucune  affaire  d'État ,  aucune  guerre ,  aucune  trêve , 
aucime  négociation ,  aucun  mariage ,  ne  se  traita  que  par 
le  ministère  des  moines  :  les  conseils  du  prince  en  furent 
remplis,  et  les  assemblées  de  la  nation  presque  toutes  com- 
posées. 

On  ne  saurait  croire  quel  mal  il  en  résulta.  Ils  affaibli- 
rent l'esprit  des  princes ,  et  leur  firent  faire  imprudemment 
même  les  choses  bonnes.  Pendant  que  Basile  occupait  les 
soldats  de  son  armée  de  mer  à  bâtir  une  église  à  saint  Mi- 
chel ,  il  laissa  piller  la  Sicile  par  les  Sarrasins ,  et  prendre 
Syracuse  ;  et  Léon ,  son  successeur,  qui  employa  sa  flotte 
au  même  usage ,  leur  laissa  occuper  Tauroménie  et  l'île  de 
Lemnos  '. 

Andronic  Paléologue  abandonna  la  marine ,  parce  qu'on 
l'assura  que  Dieu  était  si  content  de  son  zèle  pour  la  paix 
de  l'Église,  que  ses  ennemis  n'oseraient  l'attaquer.  Le  même 
craignait  que  Dieu  ne  lui  demandât  compte  du  temps  qu'il 
employait  à  gouverner  son  État,  et  qu'il  dérobait  aux  af- 
faires spirituelles  '. 

Les  Grecs ,  grands  parleurs ,  grands  disputeurs ,  natu- 
rellement sophistes ,  ne  cessèrent  d'embrouiller  la  religion 
par  des  controverses.  Comme  les  moines  avaient  un  grand 

'  ZoNARAS  et  NiCÉpnoRE ,  fie  de  Basile  et  de  Léon. 
'  P-vcHyMÈRE,  liv.  yil. 


166  GRANDEUR  ET  DÉCADEiNCE  DES  ROMAINS, 

crédit  à  la  cour,  toujours  d'autant  plus  faible  qu'elle  était 
plus  corrompue ,  il  arrivait  que  les  nioiiies  et  la  cour  se 
corrompaient  réciproquement,  et  que  le  mal  était  dans  tous 
les  deux  :  d'où  il  suivait  que  toute  l'attention  des  empereurs 
était  occupée  quelquefois  à  calmer,  souvent  à  irriter  des 
disputes  théologiques  qu'on  a  toujours  remarquées  devenir 
frivoles  à  mesure  qu'elles  sont  plus  vives. 

Michel  Paléologue ,  dont  le  règne  fut  tant  agité  par  des 
disputes  sur  la  religion,  voyant  les  affreux  ravages  des 
Turcs  dans  l'Asie ,  disait  en  soupirant  que  le  zèle  témé- 
raire de  certaines  personnes  qui ,  en  décriant  sa  conduite , 
avaient  soulevé  ses  sujets  contre  lui ,  l'avait  obligé  d'appli- 
quer tous  ses  soins  à  sa  propre  conservation ,  et  de  négli- 
ger la  ruine  des  provinces.  «  Je  me  suis  contenté,  disait-il , 
«  de  pourvoir  à  ces  parties  éloignées  par  le  ministère  des 
«  gouverneurs,  qui  m'en  ont  dissimulé  les  besoins,  soit 
«  qu'ils  fussent  gagnés  par  argent,  soit  qu'ils  appréhen- 
«  dassent  d'être  punis  '.  « 

Les  patriarches  de  Constantinople  avaient  un  pouvoir 
immense.  Comme  dans  les  tumultes  populaires  les  empe- 
reurs et  les  grands  de  l'État  se  retiraient  dans  les  églises , 
que  le  patriarche  était  maître  de  les  livrer  ou  non,  et 
exerçait  ce  droit  à  sa  fantaisie,  il  se  trouvait  toujours, 
quoique  indirectement,  arbitre  de  toutes  les  affaires  pu- 
bliques. 

Lorsque  le  vieux  Andronic  *  fît  dire  au  patriarche  qu'il 
se  mêlât  des  affaires  de  l'Église,  et  le  laissât  gouverner 
celles  de  l'empire  :  «  C'est,  lui  répondit  le  patriarche, 
<■  comme  si  le  corps  disait  à  l'âme  :  Je  na  prétends  avoir 

'  Pachymère,  liv.  VI,  chap.  xxiX.  On  a  employé  la  traduction  do 
M.  le  président  Cousin. 

'  Paléologue.  Voyez  VHisioirc  des  deux  Andronic ,  écrite  pat  dmU- 
cuzèue,  liv.  I ,  chap.  4 


CHAPITRE  XXIL  167 

«  rien  de  commun  avec  vous ,  et  je  n'ai  que  faire  de  votre 
«  secours  pour  exercer  mes  fonctions.  » 

De  si  monstrueuses  prétentions  étant  insupportables  aux 
princes,  les  patriarches  furent  très-souvent  chassés  de  leurs 
sièges.  Mais  chez  une  nation  superstitieuse ,  où  l'on  croyait 
abominables  toutes  les  fonctions  ecclésiastiques  qu'avait 
pu  faire  un  patriarche  qu'on  croyait  intrus ,  cela  produisit 
des  schismes  continuels  :  chaque  patriarche,  l'ancien,  le 
nouveau,  le  phis  nouveau ,  ayant  chacun  leurs  sectateurs. 

Ces  sortes  de  querelles  étaient  bien  plus  tristes  que  celles 
qu'on  pouvait  avoir  sur  le  dogme ,  parce  qu'elles  étaient 
comme  une  hydre  qu'une  nouvelle  déposition  pouvait  tou- 
jours reproduire. 

La  fureur  des  disputes  devint  un  état  si  naturel  aux 
Grecs,  que,  lorsque  Cantacuzène  prit  Constantinople ,  il 
trouva  l'empereur  Jean  et  l'impératrice  Anne  occupés  à  un 
concile  contre  quelques  ennemis  des  moines  '  ;  et  quand 
Mahomet  II  l'assiégea ,  il  ne  put  suspendre  les  haines  théo- 
logiques '  ;  et  on  y  était  plus  occupé  du  concile  de  Florence 
que  de  l'armée  des  Turcs  3. 

Dans  les  disputes  ordinaires ,  comme  chacun  sent  qu'il 
peut  se  tromper,  l'opiniâtreté  et  l'obstination  ne  sont  pas 
extrêmes;  mais  dans  celles  que  nous  avons  sur  la  religion, 
comme  par  la  nature  de  la  chose  chacun  croit  être  sûr  que 
con  opinion  est  vraie ,  nous  nous  indignons  contre  ceux 
qui,  au  lieu  de  changer  eux-mêmes,  s'obstinent  à  nous 
faire  changer. 

'  Cantacl'zène,  liv.  III ,  ch.  xcix. 

'  DucAS,  Histoire  des  derniers  Paléologues. 

3  On  se  demandait  si  ou  avait  entendu  la  messe  d'un  prêtre  qui  eût 
eonsenti  à  l'union  :  on  l'aurait  fui  comme  le  feu.  On  regardait  la  grande 
é&lise  comme  un  temple  profane.  Le  moine  Gennadius  lançait  ses  anathè- 
TTies  sur  tous  ceux  qui  désiraient  la  paix.  (Ducas  ,  Histoire  des  dernien 
faléologues.) 


168  GRANDEUR  ET  DECADENCE  DES  ROMAINS, 

Ceux  qui  liront  l'histoire  de  Pachymère  connaîtront 
bien  l'impuissance  où  étaient  et  où  seront  toujours  les 
théologiens ,  par  eux-mêmes ,  d'accommoder  jamais  leurs 
différends.  On  y  voit  un  empereur  '  qui  passe  sa  vie  à  les 
assembler,  à  les  écouter,  à  les  rapprocher  ;  on  voit  de  l'autre 
une  hydre  de  disputes  qui  renaissent  sans  cesse  ;  et  l'on 
sent  qu'avec  la  même  méthode ,  la  même  patience ,  les  mê- 
mes espérances,  la  même  envie  de  finir,  la  même  simplicité 
pour  leurs  intrigues,  le  même  respect  pour  leurs  haines, 
ils  ne  se  seraient  jamais  accommodés  jusqu'à  la  fin  du 
monde. 

En  voici  un  exemple  bien  remarquable,  A  la  sollicita- 
tion de  l'empereur,  les  partisans  du  patriarche  Arsène  fi- 
rent une  convention  avec  ceux  qui  suivaient  le  patriarche 
Joseph,  qui  portait  que  les  deux  partis  écriraient  leurs 
prétentions  chacun  sur  un  papier  ;  qu'on  jetterait  les  deux 
papiers  dans  un  brasier;  que,  si  l'un  des  deux  demeurait 
entier,  le  jugement  de  Dieu  serait  suivi  ;  et  que ,  si  tous 
les  deux  étaient  consumés ,  ils  renonceraient  à  leurs  diffé- 
rends. Le  feu  dévora  les  deux  papiers  :  les  deux  partis  se 
réunirent,  la  paix  dura  un  jour;  mais  le  lendemain  ils 
dirent  que  leur  changement  aurait  dû  dépendre  d'une  per- 
suasion intérieure  et  non  pas  du  hasard;  et  la  guerre  re- 
commença plus  vive  que  jamais  \ 

On  doit  donner  une  grande  attention  aux  disputes  des 
théologiens  ;  mais  il  faut  la  cacher  autant  qu'il  est  possible  : 
la  peine  qu'on  paraît  prendre  à  lei'  calmer  les  accréditant 
toujours,  en  faisant  voir  que  leur  manière  de  penser  est 
si  importante ,  qu'elle  décide  du  repos  de  l'État  et  de  la 
sûreté  du  prince. 

On  ne  peut  pas  plus  finir  leurs  affaires  en  écoutant  leui's 

'  Andronic  Paléologue.        *  Pachymère,  liv.  I. 


CHAPITRE  XXH.  109 

subtilités,  qu'on  ne  pourrait  abolir  les  duels  en  établissant 
des  écoles  où  l'on  raffinerait  sur  le  point  d'honneur. 

Les  empereurs  grecs  eurent  si  peu  de  prudence ,  que , 
[{uand  les  disputes  furent  endormies ,  ils  eurent  la  rage  de 
les  réveiller.  Anastase  ' ,  Justinien',  Héraclius  ^  Manuel 
Comnène  ^,  proposèrent  des  points  de  foi  à  leur  clergé  et 
à  leur  peuple  ,  qui  auraient  méconnu  la  vérité  dans  leur 
bouche  quand  même  ils  l'auraient  trouvée.  Ainsi ,  péchant 
toujours  dans  la  forme ,  et  ordinairement  dans  le  fond , 
voulant  faire  voir  leur  pénétration ,  qu'ils  auraient  pu  si 
bien  montrer  dans  tant  d'autres  affaires  qui  leur  étaient 
confiées,  ils  entreprirent  des  disputes  vaines  sur  la  nature 
de  Dieu ,  qui,  se  cachant  aux  savants  parce  cju'ils  sont  or- 
gueilleux ,  ne  se  montre  pas  mieux  aux  grands  de  la  terre. 

C'est  une  erreur  de  croire  qu'il  y  ait  dans  le  monde  une 
autorité  humaine ,  à  tous  les  égards ,  despotique  ;  il  n'y  en 
a  jamais  eu ,  et  il  ^'y  en  aura  jamais  :  le  pouvoir  le  plus 
immense  est  toujours  borné  par  quelque  coin.  Que  le 
Grand  Seigneur  mette  un  nouvel  impôt  à  Constantinople, 
un  cri  général  lui  fait  d'abord  trouver  des  limites  qu'il 
n'avait  pas  connues.  Un  roi  de  Perse  peut  bien  contrain- 
dre un  fils  de  tuer  sou  père,  ou  un  père  de  tuer  son  fils^; 
mais  obliger  ses  sujets  de  boire  du  vin,  il  ne  le  peut  pas. 
Il  y  a  dans  chaque  nation  un  esprit  général  sur  lequel  la 
puissance  même  est  fondée  :  quand  elle  choque  cet  esprit, 
I  elle  se  choque  elle-même,  et  elle  s'arrête  nécessairement. 

La  source  la  plus  empoisonnée  de  tous  les  malheurs  des 
Grecs,  c'est  qu'ils  ne  connurent  jamais  la  nature  ni  les 

'   ÉVACRE,  liv.  III. 

'' Vrocope,  Hist.  secrète. 

^  ZoNARAS,  i'ic  d'IiéracUus. 

<  KiCÉTAS,  Fie  de  Manuel  Comnène. 

'  Voyez  Chardin.  , 

1$ 


170  GRANDEUR  ET  DECADENCE  DES  ROMAINS, 

bornes  de  la  puissance  ecclésiastique  et  de  la  séculière  : 
ce  qui  fit  que  l'on  tomba  de  part  et  d'autre  dans  des  éga- 
rements continuels. 

Cette  grande  distinction,  qui  est  la  base  sur  laquelle 
pose  la  tranquillité  des  peuples ,  est  fondée  non-seulement 
sur  la  religion ,  mais  encore  sur  la  raison  et  la  nature ,  qui 
veulent  que  des  choses  réellement  séparées ,  et  qui  ne  peu- 
vent subsister  que  séparées,  ne  soient  jamais  confondues. 

Quoique  chez  les  anciens  Romains  le  clergé  ne  fit  pas  un 
corps  séparé ,  cette  distinction  y  était  aussi  connue  que 
parmi  nous.  Claudius  avait  consacré  à  la  liberté  la  maison 
de  Cicéron,  lequel,  revenu  de  son  exil,  la  redemanda  : 
les  pontifes  décidèrent  que,  si  elle  avait  été  consacrée  sans 
un  ordre  exprès  du  peuple,  on  pouvait  la  lui  rendre  sans 
blesser  la  religion.  «  Ils  ont  déclaré ,  dit  Cicéron' ,  qu'ils 
«■  n'avaient  examiné  que  la  validité  de  la  consécration ,  et 
'<  non  la  loi  faite  par  le  peuple;  qu'ils  avaient  jugé  le  pre- 
«  mier  chef  comme  pontifes,  et  qu'ils  jugeraient  le  second 
«  comme  sénateurs.  » 

CHAPITRE  XXm. 

Raison  de  la  durée  de  l'empire  d'Orient.  —  Sa  destruction. 

Après  ce  que  je  viens  de  dire  de  l'empire  grec ,  il  est 
naturel  de  demander  comment  il  a  pu  subsister  si  long- 
temps. Je  crois  pouvoir  en  donner  les  raisons. 

Les  Arabes  l'ayant  attaqué ,  et  en  ayant  conquis  quel- 
ques provinces ,  leurs  chefs  se  disputèrent  le  califat  ;  et  le 
feu  de  leur  premier  zèle  ne  produisit  plus  que  des  discor- 
des civiles. 

Les  mêmes  Arabes  ayant  conquis  la  Perse,  et  s'y  étant 

'  Lettres  à  Atlicus,  liv.  IV,  let.  ii. 


1  CHAPITRE  XXIII.  171 

divisés  ou  affaiblis ,  les  Grecs  ne  furent  plus  obligés  de 
tenir  sur  TEuphrate  les  principales  forces  de  leur  empire. 

Un  architecte,  nommé  Callinique,  qui  était  venu  de 
Syrie  a  Constantiuople ,  ayant  trouvé  la  composition  d'un 
feu  que  l'on  soufflait  par  un  tuyau ,  et  qui  était  tel ,  que 
l'eau  et  tout  ce  qui  éteint  les  feux  ordinaires  ne  faisait 
qu'en  augmenter  la  violence,  les  Grecs,  qui  en  firent  usage, 
furent  en  possession  pendant  plusieurs  siècles  de  brûler 
toutes  les  flottes  de  leurs  ennemis ,  surtout  celles  des  Ara- 
bes, qui  venaient  d'Afrique  ou  de  Syrie  les  attaquer  jus- 
qu'à Constantinople. 

Ce  feu  fut  mis  au  rang  des  secrets  de  l'État  ;  et  Constantin 
Porphyrogénète,  dans  son  ouvrage  dédié  à  Romain  son  fils, 
sur  l'administration  de  l'empire ,  l'avertit  que ,  lorsque 
les  barbares  lui  demanderont  du  feu  grégeois,  il  doit  leur 
répondre  qu'il  ne  lui  est  pas  permis  de  leur  en  donner, 
parce  qu'un  ange  qui  l'apporta  à  l'empereur  Constantin 
défendit  de  le  communiquer  aux  autres  nations,  et  que 
ceux  qui  avaient  osé  le  faii'e  avaient  été  dévorés  par  le  feu 
du  ciel  dès  qu'ils  étaient  entrés  dans  l'église. 

Constantinople  faisait  le  plus  grand  et  presque  le  seul 
commerce  du  monde  dans  un  temps  où  les  nations  gothi- 
ques d'un  côté ,  et  les  Arabes  de  l'autre ,  avaient  ruiné  le 
commerce  et  l'industrie  partout  ailleurs.  Les  manufactures 
de  soie  y  avaient  passé  de  Perse;  et  depuis  l'invasion  des 
Arabes  elles  furent  fort  négligées  dans  la  Perse  même  : 
d'ailleurs  les  Grecs  étaient  maîtres  delà  mer.  Cela  mit 
dans  l'État  d'immenses  richesses,  et  par  conséquent  de 
grandes  ressources  ;  et ,  sitôt  qu'il  eut  quelque  relâche ,  on 
vit  d'abord  reparaître  la  prospérité  publique. 

En  voici  un  grand  exemple.  Le  vieux  Andronic  Comnène 
était  le  ^éron  des  Grecs;  mais,  comme  parmi  tous  ses 


172         GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

vices  il  avait  une  fermeté  admirable  pour  empêcher  les  iu- 
justices  et  les  vexations  des  grands ,  on  remarqua  que  ' , 
pendant  trois  ans  qu'il  régna ,  plusieurs  provinces  se  ré- 
tablirent. 

Enfin ,  les  barbares  qui  habitaient  les  bords  du  Danube 
«'étant  établis,  ils  ne  furent  plus  si  redoutables,  et  ser- 
virent même  de  barrière  contre  d'autres  barbares. 

Ainsi,  pendant  que  l'empire  était  affaissé  sous  un  mauvais 
gouvernement,  des  causes  particulières  le  soutenaient. 
C'est  ainsi  que  nous  voyons  aujourd'hui  quelques  nations 
de  l'Europe  se  maintenir,  malgré  leur  faiblesse ,  par  les 
trésors  des  Indes  ;  les  États  temporels  du  pape ,  par  le  res- 
pect que  l'on  a  pour  le  souverain  ;  et  les  corsaires  de  Bar- 
barie ,  par  l'empêchement  qu'ils  mettent  au  comjnerce  des 
petites  nations ,  ce  qui  les  rend  utiles  aux  grandes  *. 

L'empire  des  Turcs  est  à  présent  à  peu  près  dans  le 
même  degré  de  faiblesse  où  était  autrefois  celui  des  Grecs  ; 
mais  il  subsistera  longtemps  :  car,  si  quelque  prince  que  ce 
fût  mettait  cet  empire  en  péril  en  poursuivant  ses  conquêtes, 
les  trois  puissances  commerçantes  de  l'Europe  connaissent 
h-op  leurs  affaires  pour  n'en  pas  prendre  la  défense  sur- 
le-champ  3. 

C'est  leur  félicité  que  Dieu  ait  permis  qu'il  y  ait  dans 
le  monde  des  nations  propres  à  posséder  inutilement  un 
grand  empire. 

Dans  le  temps  de  Basile  Porphyrogénète ,  la  puissance 

'  NicÉTAS,  Fie  d'Andronic  Cotnnène  ,  liv.  I. 

'  lis  troublent  lanaTigation  des  Italiens  dans  la  Méditerranée. 

î  Ainsi,  les  projets  contre  le  Turc,  comme  celui  cjui  fut  fait  sous  le 
pontilicat  de  Léon ,  par  lequel  l'empereur  devait  se  rendre  par  la  Bosnie 
à  Constantinople ;  le  roi  de  France,  par  l'Albanie  et  la  Grèce;  d'autres 
princes ,  s'embarquer  dans  leurs  ports  ;  ces  projets ,  dis-je ,  n'étaient  pas 
eérieux,  ou  étaient  faits  par  des  gens  qui  ne  voyaient  pas  l'intérêt  de 
^Europe. 


CHAPITRE  XXIII.  173 

des  Arabes  fut  détruite  en  Perse;  Mahomet,  fils  de  Sam- 
braël ,  qui  y  régnait ,  appela  du  nord  trois  mille  Turcs  en 
qualité  d'auxiliaires  '.  Sur  quelque  mécontentement,  il  en- 
voya une  armée  contre  eux;  mais  ils  la  mirent  en  fuite. 
Mahomet,  indigné  contre  ses  soldats ,  ordonna  qu'ils  pas- 
seraient devant  lui  vêtus  en  robes  de  femmes  ;  mais  ils  se 
joignirent  aux  Turcs ,  qui  d'abord  allèrent  ôter  la  garnison 
qui  gardait  le  pont  de  l'Araxe ,  et  ouvrirent  le  passage  à 
une  multitude  innombrable  de  leurs  compatriotes. 

Après  avoir  conquis  la  Perse ,  ils  se  répandirent  d'orient 
en  occident  sur  les  terres  de  l'empire  ;  et  Romain  Diogène 
ayant  voulu  les  arrêter,  ils  le  prirent  prisonnier,  et  sou- 
mirent presque  tout  ce  que  les  Grecs  avaient  en  Asie  jus- 
qu'au Bosphore. 

Quelque  temps  après,  sous  le  règne  d'Alexis  Com- 
uène,  les  Latins  attaquèrent  l'Orient.  Il  y  avait  long- 
temps qu'un  malheureux  schisme  avait  mis  une  haine 
implacable  entre  les  nations  des  deux  rites ,  et  elle  aurait 
éclaté  plus  tôt,  si  les  Italiens  n'avaient  plus  pensé  à  répri- 
mer les  empereurs  d'Allemagne ,  qu'ils  craignaient,  que 
les  empereurs  grecs ,  qu'ils  ne  faisaient  que  haïr. 

Ou  était  dans  ces  circonstances,  lorsque  tout  à  coup  il 
se  répandit  en  Europe  une  opinion  religieuse  que  les  lieux 
où  Jésus-Christ  était  né,  ceux  où  il  avait  souffert,  étant 
profanés  par  les  infidèles ,  le  moyen  d'effacer  ses  péchés 
était  de  prendre  les  armes  pour  les  en  chasser.  L'Europe 
était  pleine  de  gens  qui  aimaient  la  guerre ,  qui  avaient 
beaucoup  de  crimes  à  expier,  et  qu'on  leur  proposait  d'e.x 
pier  en  suivant  leur  passion  dominante  :  tout  le  monde 
prit  donc  la  croix  et  les  armes. 

Les  croisés ,  étant  arrivés  en  Orient ,  assiégèrent  Nicée , 

'  Hisl.  écrite  par  N.  D.  Césfir,  J'ics  de  Const.  Ducaselde  R.  Diogrne. 

15. 


174  GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

et  la  piirent  :  ils  la  rendirent  aux  Grecs  ;  et ,  dans  la  cons- 
ternation des  infidèles ,  Alexis  et  Jean  Comnène  rechassè- 
rent les  Turcs  jusqu'à  l'Euphrate. 

Mais ,  quel  que  fût  l'avantage  que  les  Grecs  pussent  tirer 
des  expéditions  des  croisés  ,  il  n'y  avait  pas  d'empereur 
qui  ne  frémît  du  péril  de  voir  passerait  milieu  de  ses  États, 
et  se  succéder,  des  héros  si  fiers  et  de  si  grandes  armées. 
Ils  cherchèrent  donc  à  dégoûter  l'Europe  de  ces  entre- 
prises; et  les  croisés  trouvèrent  partout  des  trahisons,  de  la 
perfidie,  et  tout  ce  qu'on  peut  attendre  d'un  ennemi  timide. 
Il  faut  avouer  que  les  Français,  qui  avaient  commencé 
ces  expéditions ,  n'avaient  rien  fait  pour  se  faire  souffrir. 
Au  travers  des  invectives  d'Andronic  Comnène  contre 
nous  ' ,  on  voit,  dans  le  fond,  que  chez  une  nation  étran- 
gère nous  ne  nous  contraignions  point ,  et  que  nous  avions 
pour  lors  les  défauts  qu'on  nous  reproche  aujourd'hui. 

Un  comte  français  alla  se  mettre  sur  le  trône  de  l'em- 
pereur; le  comte  Baudouin  le  tira  par  le  bras,  et  lui  dit  : 
«  Vous  devez  savoir  que,  quand  on  est  dans  un  pays ,  il 
«  en  faut  suivre  les  usages.  Vraiment ,  voilà  un  beau  pay- 
«  san ,  répondit-il ,  de  s'asseoir  ici ,  tandis  que  tant  de  ca- 
«  pitaines  sont  debout  !  « 

Les  Allemands,  qui  passèrent  ensuite,  et  qui  étaient 
les  meilleures  gens  du  monde,  firent  une  rude  pénitence 
de  nos  étourderies ,  et  trouvèrent  partout  des  esprits  que 
nous  avions  révoltés  =>. 

Enfin  la  haine  fut  portée  au  dernier  comble  ;  et  quelques 
mauvais  traitements  faits  à  des  marchands  vénitiens,  l'am- 
bition, l'avarice,  un  faux  zèle,  délermiuèrent  les  Frauçais 
et  les  Vénitiens  à  se  croiser  contre  les  Grecs. 

'  Histoire  iVAlexis,  son  père ,\\\.XcX\\. 

•  NiCKTAS,  Histoire  de  ISIanml  Comnène,  liv,  I  . 


CHAPITRE  XXIII.  175 

Ils  les  trouvèrent  aussi  peu  aguerris  que  dans  ces  der- 
niers tenjps  les  Tartares  trouvèrent  les  Chinois.  Les  Fran- 
çais se  moquaient  de  leurs  habillements  efféminés  :  ils  se 
promenaient  dans  les  rues  de  Coustantinople ,  revêtus  de 
leurs  robes  peintes  ;  ils  portaient  à  la  main  une  éeritoire  et 
du  papier,  par  dérision  pour  cette  nation,  qui  avait  renoncé 
à  la  profession  des  armes  '  ;  et,  après  la  guerre,  ils  refusè- 
rent de  recevoir  dans  leurs  troupes  quelque  Grec  que  ce  fût. 

Ils  prirent  toute  la  partie  d'Occident,  et  y  élurent  em- 
pereur le  comte  de  Flandre ,  dont  les  États  éloignés  ne 
pouvaient  donner  aucune  jalousie  aux  Italiens.  Les  Grecs 
se  maintinrent  dans  l'Orient,  séparés  des  Turcs  par  les 
montagnes ,  et  des  Latins  par  la  mer. 

Les  Latins ,  qui  n'avaient  pas  trouvé  d'obstacles  dans 
leurs  conquêtes ,  en  ayant  trouvé  une  infinité  dans  leur 
établissement,  les  Grecs  repassèrent  d'Asie  en  Europe, 
reprirent  Constantinople  et  presque  tout  l'Occident. 

Mais  ce  nouvel  empire  ne  fut  que  le  fantôme  du  pre- 
mier, et  n'en  eut  ni  les  ressources  ni  la  puissance. 

Il  ne  posséda  guère  en  Asie  que  les  provinces  qui  sont 
en  deçà  du  Méandre  et  du  Sangare  :  la  plupart  de  celles 
d'Europe  furent  divisées  en  de  petites  souverainetés. 

De  plus,  pendant  soixante  ans  que  Constantinople 
resta  entre  les  mains  des  Latins ,  les  vaincus  s'étant  dis- 
persés, et  les  conquérants  occupés  à  la  guerre,  le  com- 
merce passa  entièrement  aiix  villes  d'Italie,  et  Constan- 
tinople fut  privée  de  ses  richesses. 

Le  commerce  même  del'intérieur  se  fitparles  Latins.  Les 
Grecs ,  nouvellement  rétablis ,  et  qui  craignaient  tout , 
voulurent  se  concilier  les  Génois,  en  leur  accordant  la  li- 
berté de  trafiquer  sans  payer  de  droits  '  ;  et  les  Vénitiens, 

'  NicÉTAS,  Histoire,  après  l.i  prise  de  Conslaiiliiiople,  ch.  ii. 
'  C\>;taci.'7.kne,  liv.  IV. 


«76         GRANDEUR  ET  Dl'^CADEiNCE  DES  ROMAINS, 

qui  n'acceptèrent  point  de  paix ,  mais  quelques  trêves,  et 

qu'où  ne  voulut  pas  irriter,  n'eu  payèrent  pas  non  plus. 

Quoique  avant  la  prise  de  Constautinople  Manuel  Com- 
uène  eût  laissé  tomber  la  marine,  cependant,  comme  le 
commerce  subsistait  encore,  on  pouvait  facilement  la  ré- 
tablir ;  mais  quaud  dans  le  nouvel  empire  on  l'eut  aban- 
donnée ,  le  mal  fut  sans  remède ,  parce  que  l'impuissance 
augmenta  toujours. 

Cet  État ,  qui  dominait  sur  plusieurs  îles ,  qui  était 
partagé  par  la  mer,  et  qui  en  était  environné  en  tant  d'en- 
droits ,  n'avait  point  de  vaisseaux  pour  y  naviguer.  Les 
provinces  n'eurent  plus  de  communication  entre  elles  ;  on 
obligea  les  peuples  de  se  réfugier  plus  avant  dans  les  ter- 
res, pour  éviter  les  pirates  ;  et  quand  ils  l'eurent  fait ,  on 
leur  ordonna  de  se  retirer  dans  les  forteresses ,  pour  se  sau- 
ver des  Turcs  • . 

Les  Turcs  faisaient  pour  lors  aux  Grecs  une  guerre  sin- 
gulière :  ils  allaient  proprement  à  la  chasse  des  hommes  ; 
ils  traversaient  quelquefois  deux  cents  lieues  de  pays 
pour  faire  leurs  ravages.  Gomme  ils  étaient  divisés  sous 
plusieurs  sultans,  ou  ne  pouvait  pas,  par  des  présents, 
faire  la  paix  avec  tous,  et  il  était  inutile  de  la  faire  avec 
(juclques-uns  *.  Us  s'étalent  faits  mahométans  ;  et  le  zèle 
pour  leur  religion  les  engageait  merveilleusement  à  rava- 
ger les  terres  des  chrétiens.  D'ailleurs,  comme  c'étaient 
les  peuples  les  plus  laids  de  la  terre ,  leurs  femmes  étaient 
affreuses  comme  eux  ^  ;  et  dès  qu'ils  eurent  vu  des  Grcc- 

'   PACnYMÈRE,  liv.  VII. 

*  Cantacuzène,  liv.  III,ch.  xcvi;et  Pachymère,  liv.  XI,  ch.  ix. 

•  Cela  donna  lieu  à  cette  tradition  du  nord ,  rapportée  par  le  Golh 
Jornandès ,  que  Pliilimer,  roi  des  Goths ,  entrant  dans  les  terres  gétiqucs, 
y  ayant  trouvé  des  femmes  sorcières,  il  les  chassa  loin  de  son  armée, 
<|u'elies  errèrent  dans  les  déserts,  où  des  démons  incubes  s'accouplèrent 
avec  elles,  d'où  vint  la  nation  des  Huns.  Geiiusftrocissimuni,  quod  fuit 
primum  inler  paludci ,  minutum,  tetrum,  tttqnc  exile,  ncc  aliavoce 
noUnn  ,  niii  qiiœ  humini  srrnumis  imagincm  asii(jiiahal. 


CHAPITRE  XXIir.  f77 

.■ucs ,  il  n'en  purent  plus  souffrir  d'autres  ' .  Cela  les  porta 
a  des  enlèvements  continuels.  Enûn ,  ils  avaient  été  de 
tout  temps  adonnés  aux  brigandages  ;  et  c'étaient  ces 
mêmes  Huns  qui  avaient  autrefois  causé  tant  de  maux  à 
l'empire  romain. 

Les  Turcs  inondant  tout  ce  qui  restait  à  l'empire  grec 
en  Asie ,  les  habitants  qui  purent  leur  échapper  fuirent  de- 
vant eux  jusqu'au  Bosphore  ;  et  ceux  qui  trouvèrent  des 
vaisseaux  se  réfugièrent  dans  la  partie  de  l'empire  qui 
étaiten  Europe  :  ce  qui  augmenta  considérablement  le  nom- 
bre de  ses  habitants.  Mais  il  diminua  bientôt.  Il  y  eut 
des  guerres  civiles  si  furieuses ,  que  les  deux  factions  appe- 
lèrent divers  sultans  turcs ,  sous  cette  condition  ' ,  aussi 
extravagante  que  barbare ,  que  tous  les  habitants  qu'ils 
prendraient  dans  les  pays  du  parti  contraire  seraient  me- 
nés en  esclavage  ;  et  chacun ,  dans  la  vue  de  ruiner  ses 
ennemis ,  concourut  à  détruire  la  nation. 

Bajazet  ayant  soumis  tous  les  autres  sultans ,  les  Turcs 
auraient  fait  pour  lors  ce  qu'ils  firent  depuis  sous  Maho- 
met II,  s'ils  n'avaient  pas  été  eux-mêmes  sur  le  point 
d'être  exterminés  par  les  Tartares. 

Je  n'ai  pas  le  courage  de  parler  des  misères  qui  suivi- 
rent; je  dirai  seulement  que,  sous  les  derniers  empereurs , 
l'empire,  réduit  aux  faubourgs  de  Constantinople ,  finit 
comme  le  Rhin  ,  qui  n'est  plus  qu'un  ruisseau  lorsqu'il  se 
perd  dans  l'Océan^. 


'  Michel  Dlcas,  Histoire  de  Jean  Manuel,  Jean  et  Constantin, 
chap.  IX.  ConstanUu  Porphyrogénète,  au  commencement  de  son  Extrait 
des  ambassades],  avertit  que  ,  quand  les  barbares  viennent  à  Constanti- 
nople, les  Romains  doivent  bien  se  garder  de  leur  montrer  la  grandeur 
de  leurs  richesses  ni  la  beauté  de  leurs  femmes. 

'  \ oyez r Histoire  des  empereurs  Jean  Paléologue  el  Jean  Cantacu- 
zène ,  écrite  par  Cautacuzène. 

»  [  Conmie  on  aperçoit  dans  les  Lettres  persanes  le  germe  de  VEspril 
des  lois,  on  croit  voir  aussi  dans  les  Considérations  sur  la  grandeur 


178  GRANDEUR  ET  DÉCADENCE  DES  ROMAINS, 

ei  la  décadence  (les  Romains  une  partie  détachée  de  cet  ouvrage  immensfi 
qui  absorba  la  vie  de  Montesquieu.  Il  est  probable  qu'il  se  détermina  a 
l'aire  de  ces  Considérations  un  traité  à  part,  parce  que  tout  ce  qui  re- 
garde les  Romains  offrant  par  soi-même  un  grand  sujet,  d'un  côté,  l'au- 
teur, qui  se  sentait  capable  de  le  remplir,  ne  voulut  rester  ni  au-dessous 
de  sa  matière ,  ni  au-dessous  de  son  talent  ;  et  de  l'autre,  il  craignit  que  les 
Romains  seuls  ne  tinssent  trop  de  place  dans  V Esprit  des  lois ,  et  ne  rom- 
pissent les  proportions  de  l'ouvrage.  C'est  ce  qui  nous  a  valu  cet  excellent 
traité  dont  nous  n'avions  aucun  modèle  dans  notre  langue,  et  qui  durera 
autant  qu'elle  :  c'est  un  chef-d'œuvre  de  raison  et  de  style,  et  qui  laisse 
bien  loin  Machiavel ,  Gordon,  Saint-Réal ,  Amelot  de  la  Houssaie,  et  tous 
les  autres  écrivains  politiques  qui  avaient  traité  les  mêmes  objets.  Ja- 
mais on  n'avait  encore  rapproché  dans  un  si  petit  espace  une  telle  quan- 
tité de  pensées  profondes  et    de  vues  lumineuses.  Le  mérite  de  la  con- 
cision dans  les  vérités  morales,  naturalisé  dans  notre  langue  par  la 
Rochefoucauld,  et  la  Bruyère,  doit  le  céder  à  celui  de  Montesquieu  , 
à  raison  de  la  hauteur  et  de  la  difficulté  du  sujet.  Ceux-là  n'avaient  fait 
que  circonscrire  dans  une  mesure  prise  et  une  expression  remarquable 
des  idées  dont  le  fond  est  dans  tout  esprit  capable  de  réflexion ,  parce 
que  tout  le  monde  en  a  besoin  :  celui-ci  adapta  la  même  précision  à  de 
grandes  choses,  hors  de  la  portée  et  de  l'usage  de  la  plupart  des  hommes , 
et  où  il  portait  en  même  temps  une  lumière  nouvelle  :  il  faist.it  voir 
dans  l'histoire  d'un  peuple  qui  a  fixé  l'attention  de  toute  la  terre  ce  que 
rful  autre  n'y  avait  vu ,  et  ce  que  lui  seul  semblait  capable  d'y  voir, 
par  la  manière  dont  il  le  montrait.  Il  sut  démêler  dans  la  politique  et 
le  gouvernement  des  Romains  ce  que  nul  de  leurs  historiens  n'y  avait 
aperçu.  Celui  d'eux  tous  qui  eut  le  plus  de  rapport  avec  lui,  et  qu'il 
parait  même  avoir  pris  pour  modèle  dans  sa  manière  d'écrire.  Tacite, 
fjui  fut,  comme  lui ,  grand  penseur  et  grand  peintre,  nous  a  laissé  un 
beau  traité  sur  les  mœurs  des  Germains  :  mais  qu'il  y  a  loin  du  por- 
trait de  peuplades  a  demi  sauvages ,  tracé  avec  un  art  et  des  couleurs 
qui  font  de  l'éloge  des  barbares  la  satire  de  la  civilisation  corrompue  , 
à  ce  vaste  tableau  de  vingt  siècles ,  depuis  la  fondation  de  Rome  jusqu'à 
la  prise  de  Constantinople,  renfermé  dans  un  cadre  étroit,  où,  malgré 
sa  petitesse ,  les  objets  ne  perdent  rien  de  leur  grandeur,  et  n'en  devien- 
nent même  que  plus  saillants  et  plus  sensibles  !  Que  peut-on  comparer 
en  ce  genre  a  un  petit  nombre  de  pages  ou  l'on  a  pour  ainsi  dire  fondu 
et  concentré  tout  l'esprit  de  vie  qui  soutenait  et  animait  ce    colosse 
de  la  puissance  romaine,  et  en  même  temps  tous  les  poisons  rongeurs 
qui ,  après  l'avoir  longtemps  consumé ,  le  tirent  tomber  en  lambeaux 
sous  les  coups  de  tant  de  nations  réunies  contre  lui?  (La  Harpe.  )J 


FIN    DE    LA  GRANDEUR 
ET    DE    LA    DÉCADENCE    DES    ROMAINS. 


OEUVRES  CHOISIES. 

DISSERTATION 

SUR 

LA  POLITIQUE  DES  ROMAINS 

DANS  LA  RELIGION, 

LCE  A  L'ACAOÉMIE  DE  BORDEAUX  LE   18   JUIN  1716. 


Ce  ne  fut  ni  la  crainte ,  ni  la  piété ,  qui  établit  la  reli- 
gion chez  les  Romains,  mais  la  nécessité  où  sont  toutes 
les  sociétés  d'en  avoir  une.  Les  premiers  rois  ne  furent  pas 
moins  attentifs  à  régler  le  culte  et  les  cérémonies  qu'à  don- 
ner des  lois  et  bâtir  des  murailles. 

Je  ti'ouve  cette  différence  entre  les  législateurs  romains 
et  ceux  des  autres  peuples,  que  les  premiers  firent  la  re- 
ligion pour  l'État,  et  les  autres  l'État  pour  la  religion.  Ro- 
mulus,  Tatius  et  Numa  asservirent  les  dieux  à  la  politi- 
que :  le  culte  et  les  cérémonies  qu'ils  instituèrent  furent 
trouvés  si  sages,  que,  lorsque  les  rois  furent  chassés ,  le 
joug  de  la  religion  fut  le  seul  dont  ce  peuple,  dans  sa  fu- 
reur pour  la  liberté  ,  n'osa  s'affranchir. 

Quand  les  législateurs  romains  établirent  la  religion ,  ils 
ne  pensèrent  point  à  la  réformation  des  mœurs ,  ni  à  don- 
ner des  principes  de  morale  ;  ils  ne  voulurent  point  gêner 
des  gens  qu'ils  ne  connaissaient  pas  encore.  Ils  n'eurent 
donc  d'abord  qu'une  vue  générale,  qui  était  d'inspirer  à 


180  POLITIQUE  DES  ROMAINS, 

un  peuple  qui  ne  craignait  rien ,  la  crainte  des  dieux ,  et 
de  se  servir  de  cette  crainte  pour  le  conduire  à  leur  fan- 
taisie. 

Xes  successeurs  de  Numa  n'osèrent  point  faire  ce  que  ce 
prince  n'avait  point  fait  :1e  peuple,  qui  avait  beaucoup  perdu 
de  sa  férocité  et  de  sa  rudesse ,  était  devenu  capable  d'une 
plus  grande  discipline.  Il  eût  été  facile  d'ajouter  aux  céré- 
monies de  la  religion  des  principes  et  des  règles  de  morale, 
dont  elle  manquait;  mais  les  législateurs  des  Romains 
étaient  trop  clairvoyants  pour  ne  point  connaître  combien 
une  pareille  réformation  eût  été  dangereuse  :  c'eût  été 
convenir  que  la  religion  était  défectueuse ,  c'était  lui  don- 
ner des  âges,  et  affaiblir  son  autorité  en  voulant  l'établir. 
La  sagesse  des  Romains  leur  fit  prendre  un  meilleur  parti 
en  établissant  de  nouvelles  lois.  Les  institutions  humaines 
peuvent  bien  changer,  mais  les  divines  doivent  être  im- 
muables comme  les  dieux  mêmes. 

Ainsi  le  sénat  de  Rome ,  ayant  chargé  le  préteur  Péti- 
lius  '  d'examiner  les  écrits  du  roi  Numa,  qui  avaient  été 
trouvés  dans  un  coffre  de  pierre  quatre  cents  ans  après  la 
mort  de  ce  roi,  résolut  de  les  faire  brûler,  sur  le  rapport  que 
lui  fit  ce  préteur,  que  les  cérémonies  qui  étaient  ordonnées 
dans  ces  écrits  différaient  beaucoup  de  celles  qui  se  pra- 
tiquaient alors  ;  ce  qui  pouvait  jeter  des  scrupules  dans 
l'esprit  des  simples,  et  leur  faire  voir  que  le  culte  prescrit 
n'était  pas  le  même  que  celui  qui  avait  été  institué  par  les 
premiers  législateurs ,  et  inspiré  par  la  nymphe  Égérie. 

On  portait  la  prudence  plus  loin  :  on  ne  pouvait  lire 
les  livres  sibyllins  sans  la  permission  du  sénat,  ((ui  ne  la 
donnait  même  que  dans  les  grandes  occasions,  et  lorsqu'il 
s'agissait  de  consoler  les  peuples.  Toutes  les  interprétations 

»  TiTE-uvF,  liv.  XL ,  cbap.  xxis. 


DAXS  LA  RELIGION.  !R1 

étaient  défendues  ;  ces  livres  même  étaient  toujours  renfer- 
més ;  et ,  par  une  précaution  si  sage ,  ou  ôtait  les  armes  des 
mains  des  fanatiques  et  des  séditieux. 

Les  devins  ne  pouvaient  rien  prononcer  sur  les  affaires 
publiques  sans  la  permission  des  magistrats  ;  leur  art  était 
absolument  subordonné  à  la  volonté  du  sénat  ;  et  cela  avait 
été  ainsi  ordonné  par  les  livres  des  pontifes,  dont  Cicéron 
nous  a  conservé  quelques  fragments  '. 

Polybe  met  la  superstition  au  rang  des  avantages  que  le 
peuple  romain  avait  par-dessus  les  autres  peuples  :  ce  qui 
paraît  ridicule  aux  sages  est  nécessaire  pour  les  sots;  et  ce 
peuple,  qui  se  met  si  facilement  en  colère,  a  besoin  d'ê- 
tre arrêté  par  une  puissance  invisible. 

Les  augures  et  les  aruspices  étaient  proprement  les  gro- 
tesques du  paganisme  ;  mais  on  ne  les  trouvera  point  ridi- 
cules, si  on  fait  réflexion  que,  dans  une  religion  toute 
populaire  comme  celle-là,  rien  ne  paraissait  extravagant; 
la  crédulité  du  peuple  réparait  tout  chez  les  Romains  : 
plus  une  chose  était  contraire  à  la  raison  humaine,  plus 
elle  leur  paraissait  divine.  Une  vérité  simple  ne  les  aurait 
pas  vivement  touchés  :  il  leur  fallait  des  sujets  d'admira- 
tion ,  il  leur  fallait  des  signes  de  la  divinité  ;  et  ils  ne  les 
ti'ouvaient  que  dans  le  merveilleux  et  le  ridicule. 

C'était,  à  la  vérité,  une  chose  très-extravagante  de  faire 
dépendre  le  salut  de  la  république  de  l'appétit  sacré  d'un 
poulet,  et  de  la  disposition  des  entrailles  des  victimes; 
mais  ceux  qui  introduisirent  ces  cérémonies  en  connais- 
saient bien  le  fort  et  le  faible ,  et  ce  ne  fut  que  par  de  bon- 

'  De  Leg.  lib.  II  :  <  Bclladisceptanto  :  prodigia,  portenta  ,  ad  Eiriis- 
cos  et  aruspices,  sisenatusjusserit,  deferunto.  »  Et  dans  un  aulre  en- 
droit :  «  Sacerdotim  duo  gênera  sunto  :  uiium,  quod  prœsit  ceremoniis 
et  sacris  ;  alierum,  quod  interpretetur  fatidicorum  et  vatnm  effata  in- 
c  it/)iila,  cum  senalus  populusque  adsciverit.  » 

MOXTESQl'irX.  16 


182  POLirrQUE  Di:S  ROMAINS 

lies  raisons  qu'ils  péchèrent  contre  la  raison  même.  Si  ce 
culte  avait  été  plus  raisoiniable ,  les  gens  d'esprit  en  au- 
raient été  la  dupe  aussi  bien  que  le  peuple,  et  par  là  on  au- 
rait perdu  tout  l'avantage  qu'on  en  pouvait  attendre  :  il 
fallait  donc  des  cérémonies  qui  pussent  entretenir  la  su- 
l)erstition  des  uns ,  et  entrer  dans  la  politique  des  autres  ; 
c'est  ce  qui  se  trouvait  dans  les  divinations.  On  y  mettait 
les  arrêts  du  ciel  dans  la  bouche  des  principaux  sénateurs, 
gens  éclairés ,  et  qui  connaissaient  également  le  ridicule 
et  l'utilité  des  divinations. 

Cicéron  dit  '  que  Fabius,  étant  augure  ,  tenait  pour  rè- 
gle que  ce  qui  était  avantageux  à  la  république  se  faisait 
U)ujours  sous  de  bons  auspices.  Il  pense ,  comme  Marccl- 
lus  ^ ,  que,  quoi{}ue  la  crédulité  populaire  eût  établi  au 
l'ommencement  les  augures ,  on  en  avait  retenu  l'usage 
pour  l'utilité  de  la  république;  et  il  met  cette  différence 
entre  les  Romains  et  les  étrangers,  que  ceux-ci  s'en  ser- 
vaient indifféremment  dans  toutes  les  occasions,  et  ceux- 
là  seulement  dans  les  affaires  qui  regardaient  l'intérêt  pu- 
blic. Cicéron  ^  nous  apprend  que  la  foudre  tombée  du  côté 
gauche  était  d'un  bon  augure ,  excepté  dans  les  assemblées 
du  peuple,  prœterquam  ad  comitia.  Les  règles  de  l'art 
cessaient  dans  cette  occasion  :  les  magistrats  y  jugeaient 
<à  leur  fantaisie  de  la  bonté  des  auspices  ;  et  ces  auspices 
étaient  une  bride  avec  laquelle  ils  menaient  le  peuple.  Ci- 
céron ajoute  :  Hoc  instUutum  reipublicœ  causa  est,  ut 
coinilioruni,  vel  injurclcgum,  velinindiciis  populi, 
velin  creandis  magisiratibus ,  principes  civitatis  essent 

1  Oplimis  atisplciis  eagerl  quœ  pro  reipublica;  sainte  gerercntur, 
quœ  contra  rempublicam flerint ,  contra  auspiciafiert .  (  De  Scneclule , 
cliap.  IV.) 

'  De  Divinatione. 

î  Do  DivinnlioncJ\h.\\. 


DANS  LA  RliLlGlON.  183 

interprètes.  Il  avait  dit  auparavant  qu'on  lisait  dans  les 
livres  sacrés  :  Jove  tonante  et  fulgurante,  comitia  popuU 
habere  nefas  esse.  Cela  avait  été  introduit,  dit-il ,  pour 
fournir  aux  magistrats  un  prétexte  de  rompre  les  assem- 
blées du  peuple  '.  Au  reste ,  il  était  indifférent  que  la  vic- 
time qu'on  immolait  se  trouvât  de  bon  ou  de  mauvais  au- 
gure :  car,  lorsqu'on  n'était  pas  content  de  la  première , 
on  en  immolait  une  seconde,  une  troisième,  une  quatriè- 
me, qu'on  appelait  hostiœsuccedajiœ.  Paul  Emile,  voulant 
sacrifier,  fut  obligé  d'immoler  vingt  victimes  :  les  dieux  ne 
furent  apaisés  qu'à  la  dernière,  dans  laquelle  on  trouva  des 
signes  qui  promettaient  la  victoire.  C'est  pour  cela  qu'on 
avait  coutume  de  dire  que,  dans  les  sacrifices,  les  der- 
nières victimes  valaient  toujours  mieux  que  les  premières. 
César  ne  fut  pas  si  patient  que  Paul  Emile  :  aj'ant  égorgé 
plusieurs  victimes ,  dit  Suétone  ' ,  sans  en  trouver  de  fa- 
vorables, il  quitta  les  autels  avec  mépris,  et  entra  dans  le 
sénat. 

Comme  les  magistrats  se  trouvaient  maîtres  des  présages, 
ils  avaient  un  moyen  sûr  pour  détourner  le  peuple  d'une 
guerre  qui  aurait  été  funeste,  ou  pour  lui  en  faire  entrepren- 
dre une  qui  aurait  pu  être  utile.  Les  devins  qui  suivaient 
toujours  les  armées,  et  qui  étaient  plutôt  les  interprètes  du 
général  que  des  dieux ,  inspiraient  de  la  confiance  aux  sol- 
dats. Si  par  hasard  quelque  mauvais  présage  avait  épou- 
vanté l'armée,  un  habile  général  eu  convertissait  le  sens,  et 
se  le  rendait  favorable  :  ainsi  Scipion ,  qui  tomba  en  sautant 
de  son  vaisseau  sur  le  rivage  d'Afrique,  prit  de  la  terre 
dans  ses  mains  :  <  Je  te  tiens,  dit-il,  ô  terre  d'Afrique!  » 

'  Hoc  reipuhlicœ  causa  constitntum  :  comitiorum  enim  non  hahcti- 
dorum  causas  esse  volueru'nt.  (  De  Divinatiotie.  ) 

»  Pluribiis  hosliis  cœsis ,  cum  liture  non  posset,  introiU  curiam  , 
tprôta  religionc.{InJul.  Cœs.,  cliap.  lxxxi.  ) 


l»'j  POLITIQUE  Ui:s  ROMAIMS 

pt  par  ces  mots  il  rendit  heureux  un  présage  qui  avait  paru 
si  funeste. 

Les  Siciliens,  s'étant  embarqués  pour  faire  quelque  ex- 
pédition en  Afrique ,  furent  si  épouvantés  d'une  éclipse  de 
soleil ,  qu'ils  étaient  sur  le  point  d'abandonner  leur  entre- 
prise; mais  le  général  leur  représenta  «  qu'à  \a  vérité  cette 
éclipse  eût  été  de  mauvais  augure  si  elle  eût  paru  avant 
leur  embarquement,  mais  que,  puisqu'elle  n'avait  paru 
qu'api'ès,  elle  ne  pouvait  menacer  que  les  Africains.  > 
Par  là  il  fit  cesser  leur  frayeur,  et  trouva  dans  un  suiet  de 
crainte  le  moyeu  d'augmenter  leur  courage. 

César  fut  averti  plusieurs  fois  par  les  devins  de  ne  point 
passer  en  Afrique  avant  l'hiver.  Il  ne  les  écouta  pas,  et 
prévint  par  là  ses  ennemis,  qui,  sans  cette  diligence,  au- 
raient eu  le  temps  de  réunir  leurs  forces. 

Crassus,  pendant  un  sacrifice,  ayant  laissé  tomber  son 
c.mteau  des  mains,  on  en  prit  un  mauvais  augure  ;  mais 
ii  rassura  le  peuple  en  lui  disant  :  «  Bon  courage  !  au  moins 
mon  épée  ne  m'est  jamais  tombée  des  mains.  » 

Lucullus  étant  près  de  donner  bataille  à  Tigrane,  on 
vint  lui  dire  que  c'était  un  jour  malheureux.  «  Tant  mieux, 
dit-il  :  nous  le  rendrons  heureux  par  notre  victoire.  » 

Tarquin  le  Superbe ,  voulant  établir  des  jeux  en  l'hon- 
neur de  la  déesse  Mania ,  consulta  l'oracle  d'Apollon ,  qui 
répondit  obscurément,  et  dit  qu'il  fallait  sacrifier  tète.>. 
pour  têtes,  capitibus  pro  capitibus  supplicandum.  Ce 
prince,  plus  cruel  encore  que  superstitieux,  fit  immoler 
des  enfants  ;  mais  Junius  Brutus  changea  ce  sacrifice  hor- 
r  ble  ;  car  il  le  fit  faire  avec  des  têtes  d'ail  et  de  pavot,  et 
par  là  remplit  ou  éluda  l'oracle  ' . 

On  coupait  le  nœud  gordien  quand  on  ne  pouvait  pas  le 

•  MaCROB.,  Saturnal.  lil).  I. 


DANS  LA  RELIGION.  185 

délier  :  ainsi  Clodius  Pulcher,  voulant  donner  un  com- 
bat naval ,  fit  jeter  les  poulets  sacrés  à  la  mer,  afin  de 
les  faire  boire,  disait-il,  puisqu'ils  ne  voulaient  pas  man- 
ger'. 

Il  est  vrai  qu'on  punissait  quelquefois  un  général  de 
n'avoir  pas  suivi  les  présages,  et  cela  même  était  un  nou- 
vel effet  de  la  politique  des  Romains.  Ou  voulait  faire  voir 
au  peuple  que  les  mauvais  succès ,  les  villes  prises ,  les  ba- 
tailles perdues,  n'étaient  point  l'effet  d'une  mauvaise  cons- 
titution de  l'État ,  ou  de  la  faiblesse  de  la  république ,  mais 
de  l'impiété  d'un  citoyen  contre  lequel  les  dieux  étaient 
irrités.  Avec  cette  persuasion,  il  n'était  pas  difficile  de 
rendre  la  confiance  au  peuple  ;  il  ne  fallait  pour  cela  que 
quelques  cérémonies  et  quelques  sacrifices.  Ainsi ,  lors- 
que la  ville  était  menacée  ou  affligée  de  quelque  malheur, 
on  ne  manquait  pas  d'en  chercher  la  cause ,  qui  était  tou- 
jours la  colère  de  quelque  dieu  dont  on  avait  négligé  le 
culte  :  il  suffisait,  pour  s'en  garantir,  de  faire  des  sacrifices 
et  des  processions  ;  de  purifier  la  ville  avec  des  torches ,  du 
soufre ,  et  de  l'eau  salée.  On  faisait  faire  à  la  victime  le 
tour  des  remparts  avant  de  l'égorger  ;  ce  qui  s'appelait 
.sacrijicium  amburbium  ,  et  amburbiale.  On  allait  même 
quelquefois  jusqu'à  purifier  les  armées  et  les  flottes,  après 
quoi  chacun  reprenait  courage. 

Scévola,  grand  pontife,  et  Varrou  ,  un  de  leurs  grands 
théologiens ,  disaient  qu'il  était  nécessaire  que  le  peuple 
ignorât  beaucoup  de  choses  vraies ,  et  en  crût  beaucoup  de 
fausses.  Saint  Augustin  dit  '  que  Varron  avait  découvert 
par  là  tout  le  secret  des  politiques  et  des  ministres  d'État. 


'  Vai..  Maxim.,  liv.  1,  cliap.  iv. 

*  Totum  consilium  prodidit  snfiicntutn  pcr  quod  civilates  clpapuli 
reyerenlur.  (  De  Civit.  Dci ,  lib.  IV  ,  cap.  xxxi.  ) 

1(5. 


I8n  l'OLlllQUE  DLS  ROMALNS 

Le  même  Sccvola,  au  rapport  de  saint  Augustin  ' ,  di- 
visait les  dieux  eu  trois  classes  :  ceux  qui  avaient  été  éta- 
blis par  les  poètes  ;  ceux  qui  avaient  été  établis  par  les 
philosophes  ;  et  ceux  qui  avaient  été  établis  par  les  magis- 
trats ,  a  principibus  civitatis. 

Ceux  qui,  lisent  l'histoire  romaine ,  et  qui  sont  un  peu 
clairvoyants ,  trouvent  à  chaque  pas  des  ti'aits  de  la  poli- 
tique dont  nous  parlons.  Ainsi  ou  voit  Cicéron,  qui,  en 
particulier  et  parmi  ses  amis,  fait  à  chaque  moment  une 
confession  d'incrédulité  ^ ,  parler  en  public  avec  un  zèle 
extraordinaire  contre  l'impiété  de  Verres.  On  voit  un  Clo- 
dius ,  qui  avait  insolemment  profané  les  mj'stères  de  la 
Bonne  Déesse ,  et  dont  l'impiété  avait  été  marquée  par 
Ningt  arrêts  du  sénat,  faire  lui-même  une  harangue  rem- 
plie de  zèle  à  ce  sénat  qui  l'avait  foudroyé,  contre  le  mépris 
des  pratiques  anciennes  et  de  la  religion.  On  voit  un  Sal- 
luste ,  le  plus  corrompu  de  tous  les  citoyens ,  mettre  à  la 
tète  de  ses  ouvrages  une  préface  digne  de  la  gravité  et  de 
l'austérité  de  Caton.  Je  n'aurais  jamais  fait,  si  je  voulais 
épuiser  tous  les  exemples. 

Quoique  les  magistrats  ne  donnassent  pas  dans  la  reli- 
gion du  peuple ,  il  ne  faut  pas  croire  qu'ils  n'en  eussent 
point.  M.  Cudworth  a  fort  bien  prouvé  que  ceux  ((ui 
étaient  éclairés  parmi  les  païens  adoraient  une  divinité  su- 
prême, dont  les  divinités  du  peuple  n'étaient  qu'une  parti- 
cipation. Les  païens,  très-peu  scrupuleux  dans  le  culte, 
croyaient  qu'il  était  indifférent  d'adorer  la  divinité  même, 
ou  les  manifestations  de  la  divinité  ;  d'adorer  par  exemple, 
dans  Vénus ,  la  puissance  passive  de  la  nature ,  ou  la  di- 
vinité suprême ,  en  tant  qu'elle  est  susceptible  de  toute 

'  De  Civit.  Dei,  \\b.  IV,  cap.  xx.vr. 

'il  Adevnc  me  delirarc  censés  ut  isUi  credam ?  » 


DANS  LA  RELIGION.  f87 

génération  ;  de  rcndi-e  un  culte  au  soleil  ou  à  l'Ltre  suprême, 
en  tant  qu'il  anime  les  plantes,  et  rend  la  terre  féconde  par 
sa  chaleur.  Ainsi  le  stoïcien  Balbus  dit,  dans  Cicéron  ', 
"  que  Dieu  participe  par  sa  nature  à  toutes  les  choses  d'ici- 
bas;  qu'il  estCérès  sur  la  terre,  Neptune  sur  les  mers.  » 
Nous  en  saurions  davantage,  si  nous  avions  le  livre  qu'As- 
clépiade  composa,  intitulé  l'Harmonie  de  toutes  les  théo- 
logies. 

Comme  le  dogme  de  Tâme  du  monde  était  presque  uni- 
versellement reçu ,  et  que  l'on  regardait  chaque  partie 
de  l'univers  comme  un  membre  a  ivant  dans  lequel  cette 
âme  était  répandue,  il  semblait  qu'il  était  permis  d'a- 
dorer indifféremment  toutes  ces  parties ,  et  que  le  culte 
devait  être  arbitraire  comme  était  le  dogme. 

Voilà  d'où  était  né  cet  esprit  de  tolérance  et  de  dou- 
ceur qui  régnait  dans  le  monde  païen  :  on  n'avait  garde 
de  se  persécuter  et  de  se  déchirer  les  uns  les  autres  :  toutes 
les  religions ,  toutes  les  théologies  ,  y  étaient  également 
bonnes  :  les  hérésies,  les  guerres ,  et  les  disputes  de  reli- 
gion ,  y  étaient  inconnues  :  pourvu  qu'on  allât  adorer  au 
temple,  chaque  citoyen  était  grand  pontife  dans  sa  famille. 

Les  Romains  étaient  encore  plus  tolérants  que  les 
Grecs  ,  qui  ont  toujours  gâté  tout  :  chacun  sait  la  malheu- 
reuse destinée  de  Socrate. 

Il  est  vrai  que  la  religion  égyptienne  fut  toujours  pros- 
crite à  Rome  :  c'est  qu'elle  était  intolérante ,  ({u'elle  vou- 
lait dominer  seule ,  et  s'établir  sur  les  débris  des  autres  ; 
de  manière  que  l'esprit  de  douceur  et  de  paix  qui  régnait 
chez  les  Romains  fut  la  véritable  cause  de  la  guerre  qu'ils 

'  «  Deus  pertinens  per  naturatn  cujusgue  rei ,  per  terras  Ceres  ,  per 
maria  I\"eptunus  ,  alii  per  alia  ,  poteriiiit  intelligi  ;  qui  qualcsqnc  sint , 
quoque  eos  uominc  constieludo  niinciipaverit ,  hos  deos  et  vcnentri  et 
colère  debcmus.  » 


>88  POLITIQUE  DES  ROMAINS 

lui  firent  sans  relâche.  Le  sénat  ordonna  d'abattre  les 
temples  des  divinités  égyptiennes  ;  et  Valère  iMaxime  ' 
rapporte  à  ce  sujet  qu'Éinilius  Probus  donna  les  premiers 
coups ,  afin  d'encourager  par  son  exemple  les  ouvriers , 
frappés  d'une  crainte  superstitieuse. 

Mais  les  prêtres  de  Sérapis  et  d'Isis  avaient  encore  plus 
de  zèle  pour  établir  ces  cérémonies  qu'on  n'en  avait  à 
Rome  pour  les  proscrire.  Quoique  Auguste,  au  rapport 
de  Dion  " ,  en  eût  défendu  l'exercice  dans  Rome ,  Agrippa , 
(jui commandait  dans  la  ville  en  son  absence,  fut  obligé  de 
le  défendre  une  seconde  fois.  Ou  peut  voir,  dans  Tacite  et 
dans  Suétone ,  tous  les  fréquents  arrêts  que  le  sén^t  fut 
obligé  de  rendre  pour  bannir  ce  culte  de  Rome. 

11  faut  remarquer  que  les  Romains  confondirent  les 
Juifs  avec  les  Égyptiens ,  comme  on  sait  qu'ils  confondi- 
rent les  chrétiens  avec  les  Juifs  :  ces  deux  religions  furent 
longtemps  regardées  comme  deux  branches  de  la  première , 
et  partagèrent  avec  elle  la  haine ,  le  mépris  et  la  persécu- 
tion des  Romains.  Les  mêmes  arrêts  qui  abolirent  à  Rome 
les  cérémonies  égyptiennes  mettent  toujours  les  cérémonies 
juives  avec  celles-ci,  comme  il  paraît  par  Tacite^ ,  et  par 
Suétone  dans  les  vies  de  Tibère  et  de  Claude.  Il  est  en- 
core plus  clair  que  les  historiens  n'ont  jamais  distingué 
le  culte  des  chrétiens  d'avec  les  autres.  On  n'était  pas 
même  revenu  de  cette  erreur  du  temps  d'Adrien,  comme 
il  paraît  par  une  lettre  que  cet  empereur  écrivit  d'Egypte 
au  consul  Servianus  :  «  Tous  ceux^  qui  en  Egypte  ado- 


'  Liv.  I,  chap.  m. 
»  Liv.  XXXIV. 

»  «w/.lib.  H.     ' 

*  «  un  qui  Serapin  colunt ,  christiani  sunl  ;  cl  devoli  suiit  Serapi  , 
ijui  se  Çhristi  t'piscopos  dicunt.  Nemo  illic  archisijnagogus  Judœorum  , 
nrmo  Samariles  ,  nemo  chrisiianoriirn  presbyter,  non  muthetnaticu»  , 


DANS  LA  RULIGIOM.  159 

rent  Sérapis  sont  chrétiens ,  et  ceux  même  qu'on  appelle 
evêques  sont  attachés  au  culte  de  Sérapis.  Il  n'y  a  point 
de  Juif,  de  prince  de  synagogue,  de  samaritain ,  de  prê- 
tre des  chrétiens ,  de  mathématicien ,  de  devin ,  de  bai- 
gneur, qui  n'adore  Sérapis.  Le  patriarche  même  des  Juifs 
adore  Indifféremment  Sérapis  et  le  Christ.  Ces  gens  n'ont 
d'autre  dieu  que  Sérapis  :  c'est  le  dieu  des  chrétiens,  des 
Juifs,  et  de  tous  les  peuples.  »  Peut-on  avoir  des  idées 
plus  confuses  de  ces  trois  religions ,  et  les  confondre  plus 
grossièrement? 

Chez  les  Égyptiens ,  les  prêtres  faisaient  un  corps  à 
part,  qui  était  entretenu  aux  dépens  du  public  :  de  là  nais- 
saient plusieurs  inconvénients  ;  toutes  les  richesses  de  l'E- 
tat se  trouvaient  englouties  dans  une  société  de  gens  qui , 
recevant  toujours  et  ne  rendant  jamais  ,  attiraient  insen- 
siblement tout  à  eux.  Les  prêtres  d'Egypte,  ainsi  gagés 
pour  ne  rien  faire  ,  languissaient  tous  dans  une  oisiveté 
dont  ils  ne  sortaient  qu'avec  les  vices  qu'elle  produit;  ils 
étaient  brouillons,  inquiets ,  entreprenants ,  et  ces  qua- 
lités les  rendaient  extrêmement  dangereux.  Enfin  un  corps 
dont  les  intérêts  avaient  été  violemment  séparés  de  ceux 
de  l'État  était  un  monstre;  et  ceux  qui  l'avaient  établi 
avaient  jeté  dans  la  société  une  semence  de  discorde  et 
de  guerres  civiles.  Il  n'en  était  pas  de  même  à  Rome  : 
on  y  avait  fait  de  la  prêtrise  une  charge  civile  ;  les  dignités 
d'augure ,  de  grand  pontife ,  étaient  des  magistratures  ; 
ceux  qui  en  étaient  revêtus  étaient  membres  du  sénat,  et 


von  aruspcx  ,  non  aliptcs  ,  qui  non  Serapin  colal .  Ipse  ille  patriarcho 
(Judœorum  scilicet),  cum  t'Ef/yptuin  venerit ,  ab  aliis  Serapin  adorare, 
ab  aliis  cogitur  Christum.  Unus  illis  dcvs  est  Sérapis  :  hune  Judœi, 
huucchristiani,  hune  omnes  veneran  tur  et  génies .  >>(Flavius  VOPISCUS, 
in  fila  Saiurnini.  Vid.  Historiœ  Angustœ  scriplores ,  iû-folio,  1620, 
yag.  245  ;  et  iii-8°,  iG6i ,  pag.  959.) 


tOO  POLITIQUE  DES  ROMAINS 

par  conséquent  n'avaient  pas  des  intérêts  différents  de 
ceux  de  ce  corps.  Bien  loin  de  se  servir  de  la  sup<'.rstition 
pour  opprimer  la  république ,  ils  l'employaient  utilement 
à  la  soutenir.  «  Dans  notre  ville,  dit  Cicéron  ' ,  les  rois, 
et  les  magistrats  qui  leur  ont  succédé ,  ont  toujours  eu 
un  double  caractère ,  et  ont  gouverné  l'État  sous  les  aus- 
pices de  la  religion.  » 

Les  duumvirs  avaient  la  direction  des  choses  sacrées  : 
les  quindécemvirs  avaient  soin  des  cérémonies  de  la  reli- 
gion ,  gardaient  les  livres  des  sibylles  ;  ce  que  faisaient 
auparavant  les  décemvirs  et  les  duumvirs.  Tls  consultaient 
les  oracles  lorsque  le  sénat  l'avait  ordonné ,  et  en  fai- 
saient le  rapport,  y  ajoutant  leur  avis;  ils  étaient  aussi 
commis  pour  exécuter  tout  ce  qui  était  prescrit  dans  les 
livres  des  sibylles,  et  pour  faire  célébrer  les  jeux  séculai- 
res :  de  manière  que  toutes  les  cérémonies  religieuses 
passaient  par  les  mains  des  magistrats. 

Les  rois  de  Rome  avaient  une  espèce  de  sacerdoce.  Il 
y  avait  de  certaines  cérémonies  qui  ne  pouvaient  être  fai- 
tes que  par  eux.  Lorsque  les  Tarquins  furent  chassés,  on 
craignait  que  le  peuple  s'aperçût  de  quelque  changement 
dans  la  religion;  cela  fit  établir  un  magistrat  appelé 
rex  sacj'orum,  qui,  dans  les  sacrifices,  faisait  les  fonc- 
tions des  anciens  rois,  et  dont  la  femme  était  appelée  regina 
sacroruin.  Ce  fut  le  seul  vestige  de  royauté  que  les  Ro- 
mains conservèrent  parmi  eux.  Les  Romains  avaient  cet 
avantage,  qu'ils  avaient  pour  législateur  le  plus  sage 
prince  dont  l'histoire  profane  ait  jamais  parlé  :  ce  grand 
homme  ne  chercha  pendant  tout  son  règne  qu'à  faire  fleurir 

'  <■  ^pudveicres,  quirerum  potielunlur,  iideni  auym-ia  tencbunt, 
ut  icsiis  est  nostra  civitas  ,  in  qiia  cl  rcf/es,  augures  ,  et  postca  pri- 
vait eodem  sacerdolio  prœdili  rempuhlicam  religionum  uucloritate 
rexcrunt.  »(  De  Diviii'ilione  ,  lih.  I.) 


DANS  LA  RELIGION.  191 

la  justice  et  l'équité ,  et  il  ne  fit  pas  moins  sentir  sa  mode- 
ration  à  ses  voisins  qu'à  ses  sujets,  II  établit  les  fécialiens, 
qui  étaient  des  prêtres  sans  le  ministère  desquels  on  ne 
pouvait  faire  ni  la  paix  ni  la  guerre.  Nous  avons  encore 
des  formulaires  de  serments  faits  par  ces  fécialiens ,  quand 
on  concluait  la  paix  avec  quelque  peuple.  Dans  celle  que 
Rome  conclut  avec  Albe,  un  fécialien  dit,  dans  Tite-Live  : 
«  Si  le  peuple  romain  est  le  premier  à  s'en  départir ,  pu- 
blico  consilio  dolove  malo ,  qu'il  prie  Jupiter  de  le  frapper 
comme  il  va  frapper  le  cochon  qu'il  tenait  dans  ses 
mains  ;  »  et  aussitôt  il  l'abattit  d'un  coup  de  caillou. 

Avant  de  commencer  la  guerre ,  on  envoyait  un  de  ces 
fécialiens  faire  ses  plaintes  au  peuple  qui  avait  porté  quel- 
que dommage  à  la  république.  Il  lui  donnait  un  certain 
temps  pour  se  consulter,  et  pour  chercher  les  moyens  de  ré- 
tablir la  bonne  intelligence.  Mais  si  on  négligeait  de  faire 
l'accommodement,  le  fécialien  s'en  retournait,  et  sortait 
des  terres  de  ce  peuple  injuste ,  après  avoir  invoqué  contre 
lui  les  dieux  célestes  et  ceux  des  enfers  :  pour  lors  le  sé- 
nat ordonnait  ce  qu'il  croyait  juste  et  pieux.  Ainsi  les 
guerres  ne  s'entreprenaient  jamais  à  la  hâte,  et  elles  ne 
pouvaient  être  qu'une  suite  d'une  longue  et  mûre  délibé- 
ration. 

La  politique  qui  régnait  dans  la  religion  des  Romaius 
se  développa  encore  mieux  dans  leurs  victoires.  Si  la  su- 
perstition avait  été  écoutée ,  on  aurait  porté  chez  les  vain- 
cus les  dieux  des  vainqueurs;  on  aurait  renversé  leurs 
temples;  et,  en  établissant  un  nouveau  culte,  on  leur  au- 
rait imposé  une  servitude  plus  rude  que  la  première.  On 
fit  mieux  :  Rome  se  soumit  elle-même  aux  divinités  étran- 
gères; elle  les  reçut  dans  son  sein  ;  et  par  ce  lien ,  le  plus 
fort  qui  soit  parmi  les  hommes ,  elle  s'attacha  des  peuples 


f92      POLITIQUE  DES  ROMAINS  DANS  LA  RELIGION. 

qui  la  regardèrent  plutôt  comme  le  sanctuaire  de  la  reli- 
gion que  comme  la  maîtresse  du  monde. 

Mais ,  pour  ne  point  multiplier  les  êtres ,  les  Romains ,  a 
l'exemple  des  Grecs,  confondirent  adroitement  les  divi- 
nités étrangères  avec  les  leurs  :  s'ils  trouvaient  dans  leurs 
con(£uétes  un  dieu  qui  eût  du  rapport  à  quelqu'un  de  ceu\ 
qu'on  adorait  à  Rome,  ils  l'adoptaient,  pour  ainsi  dire, 
en  lui  donnant  le  nom  de  la  divinité  romaine ,  et  lui  accor- 
daient ,  si  j'ose  me  servir  de  cette  expression ,  le  droit  de 
bourgeoisie  dans  leur  ville.  Ainsi,  lorsqu'ils  trouvaient 
quelque  héros  fameux  qui  eût  purgé  la  terre  de  quel- 
que monstre,  ou  soumis  quelque  peuple  barbare,  ils 
lui  donnaient  aussitôt  le  nom  d'Hercule.  «  Nous  avons 
percé  jusqu'à  l'Océan,  dit  Tacite',  et  nous  y  avons 
trouvé  les  colonnes  d'Hercule,  soit  qu'Hercule  y  ait  été, 
soit  que  nous  ayons  attribué  à  ce  héros  tous  les  faits  di- 
gnes de  sa  gloire.  » 

Varron  a  compté  quarante-quatre  de  ces  dompteurs  de 
monstres;  Cicéron'  n'en  a  compté  que  six,  vingt-deux 
Muses,  cinq  Soleils,  quatre  Vulcains,  cinq  Mercures, 
quatre  Apollons ,  trois  Jupiters. 

Eusèbe  va  plus  loin  ^  :  il  compte  presque  autant  de  Jupi- 
ters que  de  peuples. 

Les  Romains,  qui  n'avaient  proprement  d'autre  divi- 
nité que  le  génie  de  la  république ,  ne  faisaient  point  d'at- 
tention au  désordre  et  à  la  confusion  qu'ils  jetaient  dans 
la  mythologie  :  la  crédulité  des  peuples,  qui  est  toujours 
au-dessus  du  ridicule  et  de  l'extravagant,  réparait  tout. 

'  »  Ipsum  quineliam  Oceanuvi  Ma  tentavhnus ;  et  superesse  adliuc 
Herculis  columnas  fama  vulgavit ,  sive  adiit  Hercules ,  sive  quidquid 
uhique  maynificum  est  in  claritatem  ojus  referre  consensimus.  ••  (  De 
Moribus  Germanor.,  cap.  xxxiT.  ) 

*'  De  Naliira  denrum  ,  lib.  IH. 

>  PrtPparafio  evangelicfj,  lib.  IH. 


DIALOGUE 


SYLLA  ET  D'EUCRATE. 


Quelques  jours  après  que  Sylla  se  fut  démis  de  la  dic- 
tature ,  j'appris  que  la  réputation  que  j'avais  parmi  les 
philosophes  lui  faisait  souhaiter  de  me  voir.  11  était  à  sa 
maison  de  Tibur,  où  il  jouissait  des  premiers  moments 
tranquilles  de  sa  vie.  Je  ne  sentis  point  devant  lui  le  dé- 
sordre ou  nous  jette  ordinairement  la  présence  des  grands 
hommes.  Et  des  que  nous  fûmes  seuls  :  «  Sylla,  lui  dis-jc, 
vous  vous  êtes  donc  mis  vous-même  dans  cet  état  de  mé- 
diocrité qui  afflige  presque  tous  les  humains?  Vous  avez 
renoncé  à  cet  empire  que  votre  gloire  et  vos  vertus  vous 
donnaient  sur  tous  les  hommes?  La  fortune  semble  être  gê- 
née de  ne  plus  vous  élever  aux  honneurs. 

«  —  Eucrate ,  me  dit-il ,  si  je  ne  suis  plus  en  spectacle 
à  l'univers ,  c'est  la  faute  des  choses  humaines ,  qui  ont 
des  bornes ,  et  non  pas  la  mienne.  J'ai  cru  avoir  rempli  ma 
destinée  dès  que  je  n'ai  plus  eu  à  faire  de  grandes  choses. 
Je  n'étais  point  fait  pour  gouverner  tranquillement  un 
peuple  esclave.  J'aime  à  remporter  des  victoires ,  à  fonder 
ou  détruire  des  États ,  à  faire  des  ligues,  à  punir  un  usur- 
pateur; mais  pour  ces  minces  détails  de  gouvernement, 
où  les  génies  médiocres  ont  tant  d'avantages ,  cette  lente 
exécution  des  lois ,  cette  discipline  d'une  milice  tranquille, 
mon  âme  ne  saurait  s'en  occuper. 

17 


194  DIALOGUI-:  DK  SYLLA  ET  D'EUCRATE. 

«  —  Il  est  singulier,  lui  dis-je,  que  vous  ayez  porté 
tant  de  délicatesse  dans  l'ambition.  Nous  avons  bien  vu 
de  grands  hommes  peu  touchés  du  vain  éclat  et  delà  pompe 
qui  entourent  ceux  qui  gouvernent  ;  mais  il  y  en  a  bien  peu 
qui  n'aient  été  sensibles  au  p'aisir  de  gouverner,  et  de 
faire  rendre  à  leurs  fantaisies  le  respect  qui  n'est  dû  qu'aux 
lois. 

'<  —  Et  moi,  me  dit-il ,  Eucrate ,  je  n'ai  jamais  été  si  peu 
contentquelorsque  jeme  suis  vu  maître  absolu  dans  Rome, 
que  j'ai  regardé  autour  de  moi,  et  que  je  n'ai  trouvé  ni 
rivaux  ni  ennemis. 

«  J'ai  cru  qu'on  dirait  quelque  jour  que  je  n'avais  châ- 
tié que  des  esclaves.  Veux-tu,  me  suis-je  dit,  que  dans 
ta  patrie  il  n'y  ait  plus  d'hommes  qui  puissent  être  tou- 
chés de  ta  gloire?  Et,  puisque  tu  établis  la  tyrannie,  ne 
vois-tu  pas  bien  qu'il  n'y  aura  point  après  toi  de  prince 
si  lâche  que  la  flatterie  ne  t'égale ,  et  ne  pare  de  ton  nom , 
de  tes  titres  et  de  tes  vertus  mêmes? 

"  —  Seigneur,  vous  changez  toutes  mes  idées ,  de  la  fa- 
çon dont  je  vous  vois  agir.  Je  croyais  (£ue  vous  aviez  de 
l'ambition,  mais  aucun  amour  pour  la  gloire  :  je  voyais 
bien  que  votre  âme  était  haute,  mais  je  ne  soupçonnais 
pas  qu'elle  fût  grande  :  tout  dans  votre  vie  semblait  me 
montrer  un  homme  dévoré  du  désir  de  commander,  et  qui, 
pleindes  plus  funestes  passions,  se  chargeait  avec  plaisir  de 
la  honte ,  des  remords  et  de  la  bassesse  même ,  attachés  à 
la  tyrannie.  Car  enfin ,  vous  avez  tout  sacrifié  à  votre  puis- 
sance; vous  vous  êtes  rendu  redoutable  à  tous  les  Ro- 
mains ;  vous  avez  exercé  sans  pitié  les  fonctions  de  la  plus 
terrible  magistrature  qui  fût  jamais.  Le  sénat  ne  vit  qu'en 
tremblant  un  défenseur  si  impitoyable.  Quelqu'un  vous 
dit  :  «  Sylla ,  jusqu'à  quand  répandras-tu  le  sang  romain? 


DIALOGUE  DE  SYLLA  ET  D'ELCRATE.  195 

«  vcux-tu  ne  commander  qu'à  des  murailles?  »  Pour  lors 
vous  publiâtes  ces  tables  qui  décidèrent  de  la  vie  et  de  la 
raort  de  chaque  citoyen. 

«  —  Et  c'est  tout  le  sang  que  j'ai  versé  qui  m'a  mis  en 
état  de  faire  la  plus  grande  de  toutes  mes  actions.  Si  j'a- 
vais gouverné  les  Romains  avec  douceur,  quelle  merveille 
que  l'ennui,  que  le  dégoût,  qu'un  caprice,  m'eussent  fait 
quitter  le  gouvernement?  mais  je  me  suis  démis  de  la  dic- 
tature dans  le  temps  qu'il  n'y  avait  pas  un  seul  homme 
dans  l'univers  qui  ne  crût  que  la  dictature  était  mon  seul 
asile.  J'ai  paru  devant  les  Romains  citoyen  au  milieu  de 
mes  concitoyens,  et  j'ai  osé  leur  dire  :  «  Je  suis  prêt  à  ren- 
«  dre  compte  de  tout  le  sang  que  j'ai  versé  pour  la  républi- 
«  que  ;  je  répondrai  à  tous  ceux  qui  viendront  me  deman- 
•  der  leur  père,  leur  fils ,  ou  leur  frère.  »  Tous  les  Romains 
se  sont  tus  devant  moi. 

«  —  Cette  belle  action  dont  vous  me  parlez  me  paraît  bieu 
imprudente.  Il  est  vrai  que  vous  avez  eu  pour  vous  le  nou- 
vel étonnement  dans  lequel  vous  avez  rais  les  Romains  : 
mais  comment  osâtes-vous  leur  parler  de  vous  justifier,  et 
de  prendre  pour  juges  des  gens  qui  vous  devaient  tant  de 
vengeances? 

«  Quand  toutes  vos  actions  n'auraient  été  que  sévères 
pendant  que  vous  étiez  le  maître ,  elles  devenaient  des 
crimes  affreux  dès  que  vous  ne  l'étiez  plus. 

«  —  Vous  appelez  des  crimes,  me  dit-il,  ce  qui  a  fait 
le  salut  de  la  république.  Vouliez-vous  que  je  visse  tran- 
quillement des  sénateurs  trahir  le  sénat  pour  ce  peuple 
qui ,  s'imagiuant  que  la  liberté  doit  être  aussi  extrême 
que  le  peut  être  l'esclavage,  cherchait  à  abolir  la  magis- 
trature même  ? 

«  Le  peuple,  gêné  par  les  lois  et  par  la  gravité  du  sénat. 


196  DIALOGUE  DE  SVLLA  ET  D'EUCRATE. 

a  toujours  travaillé  à  renverser  l'un  et  l'autre.  Mais  celui 
qui  est  assez  ambitieux  pour  le  servir  contre  le  sénat  et  les 
lois ,  le  fut  toujours  assez  pour  devenir  son  maître.  C'est 
ainsi  que  nous  avons  wl  finir  tant  de  républiques  dans  la 
Grèce  et  dans  l'Italie. 

«  Pour  prévenir  un  pareil  malheur,  le  sénat  a  toujours 
été  obligé  d'occuper  à  la  guerre  ce  peuple  indocile.  Il  a  été 
forcé  malgré  lui  à  ravager  la  terre ,  et  à  soumettre  tant  de 
nations  dont  l'obéissance  nous  pèse.  A  présent  que  l'u- 
nivers n'a  plus  d'ennemis  à  nous  donner,  quel  serait  le 
destin  de  la  république?  Et  sans  moi  le  sénat  aurait-il  pu 
empêcher  que  le  peuple ,  dans  sa  fureur  aveugle  pour  la 
liberté,  ne  se  livrât  lui-même  à  Marius,  ou  au  premier 
tyran  qui  lui  aurait  fait  espérer  l'indépendance? 

■<  Les  dieux ,  qui  ont  donné  à  la  plupart  des  hommes 
une  lâche  ambition ,  ont  attaché  à  la  liberté  presque  au- 
tant de  malheurs  qu'à  la  servitude.  Mais ,  quelque  doive 
être  le  prix  de  cette  noble  liberté ,  il  faut  bien  le  payer 
aux  dieux. 

«  La  mer  engloutit  les  vaisseaux ,  elle  submerge  des 
pays  entiers  ;  elle  est  pourtant  utile  aux  humains. 

«  La  postérité  jugera  ce  que  Rome  n'a  pas  encore  osé 
examiner  :  elle  trouvera  peut-être  que  je  n'ai  pas  versé  as- 
sez de  sang ,  et  que  tous  les  partisans  de  Marius  n'ont  pas 
été  proscrits. 

«  —  Il  faut  que  je  l'avoue,  Sylla,  vous  m' étonnez. 
Quoi!  c'est  pour  le  bien  de  votre  patrie  que  vous  avez 
versé  tant  de  sang  !  et  vous  avez  eu  de  l'attachement  pour 
elle! 

«  _  Eucrate ,  me  dit-il ,  je  n'eus  jamais  cet  amour  do- 
minant pour  la  patrie  ,  dont  nous  trouvons  tant  d'exem- 
ples dans  les  premiers  temps  de  la  république  :  et  j'aime 


DIALOGUE  DE  SYELA  ET  D  EUCRaTE.  1'J7 

autant  Coriolan ,  qui  porte  la  flamme  et  le  fer  jusqu'aux 
murailles  de  sa  ville  ingrate,  qui  fuit  repentir  chaque  ci- 
toyen de  l'affront  que  lui  a  fait  chaque  citoyen ,  que  celui 
qui  chassa  les  Gaulois  du  Capitole.  Je  ne  me  suis  jamais 
piqué  d'être  l'esclave  ni  l'idolâtre  de  la  société  de  mes  pa- 
reils :  et  cet  amour  tant  vanté  est  une  passion  trop  popu- 
laire pour  être  compatible  avec  la  hauteur  de  mon  âme.  Je 
me  suis  uniquement  conduit  par  mes  réflexions,  et  surtout 
par  lejnépris  que  j'ai  eu  pour  les  hommes.  On  peut  juger, 
par  la  manière  dont  j'ai  traité  le  seul  grand  peuple  de  l'u- 
nivers ,  de  l'excès  de  ce  mépris  pour  tous  les  autres. 

«  J'ai  cru  qu'étant  sur  la  terre,  il  fallait  que  j'y  fusse 
libre.  Si  j'étais  né  chez  les  barbares  ,  j'aurais  moins  cher- 
ché à  usurper  le  trône  pour  commander  que  pour  ne  pas 
obéir.  Né  dans  une  république ,  j'ai  obtenu  la  gloire  des 
conquérants  en  ne  cherchant  que  celle  des  hommes  libres. 

«  Lorsqu'avec  mes  soldats  je  suis  entré  dans  Rome ,  je 
ne  respirais  ni  la  fureur  ni  la  vengeance.  J'ai  jugé  sans 
haine ,  mais  aussi  sans  pitié,  les  Romains  étonnés.  «  Vous 
<■  étiez  libres,  ai-je  dit ,  et  vous  vouliez  vivre  en  esclaves  ! 
"  Non.  Mais  mourez,  et  vous  aurez  l'avantage  de  mourir 
«  citoyens  d'une  ville  libre.  » 

«  J'ai  cru  çu'ôter  la  liberté  à  une  ville  dont  j'étais  ci- 
toyen ,  était  le  plus  grand  des  crimes.  J'ai  puni  ce  crime- 
là;  et  je  ne  me  suis  point  embarrassé  si  je  serais  le  bon 
ou  le  mauvais  génie  de  la  république.  Cependant  le  gou- 
vernement de  nos  pères  a  été  rétabU;  le  peuple  a  expié 
tous  les  affronts  qu'il  avait  faits  aux  nobles  :  la  crainte  a 
suspendu  les  jalousies  ;  et  Rome  n'a  jamais  été  si  tran- 
quille. 

«  Vous  voilà  instruit  de  ce  qui  m'a  déterminé  à  toutes 
les  sanglantes  tragédies  que  vous  avez  vues.  Si  j'avais  vécu 

17. 


I'j8  dialogue  de  SYLLA  ET  D'EUCRATE. 

dans  ces  jours  heureux  de  la  république  où  les  citoyeus, 
tranquilles  dans  leurs  maisons ,  y  rendaient  aux  dieux  une 
.Irae  libre,  vous  m'auriez  vu  passer  ma  vie  dans  cette  re- 
traite ,  que  je  n'ai  obtenue  que  par  tant  de  sang  et  de 
sueur. 

«  —  Seigneur,  lui  dis-je  ,  il  est  heureux  que  le  ciel  ait 
épargné  au  genre  humain  le  nombre  des  hommes  tels  que 
vous.  Nés  pour  la  médiocrité ,  nous  sommes  accablés  par 
les  esprits  sublimes.  P^ur  qu'un  homme  soit  au-dessus 
de  l'humanité,  il  en  coûte  trop  cher  à  tous  les  autres. 

'<  Vous  avez  regardé  l'ambition  des  héros  comme  une 
passion  commune,  et  vous  n'avez  fait  cas  que  de  l'ambi- 
tion qui  raisoune.  Le  désU"  insatiable  de  dominer,  que  vous 
avez  trouvé  dans  le  cœur  de  quelques  citoyens ,  vous  a  fait 
prendre  la  résolution  d'être  un  homme  extraordinaire  :  l'a- 
mour de  votre  liberté  vous  a  fait  prendre  celle  d'être  ter- 
rible et  cruel.  Qui  dirait  qu'un  héroïsme  de  principe  eût 
été  plus  funeste  qu'un  héroïsme  d'impétuosité?  Mais  si , 
pour  vous  empêcher  d'être  esclave ,  il  vous  a  fallu  usur- 
per la  dictature,  comment  avez-vous  osé  la  rendre?  Le 
peuple  romain,  dites-vous,  vous  a  vu  désarmé,  et  n'a  point 
attenté  sur  votre  vie.  C'est  un  danger  auquel  vous  avez 
échappé  ;  un  plus  grand  danger  peut  vous  attendre.  Il  peut 
vous  arriver  de  voir  quelque  jour  un  grand  criminel  jouir 
de  votre  modération ,  et  vous  confondre  dans  la  foule  d'un 
peuple  soumis. 

«  —  J'ai  un  nom,  me  dit-il;  et  il  me  suffit  pour  ma  sûreté 
et  celle  du  peuple  romain.  Ce  nom  arrête  toutes  les  entre- 
prises; et  il  n'y  a  point  d'ambition  qui  n'en  soit  épouvan- 
tée. Sylla  respire,  et  son  génie  est  plus  puissant  que  ce- 
lui de  tous  les  Romains.  Sylla  a  autour  de  lui  Chéronée, 
Orchomène ,  et  Signion  ;  Sylla  a  donné  à  chaque  famille  de 


DIALOGUE  DE  SYLLA  ET  D'EL'CHATi:.  1;)9 

llonae  un  exemple  domestique  et  terrible  :  chaque  Ko- 
raain  m'aura  toujours  devant  les  yeux  ;  et,  dans  ses  songes 
même,  je  lui  apparaîtrai  couvert  de  sang;  il  croira  voir 
les  funestes  tables,  et  lire  son  nom  à  la  tête  des  proscrits. 
On  murmure  en  secret  contre  mes  lois  ;  mais  elles  ne  se- 
ront pas  effacées  par  des  flots  même  de  sang  romain.  Ne 
suisje  pas  au  milieu  de  Rome?  Vous  trouverez  encore 
chez  moi  le  javelot  que  j'avais  à  Orchomène,  et  le  bou- 
clier que  je  portais  sur  les  murailles  d'Athènes.  Parce  que 
je  n'ai  point  de  licteurs ,  en  suis-je  moins  Sylla?  J'ai  pour 
moi  le  sénat,  avec  la  justice  et  les  lois  ;  le  sénat  a  pour  lui 
mon  génie ,  ma  fortune ,  et  ma  gloire. 

«  —  J'avoue  ,  lui  dis-je ,  que ,  quand  on  a  une  fois  fait 
trembler  quelqu'un,  on  conserve  presque  toujours  quelqua 
chose  de  l'avantage  qu'on  a  pris. 

«  —  Sans  doute ,  me  dit-il.  J'ai  étonné  les  hommes ,  et 
c'est  beaucoup.  Repassez  dans  votre  mémoire  l'histoire 
de  ma  vie,  vous  verrez  que  j'ai  tout  tiré  de  ce  principe, 
et  qu'il  a  été  l'âme  de  toutes  mes  actions.  Ressouvenez» 
vous  de  mes  démêlés  avec  Marins  :  je  fus  indigné  de  voir 
un  homme  sans  nom  ,  fier  de  la  bassesse  de  sa  naissance , 
entreprendre  de  ramener  les  premières  familles  de  Rome 
rtans  la  foule  du  peuple  ;  et ,  dans  cette  situation ,  je  portais 
tout  le  poids  d'une  grande  âme.  J'étais  jeune,  et  je  me  réso- 
lus de  me  mettre  en  état  de  demander  compte  à  Marius  de 
ces  mépris.  Pour  cela,  je  l'attaquai  avec  ses  propres  armes, 
c'est-à-dire  par  des  victoires  contre  les  ennemis  de  la  ré- 
publique. 

«  Lorsque,  par  le  caprice  du  sort,  je  fus  obligé  de  sortir 
de  Rome ,  je  me  conduisis  de  même  :  j'allai  faire  la  guerre 
à  Mithridate  ;  et  je  crus  détruire  Marius  à  force  de  vaincre 


400  DIALOGUE  DE  SVLLA  ET  D'EUCRATE. 

l'ennemi  de  Marins.  Pendant  que  je  laissai  ce  Romain 
jouir  de  son  pouvoir  sur  la  populace,  je  multipliais  ses  mor- 
tifications ;  et  je  le  forçais  tous  les  jours  d'aller  au  Capi- 
tole  rendre  grâces  aux  dieux  des  succès  dont  je  le  dé- 
sespérais. Je  lui  faisais  une  guerre  de  réputation  plus 
cruelle  cent  fois  que  celle  que  mes  légions  faisaient  au 
roi  barbare.  11  ne  sortait  pas  un  seul  mot  de  ma  bou- 
che qui  ne  marquât  mon  audace  ;  et  mes  moindres  ac- 
tions ,  toujours  superbes ,  étaient  pour  Marius  de  funes- 
tes présages.  Enfin  Mithridate  demanda  la  paix  :  les  con- 
ditions étaient  raisonnables  ;  et,  si  Rome  avait  été  tran- 
quille, ou  si  ma  fortune  n'avait  pas  été  chancelante,  je 
les  aurais  acceptées.  Mais  le  mauvais  état  de  mes  affai- 
res m'obligea  de  les  rendre  plus  dures  :  j'exigeai  qu'il  dé- 
truisît sa  flotte ,  et  qu'il  rendît  aux  rois  ses  voisins  tous 
les  Etats  dont  illes  avait  dépouillés.  «  Je  te  laisse ,  lui 
«  dis-je ,  le  royaume  de  tes  pères ,  à  toi  qui  devrais  me 
«  remercier  de  ce  que  je  te  laisse  la  main  avec  laquelle  tu 
«  as  signé  l'ordre  de  faire  mourir  en  un  jour  cent  mille 
"  Romains.  »  Mithridate  resta  immobile,  et  Marius  ,  au 
milieu  de  Rome,  en  trembla. 

«  Cette  même  audace  qui  m'a  si  bien  servi  contre  Mi- 
thridate, contre  Marius ,  contre  son  fils,  contre  Thélésinus, 
contre  le  peuple  ;  qui  a  soutenu  toute  ma  dictature,  a  aussi 
défendu  ma  vie  le  jour  que  je  l'ai  quittée  ;  et  ce  jour  assure 
ma  liberté  pour  jamais. 

«  —  Seigneur,  lui  dis-je ,  Marius  raisonnait  comme 
vous ,  lorsque ,  couvert  du  sang  de  ses  ennemis  et  de  ce- 
lui des  Romains,  il  montrait  cette  audace  que  vous  avez 
punie.  Vous  avez  bien  pour  vous  quelques  victoires  de 
plus,  et  de  plus  grands  excès.  Mais,  en  prenant  la  dicta- 


I 


LYSIMAQL'E.  201 

ture,  vous  avez  donné  l'exemple  du  crime  que  vous  avez 
puni.  Voilà  l'exemple  qui  sera  suivi,  et  non  pas  celui 
d'une  modération  qu'on  ne  fera  qu'admirer. 

«  Quand  les  dieux  ont  souffert  que  Sylla  se  soit  impu- 
nément fait  dictateur  dans  Rome,  ils  y  ont  proscrit  la  li- 
berté pour  jamais.  Il  faudrait  quïls  fissent  trop  de  mira- 
cles pour  arracher  à  présent  du  cœur  de  tous  les  capitai- 
nes romains  l'ambition  de  régner.  Vous  leur  avez  appris 
qu'il  y  avait  une  voie  bien  plus  sûre  pour  aller  à  la  tyran- 
nie ,  et  la  garder  sans  péril.  Vous  avez  divulgué  ce  fatal 
secret,  et  ôté  ce  qui  fait  seul  les  bons  citoyens  d'une  répu- 
blique trop  riche  et  trop  grande,  le  désespoir  de  ne  pou- 
voir l'opprimer.  » 

Il  changea  de  visage ,  et  se  tut  un  moment.  «  Je  ne 
crains ,  me  dit-il  avec  émotion  ,  qu'un  homme  ' ,  dans  le- 
quel je  crois  voir  plusieurs  Marins.  Le  hasard,  ou  bien  un 
destin  plus  fort ,  me  l'a  fait  épargner.  Je  le  regarde  sans 
cesse  ;  j'étudie  son  âme  :  il  cache  des  desseins  profonds  ; 
mais,  s'il  ose  jamais  former  celui  de  commander  à  des 
hommes  que  j'ai  faits  mes  égaux ,  je  jure  par  les  dieux 
que  je  punirai  son  insolence.  » 


LISYMAQUE'. 


Lorsque  Alexandre  eut  détruit  l'empire  des  Perses  ,  il 
voulut  que  l'on  crût  qu'il  était  fils  de  Jupiter.  Les  Macé- 

'  J.  César. 

'  Ce  morceau ,  composé  par  Montesquieu  à  l'époque  de  sa  réception  à 
l'académie  de  Nancy,  fut  imprimé  pour  la  première  fois  dans  le  AfercMre 
de  France ,  deuxième  volume  de  décembre  1754 ,  pag.  3i.  11  y  est  pré- 
cédé de  cet  avertissement  : 

«  L'auteur  de  Vt's))r/tdes  Lois  nous  a  permis  d'imprimer  le  morceau 


Ï02  LYSIMAQUE. 

donieus  étaient  indignés  de  voir  ce  prince  rougir  d'avoir 
Philippe  pour  père  ;  leur  mécontentement  s'accrut  lors- 
qu'ils lui  virent  prendre  les  mœurs,  les  habits  et  les  ma- 
nières des  Perses  ;  et  ils  se  reprochaient  tous  d'avoir  tant 
Tait  pour  un  homme  qui  commençait  à  les  mépriser  5  mais 
on  murmurait  dans  l'armée ,  et  on  ne  parlait  pas. 

Un  philosophe ,  nommé  Callisthène ,  avait  suivi  le  roi 
dans  son  expédition.  Un  jour  qu'il  le  salua  à  la  manière 
des  Grecs  :  «  D'où  vient,  lui  dit  Alexandre,  que  tu  ne 
m'adores  pas  ?  —  Seigneur,  lui  dit  CaUisthène ,  vous  êtes 
chef  de  deux  nations  :  l'une,  esclave  avant  que  vous  l'eus- 
siez soumise,  ne  l'est  pas  moins  depuis  que  vous  l'avez 
vaincue;  l'autre,  libre  avant  qu'elle  vous  servît  à  rem- 
porter tant  de  victoires ,  l'est  encore  depuis  que  vous  les 
avez  remportées.  Je  suis  Grec ,  seigneur;  et  ce  nom ,  vous 
l'avez  élevé  si  haut,  que,  sans  vous  faire  tort,  il  ne  vous 
est  plus  permis  de  l'avilir.  >' 

Les  vices  d'Alexandre  étaient  extrêmes  comme  ses  ver- 
tus :  il  était  terrible  dans  sa  colère  ;  elle  le  rendait  cruel. 
Il  fit  couper  les  pieds,  le  nez  et  les  oreilles  à  Callisthène , 
ordonna  qu'on  le  mît  dans  une  cage  de  fer,  et  le  fit  porter 
ainsi  à  la  suite  de  l'armée. 

J'aimais  Callisthène  ;  et  de  tout  temps ,  lorsque  mes 
occupations  me  laissaient  quelques  heures  de  loisir,  je  les 
avais  employées  à  l'écouter  :  et,  si  j'ai  de  l'amour  pour 
la  vertu,  je  le  dois  aux  impressions  que  ses  discours  fai- 
saient sur  moi.  J'allai  le  voir.  «  Je  vous  salue ,  lui  dis-je ,  il- 


suivant ,  qu'il  a  fait  pour  raoadémie  de  Nancy  :  cette  fiction  est  si  inté- 
ressante et  si  noble  ,  qu'il  n'est  pas  possible  de  la  lire  sans  aimer  et  sans 
admirer  le  grand  prince  qui  en  est  l'objet.  » 

Le  prince  que  Montesquieu  a  voulu  peindre,  en  traçant  le  portrait 
de  Lysimaque ,  est  le  roi  du  Polo^jne  Slanislas-Lcczinski ,  surnommé 
le  Bienfaisant. 


LYSIMAQUE.  203 

lustre  malheureux ,  que  je  vois  dans  une  cage  de  fer 
comme  ou  enferme  une  bête  sauvage ,  pour  avoir  été  le 
seul  homme  de  l'armée. 

«  —  Lysimaque ,  me  dit-il ,  quand  je  suis  dans  une  si- 
tuation qui  demande  de  la  force  et  du  courage,  il  me  sem- 
ble que  je  me  trouve  presque  à  ma  place.  En  vérité ,  si  les 
dieux  ne  m'avaient  mis  sur  la  terre  que  pour  y  mener  une 
vie  voluptueuse,  je  croirais  qu'ils  m'auraient  donné  en 
vain  une  âme  grande  et  immortelle.  Jouir  des  plaisirs  des 
sens  est  une  chose  dont  tous  les  hommes  sont  aisément  ca- 
pables ;  et  si  les  dieux  ne  nous  ont  faits  que  pour  cela ,  ils 
ont  fait  un  ouvrage  plus  parfait  qu'ils  n'ont  voulu ,  et  ils 
ont  plus  exécuté  qu'entrepris.  Ce  n'est  pas ,  ajouta-t-il , 
que  je  sois  insensible  :  vous  ne  me  faites  que  trop  voir  que 
je  ne  le  suis  pas.  Quand  vous  êtes  venu  à  moi ,  j'ai  trouvé 
d'abord  quelque  plaisir  à  vous  voir  faire  une  action  de 
courage.  Mais,  au  nom  des  dieux,  que,  ce  soit  pour  la 
dernière  fois!  Laissez-moi  soutenir  mes  malheurs,  et 
n'ayez  point  la  cruauté  d'y  joindre  encore  les  vôtres. 

"  —  Callisthène ,  lui  dis-je ,  je  vous  verrai  tous  les  jours. 
Si  le  roi  vous  voyait  abandonné  des  gens  vertueux ,  il 
n'aurait  plus  de  remords,  il  commencerait  à  croire  que 
vous  êtes  coupable.  Ah  !  j'espère  qu'il  ne  jouira  pas  du 
plaisir  de  voir  que  ses  châtiments  me  feront  abandonner 
un  ami  !  » 

Un  jour  Callisthène  me  dit  :  «  Les  dieux  immortels 
m'ont  consolé  ;  et ,  depuis  ce  temps ,  je  sens  en  moi  quel- 
que chose  de  divin,  qui  m'a  ôté  le  sentiment  de  mes  peines. 
J'ai  vu  en  songe  le  grand  Jupiter.  Vous  étiez  auprès  de  lui  ; 
vous  aviez  un  sceptre  à  la  main ,  et  un  bandeau  roj'al  sur 
le  front.  Il  vous  a  montré  à  moi ,  et  m'a  dit  :  «  Il  te  rendra 
plus  heureux.  "  L'émotion  où  j'étais  m'a  réveillé.  Je  me 


204  LYSIMAQUE. 

suis  trouvé  les  mains  élevées  au  ciel ,  et  faisant  des  efforts 
pour  dire  :  «  Grand  Jupiter,  si  Lysimaque  doit  régner, 
fais  qu'il  règne  avec  justice  !  Lysimaque,  vous  régnerez  : 
croyez  un  homme  qui  doit  être  agréable  aux  dieux ,  puis- 
qu'il souffre  pour  la  vertu. 

Cependant  Alexandre  ayant  appris  que  je  respectais  la 
misère  de  Callisthène,  que  j'allais  le  voir,  et  que  j'osais 
le  plaindre,  il  entra  dans  une  nouvelle  fureur  :  «  Va,  dit- 
il  ,  combattre  contre  les  lions ,  malheureux  qui  te  plais 
tant  à  vivre  avec  les  bêtes  féroces.  »  On  différa  mon  sup- 
plice ,  pour  le  faire  servir  de  spectacle  à  plus  de  gens. 

Le  jour  qui  le  précéda,  j'écrivis  ces  mots  à  CaUisthène  : 
«  Je  vais  mourir.  Toutes  les  idées  que  vous  m'aviez  don- 
nées de  ma  future  grandeur  se  sont  évanouies  de  mon  es- 
prit. J'aurais  souhaité  d'adoucir  les  maux  d'un  homme 
tel  que  vous.  » 

Prexape,  àqui  je  m'étais  confié,  m'apporta  cette  réponse  : 
«  Lysimaque,  si  les  dieux  ont  résolu  que  vous  régniez, 
Alexandre  ne  peut  pas  vous  ôter  la  vie;  car  les  hommes 
ne  résistent  pas  à  la  volonté  des  dieux.  » 

Cette  lettre  m'encouragea  ;  et,  faisant  réflexion  que  les 
hommes  les  plus  heureux  et  les  plus  malheureux  sont  éga- 
lement environnés  de  la  main  divine ,  je  résolus  de  me  con- 
duire ,  non  pas  par  mes  espérances ,  mais  par  mon  cou  - 
rage,  et  de  défendre  jusqu'à  la  fin  une  vie  sur  laquelle  il 
y  avait  de  si  grandes  promesses. 

On  me  mena  dans  la  carrière.  11  y  avait  autour  de  moi  un 
peuple  immense,  qui  venait  être  témoin  de  mon  courage 
ou  de  ma  frayeur.  On  me  lâcha  un  lion.  J'avais  plié  mon 
manteau  autour  de  mon  bras  :  je  lui  présentai  ce  bras,  il 
voulut  le  dévorer  ;  je  lui  saisis  la  langue,  la  lui  arrachai, 
et  le  jetai  à  mes  pieds. 


i 


LYSIMAQUE.  205 

Alexandre  aimait  naturellement  les  actions  eourageuses  : 
il  admira  ma  résolution  ;  et  ce  moment  fut  celui  du  retour 
de  sa  grande  âme. 

Il  me  fit  appeler;  et,  me  tendant  la  main  :  «  Lysimaque, 
me  dit-il ,  je  te  rends  mon  amitié ,  rends-moi  la  tienne.  Ma 
colère  n'a  servi  qu'à  te  faire  faire  une  action  qui  manque 
a  la  vie  d'Alexandre.  " 

Je  reçus  les  grâces  du  roi  ;  j'adorai  les  décrets  des  dieux, 
et  j'attendais  leurs  promesses  sans  les  rechercher  ni  les 
fuir.  Alexandre  mourut,  et  toutes  les  nations  furent  sans 
maître.  Les  fils  du  roi  étaient  dans  l'enfance;  son  frère 
Aridée  n'en  était  jamais  sorti  ;  Olympias  n'avait  cpie  la 
hardiesse  des  âmes  faibles ,  et  tout  ce  qui  était  cmauté 
était  pour  elle  du  courage;  Roxane,  Eurydice,  Statire, 
étaient  perdues  dans  la  douleur.  Tout  le  monde,  dans  le 
palais ,  savait  gémir,  et  personne  ne  savait  régner.  Les  ca- 
pitaines d'Alexandre  levèrent  donc  les  yeux  sur  son  trône , 
mais  l'ambition  de  chacun  fut  contenue  par  l'ambition  de 
tous.  Nous  partageâmes  l'empire;  et  chacun  de  nous  crut 
avoir  partagé  le  prix  de  ses  fatigues. 

Le  sort  me  fit  roi  d'Asie  :  et  à  présent  que  je  puis  tout, 
j'ai  plus  besoin  que  jamais  des  leçons  de  Callisthène.  Sa  joie 
m'annonce  que  j'ai  fait  quelque  bonne  action ,  et  ses  sou- 
pirs me  disent  que  j'ai  quelque  mal  à  réparer.  Je  le  trouve 
entre  mon  peuple  et  moi. 

Je  suis  le  roi  d'un  peuple  qui  m'aime.  Les  pères  de  fa- 
mille espèrent  la  longueur  de  ma  vie  comme  celle  de  leurs 
enfants  ;  les  enfants  craignent  de  me  perdre  comme  ils 
craignent  de  perdre  leur  père.  Mes  sujets  sont  heureux,  et 
je  le  suis. 


206  PENSÉES  DIVERSES. 


PENSEES  DIVERSES'. 


Mon  fils,  vous  êtes  assez  heureux  pour  n'avoirni  à 
rougir  ni  à  vous  enorgueillir  de  votre  naissance  :  la  mienne 
est  tellement  proportionnée  à  ma  fortune,  que  je  serais 
fâché  que  l'une  ou  l'autre  fussent  plus  grandes. 

Vous  serez  homme  de  robe  ou  d'épée.  Comme  vous  de- 
vez rendre  compte  de  votre  état,  c'est  à  vous  de  le  choi- 
sir :  dans  la  robe  vous  trouverez  plus  d'indépendance , 
dans  le  parti  de  l'épée,  de  plus  grandes  espérances. 

Il  vous  est  permis  de  souhaiter  de  monter  à  des  postes 
plus  éminents  ,  parce  qu'il  est  permis  à  chaque  citoyen  de 
souhaiter  d'être  en  état  de  rendre  de  plus  grands  services 
à  sa  patrie  :  d'ailleurs  une  noble  ambition  est  un  sentiment 
utile  à  la  société,  lorsqu'il  se  dirige  bien.  Comme  le  monde 
physique  ne  subsiste  que  parce  que  chaque  partie  de  la 
matière  tend  à  s'éloigner  du  centre ,  aussi  le  monde  po- 
litique se  soutient-il  par  le  désir  intérieur  et  inquiet  que 
chacun  a  de  sortir  du  lieu  où  il  est  placé.  C'est  en  vain 
qu'une  morale  austère  veut  effacer  les  traits  que  le  plus 
grand  des  ouvriers  a  gravés  dans  nos  âmes  :  c'est  à  la 
morale  qui  veut  travailler  sur  le  cœur  de  l'homme  à  ré- 
gler ses  sentiments ,  et  non  pas  à  les  détruire.  Nos  auteurs 

'  Il  ne  faut  pas  confondre  ces  Pensées  avec  un  petit  extrait  intitulé 
le  Génie  de  Montesquieu  ,  qui  parut  en  1758.  Ce  grand  homme  écrivait 
le  soir  ses  observations  de  tous  les  jours;  ces  pensées  solitaires  étaient 
le  premier  jet  de  l'esprit,  elles  ont  la  sève  de  l'originalité.  Ce^  anneaux 
préparés  pour  une  grande  chaii\e ,  quoique  détachés ,  sont  des  anneaux 
d'or.  On  ne  peut  lire  sans  attendrissement  ces  entretiens  muets  avec  son 
lils  :  ces  pensées  étaient  une  espèce  de  legs  paternel  ;  il  a  son  prix  aux 
yeux  des  hommes  sensibles  «t éclairés.  (  Note  des  édiieur:i  des  Œuvres 
posthumes  de  Montesquieu  ,  Paris,  I798,in-I2.  ) 


1 


PENSÉES  DIVERSES.  207 

moraux  sout  presque  tous  outrés  :  ils  parleut  à  l'enteu- 
dement,  et  non  pas  a  cette  âme. 

PORTRAIT  DE  MONTESQUIEU 

PAB    LUI-MÊME- 

Une  personne  de  ma  coanaissauce  disait  :  <  Je  vais 
faire  une  assez  sotte  chose,  c'est  mou  porti'ait  :  je  me 
connais  assez  bien.  - 

Je  n'ai  presque  jamais  eu  de  chagrin ,  encore  moiiis 
d'ennui. 

Ma  machine  est  si  heureusement  construite ,  que  je  suis 
frappé  par  tous  les  objets  assez  vivement  pour  qu'ils  puis- 
sent me  donner  du  plaisir,  pas  assez  pour  qu'Us  puissent  me 
donner  de  la  peine. 

J'ai  l'ambition  qu'il  faut  pour  me  faire  prendre  part 
au.x  choses  de  cette  vie;  je  n'ai  point  celle  qui  pourrait 
me  faire  trouver  du  dégoût  dans  le  poste  ou  la  nature  m'a 
mis. 

Lorsque  je  goûte  un  plaisir,  je  suis  affecté  ;  et  je  suis 
toujours  étonné  de  l'avoir  recherché  a^  ec  tant  d'indiffé- 
rence. 

J'ai  été  dans  ma  jeunesse  assez  heureux  pour  m'atta- 
chcr  à  des  femmes  que  j'ai  cru  qui  m'aimaient  ;  dès  que 
j'ai  cessé  de  le  croire,  je  m'en  suis  détaché  soudain. 

L'étude  a  été  pour  moi  le  souverain  remède  contre  les 
dégoûts  de  la  vie,  n'ayant  jamais  eu  de  chagrin  qu'une 
heure  de  lecture  n'ait  dissipé. 

Je  m'éveille  le  matin  avec  une  joie  secrète  de  voir  la 
lumière  ;  je  vois  la  lumière  avec  une  espèce  de  ravisse- 
ment ;  et  tout  le  reste  du  jour  je  suis  content.  Je  passe  la 
nuit, sans  m'éveiller;  et  le  soir,  quand  je  vais  au  lit, 


508  PENSÉES  DIVERSES. 

une  espèce  d'engourdissement  m'empêche  de  faire  des 
réflexions. 

Je  suis  presque  aussi  content  avec  des  sots  qu'avec  des 
gens  d'esprit  :  car  il  y  a  peu  d'hommes  si  ennuyeux  qui 
ne  m'aient  amusé;  très-souvent  il  n'y  a  rien  de  si  amu- 
sant qu'un  homme  ridicule. 

Je  ne  hais  pas  de  me  divertir  en  moi-même  des  hommes 
que  je  vois,  sauf  à  eux  à  me  prendre  à  leur  tour  pour  ce 
qu'ils  veulent. 

J'ai  eu  d'abord  pour  la  plupart  des  grands  une  crainte 
puérile  ;  dès  que  j'ai  eu  fait  connaissance ,  j'ai  passé  pres- 
que sans  milieu  jusqu'au  mépris. 

J'ai  assez  aimé  à  dire  aux  femmes  des  fadeurs ,  et  à 
leur  rendre  des  services  qui  coûtent  si  peu. 

J'ai  eu  naturellement  de  l'amour  pour  le  bien  et  l'hon- 
neur de  ma  patrie ,  et  peu  pour  ce  qu'on  appelle  lagloire  ; 
j'ai  toujours  senti  une  joie  secrète  lorsqu'on  a  fait  quelque 
règlement  qui  allait  au  bien  commun. 

Quand  j'ai  voyagé  dans  les  pays  étrangers ,  je  m'y  suis 
attaché  comme  au  mien  propre  ;  j'ai  pris  part  à  leur  for- 
tune, et  j'aurais  souhaité  qu'ils  fussent  dans  un  état  floris- 
sant. 

J'ai  cru  trouver  de  l'esprit  à  des  gens  qui  passaient  pour 
n'en  point  avoir. 

Je  n'ai  pas  été  fâché  de  passer  pour  distrait  ;  cela 
m'a  fait  hasarder  bien  des  négligences  qui  m'auraient  em- 
barrassé. 

J'aime  les  maisons  où  je  puis  me  tirer  d'affaire  avec 
mon  esprit  de  tous  les  jours. 

Dans  les  conversations  et  à  table,  j'ai  toujours  été  ravi 
detrouver  un  homme  qui  voulût  prendre  la  peine  de  briller  : 


PENSÉES  DIVERSES.  20S 

un  homme  de  cette  espèce  présente  toujours  le  flanc,  cl 
tous  les  autres  sont  sous  le  bouclier. 

Rien  ne  m'amuse  plus  que  de  voir  un  conteur  en- 
nuyeux faire  une  histoire  circonstanciée  sans  quartier  : 
je  ne  suis  pas  attentif  à  l'histoire ,  mais  à  la  manière  de 
la  faire. 

Pour  la  plupart  des  gens ,  j'aime  mieux  les  approuver 
que  de  les  écouter. 

Je  n'ai  jamais  voulu  souffrir  qu'un  homme  d'esprit  s'a- 
N  isât  de  me  railler  deux  fois  de  suite. 

J'ai  assez  aimé  ma  famille  pour  faire  ce  qui  allait  au 
bien  dans  les  choses  essentielles  ;  mais  je  me  suis  affran- 
chi des  menus  détails. 

Quoique  mon  nom  ne  soit  ni  bon  ni  mauvais ,  n'ayant 
guère  que  deux  cent  cinquante  ans  de  noblesse  prouvée , 
cependant  j'y  suis  attaché,  et  je  serais  homme  à  faire 
des  substitutions  '. 

Quand  je  me  fie  à  quelqu'un ,  je  le  fais  sans  réserve  ; 
mais  je  me  fie  à  très-peu  de  personnes. 

Ce  qui  m'a  toujours  donné  une  assez  mauvaise  opinion 
de  moi ,  c'est  qu'il  y  a  fort  peu  d'états  dans  la  république 
auxquels  j'eusse  été  véritablement  propre.  Quant  à  mon 
métier  de  président ,  j'ai  le  cœur  très-droit  :  je  compre- 
nais assez  les  questions  en  elles-mêmes  ;  mais  quant  à  la 
procédure ,  je  n'y  entendais  rien.  Je  m'y  suis  pourtant  ap- 
pliqué ;  mais  ce  qui  m'en  dégoûtait  le  plus ,  c'est  que  je 
voyais  à  des  bêtes  le  même  talent  qui  me  fuyait ,  pour 
ainsi  dire. 

Ma  machine  est  tellement  composée,  que  j'ai  besoin  de 
me  recueillir  dans  toutes  les  matières  un  peu  abstraites  ; 
sans  cela  mes  idées  se  confondent  :  et ,  si  je  sens  que  je 

•  11  l'a  fait.  (  Nvte  du  manuscrit.  ) 

is.        . 


210  PENSEES  DIVERSES. 

suis  écouté,  il  me  semble  dès  lors  que  toute  laquesticn 
s'évanouit  devant  moi  ;  plusieurs  traces  se  réveillent  à  la 
fois,  il  résulte  de  là  qu'aucune  trace  n'est  réveillée. 
Quant  aux  conversations  de  raisonnement,  où  les  sujets 
sont  toujours  coupés  et  recoupés ,  je  m'en  tire  assez  bien . 
Je  n'ai  jamais  vu  couler  de  larmes  sans  en  être  at- 
tendri. 

Je  suis  amoureux  de  l'amitié. 

Je  pardonne  aisément ,  par  la  raison  que  je  ne  suis  pas 
haineux  :  il  me  semble  que  la  haine  est  douloureuse. 
Lorsque  quelqu'un  a  voulu  se  réconcilier  avec  moi ,  j'ai 
senti  ma  vanité  flattée,  et  j'ai  cessé  de  regarder  comme 
ennemi  un  homme  qui  me  rendait  le  service  de  me 
donner  bonne  opinion  de  moi. 

Dans  mes  terres ,  avec  mes  vassaux ,  je  n'ai  jamais 
voulu  que  l'on  m'aigrît  sur  le  compte  de  quelqu'un.  Quand 
on  m'a  dit  :  «  Si  vous  saviez  les  discours  qui  ont  été  te- 
nus!... —  Je  ne  veux  pas  les  savoir,  »  ai-je  répondu.  Si 
ce  qu'on  voulait  rapporter  était  faux ,  je  ne  voulais  pas 
courir  le  risciue  de  le  croire  ;  si  c'était  vrai ,  je  ne  voulais 
pas  prendre  la  peine  de  haïr  un  faquin. 
A  l'âge  de  trente-cinq  ans  j'aimais  encore. 
Il  m'est  aussi  impossible  d'aller  chez  quelqu'un  dans 
des  vues  d'intérêt ,  qu'il  m'est  impossible  de  rester  dans 
les  airs. 

Quand  j'ai  été  dans  le  monde,  je  l'ai  aimé  comme  si 
je  ne  pouvais  souffrir  la  retraite  ;  quand  j'ai  été  dans  mes 
terres ,  je  n'ai  plus  songé  au  monde. 

Quand  je  vois  un  homme  de  mérite,  je  ne  le  décompose 
jamais  ;  un  homme  médiocre  qui  a  quelques  bonnes  qua- 
lités ,  je  le  décompose. 

Je  suis ,  je  crois ,  le  seul  homme  qui  ait  mis  des  livres 


PENSÉES  DIVERSES.  211 

au  jour  sans  être  touché  de  la  réputation  de  bel  esprit. 
Ceux  qui  m'ont  connu  savent  que ,  dans  mes  conversa- 
tions, je  ne  cherchais  pas  trop  à  le  paraître,  et  cpie  j'a- 
vais assez  le  talent  de  prendre  la  langue  de  ceux  avec  les- 
quels je  vivais. 

J'ai  eu  le  malheur  de  me  dégoûter  très-souvent  des  gens 
dont  j'avais  le  plus  désiré  la  bienveillance. 

Pour  mes  amis,  à  l'exception  d'un  seul ,  je  les  ai  tous 
conservés. 

Avec  mes  enfants,  j'ai  vécu  comme  avec  mes  amis. 

J'ai  eu  pour  principe  de  ne  jamais  faire  par  autrui  ce 
que  je  pouvais  par  moi-même  :  c'est  ce  qui  m'a  porté  à 
faire  ma  fortune  par  les  moyens  que  j'avais  dans  mes 
mains,  la  modération  et  la  frugalité  ;  et  non  par  des  moyens 
étrangers,  toujours  bas  ou  injustes. 

Quand  ou  s'est  attendu  que  je  brillerais  dans  une  con- 
versation ,  je  ne  l'ai  jamais  fait  :  j'aimais  mieux  avoir  un 
homme  d'esprit  pour  m'appuyer,  que  des  sots  pour  m'ap- 
prouver. 

Il  n'y  a  point  de  gens  que  j'aie  plus  méprisés  que  les 
petits  beaux-esprits ,  et  les  grands  qui  sont  sans  probité. 

Je  n'ai  jamais  été  tenté  de  faire  un  couplet  de  chanson 
contre  qui  que  ce  soit.  J'ai  fait  en  ma  vie  bien  des  sottises , 
et  jamais  de  méchancetés. 

Jen'ai  point  parudépenser,  mais  jen'ai  jamais  été  avare; 
et  je  ne  sache  pas  de  chose  assez  peu  difficile  pour  que  je 
l'eusse  faite  pour  gagner  de  l'argent. 

Ce  qui  m'a  toujours  beaucoup  nui ,  c'est  que  J'ai  tou- 
jours méprisé  ceux  que  je  n'estimais  pas. 

Je  n'ai  pas  laissé ,  je  crois ,  d'augmenter  mon  bien  ;  j'ai 
fait  de  grandes  améliorations  à  mes  terres  :  mais  je  sen- 
tais que  c'était  plutôt  pour  une  certaine  idée  d'habileté 


212  PEiNSËlîS  DIVERSES. 

que  cela  me  donnait,  que  pour  l'idée  de  devenir  plus 
riche. 

En  entrant  dans  le  monde,  on  m'annonça  comme  un 
homme  d'esprit,  et  je  reçus  un  accueil  assez  favorable  des 
gens  en  place  :  mais  lorsque  par  le  succès  des  Lettres  per- 
sanes j'eus  peut-être  prouvé  que  j'en  avais,  et  que  j'eus 
obtenu  quelque  estime  de  la  part  du  public,  celle  des  gens 
eu  place  se  refroidit;  j'essuyai  mille  dégoûts.  Comptez 
qu'intérieurement  blessés  de  la  réputation  d'un  homme 
célèbre,  c'est  pour  s'en  venger  qu'ils  l'humilient,  et  qu'il 
faut  soi-même  mériter  beaucoup  d'éloges  pour  supporter 
patiemment  l'éloge  d'autrui. 

Je  ne  sache  pas  encore  avoir  dépensé  quatre  louis  par 
air,  ni  fait  une  visite  par  intérêt.  Dans  ce  que  j'entrepre- 
nais, je  n'employais  que  la  prudence  commune,  et  j'a- 
gissais moins  pour  ne  pas  manquer  les  affaires  que  pour 
ne  pas  manquer  aux  affaires. 

Je  ne  me  consolerais  point  de  n'avoir  pas  fait  fortune, 
si  j'étais  né  en  Angleterre  ;  je  ne  suis  point  fâché  de  ne 
l'avoir  pas  faite  en  France. 

J'avoue  que  j'ai  trop  de  vanité  pour  souhaiter  que  mes 
enfants  fassent  un  jour  une  grande  fortune  :  ce  ne  serait 
qu'à  force  de  raison  qu'ils  pourraient  soutenir  l'idée  de 
moi  ;  ils  auraient  besoin  de  toute  leur  vertu  pour  m'a- 
vouer,  ils  regarderaient  mon  tombeau  comme  le  monu- 
ment de  leur  honte.  Je  puis  croire  qu'ils  ne  le  détruiraient 
pas  de  leurs  propres  mains  ;  mais  ils  ne  le  relèveraient  pas 
sans  doute,  s'il  était  à  terre.  Je  serais  l'achoppement  éter- 
nel de  la  flatterie ,  et  je  les  mettrais  dans  l'embarras  vingt 
fois  par  jour  ;  ma  mémoire  serait  incommode ,  et  mon 
ombre  malheureuse  tourmenterait  sans  cesse  les  vivants. 
La  timidité  a  été  le  fléau  de  toute  ma  vie  ;  elle  semblait 


PENSÉES  DIVERSES.  2J3 

obscurcir  jusqu'à  mes  organes ,  lier  ma  langue,  mettre  un 
nuage  sur  mes  pensées,  déranger  mes  expressions.  J'étais 
moins  sujet  à  ces  abattements  devant  des  gens  d'esprit  que 
devant  des  sots  :  c'est  que  j'espérais  qu'ils  m'entendraient, 
cela  me  donnait  de  la  confiance.  Dans  les  occasions ,  mon 
esprit,  comme  s'il  avait  fait  un  effort,  s'en  tirait  assez 
bien.  Étant  à  Luxembourg  dans  la  salle  où  dînait  l'empe- 
reur, le  prince  Linski  me  dit  :  -»  Vous,  monsieur,  qui  ve- 
nez de  France ,  vous  êtes  bien  étonné  de  voir  l'empereur 
si  mal  logé.  —  Monsieur,  lui  dis-je,  je  ne  suis  pas  fâché 
de  voir  un  pays  où  les  sujets  sont  mieux  logés  que  le  maî- 
tre, »  Étant  en  Piémont ,  le  roi  Victor  me  dit  :  ■<  Monsieur, 
vous  êtes  parent  de  M.  l'abbé  de  Montesquieu ,  que  j'ai 
vu  ici  avec  M.  l'abbé  d'Estrades?  —  Sire,  lui  dis-je,  vo- 
tre majesté  est  comme  César,  qui  n'avait  jamais  oublié 
aucun  nom...  »  Je  dînais  en  Angleterre  chez  le  duc  de  Ri- 
chemond  :  le  gentilhomme  ordinaire  la  Boine ,  qui  était  un 
fat ,  quoique  envoyé  de  France  en  Angleterre ,  soutint  que 
l'Angleterre  n'était  pas  plus  grande  que  la  Guienne.  Je 
tançai  mon  envoyé.  Le  soir,  la  reine  me  dit  :  «  Je  sais  que 
vous  nous  avez  défendus  contre  votre  M.  de  la  Boine.  — 
Madame,  je  n'ai  pu  m'imaginer  qu'un  pays  où  vous  ré- 
gnez ne  fût  pas  un  grand  pays.  - 

J'ai  la  maladie  de  faire  des  livres ,  et  d'en  être  honteux 
quand  je  les  ai  faits. 

Je  n'ai  pas  aimé  à  faire  ma  fortune  par  le  moyen  de  la 
cour;  j'ai  songé  à  la  faire  en  faisant  valoir  mes  terres,  et 
à  tenir  toute  ma  fortune  immédiatement  de  la  main  des 
dieux. 

N.... ,  quiavaitde  certaines  fins,  me  fit  entendre  qu'on 
me  donnerait  une  pension;  je  dis  que,  n'ayant  point  fait 


M4  PEKSÉtS  DIVERSES. 

de  bassesses ,  je  n'avais  pas  besoin  d'être  consolé  par  dc« 
j^râces. 

Je  suis  un  bou  citoyen  ;  mais ,  dans  quelque  pays  que 
je  fusse  né ,  je  l'aurais  été  tout  de  môme.  Je  suis  un  bon 
citoyen ,  [Xirce  que  j'ai  toujours  été  content  de  l'état  où  je 
suis,  que  j'ai  toujours  approuvé  ma  fortune,  que  je  n'ai 
jamais  rougi  d'elle,  ni  envié  celle  des  autres.  Je  suis  un 
bon  citoyen,  parce  que  j'aime  le  gouvernement  où  je  suis 
né ,  sans  le  craindre ,  et  que  je  n'en  attends  d'autre  faveur 
que  ce  bien  inestimable  que  je  partage  avec  tous  mes  com- 
patriotes ;  et  je  rends  grâces  au  ciel  de  ce  qu'ayant  mis 
en  moi  de  la  médiocrité  en  tout ,  il  a  bien  voulu  mettre  un 
peu  de  modération  dans  mon  âme. 

S'il  m'est  permis  de  prédire  la  fortune  de  mon  ouvrage  ', 
il  sera  plus  approuvé  que  lu  :  de  pareilles  lectures  peu- 
vent être  un  plaisir,  elles  ne  sont  jamais  un  amusement. 
J'avais  conçu  le  dessein  de  donner  plus  d'étendue  et  de 
profondeur  à  quelques  endroits  de  mon  Esprit;  j'en  suis 
devenu  incapable  :  mes  lectures  m'ont  affaibli  les  yeux  ; 
et  il  me  semble  que  ce  qu'il  me  reste  encore  de  lumière 
n'est  que  l'aurore  du  jour  où  ils  se  fermeront  pour  ja- 
mais. 

Si  je  savais  quelque  chose  qui  me  fût  utile  et  qui  fût 
préjudiciable  à  ma  famille,  je  le  rejetterais  de  mon  es- 
prit. Si  je  savais  quelque  chose  qui  fût  utile  à  ma  famille, 
et  qui  ne  le  fût  pas  à  ma  patrie,  je  chercherais  à  l'oublier. 
Si  je  savais  quelque  chose  utile  à  ma  patrie  et  qui  fût  pré- 
judiciable à  l'Europe  et  au  genre  humain,  je  le  regarde- 
rais comme  un  crime. 

Je  souhaite  avoir  des  manières  simples,  recevoir  des 

•  VEsprUdes  lois. 


PENSÉES  DIVERSES.  515 

services  le  moins  que  je  puis ,  et  en  rendre  le  plus  qu'il 
m'est  possible. 

Je  n'ai  jamais  aimé  à  jouir  du  ridicule  des  autres.  J'ai 
été  peu  difficile  sur  l'esprit  des  autres.  J'étais  ami  de 
presque  tous  les  esprits ,  et  ennemi  de  presque  tous  les 
cœurs. 

J'aime  mieux  être  tourmenté  par  mon  cœur  que  par  mon 
esprit. 

Je  fais  faire  une  assez  sotte  chose  :  c'est  ma  généa- 
logie. 

DES    ANCIENS. 

J'avoue  mon  goût  pour  les  anciens  ;  cette  antiquité 
m'enchante ,  et  je  suis  toujours  prêt  à  dire ,  avec  Pline  : 
«  "C'est  à  Athènes  que  vous  allez  ;  respectez  les  dieux.  » 

L'ouvrage  divin  de  ce  siècle ,  Télémaque ,  dans  lequel 
Homère  semble  respirer,  est  une  preuve  sans  réplique  de 
l'excellence  de  cet  ancien  poëte.  Pope  seul  a  senti  la  gran- 
deur d'Homère. 

Sophocle,  Euripide,  Eschyle, ontd' abord  porté  le  genre 
d'invention  au  point  que  nous  n'avons  rien  changé  depuis 
aux  règles  qu'ils  nous  ont  laissées  ;  ce  qu'ils  n'ont  pu 
faire  sans  une  connaissance  parfaite  de  la  nature  et  des 
passions. 

J'ai  eu  toute  ma  vie  un  goût  décidé  pour  les  ouvrages 
des  anciens  :  j'ai  admiré  plusieurs  critiques  faites  contre 
eux,  mais  j'ai  toujours  admiré  les  anciens.  J'ai  étudié  mou 
goût,  et  j'ai  examiné  si  ce  n'était  point  un  de  ces  goûts 
malades  sur  lesquels  on  ne  doit  faire  aucun  fond  ;  mais 
plus  j'ai  examiné ,  plus  j'ai  senti  que  j'avais  raison  d'avoir 
senti  comme  j'ai  senti. 


216  PENSÉES  DIVERSES. 

Les  livres  anciens  sout  pour  les  auteurs ,  les  nouveaux 
pour  les  lecteurs. 

Plutarque  me  charme  toujours  :  il  y  a  des  circonstances 
attachées  aux  personnes,  qui  font  grand  plaisir. 

Qu'Aristote  ait  été  précepteur  d'Alexandre,  ou  que 
Platon  ait  été  à  la  cour  de  Syracuse,  cela  n'est  rien  pour 
leur  gloire  :  la  réputation  de  leur  philosophie  a  absorbé 
tout. 

Cicéron,  selon  moi ,  est  un  des  plus  grands  esprits  qui 
aient  jamais  été  :  l'âme  toujours  belle  lorsqu'elle  n'était 
pas  faible. 

Deux  chefs-d'œuvre:  la  mort  de  César  dans  Plutarque, 
et  celle  de  Néron  dans  Suétone.  Dans  l'une ,  on  commence 
par  avoir  pitié  des  conjurés  qu'on  voit  en  péril ,  et  ensuite 
de  César  qu'on  voit  assassiné.  Dans  celle  de  Néron ,  on  est 
étonné  de  le  voir  obligé  par  degrés  de  se  tuer  sans  au- 
cune cause  qui  l'y  contraigne ,  et  cependant  de  façon  à  ne 
pouvoir  l'éviter. 

Virgile ,  inférieur  à  Homère  par  la  grandeur  et  la  variété 
des  caractères,  par  l'invention  admirable,  l'égale  par  la 
beauté  de  la  poésie. 

Belle  parole  de  Sénèque  :  Sic prœseniibus  utaris  volup- 
tatibus,  utfuturis  non  noceas. 

La  même  erreur  des  Grecs  inondait  toute  leur  philoso- 
phie; mauvaise  physique,  mauvaise  morale,  mauvaise 
métaphysique.  C'est  qu'ils  ne  sentaient  pas  la  différence 
qu'il  y  a  entre  les  qualités  positives  et  les  qualités  relatives. 
Comme  Aristote  s'est  trompé  avec  son  sec,  son  humide, 
son  chaud,  son  froid,  Platon  et  Socrate  se  sont  trompés 
avec  leur  beau,  leur  bon,  leur  sage  :  grande  découverte 
qu'il  n'y  avait  pas  de  qualité  positive. 

Les  termes  de  beau ,  de  bon ,  de  noble ,  de  grand  ,  de 


PENSÉES  DIVERSES.  217 

parfait,  sont  des  attributs  des  objets,  lesquels  sont  rela- 
tifs aux  êtres  qui  les  considèrent.  Il  faut  bien  se  mettre  ce 
principe  dans  la  tête  ;  il  est  l'éponge  de  presque  tous  les 
préjugés  :  c'est  le  fléau  de  la  philosophie  ancienne,  de  la 
physique  d'Arlstote ,  de  la  métaphysique  de  Platon  :  et  si 
on  lit  les  dialogues  de  ce  philosophe ,  on  trouvera  qu'ils  ne 
sont  qu'un  tissu  de  sophisraes  faits  par  l'ignorance  de  ce 
principe.  Malebranche  est  tombé  dans  raille  sophismcs 
pour  l'avoir  ignoré. 

Jamais  philosophe  n'a  mieux  fait  sentir  aux  hommes 
les  douceurs  de  la  vertu  et  la  dignité  de  leur  être  que 
Marc-Antonin  :  le  cœur  est  touché ,  l'âme  agrandie ,  l'es- 
prit élevé. 

Plagiat  :  avec  très-peu  d'esprit  ou  peut  faire  cette  ob- 
jection-là. Il  n'y  a  plus  d'originaux  ,  grâce  aux  petits  gé- 
nies. Il  n'y  a  pas  de  poète  qui  n'ait  tiré  toute  sa  philoso- 
phie des  anciens.  Que  deviendraient  les  commentateurs 
sans  ce  privilège?  Ils  ne  pourraient  pas  dire  :  «  Horace  a 
dit  ceci...  Ce  passage  se  rap[X)rte  à  tel  autre  de  Théo- 
crite ,  où  il  est  dit...  »  Je  m'engage  de  trouver  dans  Cardan 
les  pensées  de  quelque  auteur  que  ce  soit,  le  moins  subtil. 

On  aime  à  lire  les  ouvrages  des  anciens  pour  voir  d'au- 
tres préjugés. 

Il  faut  réfléchir  sur  la  Politique  d'Aristote  et  sur  les 
deux  Républiques  de  Platon ,  si  l'on  veut  avoir  une  juste 
idée  des  lois  et  des  mœurs  des  anciens  Grecs. 

Les  chercher  dans  leurs  historiens,  c'est  comme  si 
nous  voulions  trouver  les  nôtres  en  lisant  les  guerres  de 
Louis  XIV. 

République  de  Platon ,  pas  plus  idéale  que  celle  de 
Sparte. 

MONsTL.S<Jl)i;i.  ,Q 


218  PENSÉES  DIVERSES. 

Pour  juger  les  hommes ,  il  faut  leur  passer  les  préjugés 
de  leur  temps. 

DES    MODERNES. 

Nous  n'avons  pas  d'auteur  tragique  qui  donne  à  l'âme 
de  plus  grands  mouvements  que  Crébillon ,  qui  nous  arra- 
che plus  à  nous-mêmes ,  qui  nous  remplisse  plus  de  la 
vapeur  du  dieu  qui  l'agite  :  il  vous  fait  entrer  dans  le 
transport  des  bacchantes.  On  ne  saurait  juger  son  ouvrage , 
parce  qu'il  commence  par  troubler  cette  paitie  de  l'âme 
qui  réfléchit.  C'est  le  véritable  tragique  de  nos  jours ,  le 
seul  qui  sache  bien  exciter  la  véritable  passion  de  la  tra- 
gédie, la  terreur. 

Un  ouvrage  original  en  fait  toujours  construire  cinq  ou 
six  cents  autres  :  les  derniers  se  servent  des  premiers  à 
peu  près  comme  les  géomètres  se  servent  de  formules. 

J'ai  entendu  la  première  représentation  d'Inès  de  Cas- 
tro de  M.  de  la  Motte.  J'ai  bien  vu  qu'elle  n'a  réussi  qu'à 
force  d'être  belle,  et  qu'elle  a  plu  aux  spectateurs  mal- 
gré eux.  On  peut  dire  que  la  grandeur  de  la  tragédie ,  le 
sublime  et  le  beau  y  régnent  partout.  Il  y  a  un  second 
acte  qui ,  à  mon  goût ,  est  plus  beau  que  tous  les  autres  : 
j'y  ai  trouvé  un  art  souvent  caché  qui  ne  se  dévoile  pas 
à  la  première  représentation ,  et  je  me  suis  senti  plus  lou- 
ché la  dernière  fois  que  la  première. 

Je  me  souviens  qu'en  sortant  d'une  pièce  intitulée 
Ésope  à  la  cour,  je  fus  si  pénétré  du  désir  d'être  plus 
honnête  homme ,  que  je  ne  sache  pas  avoir  formé  une  ré- 
solution plus  forte;  bien  différent  de  cet  ancien  qui  di- 
.sait  qu'il  n'était  jamais  sorti  des  spectacles  aussi  vertueux 
qu'il  y  était  entré.  C'est  qu'ils  ne  sont  plus  la  môme  chose. 


I 


PENSÉES  DIVERSES.  2(9 

Dans  la  plupart  des  auteurs,  je  vois  Tliomme  qui  écrit  ; 
dans  Montaigne,  Thomme  qui  pense. 

Les  maximes  de  la  Rochefoucauld  sont  les  proverbes  des 
gens  d'esprit. 

Ce  qui  commence  à  gâter  noti-e  comique ,  c'est  que  nous 
voulons  chercher  le  ridicule  des  passions,  au  lieu  de  cher- 
cher le  ridicule  des  manières.  Or  les  passions  ne  sont  pas 
des  ridicules  par  elles-mêmes.  Quand  on  dit  qu'il  n'y  a 
point  de  qualités  absolues ,  cela  ne  veut  pas  dire  qu'il  n'y 
en  a  point  réellement ,  mais  que  notre  esprit  ne  peut  pas 
les  déterminer. 

Quel  siècle  que  le  nôtre ,  où  il  y  a  tant  de  critiques  et 
déjuges ,  et  si  peu  de  lecteurs  ! 

Voltaire  n'est  pas  beau,  il  n'est  que  joli  :  il  serait  hon- 
teux pour  lacadéraie  que  Voltaire  en  fût,  et  il  lui  sera 
quelque  jour  honteux  qu'il  n'en  ait  pas  été. 

Les  ouvrages  de  Voltaire  sont  comme  les  visages  mal 
proportionnés  qui  brillent  de  jeunesse. 

Voltaire  n'écrira  jamais  une  bonne  histoire.  Il  est  comme 
les  moines,  qui  n'écrivent  pas  pour  le  sujet  qu'ils  trai- 
tent, mais  pour  la  gloire  de  leur  ordre.  Voltaire  écrit  pour 
son  couvent. 

Charles  XII ,  toujours  dans  le  prodige ,  étonne ,  et  nesi 
pas  grand.  Dans  cette  histoire,  il  y  a  un  morceau  admi- 
rable, la  retraite  de  Schulembourg,  morceau  écrit  aussi 
vivement  qu'il  y  en  ait.  L'auteur  manque  quelquefois  de 
sens. 

Plus  le  poème  de  la  Ligue  paraît  être  {'Enéide,  moins 
il  l'est. 

Toutes  les  épithètes  de  J.-B.  Rousseau  disent  beaucoup  ; 
mais  elles  disent  toujours  trop,  et  expriment  toujours 
au  delà. 


220  PENSÉES  DIVERSES. 

Parmi  les  auteurs  qui  ont  écrit  sur  l'histoire  de  France , 
les  uns  avaient  peut-être  trop  d'érudition  pour  avoir  as- 
sez de  génie,  et  les  autres  trop  de  génie  pour  avoir  assez 
d'érudition. 

S'il  faut  donner  le  caractère  de  nos  poètes,  je  compare 
Corneille  à  Michel-Ange,  Racine  à  Raphaël,  Marot  au 
Corrège,  la  Fontaine  au  Titien,  Despréaux  au  Domiiii- 
quin ,  Crébillon  au  Guerchin,  Voltaire  au  Guide,  Fonte- 
nelie  au  Bernin;  Chapelle,  laFare,  Chaulieu,  au  Parme- 
san ;  Régnier  au  Géorgien ,  la  Motte  à  Rembrandt  ;  Cha- 
pelain est  au-dessous  d'Albert  Durer.  Si  nous  avions  un 
iMilton ,  Je  le  comparerais  à  Jules  Romain  ;  si  nous  avions 
le  Tasse,  nous  le  comparerions  au  Carrache;  si  nous 
avions  l'Arioste,  nous  ne  le  comparerions  à  personne, 
parce  que  personne  ue  peut  lui  être  comparé. 

Un  honnête  homme  (  M.  Rollin  )  a ,  par  ses  ouvrages 
d'histoire,  enchanté  le  public.  C'est  le  cœur  qui  parle  au 
cœur  ;  on  sent  une  secrète  satisfaction  d'entendre  parler 
la  vertu  :  c'est  l'abeille  de  la  France. 

Je  n'ai  guère  donné  mon  jugement  que  sur  les  auteurs 
que  j'estimais ,  n'ayant  guère  lu ,  autant  qu'il  m'a  été  pos- 
sible ,  que  ceux  que  j'ai  crus  les  meilleurs. 

DES    GRANDS    HOMMES    DE    FRANCE. 

Nous  n'avons  pas  laissé  d'avoir  en  France  de  ces  hom- 
mes rares  qui  auraient  été  avoués  des  Romains. 

La  foi ,  la  justice ,  et  la  grandeur  d'âme  montèrent  sur 
le  trône  avec  Louis  IX. 

Tanneguy  du  Chatel  abandonna  les  emplois  dès  que  la 
voix  publique  s'éleva  contre  lui  ;  il  quitta  sa  patrie  sans  se 
plaindre ,  pour  lui  épargner  ses  murmures. 


PENSÉKS  DIVERSES,  22t 

Louis  XI  ne  vit  dans  le  commencement  de  sou  règne 
que  le  commencement  de  sa  vengeance. 

II  lui  semblait  que,  pour  qu'il  vécût,  il  fallait  qu'il  fit 
violence  à  tous  les  gens  de  bien. 

Le  cbancelier  Olivier  introduisit  la  justice  jusque  dans 
le  conseil  des  rois ,  et  la  politique  plia  devant  elle. 

La  France  n'a  jamais  eu  de  meilleur  citoyen  que 
Louis  XII. 

Le  cardinal  d'Am boise  trouva  les  intérêts  du  peuple 
dans  ceux  du  roi ,  et  lés  intérêts  du  roi  dans  ceux  du 
peuple. 

Charles  VIII  connut ,  dans  la  première  jeunesse  même , 
toutes  les  vanités  de  la  jeunesse. 

Le  chancelier  de  l'Hospital ,  tel  que  les  lois ,  fut  sage 
comme  elles  dans  une  cour  qui  n'était  calmée  que  par  les 
plus  profondes  dissimulations ,  ou  agitée  que  par  les  pas- 
sions les  plus  violentes. 

On  vit  dans  la  Noue  un  grand  citoyen  au  milieu  des 
discordes  civiles. 

L'amiral  de  Coligny  fut  assassiné ,  n'ayant  dans  le 
cœur  que  la  gloire  de  l'Etat;  et  son  sort  fut  tel,  qu'après 
tant  de  rébellions  il  ne  put  être  puni  que  par  un  grand 
crime. 

Les  Guises  furent  extrêmes  dans  le  bien  et  dans  le  mai 
qu'ils  firent  à  l'État.  Heureuse  la  Franco ,  s'ils  n'avaient 
pas  senti  couler  dans  leurs  veines  le  sang  de  Charlemagne  ! 

Il  semble  que  l'âme  de  Miron,  prévôt  des  marchands , 
fût  celle  de  tout  le  peuple. 

César  aurait  été  comparé  à  M.  le  Prince ,  s'il  était  venu 
après  lui. 

Henri  IV...  Je  n'en  dirai  rien ,  je  parle  à  des  Français. 


222  PENSÉES  DIVERSES. 

Molé  montra  de  l'héroïsme  dans  une  condition  qui  ne 
s'appuie  ordinairement  que  sur  d'autres  vertus. 

Richelieu  fit  jouer  à  son  monarque  le  second  rang  dans 
la  monarchie  ,  et  le  premier  dans  l'Europe  ;  il  avilit  le  roi , 
mais  illustra  le  règne. 

Turenue  n'avait  point  de  vices  ;  et  peut-être  que ,  s'il  en 
avait  eu,  il  aurait  porté  certaines  vertus  plus  loin.  Sa  vie 
est  un  hymne  à  la  louange  de  l'humanité. 

Le  caractère  de  Montausier  a  quelque  chose  des  anciens 
philosophes  ,  et  de  cet  excès  de  leur  raison. 

Le  maréchal  de  Gatinat  a  soutenu  la  victoire  avec  mo- 
destie ,  et  la  disgrâce  avec  majesté ,  grand  encore  après 
la  perte  de  sa  réputation  même. 

Vendôme  n'a  jamais  eu  rien  à  lui  que  sa  gloire. 

Fonteuelle,  autant  au-dessus  des  autres  hommes  par 
son  cœur,  qu'au-dessus  des  hommes  de  lettres  par  son 
esprit. 

Louis  XIV,  ni  pacifique,  ni  guerrier  :  il  avait  les  for- 
mes delà  justice,  de  la  politique,  de  la  dévotion  ,  et  l'air 
d'un  grand  roi.  Doux  avec  ses  domestiques ,  libéral  avec 
ses  courtisans  ,  avide  avec  ses  peuples ,  inquiet  avec  ses 
ennemis ,  despotique  dans  sa  famille ,  roi  dans  sa  cour,  dur 
dans  ses  conseils ,  enfant  dans  celui  de  conscience ,  dupe 
de  tout  ce  qui  joue  le  prince ,  les  ministres ,  les  femmes 
et  les  dévots;  toujours  gouvernant  et  toujours  gouverné; 
malheureux  dans  ses  choix,  aimant  les  sots,  souffrant 
les  talents ,  craignant  l'esprit  ;  sérieux  dans  ses  amours , 
et,  dans  son  dernier  attachement,  faible  à  faire  pitié  ;  au- 
cune force  d'esprit  dans  les  succès  ;  de  la  sécurité  dans  les 
revers ,  du  courage  dans  sa  mort.  Il  aima  la  gloire  et  la 
religion ,  et  on  l'empêcha  toute  sa  vie  de  connaître  ni  l'une 
ni  l'autre.  Il  n'aurait  eu  presque  aucun  de  ces  défauts, 

i 


PENSEES  DIVERSES.  223 

s'il  avait  été  un  peu  mieux  élevé,  et  s'il  avait  eu  uu  peu 
plus  d'esprit. 

Il  avait  l'âme  plus  grande  que  l'esprit.  Madame  de 
MainlenoQ  abaissait  sans  cesse  cette  âme  pour  la  mettre  a 
son  point. 

Les  plus  méchants  citoyens  de  France  furent  Richelieu 
et  Louvois.  J'en  nommerais  un  troisième  '  ;  mais  épar- 
gnons-le dans  sa  disgrâce. 

DE    LA    BELIGION. 

Dieu  est  comme  ce  monarque  qui  a  plusieurs  nations 
dans  son  empire  :  elles  viennent  toutes  lui  porter  un 
tribut,  et  chacune  hù  parle  sa  langue,  religions  diverses. 

Quand  l'immortalité  de  l'âme  serait  une  erreur,  je  se- 
rais fâché  de  ne  pas  la  croire  :  j'avoue  que  je  ne  suis  pas 
si  humble  que  les  athées.  Je  ne  sais  comment  ils  pensent  ; 
mais  pour  moi  je  ne  veux  pas  troquer  l'idée  de  mon  im- 
mortalité contre  celle  de  la  béatitude  d'un  jour.  Je  suis 
charmé  de  me  croire  immortel  comme  Dieu  même.  Indé- 
pendamment des  idées  révélées ,  les  idées  métaphysiques 
me  donnent  une  très-forte  espérance  de  mon  bonheur  éter- 
nel ,  à  laquelle  je  ne  voudrais  pas  renoncer. 

La  dévotion  est  une  croyance  qu'on  vaut  mieux  qu'un 
autre. 

11  n'y  a  pas  de  nation  qui  ait  plus  besoin  de  religion  que 
les  Anglais.  Ceux  qui  n'ont  pas  peur  de  se  pendre  doivent 
avoir  la  peur  d'être  damnés. 

La  dévotion  trouve  ,  pour  faire  de  mauvaises  actions , 
des  raisons  qu'un  simple  honnête  homme  ne  saurait 
trouver. 

Ce  que  c'est  que  d'être  modéré  dans  ses  principes  !  Je 

'  M.  (Il'  Maurepas  (  h'oie  drscdi leurs  des  Œuvres  posthames.) 


224  PENSÉES  DIVERSES. 

passe  en  France  pour  avoir  peu  de  religion,  en  Angleterre 
pour  eu  avoir  trop. 

Ecclésiastiques  :  flatteurs  des  princes,  quand  ils  ne  peu- 
vent être  leurs  tyrans. 

Les  ecclésiastiques  sont  intéressés  à  maintenir  les  peu- 
ples dans  l'ignorance  ;  sans  cela,  comme  l'Évangile  est 
simple ,  on  leur  dirait  :  «  Nous  savons  tout  cela  comme 
vous.  » 

J'appelle  la  dévotion  une  maladie  du  cœur,  qui  donne  à 
l'âme  une  folie  dont  le  caractère  est  le  plus  immuable  de 
tous. 

L'idée  des  faux  miracles  vient  de  notre  orgueil ,  qui 
nous  fait  croire  que  nous  sommes  un  objet  assez  impor- 
tant pour  que  l'Être  suprême  renverse  pour  nous  tonte  la 
nature;  c'est  ce  qui  nous  fait  regarder  notre  nation,  notre 
ville,  notre  armée,  comme  plus  chères  à  la  Divinité.  Ainsi 
nous  voulons  que  Dieu  soit  un  être  partial  qui  se  déclare 
sans  cesse  pour  une  créature  contre  l'autre ,  et  qui  se  plaît 
à  cette  espèce  de  guerre.  Nous  voulons  qu'il  entre  dans 
nos  querelles  aussi  vivement  que  nous ,  et  qu'il  fasse  à  tout 
moment  des  choses  dont  la  plus  petite  mettrait  toute  la 
nature  en  engourdissement. 

Trois  choses  incroyables  parmi  les  choses  incroyables  : 
le  pur  mécanisme  des  bêtes ,  l'obéissance  passive ,  et  l'in- 
faillibilité du  pape. 

DES   JÉSUITES. 

Si  les  jésuites  étaient  venus  avant  Luther  et  Calvin  ,  ils 
auraient  été  les  maîtres  du  monde.  Beau  livre  que  celui 
d'un  ancien  cité  par  Athénée ,  De  Us  quœ  fulso  cre- 
(lunlurf 

J'ai  peur  des  jésuites.  Si  j'offense  quelque  gran4^  il 


PENSÉES  DnTRSES.  225 

m'oubliera ,  je  l'oublierai  ;  je  passerai  dans  une  autre  pro- 
vince ,  dans  un  autre  royaume  :  mais  si  j'offense  les  jésui- 
tes à  Rome ,  je  les  trouverai  à  Paris ,  partout  ils  m'envi- 
ronnent ;  la  coutume  qu'ils  ont  de  s'écrire  sans  cesse  entre- 
tient leurs  inimitiés. 

Pour  exprimer  une  grande  imposture,  les  Anglais  disent  : 
«  Cela  est  jésuitiquement  faux.  >< 

DES   ANGLAIS    ET    DES    FRANÇAIS. 

Les  Anglais  sont  occupés;  ils  n'ont  pas  le  temps  d'être 
polis. 

Les  Français  sont  agréables  ;  ils  se  communiquent , 
sont  variés ,  se  livrent  dans  leurs  discours ,  se  promènent, 
marchent,  courent,  et  vont  toujours  jusqu'à  ce  qu'ils  soient 
tombés. 

Les  Anglais  sont  des  génies  singuliers ,  ils  n'imiteront 
pas  même  les  anciens ,  qu'ils  admirent  ;  leurs  pièces  res- 
semblent bien  moins  à  des  productions  régulières  de  la 
nature,  qu'à  ces  jeux  dans  lesauelselle  a  suivi  des  hasards 
heureux. 

A  Paris  on  est  étourdi  par  le  monde ,  on  ne  connaît  que 
les  manières ,  et  on  n'a  pas  le  temps  de  connaître  les  vices 
et  les  vertus. 

Si  l'on  me  demande  quels  préjugés  ont  les  Anglais ,  en 
vérité  je  ne  saurais  dire  lequel ,  ni  la  guerre ,  ni  la  nais- 
sance, ni  les  dignités,  ni  les  hommes  à  bonnes  fortunes, 
ni  le  déhre  de  la  faveur  des  ministres  :  ils  veulent  que  les 
hommes  soient  hommes  ;  ils  n'estiment  que  deux  choses , 
les  richesses  et  le  mérite. 

J'appelle  génie  d'une  nation  les  mœurs  et  le  caractère 
d'esprit  des  différents  peuples,  dirigés  par  l'influence  d'une 


22  fi  PliiNSÉES  DIVERSES. 

mêmecour  et  d'une  même  capitale.  Un  Anglais,  un  Fran- 
çais, un  Italien  ,  trois  esprits. 

VARIÉTÉS. 

Je  ne  puis  comprendre  comment  les  princes  croient  si 
aisément  qu'ils  sont  tout,  et  comment  les  peuples  sont  si 
prêts  à  croire  qu'ils  ne  sont  rien. 

Aimer  à  lire,  c'est  faire  un  échange  des  heures  d'en- 
nui que  Ton  doit  avoir  en  sa  vie,  contre  des  heures  déli- 
cieuses. 

Malheureuse  condition  des  hommes!  à  peine  l'esprit 
est-il  parvenu  à  sa  maturité ,  que  le  corps  commence  à 
s'affaiblir. 

On  demandait  à  Chirac  (médecin  )  si  le  commerce  des 
femmes  était  malsain.  «  Non,  disait-il,  pourvu  qu'on  ne 
prenne  pas  de  drogues  ;  mais  je  préviens  que  le  change- 
ment est  une  drogue.  » 

C'est  l'effet  d'un  mérite  extraordinaire  d'être  dans  tout 
son  jour  auprès  d'un  mérite  aussi  grand. 

Un  homme  qui  écrit  bien  n'écrit  pas  comme  on  écrit, 
mais  comme  il  écrit  :  et  c'est  souvent  en  parlant  mal  qu'il 
parle  bien. 

Voici  comme  je  définis  le  talent  :  un  don  que  Dieu 
nous  a  fait  en  secret ,  et  que  nous  révélons  sans  le  savon-. 

Les  grands  seigneurs  ont  des  plaisirs  ;  le  peuple  a  de  la 
joie. 

Outre  le  plaisir  que  le  vin  nous  fait ,  nous  devons  en- 
core à  la  joie  des  vendanges  le  plaisir  des  comédies  et  des 
tragédies. 

Je  disais  à  un  homme  :  "  Fi  donc  !  vous  avez  les  senti- 
ments aussi  bas  (ju'un  homme  de  qualité.  » 


PENSÉES  DIVERSES,  227 

M,.,  est  si  doux,  qu'il  me  semble  voir  un  ver  qui  file 
de  la  soie. 

Quand  on  court  après  l'esprit,  on  attrape  la  sottise. 

Quand  on  a  été  femme  a  Paris ,  on  ne  peut  pas  être 
femme  ailleurs. 

Ma  fille  disait  très-bien  :  «  Les  mauvaises  manières  ne 
sont  dures  que  la  première  fois.  » 

La  France  se  perdra  par  les  gens  de  guerre. 

Je  disais  à  madame  du  Chàtelet  :  «  Vous  vous  empê- 
chez de  dormir  pour  apprendre  la  philosophie  ;  il  faudrait 
au  contraire  étudier  la  philosophie  pour  apprendre  à 
dormir.  » 

Si  un  Persan  ou  un  Indien  venait  à  Paris ,  il  faudrait 
six  mois  pour  lui  faire  comprendre  ce  que  c'est  qu'un  abbé 
commendataire  qui  bat  le  pavé  de  Paris. 

L'attente  est  une  chaîne  qui  lie  tous  nos  plaisirs. 

Par  malheur,  trop  peu  d'intervalle  entre  le  temps  où 
l'on  est  trop  jeune ,  et  celui  où  l'on  est  trop  vieux. 

11  faut  avoir  beaucoup  étudié  pour  savoir  peu. 

J'aime  les  paysans;  ils  ne  sont  pas  assez  savants  pour 
raisonner  de  travers. 

Sur  ceux  qui  vivent  avec  leurs  laquais ,  j'ai  dit  :  «  Les 
vices  ont  bien  leur  pénitence.  » 

Les  quatre  grands  poètes,  Platon ,  Malebranche ,  Shaf- 
tesbury,  Montaigne! 

Les  gens  d'esprit  sont  gouvernés  par  des  valets  ;  et  les 
sots,  par  des  gens  d'esprit. 

On  aurait  dû  mettre  l'oisiveté  continuelle  parmi  les 
peines  de  l'enfer  ;  il  me  semble  au  contraire  qu'on  l'a  mise 
parmi  les  joies  du  paradis. 

Ce  qui  manque  aux  orateurs  en  profondeur,  ils  vous  le 
donnent  en  longueur. 


228  PENSÉES  DnTLRSES. 

Je  n'aime  pas  les  discours  oratoires,  ce  sont  des  ou- 
vrages d'ostentation. 

Les  médecins  dont  parle  M.  Freind  dans  son  Histoire 
de  la  Médecine  sont  parvenus  à  une  grande  vieillesse. 
Raisons  physiques  :  1"  les  médecins  sont  portés  à  avoir 
de  la  tempérance  ;  2°  ils  préviennent  les  maladies  dans  les 
commencements;  3"  par  leur  état,  ilsfont  beaucoup  d'exer- 
cice ;  4°  en  voyant  beaucoup  de  malades,  leur  tempéra- 
ment se  fait  à  tous  les  airs ,  et  ils  deviennent  moins  sus- 
ceptibles de  dérangement  ;  5°  ils  connaissent  mieux  le  pé- 
ril ;  6"  ceux  dont  la  réputation  est  venue  jusqu'à  nous 
étaient  habiles  ;  ils  ont  donc  été  conduits  par  des  gens  ha- 
biles, c'est-à-dire  eux-mêmes. 

Sur  les  nouvelles  découvertes,  nous  avons  été  bien  loin 
pour  des  hommes. 

Je  disais  sur  les  amis  tyranniques  et  avantageux  : 
«  L'amour  a  des  dédommagements  que  l'amitié  n'a  pas.  » 

A  quoi  bon  faire  des  livres  pour  cette  petite  terre ,  qui 
n'est  guère  plus  grande  qu'un  point? 

Contades  ,  bas  courtisan,  même  à  la  mort,  n'écrivit-il 
pas  au  cardinal  de  Richelieu  qu'il  était  content  de  mourir 
pour  ne  pas  voir  la  fin  d'un  ministre  comme  lui?  Il  était 
courtisan  par  la  force  de  la  nature ,  et  il  croyait  en  ré- 
chapper. 

M...,  parlant  des  beaux  génies  perdus  dans  le  nombre 
des  hommes ,  disait  :  «  Comme  des  marchands ,  ils  sont 
morts  sans  déplier.  » 

Deux  beautés  communes  se  défont  ;  deux  grandes  beau- 
tés se  font  valoir. 

Presque  toutes  les  vertus  sont  un  rapport  particulier 
d'un  certain  homme  à  un  autre  :  par  exemple ,  l'amitié , 
l'amour  de  la  patrie,  la  pitié,  sont  des  rapports  particu- 


PENSÉES  DrV^ERSES.  229 

liersj  mais  la  justice  est  un  rapport  général.  Or  toutes 
les  vertus  qui  détruisent  ce  rapport  ne  sont  point  des  ver- 
tus. 

La  plupart  des  princes  et  des  ministres  ont  bonne  vo- 
lonté ;  il  ne  savent  comment  s'y  prendre. 

Le  succès  de  la  plupart  des  choses  dépend  de  savoir 
combien  il  faut  de  temps  pour  réussir. 

Le  prince  doit  avoir  l'œil  sur  l'honnêteté  publique,  ja- 
mais sur  les  particuliers. 

11  ne  faut  point  faire  par  les  lois  ce  qu'on  peut  faire  par 
les  mœurs. 

Les  préambules  des  édits  de  Louis  XIV  furent  plus  in- 
supportables aux  peuples  que  les  édits  mêmes. 

Les  princes  ne  devraient  jamais  faire  d'apologies:  ils 
sont  toujours  trop  forts  quand  ils  décident,  et  faibles  quand 
ils  disputent.  Il  faut  qu'ils  fassent  toujours  des  choses  rai- 
sonnables ,  et  qu'ils  raisonnent  fort  peu. 

J'ai  toujours  vu  que ,  pour  réussir  dans  le  monde ,  il 
fallait  avoir  l'air  fou  ,  et  être  sage. 

En  fait  de  parure  ,  il  faut  toujours  rester  au-dessous  de 
ce  qu'on  peut. 

Je  disais  à  Chantilly  que  je  faisais  maigre,  par  politesse; 
M.  le  duc  était  dévot. 

Le  souper  tue  la  moitié  de  Paris  ;  le  dîner,  l'autre. 

Je  hais  Versailles ,  parce  que  tout  le  monde  y  est  petit  ; 
j'aime  Paris  ,  parce  que  tout  le  monde  y  est  grand. 

Si  on  ne  voulait  qu'être  heureux ,  cela  serait  bientôt 
fait  :  maison  veut  être  plus  heureux  que  les  autres  ;  et  cela 
est  presque  toujours  difficile,  parce  que  nouscroj^ons  les 
autres  plus  heureux  qu'ils  ne  sont. 

Les  gens  qui  ont  beaucoup  d'esprit  tombent  souvent 
dans  le  dédain  de  tout. 


230  PENSÉES  DIM'J{SES 

Je  vois  des  gens  qui  s'effarouchent  des  digressions  : 
je  crois  que  ceux  qui  savent  en  faire  sont  comme  les  gens 
'.[u'i  ont  de  grands  bras,  ils  atteignent  plus  loin. 

Deux  espèces  d'hommes  :  ceux  qui  pensent,  et  ceux  qui 
amusent. 

Une  belle  action  est  celle  qui  a  de  la  bonté,  et  qui  de- 
mande de  la  force  pour  la  faire. 

La  plupart  des  hommes  sont  plus  capables  de  grandes 
actions  que  de  bonnes. 

Le  peuple  est  honnête  dans  ses  goûts ,  sans  l'être  dans 
ses  mœurs. 

Nous  voulons  trouver  des  honnêtes  gens,  parce  que  nous 
voudrions  qu'on  le  fût  à  notre  égard. 

La  vanité  des  gueux  est  aussi  bien  fondée  que  celle  que 
je  prendrais  sur  une  aventure  arrivée  aujourd'hui  chez  le 
cardinal  de  Polignac ,  où  je  dînais.  Il  a  pris  la  main  de 
l'aîné  de  la  maison  de  Lorraine ,  le  duc  d'Elbœuf  ;  et  après 
le  dîner,  quand  le  prince  n'y  a  plus  été,  il  me  l'a  donnée. 
Il  me  la  donne  à  moi,  c'est  un  acte  de  mépris  :  il  l'a  prise 
au  prince ,  c'est  une  marque  d'estime.  C'est  pour  cela  que 
les  princes  sont  si  familiers  avec  leurs  domestiques  :  ils 
croient  que  c'est  une  faveur,  c'est  un  mépris. 

Les  histoires  sont  des  faits  faux  composés  sur  des  faits 
vrais,  ou  bien  à  l'occasion  des  vrais. 

D'abord  les  ouvrages  donnent  de  la  réputation  à  l'ou- 
vrier, et  ensuite  l'ouvrier  aux  ouvrages. 

Il  faut  toujours  quitter  les  lieux  un  moment ,  avant  d'y 
attraper  des  ridicules.  C'est  l'usage  du  monde  qui  donne 
cela. 

Dans  les  livres  ,  on  trouve  les  hommes  meilleurs  qu'ils 
ne  sont  :  amour-propre  de  l'auteur,  qui  veut  toujours  pas- 


PENSEES  DIVERSES.  231 

ser  pour  plus  honnête  homme  en  jugeant  en  faveur  de  la 
vertu.  Les  auteurs  sont  des  personnages  de  théâtre. 

Il  faut  regarder  son  bien  comme  son  esclave ,  mais  il  ne 
faut  pas  perdre  son  esclave. 

On  ne  saurait  croire  jusqu'où  a  été  dans  ce  siècle  la  dé- 
cadence de  l'admiration. 

Un  certain  esprit  de  gloire  et  de  valeur  se  perd  peu  à 
peu  parmi  nous.  La  philosophie  a  gagné  du  terrain  ;  les 
idées  anciennes  d'héroïsme  et  de  bravoure,  et  les  nouvelles 
de  chevalerie,  se  sont  perdues.  Les  places  civiles  sont 
remplies  par  des  gens  qui  ont  de  la  fortune,  et  les  militaires 
décréditées  par  des  gens  qui  n'ont  rien.  Enfin  ,  c'est  pres- 
que partout  indifférent  pour  le  bonheur  d'être  à  un  maître 
ou  à  un  autre  :  au  lieu  qu'autrefois  une  défaite  ou  la  prise 
de  sa  ville  était  jointe  à  la  destruction  ;  il  était  question 
de  perdre  sa  ville,  sa  femme,  et  ses  enfants.  L'établisse- 
ment du  commerce  des  fonds  publics ,  les  dons  immenses 
des  princes,  qui  font  qu'une  infinité  de  gens  vivent  dans 
l'oisiveté,  et  obtiennent  la  considération  même  par  leur 
oisiveté ,  c'est-à-dire  par  leurs  agréments  ;  l'indifférence 
pour  l'autre  vie ,  qui  entraîne  dans  la  mollesse  pour  celle- 
ci,  et  nous  rend  insensibles  et  incapables  de  tout  ce  qui 
suppose  un  effort  ;  moins  d'occasions  de  se  distinguer  ; 
une  certaine  façon  méthodique  de  prendre  des  villes  et  de 
donuen  des  batailles ,  la  question  n'étant  que  de  faire  une 
brèche ,  et  de  se  rendre  quand  elle  est  faite  ;  toute  la  guerre 
consistant  plus  dans  l'art  que  dans  les  qualités  personnelles 
de  ceux  qui  se  battent  ;  l'on  sait  à  chaque  siège  le  nombre 
de  soldats  qu'on  y  laissera  ;  la  noblesse  ne  combat  plus  eu 
corps. 

Nous  ne  pouvons  jamais  avoir  de  règles  dans  nos  finau- 


232  PENSÉES  DIVERSES. 

ces ,  parce  que  nous  savons  toujours  que  nous  ferons  quel- 
que  chose,  et  jamais  ce  que  nous  ferons. 

On  n'appelle  plus  un  grand  ministre  un  sage  dispensa- 
teur des  revenus  publics,  mais  celui  qui  a  de  l'industrie , 
et  de  ce  qu'on  appelle  des  expédients. 

L'on  aime  mieux  ses  petits-enfants  que  ses  fils  :  c'est 
qu'on  sait  à  peu  près  au  juste  ce  qu'on  tire  de  ses  fils,  la 
fortune  et  le  mérite  qu'ils  ont  ;  mais  on  espère  et  l'on  se 
flatte  sur  ses  petits-fils. 

Je  n'aime  pas  les  petits  honneurs.  On  ne  savait  pas  au- 
paravant ce  que  vous  méritiez;  mais  ils  vous  fixent, 
et  décident  au  juste  ce  qui  est  fait  pour  vous. 

Quand ,  dans  un  royaume ,  il  y  a  plus  d'avantage  à 
faire  sa  cour  qu'à  faire  son  devoir,  tout  est  perdu. 

La  raison  pour  laquelle  les  sots  réussissent  toujours 
dans  leurs  entreprises ,  c'est  que ,  ne  sachant  pas  et  ne 
voyant  pas  quand  ils  sont  impétueux ,  ils  ne  s'arrêtent  ja- 
mais. 

Remarquez  bien  que  la  plupart  des  choses  qui  nous  font 
plaisir  sont  déraisonnables. 

Les  vieillards  qui  ont  étudié  dans  leur  jeunesse  n'ont 
besoin  que  de  se  ressouvenir,  et  non  d'apprendre.  Cela 
est  bien  heureux. 

On  pourrait ,  par  des  changements  imperceptibles  dans 
la  jurisprudence ,  retrancher  bien  des  procès. 

Le  mérite  console  de  tout. 

J'ai  ouï  dire  au  cardinal  Imperiali  :  «  Il  n'y  a  point 
d'homme  que  la  fortune  ne  vienne  visiter  une  fois  dans  sa 
vie  ;  mais  lorsqu'elle  ne  le  trouve  pas  prêt  à  la  recevoir, 
elle  entre  par  la  porte  et  sort  par  la  fenêtre.  » 

Les  disproportions  qu'il  y  a  entre  les  hommes  sont  bien 


PENSÉES  DIVERSES.  233 

minces  pour  être  si  vains  :  les  uns  ont  la  goutte,  d'autres 
la  pierre;  les  uns  meurent,  d'autres  vont  mourir;  ils  ont 
une  même  âme  pendant  l'éternité ,  et  elles  ne  sont  diffé- 
rentes que  pendant  un  quart  d'heure ,  et  c'est  pendant 
qu'elles  sont  jointes  à  un  corps. 

Le  style  enflé  et  emphatique  est  si  bien  le  plus  aisé, 
que,  si  vous  voyez  une  nation  sortir  de  la  barbarie,  vous 
verrez  que  son  style  donnera  d'abord  dans  le  sublime ,  et 
ensuite  descendra  au  naïf.  La  difficulté  du  naïf  est  que  le 
bas  le  côtoie  :  mais  il  y  a  une  différence  immense  du 
sublime  au  naïf,  et  du  sublime  au  galimatias. 

Il  y  a  bien  peu  de  vanité  à  croire  qu'on  a  besoin  des 
affaires  pour  avoir  quelque  mérite  dans  le  monde ,  et  de 
ne  se  juger  plus  rien  lorsqu'on  ne  peut  plus  se  cacher  sous 
le  personnage  d'homme  public. 

Les  ouvrages  qui  ne  sont  point  de  génie  ne  prouvent 
que  la  mémoire  ou  la  patience  de  l'auteur. 

Partout  où  je  trouve  l'envie ,  je  me  fais  un  plaisir  de  la 
désespérer;  je  loue  toujours  devant  un  envieux  ceux  qui 
le  font  pâlir. 

L'héroïsme  que  la  morale  avoue  ne  touche  que  peu  de 
gens  :  c'est  l'héroïsme  qui  détruit  la  morale ,  qui  nous 
frappe  et  cause  notre  admiration. 

Remarquez  que  tous  les  pays  qui  ont  été  beaucoup  ha- 
bités sont  très-malsains  :  apparemment  que  les  grands 
ouvrages  des  hommes ,  qui  s'enfoncent  dans  la  terre,  ca- 
naux, caves,  souterrains,  reçoivent  les  eaux  qui  y  crou- 
pissent. 

Il  y  a  certains  défauts  qu'il  faut  voir  pour  les  sentir, 
tels  "que  les  habituels. 

Horace  et  Aristote  nous  ont  dtja  pai-lé  des  vertus  de  leurs 
pères  et  des  vices  de  leur  temps ,  et  les  auteurs  de  siècle  en 


234  PKNSÉES  DIVERSES. 

siècle  nous  en  ont  parlé  de  même.  S'ils  avaient  dit  vrai, 
les  hommes  seraient  à  présent  des  ours.  Il  me  semble  que 
ce  qui  fait  ainsi  raisonner  tous  les  hommes ,  c'est  que  nous 
avons  vu  nos  pères  et  nos  maîtres  qui  nous  corrigeaient. 
Ce  n'est  pas  tout  :  les  hommes  ont  si  mauvaise  opinion 
d'eux ,  qu'ils  ont  cru  non-seùlement  que  leur  esprit  et  leur 
âme  avaient  dégénéré,  mais  aussi  leur  corps,  et  qu'ils 
étaient  devenus  moins  grands;  et  non-seulement  eux, 
mais  les  animaux.  On  trouve  dans  les  histoires  les  hom- 
mes peints  en  beau ,  et  on  ne  les  trouve  pas  tels  qu'on  les 
voit. 

La  raillerie  est  un  discours  en  faveur  de  son  esprit  con- 
tre son  bon  naturel. 

Les  gens  qui  ont  peu  d'affaires  sont  de  très-grands 
parleurs.  Moins  on  pense,  plus  on  parle  :  ainsi  les  fem- 
mes parlent  plus  que  les  hommes  ;  à  force  d'oisiveté,  el- 
les n'ont  point  à  penser.  Une  nation  où  les  femmes  don- 
nent le  ton  est  une  nation  parleuse. 

Je  trouve  que  la  plupart  des  gens  ne  travaillent  à  faire 
une  grande  fortune  que  pour  être  au  désespoir,  quand 
ils  l'ont  faite,  de  ce  qu'ils  ne  sont  pas  d'une  illustre 
naissance. 

II  y  a  autant  de  vices  qui  viennent  de  ce  qu'on  ne 
s'estime  pas  assez,  que  de  ce  que  l'on  s'estime  trop. 

Dans  le  cours  de  ma  vie ,  je  n'ai  trouvé  de  gens  com- 
munément méprisés  que  ceux  qui  vivaient  en  mauvaise 
compagnie. 

Les  observations  sont  l'histoire  de  la  physique;  les 
systèmes  en  sont  la  fable. 

Plaire  dans  une  conversation  vaine  et  frivole  est 
aujourd'hui  le  seul  mérite  :  pour  cela  le  magistrat  alian- 
donuc  l'étude  des  lois  ;  le  médecin  croit  être  décrédité  par 


PENSÉES  DIVERSES.  235 

l'étude  (le  la  médecine  ;  on  fuit  comme  pernicieuse  toute 
étude  qui  pourrait  ôter  le  badinage. 

Rire  pour  rien ,  et  porter  d'une  maison  dans  l'autre 
une  chose  frivole ,  s  appelle  science  du  monde.  On  crain- 
drait de  perdre  celle-là,  si  l'on  s'appliquait  à  d'autres. 

Tout  homme  doit  être  poli,  mais  aussi  il  doit  eire 
libre. 

La  pudeur  sied  bien  à  tout  le  monde  ;  mais  il  faut  sa- 
voir la  vaincre,  et  jamais  la  perdre. 

II  faut  que  la  singularité  consiste  dans  une  manière 
fixe  de  penser  qui  échappe  aux  autres  ;  car  un  homme 
qui  ne  saurait  se  distinguer  que  par  une  chaussure  par- 
ticulière serait  un  sot  par  tout  pays. 

On  doit  rendre  aux  auteurs  qui  nous  ont  paru  originaux 
dans  plusieurs  endroits  de  leurs  ouvrages,  cette  justice , 
qu'ils  ne  se  sont  point  abaissés  à  descendre  jusqu'à  la  qua- 
lité de  copistes. 

Il  y  a  trois  tribunaux  qui  ne  sont  presque  jamais  d'ac- 
cord :  celui  des  lois,  celui  de  l'honneur,  celui  de  la  re- 
ligion. 

Rien  ne  raccourcit  plus  les  grands  hommes  que  leur 
attention  à  de  certains  procédés  personnels.  J'en  connais 
deux  qui  y  ont  été  absolument  insensibles ,  César  et  le  duc 
d'Orléans  régent. 

Je  me  souviens  que  j'eus  autrefois  la  curiosité  de  comp- 
ter combien  de  fois  j'entendrais  faire  une  petite  histoire 
qui  ne  méritait  certainement  pas  d'être  dite  ni  retenue  : 
pendant  trois  semaines  qu'elle  occupa  le  monde  poli ,  je 
l'entendis  faire  deux  cent  vingt-cinq  fois,  dont  je  fus 
très-content. 

Un  fonds  de  modestie  rapporte  un  très-grand  fonds 
d'intérêt. 


236  PENSÉES  DIVERSES 

Ce  sont  toujours  les  aventuriers  qui  font  de  grandes 
choses ,  et  non  pas  les  souverains  des  grands  empires. 

L'art  de  la  politique  rend-il  nos  histoires  plus  belles 
que  celles  des  Romains  et  des  Grecs? 

Quand  on  veut  abaisser  un  général,  on  dit  qu'il  est  heu- 
reux ;  mais  il  est  beau  que  sa  fortune  fasse  la  fortune 
publique. 

J'ai  vu  les  galères  de  Livourne  et  de  Venise  ;  je  n'y  ai 
pas  vu  un  seul  homme  triste.  Cherchez  à  présent  à  vous 
mettre  au  cou  un  morceau  de  ruban  bleu  pour  être  heu- 
reux 1 

Un  flatteur  est  un  esclave  qui  n'est  bon  pour  aucun 
maitre. 


LETTRES  PERSAÎSES. 

QUELQUES  RÉFLEXIONS 

SIR 

LES  LETTRES  PERSANES'. 

Rien  n'a  plu  davantage  dans  les  Lettres  persanes  que  d'y  trouver, 
sans  y  penser,  une  espèce  de  roman.  On  en  voit  le  commencement ,  le 
progrès ,  la  fin  :  les  divers  personnages  sont  placés  dans  une  chaîne  qui 
les  lie.  A  mesure  qu'ils  font  un  plus  long  séjour  en  Europe,  les  mœurs 
de  cette  partie  du  monde  prennent  dans  leur  tête  un  air  moins  mer- 
veilleux et  moins  bizarre  ;  et  ils  sont  plus  ou  moins  frappés  de  ce  bi- 
zarre et  de  ce  merveilleux ,  suivant  la  différence  de  leui-s  caractères. 
D'un  autre  côté,  le  désordre  croit  dans  le  sérail  d'Asie  à  proportion 
de  la  longueur  de  l'absence  d'Usbek ,  c'est-à-dire  à  mesure  que  la  fu- 
reur augmente,  et  que  l'amour  diminue. 

D'ailleurs  ces  sortes  de  romans  réussissent  ordinairement ,  parce 
que  l'on  rend  compte  soi-même  de  sa  situation  actuelle;  ce  qui  fait 
plus  sentir  les  passions  que  tous  les  récits  qu'on  en  pourrait  faire.  £t 
c'est  une  des  causes  du  succès  de  quelques  ouvrages  charmants  qui 
ont  paru  depuis  les  Lettres  persanes. 

Enfin ,  dans  les  romans  ordinaires ,  les  digressions  ne  peuvent  être 
permises  que  lorsqu'elles  forment  elles-mêmes  un  nouveau  roman. 
On  n'y  saurait  mêler  de  raisonnements,  parce  que,  aucuns  des  per- 
sonnages n'y  ayant  été  assemblés  pour  raisonner,  cela  choquerait  le 
dessein  et  la  nature  de  l'ouvrage.  Mais,  dans  la  forme  de  lettres,  où 
les  acteurs  ne  sont  pas  choisis ,  et  où  les  sujets  qu'on  traite  ne  sont  dé- 
pendants d'aucun  dessein  ou  d'aucun  plan  déjà  formé,  l'auteur  s'est 
donné  l'avantage  de  pouvoir  joindre  de  la  pliilosophie ,  de  la  politique 
et  de  la  morale  à  un  roman ,  et  de  lier  le  tout  par  une  chaîne  secrète 
et  en  quelque  façon  inconnue. 

Les  Lettres  persanes  eurent  d'abord  un  débit  si  prodigieux ,  que 
les  libraùres  mirent  tout  en  usage  pour  en  avoir  des  suites.  Ils  allaient 

i  Les  Lettres  persanes  furent  données  au  public  en  1721  ;  mais  ces  réflexions 
ne  parurent  qu'en  1731.  Mentcsquieu  les  plaça  au  devant  d'un  supplément  conte- 
nant onze  lettres  nouvelles ,  et  quelques  changements  que  nous  avons  c\i  soin 
dmdiquer  dans  le  cours  de  notre  édition.  (P.) 


238  LETTRliS  PERSANES. 

lirer  par  la  niaiiclie  tous  ceux  qu'ils  rencontraient  :  <<  Monsieur,  di- 
saioiit-ils,  laites-moi  des  Lettres  persanes.  » 

Mais  ce  que  je  viens  de  dire  suffit  pour  fciire  voir  qu'elles  ne  sont 
susceptibles  d'aucune  suite ,  encore  moins  d'aucun  mélange  avec  des 
lettres  écrites  d'une  autre  main ,  quelque  ingénieuses  qu'elles  puis- 
sent être. 

Il  y  a  quelques  traits  que  bien  des  gens  ont  trouvés  bien  liardis; 
mais  ils  sont  priés  de  faire  attention  à  la  nature  de  cet  ouvrage.  Les 
l'ersans  qui  doivent  y  jouer  un  si  grand  rôle  se  trouvaient  tout  à  coup 
transplantés  en  Europe,  c'est-à-dire  dans  un  autre  univers,  il  y  avait 
un  temps  où  il  fallait  nécessairement  les  représenter  pleins  d'ignorance 
et  de  préjugés  :  on  n'était  attentif  qu'à  faire  voir  la  génération  et  le 
progrès  de  leurs  idées.  Leurs  premières  pensées  devaient  être  singu- 
lières :  il  semblait  qu'on  n'avait  rien  à  faire  qu'à  leur  donner  l'espèce 
de  singularité  qui  peut  compatir  avec  de  l'esprit  ;  on  n'avait  à  peindre 
«lue  le  sentiment  qu'ils  avaient  eu  à  chaque  chose  (jui  leur  avait  paru 
extraordinaire.  Bien  loin  qu'on  pensât  à  intéresser  quelque  principe 
de  notre  religion ,  on  ne  se  soupçonnait  pas  même  d'imprudence.  Ces 
traits  se  trouvent  toujours  liés  avec  le  sentiment  de  surprise  et  d'é- 
tonnement ,  et  point  avec  l'idée  d'examen ,  et  encore  moins  avec  celle 
de  critique.  En  parlant  de  notre  religion  ,  ces  Persans  ne  doivent  pas 
paraître  plus  instruits  que  lorsqu'ils  parlaient  dé  nos  coutumes  et  de 
nos  usages;  et, s'ils  trouvent  quelquefois  nos  dogmes  singuliers,  cette 
singularité  est  toujours  marquée  au  coin  de  la  parfaite  ignorance  des 
liaisons  qu'il  y  a  entre  ces  dogmes  et  nos  autres  vérités. 

On  fait  cette  justification  par  amour  pour  ces  grandes  vérités,  in- 
dépendamment du  respect  pour  le  genre  humain ,  que  l'on  n'a  certai- 
nement pas  voulu  frapper  par  l'endroit  le  plus  tendre.  On  prie  donc  le 
leeteur  de  ne  pas  cesser  un  moment  de  regarder  les  traits  dont  je  parle 
comme  des  effets  de  la  surprise  de  gens  qui  devaient  en  avoir,  ou 
comme  des  paradoxes  faits  par  des  hommes  qui  n'étaient  pas  même  en 
état  d'eu  faire.  11  est  prié  de  faiie  attention  que  tout  l'agrément  con- 
sistait dans  le  contraste  éternel  entre  les  choses  réelles  et  la  manière 
singulière ,  naïve  ou  bizarre ,  dont  elles  étaient  aperçues.  Certainement 
la  nature  et  le  dessein  des  Lettres  persanes  sont  si  à  découvert , 
qu'elles  ne  tromperont  jamais  que  ceux  qui  voudront  se  tromper  eux- 
mêmes. 


LETTRES  PERSANES.  133 


INTRODUCTIOÏX. 

Je  ne  fais  [loint  ici  d'épître  dédicatoire,  et  je  ne  deimiide  point  du 
protection  pour  ce  livre  :  on  le  lira,  s'il  est  Ixjn;  et,  s'il  est  mauvais, 
je  ne  me  soucie  pas  qu'on  le  lise  •. 

J'ai  détaché  ces  premières  lettres,  pour  essayer  le  goût  du  public  : 
j'en  ai  un  grand  nombre  d'autres  dans  mon  portefeuille,  que  je  pour- 
rai lui  donner  dans  la  suite. 

Mais  c'est  à  condition  que  je  ne  serai  pas  connu  :  car,  si  l'on  vient 
à  savoir  mon  nom ,  dès  ce  moment  je  me  tais.  Je  connais  une  femme 
qui  marche  assez  bien ,  mais  qui  boite  dès  qu'on  la  regarde.  C'estassez 
des  défauts  de  l'ouvrage,  sans  que  je  présente  encore  a  la  critique 
ceux  de  ma  personne.  Si  l'on  savait  qui  je  suis,  ou  dirait  :  Son  livre 
jureavecson  caractère;  il  devrait  employer  son  tempsà  quelque  chose 
de  mieux,  cela  n'est  pas  digne  d'un  homme  grave.  Les  critiques  ne 
manquent  jamais  ces  sortes  de  réflexions,  parce  qu'on  les  peut  faire 
wns  essayer  beaucoup  son  esprit. 

(Lgs  Persans  qui  écrivent  ici  étaient  logés  avec  moi  ;  nous  passion* 
notre  vie  ensemble.  Comme  ils  me  regardaient  comme  un  homme 
d'un  autre  monde ,  ils  ne  me  cachaient  rien.  Eu  efl'et ,  des  gens  trans- 
plantés de  si  loin  ne  pouvaient  plus  avoir  de  secrets.  Us  me  communi- 
quaient la  plupart  de  leurs  lettres  ;  je  les  copiai.  J'en  surpris  même 
quelques-unes  dont  ils  se  seraient  bien  gardés  de  me  faire  confidence , 
tant  elles  étaient  mortifiantes  pour  la  vanité  et  la  jalousie  persane. 

Je  ne  fais  donc  que  l'office  de  traducteur  :  toute  ma  peine  a  été  de 

'  Ce  livre ,  toujours  piquant ,  par  la  variété  des  tons ,  pour  le  lecteur  qui  clier- 
clie  l'aniuseiucnt ,  attache  souvent,  par  l'importance  des  objets ,  le  lecteur  qui 
veut  s'instruire.  Déjà  l'auteur  s'essaye  aux  matières  de  politique  et  de  législation , 
et  plusieurs  de  ces  lettres  sont  de  petits  traités  sur  la  population ,  le  commerce , 
les  loLs  criminelles  ,  le  droit  public  :  on  voit  qu'il  jette  en  avant  des  iûées  qu'il 
doit  développer  ailleurs,  et  qui  sont  comme  les  pierres  d'attente  d'un  cdilice. 
l.a  familiarité  épistolaire  met  naturellement  enjeu  son  talent  pour  la  plaisan- 
terie, qu'il  maniait  aussi  bien  que  le  raisonnement.  L'ironie  est  dans  ses  mains 
une  arme  qu'il  fait  servir  à  tout,  méine  contre  l'inqu'usilion;  et  alors  elle  est 
asscr  amère  pour  tenir  lieu  d'indignation.  Il  peint  à  grands  traits  les  mœurs 
serviles  des  Etats  despotiques,  et  cette  jaloasie  particulière  aux  harems  d'Orient, 
toujours  humiliante  et  forceûée ,  soit  dans  le  maître ,  qui  veut  être  aimé  comme 
on  veut  être  obéi  ;  soit  dans  les  femmes  esclaves ,  qui  se  disputent  un  homme , 
et  non  pas  un  amant.  11  sait  intéresser  et  toucher  dans  l'histoire  des  Troglo- 
dytes, et  cet  intérêt  n'est  pas  celui  d'aventures  romanesques  ;  c'en  est  un  plus 
rare,  plus  original ,  et  plus  difficile  à  produire,  celui  qui  nait  de  la  peinture  des 
vertus  sociales  mises  en  action,  et  nous  en  fait  sentir  le  charme  et  le  bcsuiu. 
CL.  II.) 


2iO  LKÏIRES  PERSANES. 

mettre  l'ouvrage  à  nos  maui-s.  J'ai  soulagé  lo  lecteur  du  langage  asia- 
tique autant  que  je  l'ai  pu ,  et  l'ai  sauvé  d'uue  infinit^  d'expressions 
sublimes  qui  l'auraient  ennuyé  jusque  dans  les  nues,  j 

Mais  ce  n'est  pas  tout  ce  que  j'ai  fait  pour  lui.  J'ai  retranché  les 
longs  compliments,  dont  les  Orientaux  ne  sont  pas  moins  prodigues 
•pie  nous;  et  j'ai  passé  un  nombre  infini  de  ces  minuties  qui  ont  tant 
lit;  |)einc  à  soutenir  le  grand  jour,  et  qui  doivent  toujours  mourir  entre 
deux  amis. 

Si  la  plupart  de  ceux  qui  nous  ont  donné  des  recueils  de  lettres 
avaient  fait  de  môme,  ils  auraient  vu  leur  ouvrage  s'évanouir. 

Il  y  a  une  cliose  qui  m'a  souvent  étonné  :  c'est  de  voir  ces  Persans 
quelquefois  aussi  instruits  que  moi-même  des  mœurs  et  des  manières 
.le  la  nation ,  jusqu'à  en  connaître  les  plus  lines  circonstances,  et  à 
rcinaïquer  des  choses  cpii,  je  suis  sûr,  ont  échappé  à  bien  des  Alle- 
mands qui  ont  voyagé  en  France.  J'attribue  cela  au  long  séjour  qu'ils 
y  ont  fait  :  sans  compter  qu'il  est  plus  facile  à  un  Asiatique  de  s'ins- 
truiix;  des  mœurs  des  l-^ançais  dans  un  an ,  qu'il  ne  l'est  à  un  Français 
de  s'instruire  des  mœurs  des  Asiatiques  dans  quatre;  parce  que  les 
uns  se  livrent  autant  que  les  autres  se  conununiquent  peu. 

L'usage  a  permis  à  tout  traducteur,  et  même  au  plus  barbare  com- 
mentateur, d'orner  la  tête  de  sa  version  ou  de  sa  glose  du  panégyrique 
de  l'original ,  et  d'en  relever  l'utilité,  le  mérite  et  l'excellence.  Je  ne 
l'ai  point  fait  :  on  en  devinera  facilement  les  raisons.  Une  des  meilleu- 
res est  que  ce  serait  une  chose  très-emiuyeuse,  placée  dans  un  lieu 
déjà  très-ennuyeux  de  lui-même,  je  veux  dire  une  préface. 


LETTRE  I. 

USBEK  A  S01V  AMI  RUSTAN. 

A  Ispah^n.  f^'-""^'"'^-) 

Nous  u' avons  s^oSme  qu'un  jour  à  Com.  Lorsque  nous 
eûmes l^iitnos  dévotions  sifr  le  ton^5gau  de  la  vîe^  ■  qui  a 
mis  au  monde  douze  prophètes,  nous^nous  remîmes  en'cîre-^'^ 
min,  et  hier,  vingt-cinquième  jour  ^^otre  départ  d'Ispahaii, 
nous  arrivâmes  à  Tauris.-  '^a^-i^  ^ 
Rica  et  moi  sommes  peut-être  les  premiers  parmi  les  Per- 
'  Katimr,  lille  de  Mahomet. 


I 


LETTRIiS  PERS.^'tS.  241 

sans  que  l'envîe  de  savoir  ait  fait  sortir  de  leur  pays ,  et  qui     '' 
aient  renonce  aux  douccuf/aune  vie  tranquille   pour  aller 
chercher  lahorieiisement  jn  sagesse.    ^*^ 

Nous  sonïmes  nés  da^^n  royaume  florissant  ;  mais  nous 
n'avons  pas  cru  que  ses  ocra^Tusscnl  celles  de  nosconnais- 
sances^  et  qtï^itfmière  orientale  dutlëuiénmîs^lairfipr^ 

Mande-hîoi  ce  que  l'on  dit  de  notre  voyage  ;  ne  me^flartte"    ^  "^ 
point  :  je  ne  compte  pas  sur  un  grand  nombre  d^a^rSna^ 
teurs.  Adresse  ta  lettre  à  Erzeron,où  je  séjournerai/quel- 
que temps.  Adieu,  mon  cher  Rustan.  Sois  assuré  qu'en  quel- 
que lieu  du  monde  où  je  sois,  tu  as  un  ami  fidèle. 

De  Tauris,  le  15  de  la  lune  de  Saphar  ' ,  1711. 

II.  USBEK  AU  PREMIER  EUNUQUE  NOlR. 

A  son  sérail  d'Ispahan. 

Tu  es  lpgardieii_fîiic]£_des  plus  belles  femmes  de  Perse  ; 
je  t'ai  conîïecé  que  j'avais  dans  le  monde  de  plus  cher  :  tu 
tiens  en  tes  mains  les  clefs  de  ces  portes  fajtales  qui  ne  s'ou-  ^^.j:i^ 
vrent  que  pour  moi.  Tanoîtque  tu  veilles  surœ^épot  pré- 
cieuxj^enion  cceiii^ii  se  repose,  et  joîSF'd'une'secmite  entière? 
Tu  ftisla  ^aroe  dans  le  silence  de  la  nuit  comimdans  le  tu- 
multe du  jmir.  Tes  soins  infatigables  soutieSnenFla  vertu 
lorsqu'elle  «îanmTe.  Si  les  femmes  que  tu  gardes  voulaient 

'  Les  Persans  comptent  le  temps  par  années  lunaires ,  qu'ils  divisent 
en  douze  lunes  ou  mois,  savoir  :  —  1°  Maliarram,  mois  sacré,  ])endant 
lequel  ils  s'abstiennent  de  toute  hostilité  pour  vaquer  aux  travaux  de  l'a- 
griculture et  aux  soins  du  bétail  ;  —  2°  Saphar,  mois  de  guerre  ;  —  3°  Re- 
hiab  premier,  et  4»  Rehiab  second,  mois  où  la  campagne  reverdit  ;  —  5" 
Gemmadi  premier,  et  6"  Gemmadi  second,  mois  de  la  gelée;  —  7"  Regeb, 
mois  de  jeune  ;  —  8°  Chahban ,  mois  de  la  dispersion  ;  c'est  à  cette  épo- 
que que  les  Aralies  se  séparent  pour  aller  chercher  les  pâturages; —  9" 
Rhamazan ,  mois  bénit  :  c'est  un  temps  de  jeune  et  de  continence  pour 
tous  les  mahométans  ;  —  lO'  Chalval ,  mois  de  l'accouplement  des  cha- 
meaux; —  ri«  Zilcadé,  second  mois  sacré;  —  12"  enlin  Zilhagé,  mois 
du  départ  pour  le  pèlerinage. 

Ils  divisent  encore  l'année  en  quatre  saisons,  dans  l'ordre  suivant  : 
lété,  le  premier  printemps,  l'hiver,  et  le  second  printemps.  (P.) 

21 


'i42  LKITIŒS  PERSANKS. 

yv!—-  Avi~-<->/    bUl^X^  .M^-^  Lr-^ 
sortir  dj^'  leurtK'voic^tM  h-iir  en  forais  perdre  respéraucc  Tu 

L'sje  ne^jHZxkil^lJiLiiQl^încxIe  ki  (iilélité. 

'fu  leur  conijijan.des  et  Ieu/oî)éis^'u  exécutes  aveuiçlément 
toutes  leurs  v'olMiics,  érieurfals^  .exécuter  oeiuêiue  les  lois 
du  serai!  ;  tu  trouves,  de  la  gloire'a  leur  renïïreles  services 
leSTîlusvïts;  tu  te'soumétsavec  respect  et  avec  crainte  a 
leurs  ordres  légitimes  ;  tu  les  sers  comme  l'esclave  de  leurs 
esclaves.  Mais ,  parlïn^e^uFd'pimipir^,  tu  co'ii'iwx'^'s^^u 
maître  comme  moi-même,  quamTtu  crains  le  relâchement 
des  lois,  de  la  pu(feuPet  deja  modestie. 

Souvien.s-toi  toujours  du  néanrcToù  je  t'ai  fait  sortir,  lors- 
que tu  étais  le  dernier  de  n;es  esclaves  ,  pour  te  mettre  en 
cette  placç  et  te  confierles  délices  denion  cœur  :  tiens-toi  dons   y 
-4ïti 'fft'ofond 'abgj^niem  aunres  al  celles  qui  partaient  mon 
amour;  mais  fais-leur  en'nreme  temps  sentir  leur  extrême  dé- 
i)endance.  Procure-leur  tous  les  plaisirs  qui  peuvent  être  in- 
nocents  ;  trompe  lem-s  inquiétudes  ;  amuse-les  par  la  musique, 
les  danses ,  les  boissons  délicieuses  ;  persuade-leur  de  s'as- 
sembler souvent.  Si  elles  veulent  aller  à  la  campagne,  tu 
peux  les  y  mener  :  i^isw^faireTnïainTiasse  surtousyes' . 
IrniTi^TÏ^S^ui  se  présenterontuevant  elles.  ExmJite-les  à  la^JW^"^ 
prêté  ,  qui  est  l'image  de  la  nette^  de  l'âme  :  parle-leur  quel- 
quefois de  moi.  Je  voudrais  les  revoir  dans  ce  lieu  charmant 
iiu'elle5  embellissent.  Adieu. 

De  Tnuris,  le  18  de  la  lune  de  Sapliar,  I7li. 

III.  Z.ACHI  A  USBER. 

A  Tauris. 

Nous  avons  ordonné  au  chef  des  eunuques  de  nous  mener 
à  la  campagne  -,  il  te  dira  qu'aucun  accident  ne  nous  est  arri- 
vé. Quand  il  fallut  traverser  la  rivière  et  quitter  nos  litières , 
nous  nous  mîmes ,  selon  la  coutume ,  dans  des  boîtes  :  deux 
esclaves  nous  portèrent  sur  leurs  épaules ,  et  nous  échappâ- 
mes à  tous  les  reiîards. 


Coimneni  aurais-je  pu  vivre,  cher  Usl)ek  ,  dans  ton  sérail 
(l'ls|)al)an;  tiaus  ces  lieux  qui,  me  rappelant  sans  cesse  mes 
plaisirs  passés  ,  irritaient  tous  les  jours  mes  désirs  avec  une 
nouvelle  violence  ?  J'errais  d'appartements  en  appartements, 
te  cherchant  toujours  et  ne  te  trouvant  jamais,  mais  reneon- 
tant  partout  un  cruel  souvenir  de  ma  félicité  passée.  Tantôt 
je  me  voyais  en  ce  lieu  où  ,  pour  la  première  fois  de  ma  vie , 
je  te  reçus  dans  mes  bras;  tantôt  dans  celui  où  tu  décidas  cette 
fameuse  querelle  entre  tes  femmes.  Chacune  de  nous  se  pré- 
tendait supérieure  aux  autres  en  beauté.  Nous  nous  présen- 
tâmes devant  toi,  après  avoir  épuisé  tout  ce  que  l'imagination 
peut  fournir  de  parures  et  d'ornements  :  tu  vis  avec  plaisir 
les  miracles  de  notre  art  ;  tu  admiras  jusqu'où  nous  avait  em- 
portées l'ardeur  de  te  plaire.  Mais  tu  lis  bientôt  céder  ces  char- 
mes empruntés  à  des  grâcesplus  naturelles  ;  tu  détruisis  tout 
notre  ouvrage  :  il  fallut  nous  dépouiller  de  ces  ornejjiients 
qui  t'étaient  devenus  incommodes  ;  il  fallut  paraître  à  ta  vite 
dans  la  simplicité  de  la  nature.  Je  comptai  pour  rien  la 
pudeur,  je  ne  pensai  qu'à  ma  gloire.  Heureux  Usbek,  que  de 
charmes  furent  étalés  à  tes  yeux  !  Nous  te  vîmes  longtemps 
errer  d'encbantements  en  enchantements  :  ton  àme  incertaine 
demeura  longtemps  sans  se  fixer,  chaque  gràc3  nouvelle  te 
demandait  un  tribut,  nous  fûmes  en  un  moment  toutes  cou- 
vertes de  tes  baisers  ;  tu  portas  tes  curieux  regards  dans  les 
lieux  les  plus  secrets  ;  tu  nous  ûs  passer  en  un  instant  dans 
mille  situations  différentes  ;  toujours  de  nouveaux  connnan- 
dements ,  et  une  obéissance  toujours  nouvelle.  Je  te  l'avoue, 
Usbek,  une  passion  encore  plus  vive  que  l'ambition  me  lit 
souhaiter  de  te  plaire.  Je  me  vis  insensiblement  devenir  la 
maîtresse  de  ton  cœur  ;  tu  me  pris ,  tu  me  quittas ,  tu  re- 
vins à  moi,  et  je  sus  te  retenir  :  le  triomphe  fut  tout  pour 
moi,  et  le  désespoir  pour  mes  rivales.  11  nous  sembla  que  nous 
fussions  seuls  dans  le  monde  :  tout  ce  qui  nous  entourait  ne 
fut  plus  digue  de  nous  occuper.  Plût  au  ciel  que  mes  rivales 
eussent  eu  le  courage  de  rester  témoins  de  toutes  les  marques 


2*4  LliTïRtS  PERSANES. 

d'aiiiour  queje  reçus  de  toi!  Si  elles  avaient  bien  vu  mes  trans- 
ports, elles  auraient  senti  la  différence  qu'il  y  a  de  mon 
amour  au  leur  ;  elles  auraient  vu  que  ,  si  elles  pouvaient  dis- 
puter avec  moi  de  charmes,  elles  ne  pouvaient  pas  disputer  de 
sensibilité...  Mais  où  suis-je?  Où  m'emmène  ce  vain  récit? 
C'est  un  malheur  de  n'être  point  aimée  ;  mais  c'est  un  affront 
de  ne  l'être  plus.  Tu  nous  quittes,  Usbek,  pour  aller  errer  dans 
des  climats  barbares.  Quoi  !  tu  comptes  pour  rien  l'avantage 
d'être  aimé  !  Hélas  !  tu  ne  sais  pas  même  ce  que  tu  perds  ! 
Je  pousse  des  soupirs  qui  ne  sont  point  entendus  ;  mes  larmes 
coulent,  et  tu  n'eu  jouis  pas!  il  semble  que  l'amour  respire 
dans  le  sérail,  et  ton  insensibilité  t'en  éloigne  sans  cesse  !  Ah  ! 
mon  cher  Usbek ,  si  tu  savais  être  heureux  ! 

Du  sérail  de  Fatmé ,  le  21  de  la  lune  de  Maharram ,  171 1 . 

IV  A, 

IV,  ZÉPHIS  A  USBEK. 

A  Erzeron.  , 

EnQn  ce  monstre  noir  a  résolu  de  me  désespérer.  Il  veut 
à  toute  force  nfoteînrlon  esclave  Zélide ,  Zélide  qui  me  sert 
avec  tant  d'affection,  et  dont  les  adroites  mains  portent  partout 
les  ornements  et  les  grâces.  Il  ne  lui  sufQt  pas  que  cette  sépa- 
ration soit  douloureuse ,  il  veut  encore  qu'elle  soit  déshono- 
rante. Le  traître  veut  regarder  comme  criminels  les  motifs  de 
ma  confiance  ;  et  parce  qu'il  s'ennuie  derrière  la  porte,  où  je 
le  renvoie  toujours ,  il  ose  supposer  qu'il  a  entendu  ou  vu  des 
choses  que  je  ne  sais  pas  même  imaginer  '.  Je  suis  bien 
malheureuse  !  ma  retraite  ni  ma  vertu  ne  sauraient  me  mettre 
à  l'abri  de  ses  soupçons  extravagants  :  un  vil  esclave  vient 
m'attaquer  jusque  dans  ton  cœur,  et  il  faut  que  je  m'y  dé- 
fende! Non,  j'ai  trop  de  respect  pour  moi-mêuie  pour  des- 

•  Ces  plaintes  laissent  entrevoir  que  Zéphis  lâche  de  se  dédommager 
avec  Ziilidedes  plaisirs  dentelle  est  privée  par  l'absence  d'Usljek  :  c'est 
ainsi  que  les  vices  de  l'organisation  sociale  corrompent  toujours  les  in- 
dividus, (p.) 


LIiTTRES  PERSANES.  2i5 

cendre  jusqu'à  des  justifications  :  je  ue  veux  d'autre  garaut  de 
uia  conduite  que  toi-méine  ,  que  ton  amour,  que  le  mien  ,  et, 
s'il  faut  te  le  dire,  cher  Usbek,  que  mes  larmes. 

Du  sérail  de  Fatmé ,  le  29  de  la  lune  de  Maharram  ,  1 7 1 1 . 


V.  RUSTAN  A  USBEK. 
  ErzeroD. 

Tu  esle_sujet  de^tou^es  les  co^ersations  dlIspahaD  :  on  ne      ,    , 
parle  ^Setie  ton  départ.  Les  unes  l'attribuenta  ûnel^w-ete       u>u, 
d'esprïtTîëTautrësà  quelque  cnagnoT:  tes  amis  seuls  te  dé- 
fendant ,  et  ils  ne  ^è^tMfâu  pefsonÏÏe:  On  ne  peut  compren- 
dre quefu  puisses  quitter  tes  femmes ,  tes  parents ,  tes  amis , 
ta  patrie  ,  pour  aller  dans  des  climatS^inconSïïs  aux  Persans. 
La  mère  de  Rica  est  inconsolable  ;  elle  te  demande  son  Gis, 
que  tu  lui  as  ,  dit-elle  ,*l!ntève?TPour  moi ,  mon  cher  Usbek  , 
je  me  sens  naturellement  porté  à  approuver  tout  ce  que  tu 
fais  :  maisjefie^îii'amepârâonnerîoiï'afeence;  et,  qôétqite^- 
raisfj|piS  cjtfelu  m'en  puî^s  donner,  mon  cœur  ne  les  goûtera 
jan^ais.  jê^dieu.  Aime-moi  toujours.  ^^.^^^  >-^v^  — A-* /i 

^  -■  5»Ispahan ,  le  28'(ie  la  lune  de  RebiaJj  l ,  1711. 


M.  USBEK  A  SON  AMI  INESSIR.         /n/Z'^^o^ 

Alspahap,--^^^^'^--^Vjrhf'^*^ 
A  une  journée  d'Erivaff^us  quittâmes  la  Perse  pour  entrer 
(^s  les  terres  de  robeissance^afesTufcfeViîSuze  jours  après 
u^  arrivâmes  à  Erzeron ,  oîi  nous  séjournerons  trois  ou 
qufatre  mois. 

Il  faut  que  je  te  l'avoue ,  Nessir  ;  j'ai  senti  une  douleur  se_- 
crète  quand  j'ai  perdu  la  Perse  de  vue ,  et  ^ue  je  mj  suis 
trouvé  au  milieu  des  perfldes  Osmanlins.  A  niéséife'lpéj  en- 
trais dans  les  pays  de  ces  proJtflres',  il  noe  semblait  que  je  de- 
venais profane  moi-même. 


'2»6  LETTRES  PERSANES. 

Ma  patii(\  ma  famille,  mes  amis  ,  se  sont  présentés  à  mon 
esprit;  ma  tendresse  s'est  ^^}}^-,^une^cem\m'  inqniéliidc 
a  achevé  de  me  troubler,  et  m'a  fait  counaÏÏn?que,  pour  mon 
repos,  j'avais  trop  entrepris. 

Mais  ce  qui  afilige  le  plus  mon  cœur,  ce  sont  mes  fennnes. 
.lejie  puis  penser  à  elles  que  je  ne  sois  dévoré  de  chagrin. 
^C£^'est  pas ,  Nessir,  que  je  les  aime  :  je  me  trouve  à  ci-t 
égard  dans  une  insensibilité  qui  ne  me  laisse  point  de  désirs. 
Dans  le  nombreux  sérail  où  j'ai  vécu,  j'ai  prévenu  l'amour, 
et  l'ai  détruit  par  lui-même  :  mais,  de  ma  froideur  mime,  il 
sortimo-j^flusieseerçtcqui  me  dévore.  Je  vois  une  troujjc  de 
femmes  laissées  presque  à  elles-mêmes;  je  n'ai  que  des  funes 
làcMu^qûiTin'èftîé'éj^^  peine  à  êtreen  sûreté  .si 

mes  escl^es  étaient  fidèles  :  que  serait-ce'^'ils  n^  le  sont 
l)as  ?  Quelles  tristes  nouvelles  peuvent  m'en  venir,  dans  les 
pays  éloignés  que  je  vais  parcourir!  C'est  un  jïîaloYrmes 
amis  ne  peuvent  porter  de  remède  ;  c'est  unjMijdont  ils 
doivent  ignorer  les  tristes  secrets:  etqti'y  nourraiom^^iiiv" 
-Tami^^e  pas  mille  fois  mieux  une  dBscHircnnpunltéqu'uaej 
co/rertioneciatan'teTÎe  dépose  en  ton  cœur  tous  mes  cha^. 
mon  cher  Nessir  :  c'est4arsptitécousolation  qui  nre^te 
l'état 'OÙ  jer-suis. 

D'Er/.i'roii ,  le  10  de  la  lune  deRebial) 


VII.  FATME  A  USBEK. 

A  Erzeron. 

U  y  a  deux  mois  que  tu  es  parti ,  mon  cher  Usbek  ;  et,  d.llBJ) 
ranatteïuent  où  je  suis ,  je  ne  puis  pas  me  le  persuader  encoiici 
.Te^t'oùTslouTle  sérail  coinme'2î,Air)' étais;  je  ne  sui.s  iioint 
désabusée.  Que  veax-tuque  devienne  une  femme  qui  taiim- , 
(|ui  était  accoutumée  à  le  tenir  dans  ses  bras ,  qui  n'était  occu- 
pée que  du  soin  de  te  donner  des  preuves  de  sa  tendresse ,  li- 
bre par  l'avantagp  de  sa  naissance,  esclave  par  la  violence  de 
ion  amour? 


LETTRliS  PERSAMiS.  2 ',7 

Quand  je  t'épousai,  aies  yeux  iravaient  point  eucore  vu  le 
visage  d'un  homme  :  tu  es  le  seul  encore  dont  la  vue  m'ait  été 
l)ermise  •  ;  car  je  ne  compte  point  au  rang  des  hommes  ces 
eunuques  affreux  dont  la  moindre  imperfection  est  de  n'être 
point  hommes.  Quand  je  compare  la  beauté  de  ton  visage  avec 
la  difformité  du  leur,  je  ne  puis  m 'empêcher  de  m'estimer 
heureuse.  Mon  imagination  ne  me  fournit  point  d'idée  plus 
ravissante  que  les  charmes  enchanteurs  de  ta  personne.  Je  te 
le  jure,  Usbek ,  quand  il  me  serait  permis  de  sortir  de  ce  lieu 
où  je  suis  enfermée  par  la  nécessité  de  ma  condition  ;  quand 
je  pourrais  me  dérober  à  la  garde  qui  m'environne;  quand  il 
me  serait  permis  de  choisir  parmi  tous  les  hommes  qui  vivent 
dans  cette  capitale  des  nations;  Usbek,  je  te  le  jure,  je  ne 
choisirais  que  toi.  Il  ne  peut  y  avoir  que  toi  dans  le  monde 
qui  mérites  d'être  aimé. 

Ne  pense  pas  que  ton  absence  m'ait  fait  négliger  une  beauté 
(jui  t'est  chère.  Quoique  je  ne  doive  être  vue  de  personne,  et 
que  les  ornements  dont  je  me  pare  soient  inutiles  à  ton  bon- 
heur, je  cherche  cependant  à  m'entretenir  dans  l'habitude  de 
plaire  :  je  ne  me  couche  point  que  je  ne  me  sois  parfumée  des 
essences  les  plus  délicieuses.  Je  me  rappelle  ce  temps  heureux 
où  tu  venais  dans  mes  bras;  un  songe  flatteur  qui  me  séduit 
me  montre  ce  cher  objet  de  mon  amour;  mon  imagination  se 
perd  dans  ses  désirs  ,  comme  elle  se  flatte  dans  ses  espérances. 
Je  pense  quelquefois  que ,  dégoûté  d'un  pénible  voyage ,  tu  vas 
revenir  à  nous  ;  la  nuit  se  passe  dans  des  songes  qui  n'appar- 
tiennent ni  à  la  veille  ni  au  sommeil  :  je  te  cherche  à  mes  cô- 
tés ,  et  il  me  semble  que  tu  me  fuis  ;  enûn  le  feu  qui  me  dévore 
dissipe  lui-même  ces  enchantements,  et  rappelle  mes  es|)rits. 
Je  me  trouve  pour  lors  si  animée.  .  ïu  ne  le  croirais  pas, 
Usbek  ;  il  est  impossible  de  vivre  dans  cet  état  :  le  feu  coule 
dans  mes  veines.  Que  ne  puis-je  t'exprimer  ce  que  je  sens  si 
bien  ?  et  comment  sens-je  si  bien  ce  que  je  ne  puis  t'exprimer  ? 

"  Les  femmes  persanes  sont  beaucoup  plus  étroitement  gardées  que 
les  femmes  turques  et  les  femmes  indiennes. 


248  LETTRES  PERSANES. 

Dans  c«s  moments  ,  Usbek ,  je  donnerais  l'empire  du  monde 
pour  un  seul  de  tes  baisers.  Qu'une  femme  est  malheureuse 
d'avoir  des  désirs  si  violents ,  lorsqu'elle  est  privée  de  celui 
qui  peut  seul  les  satisfaire  ;  que ,  livrée  à  elle-même ,  n'ayant 
rien  qui  puisse  la  distraire,  il  faut  qu'elle  vive  dans  l'habitude 
des  soupirs  et  dans  la  fureur  d'une  passion  irritée  ;  que ,  bien 
loin  d'être  heureuse ,  elle  n'a  pas  même  l'avantage  de  servir 
à  la  félicité  d'un  autre  :  ornement  inutile  d'un  sérail ,  gardée 
pour  l'honneur  et  non  pas  pour  le  bonheur  de  son  époux! 

Vous  êtes  bien  cruels ,  vous  autres  hommes!  Vous  êtes  char- 
més que  nous  ayons  des  désirs  que  nous  ne  puissions  pas  sa- 
tisfaire ;  vous  nous  traitez  comme  si  nous  étions  insensibles , 
et  vous  seriez  bien  fâchés  que  nous  le  fussions  ;  vous  croyez 
que  nos  désirs ,  si  longtemps  mortifiés ,  seront  irrités  à  votre 
vue.  11  y  a  de  la  peine  à  se  faire  aimer  ;  il  est  plus  court  d'obte- 
nir de  notre  tempérament  ce  que  vous  n'osez  espérer  de  vo- 
tre mérite. 

Adieu ,  mon  cher  Usbek ,  adieu.  Compte  que  je  ne  vis  que 
pour  f  adorer  :  mon  âme  est  toute  pleine  de  toi  ;  et  ton  absence, 
bien  lom  de  te  faire  oublier ,  animerait  mon  amour  s'il  pouvait 
devenir  plus  violent. 

Du  sérail  d'Ispahan,  le  12  de  la  lune  de  Rebiab  l ,  I7il. 


VIII.  USBEK  A  SON  AMI  RUSTAN, 

A.  Ispahaii. 

Ta  lettre  m'a  été  fendue  a  Erzeron,  où  je,  suis.  Je  m  étais 
biMTtroiïte~(^Srmon  départ'^ie^it'clïïljruit^  je  ne*1n  eu  suis 
pmîftmîFen^eine.  Que  veux-tu  que  je  suive ,  la  pWdefî^ae 
mes  ennemis,  ou  la  mienne? 

Je  parus  à  la  cour  dès  ma  plus  tendre  jeunesse  ;  je  puis  le 
(hre ,  mon  cœur  ne  s'y  corrompit  point  :  je  formai  même  un 
srand  dessein,  j'osai  y  être  vertueux.  Des  que  je^coïmus  le 
vice  ,  je  m'en  éloignai  ;  mais  je  m'en  approchai  ensuite  pour 


I 


I 


LETTRES  PERSANES.  249 


le  démasquer.  Je^[)ortaiJa  vérité  jusqu  au  pi^  du  troqe^v 
parlai  un  langage  jusqu'alors  inconnu  ;4e-dicMc&ai.JajGi- 
terifi,  et  j'éÉûimienjiîeme  temps  les  adorateurs  et  l'idole.    /? 

Mais  quand  je  vis  que  ma  sincérité  m  avait  fait  des  ennemis  ;  ^J^^T" 
que  je  m'étais  attiré  la  jalousie  des  ministres  sans  avoir  la  fa-  -<è^ 
veur  du  prince  ;  que ,  dans  une  cour  corrompue,  je  ne  m^'soîï^ 
tenais  pbi«  que  par  une  faible  vertu ,  je  résolus  de  la  quitter. 

; ,  àïone 


t  jU*^ 


affaires,  et  je  me  retirai  dans  une  maison  de  campagne.  Mais 
ce  parti  même  avait  ses  inconvénients  :  je  restais  toujours  ex- 
posé à  la  malice  de  mes  ennemis,  et  je  m'étais  presque  ôté  les 
moyens  de  m'-éngârantlr^Quelques  avis  secrets  me  ûrent  pe^-_       ^ 
ser  à  moi  sérieusement  :Je_  résolus  de  m'e?àler  de-mi'Çâ^ ,  -^'-^^ 
et  ma  retraite  même  de  la  cour  m'en  fournit  un  prétexte  nlau- 
sible.  J'allai  au-roi4. je  lut  ma^âireimfi_que  j'avais  a^  m'ins-^ 
truire  dans  les  sciejices  de  l'Occident;  je  lui  insimmi  gn'H 
pourrait  tirerae^^natitité  de  mes  voyages  :  je  trouvai  grâce 
devant  ses  yeux  ;  je  partis,  et  je  dérobai  une  victime  il  mes  en- 
nemis. /""""^ 

Vo^fT  -  Rustan ,  le  véritable  motif  de  mon  voyage.  Ijaisse 
parler  Ispahan  ;  ne  me  défends  que  devant  ceux  qui  m'aiment. 
Laisse  à  mes  ennemis  leurs  interprétations  malignes  :  je  suis 
trop  heureux  que  ce  soit  le  seul  mal  qu'ils  me  puissent  faire. 

On  parle  de  moi  à  présent  :  peut-être  ne  serai-je  que  trop 
oublié,  et  que  mes  amis...  Non,  Rustan,  je  ne  veux  point  me 
livrer  à  cette  triste  pensée  :  je  ,le^r  serai, toujours  cher;  je 
compte  sur  leur  fidélité  çommesurla  tren^néT^  '" 

D'ErzeroD,  le  20  de  la  lune  de  Gemmadi2, 1711. 


IX.  LE  PREMIER  EUNUQUE  A  IBBI. 

A  Erzeron. 
Tu  suis  ton  ancien  maître  dans  ses  voyages;  tu  parcours 
les  provinces  et  les  royaumes;  les  chagrins  ue  sauraient  faire 


2'0  LETTRES  PERSANES. 

(l'impression  sur  toi  :  cliaque  instant  te  montre  des  clioses 
nouvelles  ;  tout  ce  que  tu  vois  te  récrée,  et  te  fait  passerie  temps 
saus  le  sentir. 

Il  n'en  est  pas  de  même  de  moi,  qui ,  enfermé  dans  une  af- 
freuse prison ,  suis  toujours  environné  des  mêmes  objets  et 
dévoré  des  mêmes  chagrins.  Je  gémis  accablé  sous  le  poids 
«les  soins  et  des  inquiétudes  de  cinquante  années  ;  et,  dans  le 
cours  d'une  louL'ue  vie,  je  ne  puis  pas  dire  avoir  eu  un  jour 
serein  et  un  moment  tranquUle. 

Lorsque  mou  premier  maître  eut  formé  le  cruel  projet  de 
me  confier  ses  femmes,  et  m'eut  obligé,  par  des  séductions 
soutenues  de  mille  menaces ,  de  me  séparer  pour  jamais  de 
moi-même  ,  las  de  servir  dans  les  emplois  les  plus  pénibles  , 
je  comptai  sacrlUer  mes  passions  a  mon  repos  et  à  ma  fortune. 
Alalheureux  que  j'étais  !  mon  esprit  préoccupé  me  faisait  voir 
le  dédommagement  et  non  pas  la  perte  :  j'espérais  que  je  serais 
délivré  des  atteintes  de  l'amour  par  l'impuissance  de  le  satis- 
faire. Hélas!  on  éteignit  en  moi  l'effet  des  passions  sans  en 
éteindre  la  cause;  et ,  bien  loin  d'en  être  soulagé,  je  me  trou- 
vai environné  d'objets  quiles  irritaient  sans  cesse.  .l'entrai  dans 
le  sérail ,  où  tout  m'inspirait  le  regret  de  ce  que  j'avais  perdu  : 
je  me  sentais  animé  à  chaque  instant;  mille  grâces  naturelles 
semblaient  ne  se  découvrira  ma  vue  que  pour  me  désoler; 
[tour  comble  de  malheurs,  j'avais  toujours  devant  les  yeux 
un  honnne  heureux.  Dans  ce  temps  de  trouble ,  je  n'ai  jamais 
conduit  une  femme  dans  le  lit  de  mon  maître,  je  ne  l'ai  jamais 
déshabillée,  que  je  ne  sois  rentré  chez  moila  rage  dans  le  cœur, 
et  un  affreux  désespoir  dans  l'âme. 

Voilà  comme  j'ai  passé  ma  misérable  jeunesse.  Je  n'avais 
de  confident  que  moi-même.  Chargé  d'ennuis  et  de  chagrins, 
il  ine  les  fallait  dévorer  :  et  ces  mêmes  femmes  que  j'étais 
tenté  de  regarder  avec  des  yeux  si  tendres ,  je  ne  les  envisageais 
qu'avec  des  regards  sévères  :  j'étais  perdu  si  elles  u)'avaient 
|)énétrc  ;  quel  avantage  n'en  auraient-elles  pas  pris  ! 

Je  mo  souviens  qu'un  jour  que  je  mettais  une  femme  dans 


LKTinilS   l'inSA.XLS.  25A 

li;  liaiii ,  je  me  sentis  si  trans[)Oité  (jur-  je  perdis  entièrement 
la  raison ,  et  que  j'osai  porter  ma  main  dans  un  lieu  redouta- 
l»le.  Je  crus,  à  la  première  réflexion,  que  ce  jour  était  le  dernier 
de  mes  jours.  Je  fus  pourtant  assez  heureux  pour  échappera 
mille  morts;  mais  la  beauté  que  j'avais  faite  confidente  de  ma 
faiblesse  me  vendit  bien  cher  son  silence  ;  je  perdis  entièrement 
mon  autorité  sur  elle  ,  et  elle  m'a  obliiié  depuis  à  des  condes- 
cendances qui  m'ont  exposé  mille  fois  à  perdre  la  vie. 

Enlin  les  feu.v  de  la  jeunesse  ont  passé;  je  suis  vieux,  et  je 
n>e  trouve ,  à  cet  égard ,  dans  un  état  tranquille  ;  je  regarde 
les  femmes  avec  indifférence,  et  je  leur  rends  bien  tous  leurs 
mépris,  et  tous  les  tourments  qu'elles  m'ont  fait  souffrir.  Je 
me  souviens  toujours  que  j'étais  né  pour  les  commander;  et  il 
me  semble  que  je  redeviens  homme  dans  les  occasions  où  je 
leur  commande  encore.  Je  les  hais  dej)uis  que  je  les  envisage 
de  sang-froid ,  et  que  ma  raison  me  laisse  voir  toutes  leurs  ^  t,  jlw^ 
faiblessps._Ol'"'q"P  jp  les  gar^lejHUjr  iinjuitre^eplakir  de  S    ^^\&^ 
me  faire  obéir  me  donne  une  joie  secrète  ;^quand  je  les  prive    QV 
de  tout ,  il  me  semble  que  c'est  pour  moi ,  et  il  m'en  revient     0/^^ 
toujours  une  satisfaction  indirecte  :  je  me  trouve  dans  le  sérail  x^i 

comme  dans  un  petit  empire  ;  et  mon  ambition ,  la  seule  pas-    A 
sion  qui  me  reste ,  se  satisfait  un  peu.  Je  vois  avec  plaisir  que 


tout  rour^*>«r  moi ,  et  qu'à  tous  lesTnstants  je  suis  nécessaire; 
je  me  charge  volontiers  de  la  haine  de  toutes  ces  femmes ,  qui 
m'affermit  dans  le  poste  où  je  suis.  Aussi  n'ont-elles  pas  af- 
faire à  un  ingrat  :  elles  me  trouvent  au-devant  de  tous  leurs 
plaisirs  les  plus  imiocents,  je  nie  présente  toujours  a  elles 
comme  une  barrière  inébranlable  ;  elles  forment  des  projets ,  et 
je  les  arrête  soudain  ;  je  m'arme  de  refus ,  je  me  hérisse  de 
scrupules;  je  n'ai  jamais  dans  la  bouche  que  les  mots  de  de- 
voir, de  vertu,  de  pudeur,  de  modestie.  Je  les  désespère,  en  leur 
parlant  sans  cesse  de  la  faiblesse  de  leur  sexe ,  et  de  l'autorité 
du  maître  ;  je  me  plains  ensuite  d'être  obligé  à  tant  de  sévérité, 
et  je  semble  vouloir  leur  faire  entendre  que  je  n'ai  d'autre  mo- 
tif que  leur  propre  intérêt,  et  un  grand  attachement  pour  elles. 


2.2  LKTTRES  PERSANES. 

Cenest  pas  qu'à  mon  tour  je  n'aie  un  nombre  infini  de  di'- 
sagréinents ,  et  que  tous  les  jours  ces  femmes  vindicatives  ne 
cherchent  à  renchérir  sur  ceux  que  je  leur  donne.  Elles  oui 
des  revers  terribles.  Il  y  a  entre  nous  comme  un  flux  et  reflux 
d'empire  et  de  soumission  ;  elles  font  toujours  tomber  sur  moi 
les  emplois  les  plus  humiliants  ;  elles  affectent  un  mépris  qui 
n'a  point  d'exemple;  et,  sans  égard  pour  ma  vieillesse,  elles 
me  font  lever,  la  nuit ,  dix  fois  pour  la  moindre  bagatelle  ;  je 
suis  accablé  sans  cesse  d'ordres ,  de  commandements ,  d'em- 
plois, de  caprices;  il  semble  qu'elles  se  relayent  pour  m' exer- 
cer, et  que  leurs  fantaisies  se  succèdent.  Souvent  elles  se  plai- 
sent à  me  faire  reboubler  de  soins;  elles  me  font  faire  défaus- 
ses confidences  :  tantôt  on  vient  me  dire  qu'il  a  paru  un  jeune 
homme  autour  de  ces  murs,  une  autre  fois  qu'on  a  entendu 
du  bruit,  ou  bien  qu'on  doit  rendre  une  lettre  :  tout  ceci  me 
trouble,  et  elles  rient  de  ce  trouble;  elles  sont  charmées  de 
nie  voir  ainsi  me  tourmenter  moi-même.  Une  autre  fois  elles 
m'attachent  derrière  leur  porte,  et  m'y  enchaînent  nuit  et 
jour.  Elles  savent  bien  feindre  des  maladies,  des  défaillances, 
des  frajeurs  :  elles  ne  manquent  point  de  prétexte  pour  me 
mener  au  point  oii  elles  veulent.  Il  faut ,  dans  ces  occasions , 
une  obéissance  aveugle  et  une  complaisance  sans  bornes  :  un 
refus  dans  la  bouche  d'un  homme  comme  moi  serait  une 
chose  inouïe;  et  si  je  balançais  à  leur  obéir,  elles  seraient  en 
droit  de  me  châtier.  J'aimerais  autant  perdre  la  vie ,  mon 
cheribbi,  que  de  descendre  à  cette  humiliation. 

Ce  n'est  pas  tout  :  je  ne  suis  jamais  sûr  d'être  un  instant 
dans  la  faveur  de  mon  maître  ;  j'ai  autant  d'ennemies  dans 
son  coeur,  qui  ne  songent  qu'à  me  perdre  :  elles  ont  des  quarts 
d'iieure  où  je  ne  suis  point  écouté ,  des  quarts  d'heure  où  l'on 
ne  refuse  rien,  des  quarts  d'heure  où  j'ai  toujours  tort.  Je 
mène  dans  le  lit  de  mon  maître  des  femmes  irritées  :  crois-tu 
que  l'on  y  travaille  pour  moi ,  et  que  mon  parti  soit  le  plus 
fort?  J'ai  tout  à  craindre  de  leurs  larmes ,  de  leurs  soupirs , 
de  leurs  embrass"ments,  et  de  leurs   phiisirs  mêmrs  ;   oMcs 


LETTRES  PERSANES.  253 

sont  dans  le  lieu  de  leurs  triomphes  ;  leurs  charmes  me  de- 
nennent  terribles  :  les  services  présents  effacent  dans  un 
moment  tous  mes  services  passés  ;  et  rien  ne  peut  me  ré- 
pondre d'un  maître  qui  n'est  plus  à  lui-même. 

Combien  de  fois  m'est-il  arrivé  de  me  coucher  dans  la  faveur, 
et  de  me  lever  dans  la  disgrâce  !  Le  jour  que  je  fus  fouetté  si 
indignement  autour  du  sérail,  qu'avais-je  fait?  Je  laisse  une 
femme  dans  les  bras  de  mon  maître  :  dèsqu  ellelevitenflammé, 
elle  versa  un  torrent  de  larmes  ;  elle  se  plaignit ,  et  ménagea  si 
bien  ses  plaintes,  qu'elles  augmentaient  à  mesure  de  l'amour 
qu'elle  faisait  naître.  Comment  aurais-je  pu  me  soutenir  dans 
un  moments!  critique  .^  Je  fus  perdu  lorsque  je  m'y  attendais 
le  moins;  je  fus  la  victime  d'une  négociation  amoureuse,  et 
d'un  traité  que  les  soupirs  avaient  fait.  Voilà ,  cher  Ibbi ,  l'état 
cruel  dans  lequel  j'ai  toujours  vécu. 

Que  tu  es  heureux  !  tes  soins  se  bornent  uniquement  à  la 
personne  d'Usbek.  Il  t'est  facile  de  lui  plaire  et  de  te  mainte- 
nir dans  sa  faveur  jusques  au  dernier  de  tes  jours. 

Du  sérail  d'Ispahan ,  le  dernier  de  la  lune  de  Saphar,  I7ll. 

X.  MIRZA  A  SON  AMI  USBEK. 
A  ErzeTon. 

Tu  étais  le  seul  qui  pût  me  dédommager  de  l'absence  de  Rica  ; 
et  il  n'y  avait  que  Rica  qui  pût  me  consoler  de  la  tienne.  Tu 
nous  manques,  Usbek  :  tu  étais  l'âme  de  notre  société.  Qu'il 
faut  de  violence  pour  rompre  les  engagements  que  le  cœur  et 
l'esprit  ont  formés  !  f  ''TT**^ 

Nous  disputons  ici  beaucoup  ;  nos  disputes  roulent  ordinai-  "^ 

rement  sur  la  morale.  Hier  on  mit  en  q^^estioBr^esliom  mes  Q^ 
étaien{Tîeuréu?]pa?'les  plaisirs  et  les  satisfactions  dessM?fou 
par  la  pratique  de  la  vertu^J^tai  amneut  oufolrpque  les 
Jiommes  étaient  nés  pour  être  vertueus^^ue  la  justice  est 
une  qualité  qui  leur  est  aussi  propre  que  l'existence/Expliquc- 
moi ,  je  tm)rie,  ce  que  tu  veux  dire. 


MOSITK.'^Ql'lEL'. 


^<0'Vx,_ 


2Ji  LETTRES  PERSANES. 

J'ai  parlé  à  des  inollaks',  qui  me  désespèrent  avec  leurs 
passages  de  l'Alcorau  :  car  je  ne  leur  parle  pas  comme  vrai 
croyant,  mais  comme  homme,  comme  citoyen,  comme  |)ère 
de  famille.  Adieu. 

D'Ispatian  ,  le  derniiT  de  la  luiu'  de  Sapliar,  17 H. 

^^^.  XI.  USBEK  A  MIRZA. 

A  Ispalian. 

Tu  renonces  a  ta  raison  pour  essayer  la  mienne;  tu  des- 
cends jusqu'à  me  consulter;  tu  me  crois  capable  de  t'instruire. 
Mon  cher  Mirza ,  il  y  a  une  chose  qui  me  flatte  encore  plus 
(]ue  la  bonne  opinion  que  tu  as  conçue  de  moi  :  c'est  ton  ami- 
tié qui  me  la  procure. 

Pour  remplir  ce  que  tu  me  prescris ,  je  n'ai  pas  cru  devoir 
employer  des  raisonnements  fort  abstraits.  Il  y  a  de  certaines 
vérités  qu'il  ne  suflit  pas  de  persuader,  mais  qu'il  faut  encore 
faire  sentir  ;  telles  sont  les  vérités  de  morale.  Peut-être  que 
ce  morceau  d'histoire  te  touchera  plus  qu'une  philosophie 

Il  y  avait  en  Arabie  un  petit  peuple  ,  appelé  Iroglodyte  ^, 

'  Prêtres  maiioinélans ,  dont  la  principale  fonction  est  d'interprélej' 
les  passages  équivoques  ou  obscurs  de  l'Alcoran.  (P.) 

^  Platon  s'occupait  tantôt  à  rêver  l'At'antide,  tantôt  a  préparer  les 
institutions  de  son  impraticable  république;  Tacite,  pour  se  consoler 
<U' \,\  peinture  trop  lidéle  de  Rome,  embellissait  l'histoire  d'une  peu- 
plade sauvage,  et  taisait  sortir  la  sagesse  et  la  vertu  de  ces  forets  qui 
déliaient  encore  la  liberté  :  des  illusions  plus  instructives  et  plus  vrai- 
semblables ont  inspiré  a  Montesquieu  l'épisode  des  Troglodytes,  de  ce 
peuple  si  malheureux  quand  il  est  insociable,  qui  passe  du  crime  à  la 
ruine,, se  renouvelle  par  les  bonnes  mœurs,  et,  trop  tôt  fatigué  de  ne 
devoir  sa  félicité  qu'à  lui-même ,  va  chercher  dans  l'autorité  d'un  maître 
un  joug  moins  pesant  que  la  vertu.  Ces  trois  périodes ,  admirable- 
ment choisies,  présentent  tout  le  tableau  de  l'histoire  du  monde; 
mais  ce  qui  honore  la  sagesse  de  Montesquieu,  ils  renferment,  le  plus 
bel  éloge  de  la  vie  sociale.  (M.  Villemain,  Éloge  de  MonU^squicii.) 

^  Les  anciens  ne  sont  pas  d'acc&rd  sur  le  lieu  (ju'occupaient  les  Tro- 
glixlytes.  Plutarque,  dans  la  vie  de  Marc-Antoine,  dit  qu'il  y  a  eu  en 
Afri(|ue  divers  peuples  île  ce  nom.  Suivant  Pomponius  Melaflib.  I),  ils 
li;d)il;iicnl  rLlIiiopie ,  \  ivaient  dans  les  cavernes  ,  se   nourrissaient    de 


LETTRES  PERSANES.  2.S5 

qui  descemJait  de  ces  anciens  Troglodrtes  qui .  si  nous  en 

croyons  les  liistoriens,  ressemblaient  plus  à  des  bêtes  qu"à 

des  hommes.  Ceux-ci  n'étaient  point  si  contrefaits ,  ils  n'étaient 

point  velus  comme  des  ours,  ils  ne  sifflaient  point,  ils  avaient 

deux  veux  ;  mais  ils  étaient  si  méchants  et  si  féroces ,  qu'il  n' v 

.    '  Aa/' 

avait  parmi  euxaujun  principe  c[équité_^ni  de  justice^ 

Ils  avaient  un  roi  d'une  origina.étrangère,  qui ,  voulant  cor- 
riger la  méchanceté  de  leur  Naturel*",  les  traitait  sévèrement  : 
mais  ils  coiijuî'iTent  contre  lui.  le  tuèrent,  et  exterminèrent 
toute  k  famille  rovale 

Le  coup  étant "taîîTus  s'assemblèrent  pour  choisir  un  gou- 
vernement :  et.  après  bien  des WlscB^ïîîÎQr^  ils  créèrent  des 
magistrats.  Mais  à  peine  les  eurent-ils  élus .  qu'ils  leur  devin- 
rent insupportables  ;  et  ils  les  massacrèrent  encore.  ^^  _ 
.^^  peuple ,  Oi^decThouveatTjo^gVne  consulta  n><s^  que    "*■  *"''^ 


son  nàniTéï^auvageT^fous  les  particuliers  convinrent  qu'ils 
n'obéiraient  pm?^pér§ônne  ;  j[uej;hacutf*j^eîÏÏerai^ 
ment  à  sesjjitéréts ,  sans  con'sïiÏÏer^eux  des  autres. 

Cette  résolution  unanime  flattait  extrêmement  tous  les  parti- 
culiers. Ils  disaient  :  Qu'ai-je  affaire  d'aller  me  tuer  a  travailler 
pour  des  gens  dont  je  ne  me  sd^cié'pbmt  ?  Je  penserai  unique- 
ment àmoi.  Je  nvrai  heureux  :  qïîem'importe  que  1^  autres 
ieifôiem'Me  nie  procurera  tous  mes  besoins  ;  et ,  poSrvii  que 
je  les  aie ,  je  ne  nie  soucie  p'oînt  qiîê'tous  les  auh-es  Troi:loi;lv- 
tes  soient  misérables. 

On  était  dans  le  mois  ou  Ton  ens^HYé^e  les  terres;  chacun 
dit  -.  Je  ne  laTjour^âl  mon  cfi^iîp'q^e'pBur  qîTanie'fîïufnlsse' 
le  blé  mfïflrïF^it'^ur'mê^iôVrHff  îîîte  plus  grande  quantité 
irfeseïciit  inutueT je  ne  prendrai  point  de  la  peine  pour  rien. 

Les  terres  de  ce  petit  royaume  n'étaient  pas  de  même  na- 
ture :  il  y  en  avait  d'arides  et  de  montagneuses ,  et  d'autres  qui, 
dans  un  terrain  bas,  étaient  arrosées  de  plusieurs  ruisseaux. 


cuti 


serpents  et  cfc  viandes  à  demi  crues,  ne  possédaient  ricD,  et  sifflaient 
piutotqu'ils  ne  parlaient  :  Populi  Elliiopiœ,  cavernas  incolentcs  ;  scmi- 
crudis  vescuiilur  carnibiis,  et  nullorinn  opum  domiiii ,  strident  mnyis 
quant  loqiiuntiir.     P  , 


*,J. 


2.V.  LETTRES  PERSANES. 

Cette  auuéela  sécheresse  fut  très-grande  ;  de  lîîàmere  oueles 
terres  qui  étaient  dans  les  lieux^vés  îîian^^^l^aÉsoIunîen^ 
tandis  que  celles  qui  purent  être  arrosées  furent  très-fertiles  • 
ainsi  les  peuples  des  montagnes  périrent  presque  tous  de  faim 
par  la  dureté  des  autres ,  qui  leur  refusèrent  de  partager  la 
récolte.  . 

L'année  d'ensuite  fut  très-pîîÎN'îeuse  :  les  lieux  élevés  se  trou- 

j^  vèrentd'une  fertilité  extraordinaire ,  et  les  terres  basses  furent 
subigiei^S^r^^a  moitié  du  peuple  cria  une  seconde  fois  fa- 
mine; mais  ces  mjgg;flj)les  trouvèrent  des  gens  aussldurs  qu'ils 
l'avaient  été  eux-mêmes. 
Un  des  princi|nhîi/n3brtants  avait  une  femme  fort  belle  ; 

>  son  voisin  en  devint  amoureux ,  et  l'enleva  :  il  s'émut  une 
grande  querelle;  et,  après  bien  des  injures  et  des  coups,  ils 
convinrent  de  s" entremettre  à  la  décision  d'un  Troglodyte  qui, 
petïnafitVjlt^  la  rêpub1iïqùe^in)iîstaft gavait  eu  quelque  crédit, 
lis  allèrent  à  lui ,  et  voulurent  lui  dire  leurs  raisons.  Que 
m'importe,  dit  cet  homme,  que  cette  femme  soit  à  vous,  ou  à 
moi  ?  J'ai  mon  champ  à  labourer;  je  n'irai  peut-être  pas  em- 
ployer mon  temps  à  terminer  vos  différends  et  à  travailler  à 
vos  affaires  ,  tandis  que  je  négligerai,  les  niiennes.  Je  vous 
prie  de  me  laisser  en  repos  ,  et  dejifejiiilDp^ûiiler^plus  de 
ïûs_-cm£relles- Là-dessus  il  les  quitta  ,  et  s'en  alla  travailler 
ses  terres.  Le  ravisseur,  qui  était  le  plus  fort  .jura  qu'il  mour- 
rait plutôt  que  de  rendre  cette  femme;  et  l'autre  ,  pénétré  de 
l'injustice  de  son  voisin  et  de  la  dureté  du  juge ,  s'en  retour- 
nait désespéré ,  lorsqu'il  trouva  dans  son  chemin  une  femme 
j'une  et  belle,  qui  revenait  de  la  fooitam'e.  Il  n'avait  plus  de 
femme,, celle-là  lui  plut;  et  elle  lui  plut  bien'^daN'ama^elors- 
qu'il  appm que* c'était  la  femmedecelui  qu'il  avait  voulu  pren- 
dre pour  juge ,  et  qui  avait  été  si  peu  sensible  à  son  malheur. 
Il  l'enleva,  l'emmena  dans  sa  maison. 

Il  y  avait  un  homme  qui  possédait  un  champ  assez  fertile, 
qu'il  cultivait  avec  grand  soin  :  deux  de  ses  voisins  sM^ifl^rent. 

K    ensemble,  le  chassèrent  de  sa  maison ,  occupèrent  soncham]) , 


LETTRES  PERS.OES.  2j7 

ils  flrent  entre  eux  une  union  pour  se  défendre  contre  tous 
ceux  gai  voudraient  l'ifèuî^eï'feterfecti  veinent  ils  s^'^soufîk^' 
rentpalPla^ndant  plusieurs  mois. 

Mais  un  des  deux ,  ennuyé  de  partager  ce  qu'il  pouvait 
avoir  tout  seul,  tjia  l'autre ,  et  devint  seul  maître  du  champ.  o^j_y_^ 
Son  empire  ne  fut  pas  long  :  deux  autres  Troglodjles  vinrent  /L^^^j^^^j^ 
l'attaquer  ;  il  se  trouva  trop  faible  pour  se  défendre ,  et  il  fut  v 
massacré.  '       jr^  ^^.i 

Un  Troglodyte  presque  tout  nu  vit  de  la  laine  qui  était  a 
vendre  :  il  en  demanda  le  prix  ;  le  marchand  dit  en  lui-même  : 
Isaturellement  je  ne  devrais  espérer  de  ma  laine  qu'autant 
d'argent  qu'il  en  faut  pour  acheter  deux  mesures  de  blé  ;  mais 
je  la  vais  vendre  quatre  fois  davantage  ,  aOn  d'avoir  huit  me- 
sures. Il  fallut  en  passer  par  là ,  et  payer  le  prix  demandé. 
Je  suis  bien  aise ,  dit  le  marchand  ;  j'aurai  du  blé  à  présent. 
Que  dites-vous  ?  reprit  l'étranger  :  vous  avez  besoin  de  blé  ? 
J'en  ai  à  vendre  :  il  n'y  a  que  le  prix  qui  vous  étonnera  peut- 
être  ;  car  vous  saurez  que  le  blé  est  extrêmement  cher,  et  que 
la  famine  règne  presque  partout  :  mais  rendez-moi  mon  ar- 
gent, et  je  vous  donnerai  une  mesure  de  blé;  car  je  ne 
veux  pas  m'en  défaire  autrement,  dussiez-vous  crever  de 
faim.  .  n 

Cependant  une  rnmauieo'uelle  ravageait  la  contrée.  Un      '^*'*-' 
médecinhabile  y  arriva  du  pays  voisin ,  et  donna  ses  remèdes 
si  à  propos ,  qu'il  guérit  tous  ceux  qui  se  mirent  dans  ses 
mains.  Quand  la  maladie  eut  cessé ,  il  alla  chez  tous  ceux 
^aïTavait  traitS^êniancTér  son  salaire  ;  mais  il  ne  trouva  que 
des  refus  :  il  retourna  dans  son  pays,  et  il  y  arriva  accablé 
des  fatigues  d'un  si  long  voyage.  Mais  bientôt  après  il  apprit 
que  la  même  maladie  se  faisait  seuUr  de  nouveau ,  et  affligeait 
plus  que  jamais  cette  t^^j^^^let'^ls  allèrent  à  lui  cette 
fois,  et  n'attendirent  pas  qu'il  vînt  chez.  eux.  Allez,  leur  "^ 
dit-il.  hommes  injustes,  vous  avez  dans  l'âme  un  poison    , 
plus  mortel  que  celui  dont  vous  voulez  vous  guérir;  vous  ne  (^/'^^ 
méritez  pas  d'occuper  une  place  sur  la  terre ,  parce  que  vous 


258  LKTinKS  l'KRSVNKS. 

n'avez  point  (riiuinanité,  et  que  les  rc^;lc"?  df  rhinite  vous 
sont  inconnues  :  je  croirais  offenser  les  dieux,  qui  votis 
punissent ,  si  je  m'opposais  à  la  justice  de  leur  colère. 

A  F.iEcroP   le  3(le  la  lune  de  Gemmadi  2,  I7ii. 


/c-y»  XII.  USBER  AU  MÊME. 

A  Ispahan. 
Tu  as  vu,  mon  clier  Mirza  ^comment  les  Trottlodytes  pé- 

rirpnt  pni-  If^ir  njpt-hfmpptp^mpmp^^pt   fiirpnt   les  xlctimes  ilÊ_ 

kyrsprpjn'es  injustices.  De  tant  de  familles,  il  n'en  resta  que 
deux  qui  écliappèrent  aux  malheurs  de  la  nation.  Il  y  avait 
dans  ce  pays  deux  hommes  bien  singuliers  :  ils  avaient  de 
l'humanUé  ;  ils  connaissaient  la  justice  ;  ils  aimaienLia-^^J'- 
tuj  autant  liés  par  la  droiture  de  leur  cœur  que  par  la  cor- 
ruption de  celui  des  autres ,  ils  voyaient  la  désolation  géné- 
rale ,  et  ne  la  ■fêséntaîènt'que  par  la  pitié  :  c'était  le  motit' 
d'une  union  nouvelle.  Ils  travaillaient  avec  une  salliciLude 
çnmmiinp  poi|r  l'intérf*^  ^cnLgi^l"nj  Hs  n'avaient  de  différends 
(]ue  ceux  gutînê^ouoe  et  tendre  amitié  (mhéii  -Jiattre  ;  et 
dans  l'endroit  du  pays  le  plus  écarté,  séparés  de  leurs  com- 
patriotes indignes  de  leur  présence  ,  ils  menaient  une  vie 
heureuse-ettraocjuille  :  la  terre  semblait  produire  d'elle-même , 
cultivée  par  cesaifiiiufiUSÊ&Jliains. 

Ils  aimaient  leurs  femmes,  et  ils  en  étaient  tendrement 
chéris.  Toute  leur  attention  était  d'élever  leurs  enfants  ,àja_ 
lertiK  Ils  leur  représentaient  sans  cesse  les  malheurs  de  leurs 
compatriotes,  et  leur  mettaient  devant  les  yeux  ^Çt^Ç'^P'^y 
si  touchant;  ils  leur  faisaient  surtout  sentir  nueXintÇTÇÎ^^^ 

mU'tlcUfujr.^'^'^frhilve'lFniijniirs  HniSJmiu^t  gninmim  ;    que 

vouloirs'en^parer,  c'est  vouloir  se  perdre;  que  la  vertu  n'est 
jtoint  une  chose  qui  doive  nous  coûter;  qu'il  ne  faut  point 
la  regarder  conune  un  exercice  pénible  ;  et  que  la  justice  pour 
autrui  est  une  cliarité  pour  nous. 


AX, 


l^ 


LlilTRliS  PERSANKS.  i\-!^ 

Us  eurent  bientôt  la  consolation  des  peies  vertueux ,  qui   '--^ 
est  d'avoir  des  enfants  qui  leur  ressejnblent .  Le  jeune  peuple    , 
(|ui  s'^vasous  leurs  yeux  ^accrût  plîr^'heureux mariages  : 
le  nombre  augmenta/1' union  rat  toujours  la  même;  et  la 
vertiL,  bien  loin  de  s'affaiblir  dans  la  multitude,  fut  fortitiée , 
au  contraire,  par  iin plus  grand  nombre  d'exemples. 

Qinpourrait  rfepresijnîeÏMcî  le  bonheur  de  cesTmglodytes? 
Un  peuple  si  juste  devait  être  chéri  des  dieux.  Des  qtfil  oU- 
\rit  les  yeux^iîdfOrciesTOnnaître,  il  apprit  à  les  craindre  ;  et 
/a  reU^fln^vint  j^détf^'^ans  les  moeurs  ce  que  la  nature  y    -J^, 
avait  laissé  de  troimfdé;*^  -  ^  ^^= 

Ils  instituèrentdes  fête?  en  l'honneur  des  dieux.  Les  jeunes  ^  t^ 
(illes,  ornées  de  fleurs,  et  les  jeunes  garçons  ,  le/^cettbraieiiT  ^ 
par  leurs  danses,  et  par  lesTîciêo?3f7rune  musique  chîfm^eire';  ^^^jL 
on  faisait  ensuite  des  fy^fiîîs,  ouTrf'Toîè  ne  régnait  pas  moins    — ** 
que  la,  frugalité.  C'était  dans  ces  assemblées  que  parlait  la 
j)al^£jiâi?ert^est  là  qu'on  apprenait  à  donner  le  cœur  et  à  le  §'*^ 
recevoir  ;  c'est  là  que  la  pudeur  virginale  faisait  en  rougissant  f^''^^ 
un  aveu  surpris ,  mais  bientôt  confirmé  par  le  consentement-?-*^ 
des  pères  ;  et  c'est  là  que  les  tendres  mères  se  plaisaient  à  pré- 
voir de  loin  une  union  douce  et  fidèle. 

On  allait  au_temgle_pour  demander  les  faveurs  des  dieux -; 
ce  n'étajt  çasles  richesses  et  une  onéreuse  abondance ^e  ^.^ 
jTOîfe^  souhaits  étaieut  indignes  des  heureux  Troglodytes  ;  {^^ 


ils  ne  savaient  les  ilesijQ:  que-^pour  J[£u«S-CQiiipatriates.  Ils-/2-'v*- 
n' étaient  au  pied  des  auteK"qlie  pour  demander  la  santé  de  U  ^ 
leurs  pères,  l'union  de  leurs  frères,  la  tendresse  de  leurs  fem- 
mes ,  l'amour  et  l'obéissance  de  leurs  enfants.  Les  filles  y 
venaient  apporter  l^^ndre sacrifice  de  leur  cœur,  et  ne  leur 
demandaient  aautre  grâceqâe  celTe  de  pouvoir  rendre  un 
Troglodyte  heureux. 

Le  soir,  lorsque  les  troupeaux  quittaient  les  prairies,  et 
que  les  bœufs  fatigués  avaient  ramené  la  charrue,  ils  s'assem- 
blaient; et  dans  un  repas  frugal  ils  chantaient  les  injustices    ^> 
des  premiers  Troglodytes  et  leurs  malheurs,  la  vertu  renais* 


2G0  LETTRES  PERSANES 

saute  avec  un  nouveau  peuple  ,  e^^sg  félicité  :  ils  chantaient 
ensuite  les_grandeurs  lies  dieux  ,  leurs  faveurs  toujoursprésen- 
tes  aux  hommes  qui  les  implorent,  et leiir_i^îèr^''mevuable  à 
ceux  qui  ne  les  craignent  pas;  ils  décrivaient  ensuite' les  déli- 
-^Téeè  (^  la  vie  champêtre ,  et  le  boaheur  d'une  condition  toujours 
■ç'afëe^ûë  ^innocence.  Bientôt  ils  s'abandonnaient  à  un 
sommeil  que  les  soins  et  les  chagrins  n'interrompaient/ 
jamais.  ^^^-~^-~  '  ^^ 

La  nature  ne  fournissait  pas  moins  à  leurs  désirs  qu'à  leurs 
besoins.  Dans  ce  pays  heureux,  la  cu^îoïte  était  étrangère  : 
ils  se  faisaient  des  présents  ,  oià  teïûi  .qui  donnait  croyait 
toujours  avoirTaTamàge.'  Le  peuple  troglodyte  se  regardait 
comme  une  seule  famille  :  les  troupeaux  étaient  presque  tou- 
jours confté^s  ;  la  seule  peine  qu'on  s'épargnait  ordinaire- 
ment, c'était  de  les  partager.  ' 

P'Erzeron,  le  6  de  la  lune  de  Gemmadi  2,  l7il. 

^  /  XÏIL  USBER  AU  MÊME.        / 

.Te"ue'"s3rurais  ass^te  parfèr  de  la  .^ertu  des  Troglodytes^ 
Un  d'eux  disait  un  jour  :  Mon  père  doit  demain  labourer  son 
champ  ;  je  me  lèverai  deux  heures  avant  lui ,  et  quand  il  ira 
à  son  champ  ,  il  le  trouvera  tout  labouré. 
Un  autre  disait  en  lui-même  :  11  me  semble  que  ma  sœur  a 
■-*■  du  goût  pour  un  jeune  Troglodyte  de  nos  parents  ;  il  faut 
que  je  parle  à  mon  père  ,  et  que  je  le  détermine  à  faire  ce 

mariage.  rJL^  ~..v.<>i 

On  vint  dire  à  un  autre  que  des  voleurs  avaient  eifleveson 
troupeau  :  J'en  suis  bien  fâché,  dit-il;  car  il  y  avait  unegé- 
''Mifssk  toute  blanche  que  je  voulais  offrir  aux  dieux. 

Ou  entendait  dire  à  un  autre  :  Il  faut  que  j'aille  au  temple 
iU^j  remercier  les  dieux;  car  mon  frère ,  que  mon   père  aime 
tant  et  que  je  chéris  si  fort ,  a  recouvré  la  santé. 

Ou  bien  :  Il  y  a  un  champ  qui  touche  celui  de  mon  père , 
et  ceux  qui  le  cultivent  sont  tous  les  jours  exposés  aux  ardeurs 


LETTRES  PERSANES.  2&1 

du  soleil  ;  il  faut  que  j'aille  y  planter  deux  arbres  ,  afin  que 
ces  pauvres  gens  puissent  aller  quelquefois  se  reposer  sous 
leur  ombre. 

Un  jour  que  plusieurs  Troglodytes  étaient  assemblés ,  un 
vieillard  parla  d'un  jeune  homme  qu'il  soupçonnait  d'avoir 
commis  une  mauvaise  action ,  et  lui  en  fit  des  reproches. 
Nous  ne  croyons  pas  qu'il  ait  commis  ce  crime,  dirent  les 
jeunes  Troglodytes  ;  mais ,  s'il  l'a  fait .  puisse-t-il  mourir  le 
dernier  de  sa  famille  !  LX^-tM 

On  vint  dire  à  un  Troglodyte  que  des  étrangers  avaienTpîliëri^, 
sa  maison ,  et  avaient  tout  emporté.  S'ils  n'étaient  pas  injus-      — 
tes ,  répondit-il ,  je  souhaiterais  que  les  dieux  leur  en  d/fetia'S^ 
sent  un  plus  long  usage  qu'à  moi.     ,  ^-r^ù-x^^] 

Tant  de  prospérités  ne  furent  naâ'regardées  sans  envie  :  les  (S.M2 
peuples  voisins  s'assemblèrenffet .  sous  un  vain  prétexte,  IIsNjcl.j/ 
résolurent  d'enlever  leurs  troupeaux.  ues*que  cette  résolution 
fut  connue ,  les  Troglodytes  envoyèrent  au-devant  d'eux  des 
ambassadeurs  ,  qui  leur  parlèrent  ainsi  : 

«  Que  vous  ont  fait  les  Troglodytes  ?  Ont-ils  enlevé  vos  fem- 
mes ,  dérobé  vos  bestiaux ,  ravagé  vos  campagnes  ?  Non  :  fiflus 
sommes  justes  ,  et  nous  craignons  )fs  (IIphy..  Que  voulez-vous 
donc  de  nous  ?  Voulez-vous  de  la  laine  pour  vous  faire  des 
habits?  voulez-vous  du  lait  de  nos  troupeaux,  ou  des  fruits 
de  nos  terres  ?  Posez  bas  les  armes  ;  venez  au  milieu  de  nous , 
et  nous  vous  donnerons  de  tout  cela.  IMais  uousjtirousTpar  ce 
qu'U  y  a  de  plus  sacré,  que,  si  vous  entrez  dans  nos  terres 
comme  ennemis ,  nous  vous  regarderons  comme  un  peuple 
injuste,  et  que  nous  vous  traiterons  comme  des  bétcs  faroiK^ 
'^'iss.  »  M^c-/- 

Ces  paroles  furent'reiKoyees  avec  mépris  ;  ces  peuples  sau- 
vages  entrèrent  armés  dans  la  terre  des  Troglodytes ,  QLu'ils 
nea-oyaient  défendus qu£  par  Je.ur  innocence. 

Maisîîsetaient  bien  disposés  à  la  défense.  Ils  avaient  mis     y 
leurs  femmes  et  leurs  enfants  au  milieu  d'eux.  Us  furent  éwu-  "f-^ 
nés  de  l'injustice  de  leurs  ennemis ,  et  non  pas  de  leur  nom- 


?62  LETTRES  PERSANES. 

bre.  Une  ardeur  nouvelle  s'élait  emparée  de  leur  cœur  :  l'un 
voulait  mourir  pour  son  père ,  un  autre  pour  sa  femme  et  ses 
enfants,  celui-ci  pour  ses  frères,  celui-là  pour  ses  amis  ,ious 
pour  le  peuple  troglodyte,:  la  place  de  celui  qui  expiraitctait 
d'abord  prise  par  un  autre,  qui,  outre  la  cause  commune, 
av'^t  encore  une  mort  particulière  à  venger. 
.^Tel4at  le  combat  de  l'injustice  et  de  la  vertu.  Ces  peuples 
lacbcsTqûi  ne  cherchaient  que  le ^ïïmîr7^''éureht  pas  ÏÏonte 
gefiSf;  et  ijscedjèrent  à  la  vertu  ji£sJCroglod>1:es ,  même  sans 
en  être  touclïésT/  j.^-*^  ^*^y< 

./^>Cïv-u — L  Ir^j  >^D'Erzeron,  le  9  de  la  lune  de  Gemmadi  2,  I7ii. 

f.<C  '    ^*-  '•       XIV.  USBEK  AU  MÊME. 

Comme  le  peuple  grossissait  tous  les  jours ,  les  Troglodytes 
crurent  qu'il  était  à  propos  de  se  choisir  un  jaii  :  ils  c^vm^ 
rent  qu'il  fallait  défé^éî^  couronne^  celui  qui  était  le  plus 
juste;  et  ils  jetèrent  tous  les  yeux  sur  un  vieillard  venerànle 
par  son  jige  et  par  une  longue  vertu.  Il  n'avait  pas  voulu  se 
tromer  à  cette  assemblée  ;  il  s'était  retiré  dans  sa  maison  ,  le 
cœur  sefred^Tîristesse. 

Lorsqu'on  lui  envoya  des  deputésnour  lui  apprendre  le  choix 
(lu'ou  avait  fait  de  lui  :  A  Enîèu  He  plaise,  dit-il ,  que  je  fasse 
ce  tort  aux  Troglodytes ,  que  l'on  puisse  croire  qu'il  n'y  a  per- 
sonne parmi  eux  de  plus  juste  que  nioi  !  Vous  me  défiwezla  cou- 
ronne, et,  si  vous  le  voulez  absolument,  il  faudra  bien  que 
je  la  prenne;  majs  comptez  que  Je  mourrai  de  douleur  d'avoir 
vu  en  naissnm  lesTroglÔchleslibres^,  et  de  les  voir  aujourd'hui 
n^sujettis.  A  ces  mots,  il  se  mit  a  répandre  un  torrent  de  laruies. 
ÏNIalheureux  jour  !  disait-il  ;  et  pourqubi  ai-je  tantvecu  ?  FuisTP 
s'écria  d'une  voix  sévère  :  Je  vois  bien  ce  que  c'est,  ô  Troglo- 
dytes I  votre  vertu  commence  à  vous  peser,  jjaus  l'état  où  adus 
élcs ,  njiyant  point  de'^iier,  ilimiL-quB  vous-soycz  verlucitN 


malgré  vous;  sans  cel.iAfiMs  iip  sauriez  .sfrÏÏsiiueî' .   et  vous 
lojnhÊriez  dans  le  luaineur  cTé  vos  premiers  père_Si,  Mais  ce 


LKTTRES  PERSANES.  263 

^oui^  vous  parait  trop  dur  :  vous  aimez  mieux  être  sounus  a 
un  priuce,  et  obéir  à  ses  lois,, moins  rigides  quejçosjnçeurs. 
\'ous  savez  qué^p^Ùrlors  vnii?'pniii-rp/^fnT>f(MTf^^^Wre  ^i'"]^ 
tioD ,  acquérir  des  richesses,  et  iat^uiruMis  une  lacTtevolu^^te; 
et  que,  pourvu  que  vous  évitiez  de  tomber  dans  les  grands  cri- 
mes, vous  n'aurez  pas  besoin  delà  vertu.  Il  s'arrêta  un  moment, 
et  ses  larmes  coulèrent  plus  que  jamais.  Et  que  prétendez-vous 
que  je  fasse?  Comment  se  peut-il  que  je  commande  quelque    ^''* 
chose  à  un  Troglodyte  ?  Voulez-vous  qi/jîîasse  une  action  v^ep^  à^ 
tueuse  parce  que  je  la  lui  commande  ,  Lui  qui  la  ferait  tjxu  de     (>-^ 
même  sans  moi ,  et^)a£T3,^^^gchau^^Ta^turg^  Tro- 
glodytes !  je  suis  à  la  fin  de  mes  jours,  mon  sang  e^t-glacé 
dans  mes  veines ,  je  vais  bientôt  revoir  vos  sacrés  aïeux  :  pour- 
quoi voulez-vous  que  je  les  afQige,  et  que  je  sois  obligé  de 
leur  dire  que  je  vous  ai  laissés  sous  un  autre  joug  que  celui 
de  la  vertu .^J  ^-^^^-^^^ 

D'Er/.eroii,  le  lo  de  la  lune  de  Gemmadi  2,17|I. 


XV.  LE  PREMIER  EUNUQUE  A  JARO.N  , 

EUNUQUE   NOIR. 

\  Erzeron. 

Je  prie  le  ciel  qu'il  te  ramène  dans  ces  lieux  ,  et  te  dérol>e 
a  tous  les  dangers. 

Quoique  je  n'aie  guère  jamais  connu  cet  engagement  qu'on 
appelle  amitié,  et  que  je  me  sois  enveloppé  tout  entier  dans 
moi-même,  tu  m'as  cependant  fait  sentir  que  j'avais  encore 
un  cœur  ;  et ,  pendant  que  j'étais  de  bronze  pour  tous  ces  es- 
claves qui  vivaient  sous  mes  lois ,  je  voyais  croître  ton  en- 
fance avec  plaisir. 

Le  temps  vint  où  mon  maître  jeta  sur  toi  les  yeux.  II  s'en 
fallait  bien  que  la  nature  eût  encore  parlé,  lorsque  le  fer  te  sé- 
para de  la  nature.  Je  ne  te  dirai  point  si  je  te  plaignis,  ou  si 
je  sentis  du  plaisir  à  te  voir  élevé  jusqu'à  moi.  J'apaisai  tes 


L 


2fi4  LETTRES  PERSANES. 

pleurs  et  tes  cris.  Je  crus  te  voir  prendre  une  seconde  nais- 
sance ,  et  sortir  d'une  servitude  où  tu  devais  toujours  obéir, 
pour  entrer  dans  une  servitude  où  tu  devais  commander.  Je 
pris  soin  de  ton  éducation.  La  sévérité ,  toujours  insépara- 
ble des  instructions ,  te  fit  longtemps  ignorer  que  tu  m"é- 
/^  tais  cher.  Tu  me  Tétais  pourtant  ;  et  je  te  dirai  que  je  t'ai- 
k    jmais  comme  un  père  aime^ûn_JilSj_si_cfis  noms  de  père  et  de 

Jfils  pouvaient  convenirji  notre  dpsHnift. 
^  Tu  vas  parcourir  les  pays  habités  par  les  chrétiens ,  qui 
n'ont  jamais  cru.  Il  est  impossible  que  tu  n'y  contractes  bien 
des  souillures.  Comment  le  prophète  pourrait-il  te  regarder 
yhx  milieu  de  tant  de  millions  de  ses  ennemis  ?  Je  voudrais 
que  mon  maître  fit  à  son  retour  le  pèlerinage  de  la  Mecque  : 
vous  vous  purifieriez  tous  dans  la  terre  des  anges. 

Do  sérail  rflspahan,  le  iode  la  lune  de  Gemmadi  2,  \l\\. 


A 


XVI.  USBEK  AU  MOLLAH  MÉHÉMET  ALI, 

GARDIEN    DES   TROIS  TOMBEAUX'. 

A  Com. 

Pourquoi  vis-tu  dans  les  tombeaux,  divin  mollah?  Tu  es 
bien  plus  fait  pour  le  séjour  des  étoiles.  Tu  te  caches  sans 
doute  de  peur  d'obscurcir  le  soleil  :  tu  n'as  point  de  taches 
comme  cet  astre  ;  mais ,  comme  lui ,  tu  te  couvres  de  nuages. 

Ta  science  est  un  abîme  plus  profond  que  l'Océan  ;  ton  esprit 
est  plus  perçant  que  Zufagar,  cette  épée  d'Hali ,  qui  avait  deux 
pointes  ;  tu  sais  ce  qui  se  passe  dans  les  neuf  chœurs  des  puis- 
sances célestes;  tu  lis  l'Alcoran  sur  la  poitrine  de  notre  divin 
prophète;  et,  lorsque  tu  trouves  quelque  passage  obscur,  un 
ange ,  par  son  ordre,  déploie  ses  ailes  rapides  ,  et  descend  du 
trône  pour  t'en  révéler  le  secret. 

■  La  ville  de  Com  renferme  les  tombeaux  des  rois  de  Perse.  Parmi 
ces  tombeaux,  ceux  de  Fatime  et  de  deux  autres  personnîiges  de  sa  fa- 
mille sont  l'objet  d'une  vénération  particulière.  (P.) 


LETTRES  PERSANES.  2C5 

Je  pourrais  par  ton  moyen  avoir  avec  les  séraphins  une  in- 
time correspondance  :  car  enfin,  treizième  iman ,  n'es-tu  pas 
le  centre  où  le  ciel  et  la  terre  aboutissent ,  et  le  point  de  coni  - 
munication  entre  l'abîme  et  l'empirée  ? 

Je  suis  au  milieu  d'un  peuple  profane  :  permets  que  je  me 
purifie  avec  toi  ;  souffre  que  je  tourne  mon  visage  vers  les  lieux 
sacrés  que  tu  habites  ;  distingue-moi  des  méchants  ,  comme 
on  distingue ,  au  lever  de  l'aurore ,  le  filet  blanc  d'avec  le  filet 
noir;  aide-moi  de  tes  conseils;  prends  soin  de  mon  âme,  eni- 
vre-la de  l'esprit  des  prophètes  ;  nourris-la  de  la  science  du 
paradis ,  et  permets  que  je  mette  ses  plaies  à  tes  pieds.  Adresse 
tes  lettres  sacrées  à  Erzeron,  où  je  resterai  quelques  mois. 
D'Erzeron,  le  il  de  la  lune  de  Gemmadi  2,   171 1. 


XVII.  USBEK  AU  MÊME. 

.Te  ne  puis ,  divin  mollah ,  calmer  mon  impatience  :  je  ne 
saurais  attendre  ta  sublime  réponse.  J'ai  des  doutes ,  il  faut 
les  fixer  :  je  sens  que  ma  raison  s'égare  ;  ramène-la  dans  le 
droit  chemin;  viens  m'éclairer,  source  de  lumière;  foudroie 
avec  ta  plume  divine  les  difficultés  que  je  vais  te  proposer  ; 
fais-moi  pitié  de  moi-même,  et  rougir  de  la  question  que  je  vais 
faire. 

D'où  vient  que  notre  législateur  nous  prive  de  la  chair  de 
pourceau  ' ,  et  de  toutes  les  viandes  qu'il  appelle  immondes  ? 
D'où  vient  qu'il  nous  défend  de  toucher  im  corps  mort ,  et 
que,  pour  purifier  notre  âme  ,  il  nous  ordonne  de  nous  laver 
sans  cesse  le  corps  ?  Il  me  semble  que  les  choses  ne  sont  eu 
elles-mêmes  ni  pures  ni  impures  :  je  ne  puis  concevoir  aucune 
qualité  inhérente  au  sujet  qui  puisse  les  rendre  telles.  La 

'  On  trouve  la  raison  politique  de  celte  défense  dans  la  vie  de  Mahome!, 
par  M.  de  Boulainvilliers;  la  voici  :  «  Le  cochon  doit  être  très-rare  en 
Arabie ,  où  il  n'y  a  presque  point  de  bois ,  et  presque  rien  de  propre  à  la 
nourriture  de  ces  animaux  :  d'ailleurs  la  salure  des  eaux  et  des  aliments 
rend  le  peuple  très-susceptible  des  maladies  de  la  peau.  »  Voyez  l'As- 
prit  des  Lois,  liv.  XXIV,  ch.  XXV.)  (P.; 

2;i 


26C  LETTRES  PERSANES 

boue  ne  uous  paraît  sale  que  parce  qu'elle  blesse  noire  vie, 
ou  quelque  autre  de  nos  sens;  mais,  en  elle-même,  elle  ne 
l'est  pas  plus  que  l'or  et  les  diamants.  L'idée  de  souillure,  con- 
tractée par  l'attouchement  d'un  cadavre ,  ne  nous  est  venue 
que  d'une  certaine  répugnance  naturelle  que  nous  en  avons. 
Si  les  corps  de  ceux  qui  ne  se  lavent  point  ne  blessaient  ni  l'o- 
dorat ni  la  vue ,  comment  aurait-on  pu  s'imaginer  qu'ils  fus- 
sent impurs  ? 

Les  sens ,  divin  mollah ,  doivent  donc  être  les  seuls  juges 
de  la  pureté  ou  de  l'impureté  des  choses.  ]\Iais ,  comme  les  ob- 
jets n'affectent  point  les  hommes  de  la  même  manière  ;  que 
ce  qui  donne  une  sensation  agréable  aux  uns  en  produit  une 
dégoûtante  chez  les  autres ,  il  suit  que  le  témoignage  des  sens 
ne  peut  servir  ici  de  règle ,  à  moins  qu'on  ne  dise  que  chacun 
peut  à  sa  fantaisie  décider  ce  point ,  et  distinguer,  pour  ce 
qui  le  concerne ,  les  choses  pures  d'avec  celles  qui  ne  le  sont 
pas. 

Mais  cela  même ,  sacré  mollah ,  ne  renverserait-il  pas  les 
distinctions  établies  par  notre  divin  prophète,  et  les  points 
fondamentaux  de  la  loi  qui  a  été  écrite  de  la  main  des  anges? 

D'Erzeron,  le  20  de  la  lune  de  demmadi  2,  171 1. 


XVIIL  MÉHÉMET  ALI,  SERVITEUR  DES  PRO- 
PHÈTES, A  IJSBEK. 

Vous  nous  faites  toujours  des  questions  qu'on  a  faites  mille 
fois  à  notre  saint  prophète.  Que  ne  lisez- vous  les  traditions 
des  docteurs?  que  n'allez-vous  à  cette  source  pure  de  toute 
intelligence?  vous  trouveriez  tous  vos  doutes  résolus. 

Malheureux ,  qui ,  toujours  embarrassés  des  choses  de  la 
lerre ,  n'avez  jamais  regardé  d'un  œil  fixe  celles  du  ciel ,  et  qui 
révérez  la  condition  des  mollahs  sans  oser  ni  l'embrasser  ni 
la  suivre! 

Profanes ,  qui  n'entrez  jamais  dans  les  secrets  de  l'Éternel , 
vos  lumières  ressemblent  aux  ténèbres  de  l'abîme ,  et  les  rai- 


LETTRES  PERSANES.  267 

sounemeuts  de  votre  esprit  sont  comme  la  poussière  que  vos 
pieds  font  élever  lorsque  le  soleil  est  dans  son  midi ,  dans  le 
mois  ardent  de  Chahban. 

Aussi  le  zénith  de  votre  esprit  ne  va  pas  au  nadir  de  celui 
du  moindre  des  imniaums  '.  Votre  vaine  philosophie  est  cet 
pclair  qui  annonce  l'orage  et  l'obscurité  :  vous  êtes  au  milieu 
de  la  tempête ,  et  vous  errez  au  gré  des  vents. 

Il  est  bien  facile  de  répondre  à  votre  difficulté  :  il  ne  faut 
pour  cela  que  vous  raconter  ce  qui  arriva  un  jour  à  notre 
saint  prophète,  lorsque,  tenté  par  les  chrétiens  ,  éprouvé  par 
les  juifs,  il  confondit  également  les  uns  et  les  autres. 

Le  juif  Abdias  Ibesalon  '  lui  demanda  pourquoi  Dieu  avait 
défendu  de  manger  de  la  chair  de  pourceau.  Ce  n'est  pas 
sans  raison ,  reprit  le  prophète  :  c'est  un  animal  immonde  ; 
et  je  vais  vous  en  convaincre.  Il  fit  sur  sa  main,  avec  de  la 
lx»ue,  la  figure  d'un  homme  ;  il  le  jeta  à  terre ,  et  lui  cria  :  Le- 
vez-vous! Sur-le-champ  un  homme  se  leva,  et  dit  :  Je  suis 
Japhet,  fils  de  ^'oé.  Avais-tu  les  cheveux  aussi  blancs  quand 
tu  es  mort.^  lui  dit  le  saint  prophète,  ^"on,  répondit-U  : 
mais ,  quand  tu  m'as  réveillé ,  j'ai  cru  que  le  jour  du  jugement 
était  venu;  et  j'ai  eu  une  si  grande  frayeur,  que  mes  cheveux 
ont  blanchi  tout  à  coup. 

Or  çà ,  raconte-moi,  lui  dit  l'envoyé  de  Dieu ,  toute  l'histoire 
de  l'arche  de  !Noé.  Japhet  obéit,  et  détailla  exactement  tout  ce 
({ui  s'était  passé  les  premiers  mois;  après  quoi  il  parla  ainsi  : 

Nous  mîmes  les  ordures  de  tous  les  animaux  dans  un  côté 
de  l'arche;  ce  qui  la  fit  si  fort  pencher,  que  nous  en  eûmes 
une  peur  mortelle ,  surtout  nos  femmes ,  qui  se  lamentaient 
de  la  belle  manière.  >'otre  père  >'oé  ayant  été  au  conseil  de 
Dieu,  il  lui  commanda  de  prendre  l'éléphant,  de  lui  faire 

'  Ce  mot  est  plus  en  usage  chez  les  Turcs  que  chez  les  Persans.  —  Im- 
maiim  ou  iniam  signifie  vicaire  de  Dieu ,  chi^f  des  peuples.  Réservé  (l'a- 
Iwrd  aux  douze  premiers  successeurs  de  Mahomel,  ce  ti lia?  se  donne 
aujourd'hui  aux  chefs  des  mosquées,  et  aux  gardiens  des  tombeaux  et  au- 
tres lieux  sacrée.  (P.) 

'  Tradiliou  mahométanc. 


268  LETTRES  PERSANES. 

tourner  la  tète  vers  le  côté  qui  penchait.  Ce  grand  animal  lit 
tant  d'ordures ,  qu'il  en  naquit  un  cochon.  Croyez-vous,  Us- 
bek ,  que  depuis  ce  temps-là  nous  nous  eu  soyons  abstenus , 
et  que  nous  l'ayons  regardé  comme  un  animal  immonde.' 

Mais  comme  le  cochon  remuait  tous  les  jours  ces  ordu- 
res ,  il  s'éleva  une  telle  puanteur  dans  l'arche ,  qu'il  ne  put 
lui-même  s'empêcher  d'étemuer  ;  et  il  sortit  de  son  nez  un 
rat ,  qui  allait  rongeant  tout  ce  qui  se  trouvait  devant  lui  : 
ce  qui  devint  si  insupportable  à  Noé,  qu'il  crut  qu'il  était  a 
propos  de  consulter  Dieu  encore.  Il  lui  ordonna  de  donner 
au  lion  un  grand  coup  sur  le  front,  qui  éternua  aussi ,  et  fit 
sortir  de  son  nez  un  chat.  Croyez-vous  que  ces  animau.x 
soient  encore  immondes  ?  Que  vous  en  semble  ? 

Quand  donc  vous  n'apercevez  pas  la  raison  de  l'impureté 
de  certaines  choses ,  c'est  que  vous  en  ignorez  beaucoup  d'au- 
tres ,  et  que  vous  n'avez  pas  la  connaissance  de  ce  qui  s'est 
passé  entre  Dieu,  les  anges  et  les  hommes.  Vous  ne  savez 
pas  l'histoire  de  l'éternité;  vous  n'avez  point  lu  les  livres  qui 
sont  écrits  au  ciel  ;  ce  qui  vous  en  a  été  révélé  n'est  qu'une 
petite  partie  de  la  bibliothèque  divine;  et  ceux  qui ,  comme 
nous ,  en  approchent  de  plus  près ,  tandis  qu'ils  sont  en  cette 
vie,  sont  encore  dans  l'obscurité  et  les  ténèbres.  Adieu.  iMa- 
homet  soit  dans  votre  cœur. 

A  Com  ,  le  dernier  de  la  lune  de  Chabbao ,  171 1. 


XIX.  USBEK  A  S0>^  AMI  RUSTATV. 

A  Ispahan. 

Nous  n'avons  séjourné  que  huit  jours  à  Tocat  :  après  trente- 
cinq  jours  de  marche,  nous  sommes  arrivés  àSmyrne. 

De  Tocat  à  Smyme ,  on  ne  trouve  pas  une  seule  ville  qui 
mérite  qu'on  la  nomme.  J'ai  vu  avec  étonnement  la  faiblesse 
(le  l'empire  des  Osmanlins.  Ce  corps  malade  ne  se  soutient 
pas  par  un  réunie  doux  et  tempéré ,  mais  par  des  remèdes 
violents,  qui  l'épuisent  et  le  minent  sans  cesse. 


I 


LETTRES  PERSA.NES.  3r,0 

Les  pachas,  qui  n'obtiennent  leurs  emplois  qu'à  force  d'ar- 
gent,  entrent  ruinés  dans  les  provinces,  et  les  ravagent 
comme  des  pays  de  conquête.  Une  milice  insolente  n  est  sou- 
mise qu'à  ses  caprices.  Les  places  sont  démantelées,  les  villes 
désertes ,  les  campagnes  désolées ,  la  culture  des  terres  et  le 
commerce  entièrement  abandonnés. 

L'impunité  règne  dans  ce  gouvernement  sévère  :  les  clire- 
tiens  qui  cultivent  les  terres,  les  juifs  qui  lèvent  les  tributs  , 
sont  exposés  à  mille  violences. 

La  propriété  des  terres  est  incertaine ,  et ,  par  conséquent, 
l'ardeur  de  les  faire  valoir  ralentie  :  il  n'y  a  ni  titre,  ni  posses- 
sion ,  qui  vaillent  contre  le  caprice  de  ceux  qui  gouvernent. 

Ces  barbares  ont  tellement  abandonné  les  arts ,  qu'ils  ont 
négligé  jusques  à  l'art  militaire.  Pendant  que  les  nations 
d'Europe  se  raffinent  tous  les  jours,  ils  restent  dans  leur  an- 
cienne ignorance ,  et  ils  ne  s'avisent  de  prendre  leurs  nouvel- 
les inventions  qu'après  qu'elles  s'en  sont  servies  mille  fois 
contre  eux. 

Ils  n'ont  nulle  expérience  sur  la  mer,  nulle  habUeté  dans 
la  manœmTe.  On  dit  qu'une  poignée  de  chrétiens  sortis  d'un 
rocher'  font  suer  tous  les  Ottomans ,  et  fatiguent  leur  empire. 
Incapables  de  faire  le  commerce,  ils  souffrent  presque  avec 
peine  que  les  Européens ,  toujours  laborieux  et  entreprenants , 
viennent  le  faire  :  ils  croient  faire  grâce  à  ces  étrangers  de 
permettre  qu'ils  les  enrichissent. 

Dans  toute  cette  vaste  étendue  de  pays  que  j'ai  traversée, 
je  n'ai  trouvé  que  Sm\Tne  qu'on  puisse  regarder  comme  une 
ville  riche  et  puissante.  Ce  sont  les  Européens  qui  la  ren- 
dent telle ,  et  il  ne  tient  pas  aux  Turcs  qu'elle  ne  ressemble 
à  toutes  les  autres. 

Voilà,  cher  Rustan,  une  juste  idée  de  cet  empire,  qui , 
avant  deux  siècles,  sera  le  théâtre  des  triomphes  de  quelqu(; 
conquérant. 

A  Smyrne,  le  2  de  la  lune  de  Rhamazan ,  171 1. 

'  Ce  sont  apparemment  les  chevaliers  de  Malte. 


270  LETTRES  PERSANES. 

XX.  USBEK  A  ZACIII,  SA  FEMME. 

Au  sérail  d'Ispalian. 

Vous  m'avez  offensé ,  Zachi  ;  et  je  sens  dans  mon  cœur  des 
mouvements  que  vous  devriez  craindre,  si  mou  éloignement 
ne  vous  laissait  le  temps  de  changer  de  conduite ,  et  d'apaiser 
la  violente  jalousie  dont  je  suis  tourmenté. 

.l'apprends  qu'on  vous  a  trouvée  seule  avec  Nadirj_eunuque 
blanc,  qui  payera  de  sa  tête  son  infidélité  et  sa  perfidie.  Com- 
ment vous  êtes-vous  oubliée  jusqu'à  ne  pas  sentir  qu'il  ne  vous 
est  pas  permis  de  recevoir  dans  votre  chambre  un  eunuque 
blanc,  tandis  que  vous  en  avez  de  noirs  destinés  à  vous  ser- 
vir.' Vous  avez  beau  me  dire  que  des  eunuques  ne  sont  pas 
(les  hommes,  et  que  votre  vertu  vous  met  au-dessus  des  pen- 
sées que  pourrait  faire  naître  en  vous  une  resseuiblance  impar- 
faite ;  cela  ne  suffit  ni  pour  vous  ni  pour  moi  :  pour  vous , 
])arce  que  vous  faites  une  chose  que  les  lois  du  sérail  vous 
défendent;  pour  moi,  en  ce  que  vous  m'ôtez  l'honneur,  en 
vous  exposant  à  des  regards;  que  dis-je,  à  des  regards? 
peut-être  aux  entreprises  d'un  perfide  qui  vous  aura  souillée 
par  ses  crimes,  et  plus  encore  par  ses  regrets  et  le  désespoir 
de  son  impuissance. 

Vous  me  direz  peut-être  que  vous  m'avez  été  toujours  fidèle. 
Eh  !  pouviez-vous  ne  l'être  pas  ?  Comment  auriez-vous  trompé 
la  vigilance  des  eunuques  noirs ,  qui  sont  si  surpris  de  la  vie 
(|ue  vous  menez?  Comment  auriez-vous  pu  briser  ces  verrous 
et  ces  portes  qui  vous  tiennent  enfermée?  Vous  vous  vantez 
d'une  vertu  qui  n'est  pas  libre  ;  et  peut-être  que  vos  désirs 
impurs  vous  ont  ôté  mille  fois  le  mérite  et  le  prix  de  celte  fidé- 
lité que  vous  vantez  tant. 

Je  veux  que  vous  n'ayez  pohit  fait  tout  ce  que  j'ai  lieu  de 
soupçonner  ;  que  ce  perfide  n'ait  point  porté  sur  vous  ses  mains 
saci'iléges;  que  vous  ayez  refusé  de  prodiguer  à  sa  vue  les  dé- 
lices de  son  maître;  que,  couverte  de  vos  habits,  vous  ayez 
laissé  cette  faible  barrière  entre  lui  et  vous  ;  que ,  frappé  lui- 
même  d'un  saint  respect,  il  ait  baissé  les  yeux;  que,  manquant 


LEITRES  PERSANES.  271 

à  sa  hardiesse,  il  ait  tremble  sur  les  châtiments  qu'il  se  pré- 
pare :  quand  tout  cela  serait  vrai ,  il  ne  l'est  pas  moins  que 
vous  avez  fait  une  chose  qui  est  contre  votre  devoir.  Et,  si  vous 
l'avez  violé  gratuitement  sans  remplir  vos  inclinations  déré- 
glées, qu'eussiez-vous  fait  pour  les  satisfaire?  Que  feriez-vous 
encore  si  vous  pouviez  sortir  de  ce  lieu  sacré ,  qui  est  pour 
vous  une  dure  prison ,  comme  il  est  pour  vos  compagnes  un 
asile  favorable  contre  les  atteintes  du  vice ,  un  temple  sacré  où 
votre  sexe  perd  sa  faiblesse ,  et  se  trouve  invincible ,  malgré 
tous  les  avantages  de  la  nature  .^  Que  feriez-vous  si ,  laissée  à 
vous-même ,  vous  n'aviez  pour  vous  défendre  que  votre  amour 
pour  moi,  qui  est  si  grièvement  offensé,  et  votre  devoir,  que 
vous  avez  si  indignement  trahi  ?  Que  les  moeurs  du  pays  où 
vous  vivez  sont  saintes ,  qui  vous  arrachent  à  l'attentat  des 
plus  vils  esclaves  !  Vous  devez  me  rendre  sràce  de  la  gène  où  je 
vous  fais  vivre ,  puisque  ce  n  est  que  par  là  que  vous  méritez 
encore  de  vivre. 

Vous  ne  pouvez  souffrir  le  chef  des  eunuques ,  parce  qu'il  a 
toujours  les  yeux  sur  votre  conduite,  et  qu'il  vous  donue  ses 
sages  conseils.  Sa  laideur,  dites-vous ,  est  si  grande  que  vous 
ne  pouvez  le  voir  sans  peine  :  comme  si,  dans  ces  sortes  de 
postes ,  on  mettait  de  plus  beaux  objet.s.  Ce  qui  vous  afflige 
est  de  n'avoir  pas  à  sa  place  l'eunuque  blanc  qui  vous  désho- 
nore. 

Mais  que  vous  a  fait  votre  première  esclave  ?  Elle  vous  a  dit 
que  les  familiarités  que  vous  preniez  avec  la  jeune  Zélide 
étaient  contre  la  bienséance  :  voilà  la  raison  de  votre  haine  ■ . 

Je  devrais  être,  Zachi,  un  juge  sévère;  je  ne  suis  qu'un 
époux  qui  cherche  à  vous  trouver  innocente.  L'amour  que  j'ai 
pour  Pvoxane,  ma  nouvelle  épouse,  m'a  laissé  toute  la  ten- 
dresse que  je  dois  avoir  pour  vous ,  qui  n'êtes  pas  moins  belle. 
Je  partage  mon  amour  entre  vous  deux  ;  et  Roxane  n'a  d'autre 
avantage  que  celui  que  la  vertu  peut  ajouter  à  la  beauté. 

A  Smyrne,  le  12  de  la  lune  de  Zilcadé,  I7if. 

'  Il  nous  semble  que  ces  reproche.s  devraient  s'adressera  Zéphis,  cl 
uon  à  Zachi.  (Voyez  ci-devanl  la  lelticIV.)(P.) 


272  LETTRES  PERSANES. 

XXI.  USBEK  AU  PREMIER  EUNUQUE  BLANC. 

Vous  devez  trembler  à  l'ouverture  de  cette  lettre,  ou  plutôt 
vous  le  deviez  lorsque  vous  souffrîtes  la  perfidie  de  Nadir. 
Vous  qui,  dans  une  vieillesse  froide  et  languissante,  ne  pou- 
vez sans  crime  lever  les  yeux  sur  les  redoutables  objets  de 
mon  amour;  vous  à  qui  il  n'est  jamais  permis  de  mettre  un 
pied  sacrilège  sur  la  porte  du  lieu  terrible  qui  les  dérobe  à 
tous  les  regards ,  vous  souffrez  que  ceux  dont  la  conduite  vous 
est  confiée  aient  fait  ce  que  vous  n'auriez  pas  la  témérité  de 
faire ,  et  vous  n'apercevez  pas  la  foudre  toute  prête  à  tomber 
sur  eux  et  sur  vous  ? 

Et  qui  étes-vous,  que  de  vils  instruments  que  je  puis  bri- 
ser à  ma  fantaisie  ;  qui  n'existez  qu'autant  que  vous  savez 
obéir;  qui  n'êtes  dans  le  monde  que  pour  vivre  sous  mes  lois, 
ou  pour  mourir  dès  que  je  l'ordonne  ;  qui  ne  respirez  qu'autant 
que  mon  bonheur,  mon  amour,  ma  jalousie  même,  ont  be- 
soin de  votre  bassesse  ;  et  enfin  qui  ne  pouvez  avoir  d'autre 
partage  que  la  soumission ,  d'autre  âme  que  mes  volontés , 
d'autre  espérance  que  ma  félicité? 

Je  sais  que  quelques-unes  de  mes  femmes  souffrent  impa- 
tiemment les  lois  austères  du  devoir  ;  que  la  présence  conti- 
nuelle d'un  eunuque  noir  les  ennuie;  qu'elles  sont  fatiguées  de 
ces  objets  affreux ,  qui  leur  sont  donnés  pour  les  ramener  à 
leur  époux  ;  je  le  sais  :  mais  vous  qui  vous  prêtez  à  ce  désordre, 
vous  serez  puni  d'une  manière  à  faire  trembler  tous  ceux  qui 
abusent  de  ma  confiance. 

Je  jure  par  tous  les  prophètes  du  ciel,  et  par  Ilali,  le  plus 
grand  de  tous,  que,  si  vous  vous  écartez  de  votre  devoir,  je 
regarderai  votre  vie  comme  celle  des  insectes  que  je  trouve 
sous  mes  pieds. 

A.  Sinyrne,  le  12  de  la  lune  de  Zilcadé ,  I7ii. 


LETIRES  PERSANES  273 

XXII.  JARON  AU  PREMIER  EUWUQUE. 

A  mesure  qu'Usbek  s'éloigne  du  sérail,  il  tourne  sa  tête  vers 
ses  femmes  sacrées;  il  soupire,  il  verse  des  larmes;  sa  dou- 
leur s'aigrit,  ses  soupçons  se  fortiûent.  Il  veut  augmenter  le 
nombre  de  leurs  gardiens.  Il  va  me  renvoyer,  avec  tous  les 
noirs  qui  l'accompagnent.  Il  ne  craint  plus  pour  lui;  il  craint 
pour  ce  qui  lui  est  mille  fois  plus  cher  que  lui-même. 

Je  vais  donc  vivre  sous  tes  lois,  et  partager  tes  soins. 
Grand  Dieu  I  qu'il  faut  de  choses  pour  rendre  un  seul  homme 
heureux  ! 

La  nature  semblait  avoir  mis  les  femmes  dans  la  dépen- 
dance ,  et  les  en  avoir  retirées  :  le  désordre  naissait  entre  les 
deux  sexes ,  parce  que  leurs  droits  étaient  réciproques.  Nous 
sommes  entrés  dans  le  plan  d'une  nouvelle  harmonie  :  nous 
avons  mis  entre  les  femmes  et  nous  la  haine  ;  et  entre  les  hom- 
mes et  les  femmes,  l'amour. 

Mon  front  va  devenir  sévère.  Je  laisserai  tomber  des  regards 
sombres.  La  joie  fuira  de  mes  lèvres.  Le  dehors  sera  tran- 
quille ,  et  l'esprit  inquiet.  Je  n'attendrai  point  les  rides  de  la 
vieillesse  pour  en  montrer  les  chagrins. 

J'aurais  eu  du  plaisir  à  sui\Te  mon  maître  dans  l'Occident  ; 
mais  ma  volonté  est  son  bien.  Il  veut  que  je  garde  ses  fem- 
mes; je  les  garderai  avec  fidélité.  Je  sais  comment  je  dois  me 
conduire  avec  ce  sexe  qui,  quand  on  ne  lui  permet  pas  d'être 
vain ,  commence  à  devenir  superbe ,  et  qu'il  est  moins  aisé 
d'humilier  que  d'anéantir.  Je  tombe  sous  tes  regards. 

De  Smyrne,  le  12  delà  lune  deZilcadé,  I7il. 

XXIII.  USBEK  A  SON  AMI  IBBEN. 

Nous  sommes  arrivés  à  Livourne  dans  quarante  jours  de 
navigation.  C'est  une  ville  nouvelle;  elle  est  un  témoignage 
du  génie  des  ducs  de  Toscane ,  qui  ont  fait  d'un  village  maré- 
cageux la  ville  d'Italie  la  plus  florissante. 

Les  femmes  y  jouissent  d'une  grande  liberté  :  elles  peuvent 


27  i  LETThES  PERSANES. 

voiries  hommes  à  travers  certaines  feuêtres  qu'on  nomme 
jalousies,  elles  peuvent  sortir  tous  les  jours  avec  quelques  vieil- 
les qui  les  accompagnent  :  elles  n'ont  qu'un  voile  '.  Leurs 
beaux-frères,  leurs  oncles,  leurs  neveux  peuvent  les  voir 
sans  que  le  mari  s'en  formalise  presque  jamais. 

C'est  un  grand  spectacle  pour  un  mahométan  de  voir  pour 
la  première  fois  une  ville  chrétienne.  Je  ne  parle  pas  des 
clioses  qui  frappent  d'abord  tous  les  yeux ,  comme  la  diffé- 
rence des  édiflces  ,  des  habits ,  des  principales  coutumes  :  il 
y  a ,  jusque  dans  les  moindres  bagatelles ,  quelque  chose  de 
singulier  que  je  sens  et  que  je  ne  sais  pas  dire. 

Nous  partirons  demain  pour  Marseille  :  notre  séjour  n'y  sera 
pas  long.  Le  dessein  de  Rica  et  le  mien  est  de  nous  rendre 
incessamment  à  Paris,  qui  est  le  siège  de  l'empire  de  l'Europe. 
Les  voyageurs  cherchent  toujours  les  grandes  villes,  qui  sont 
une  espèce  de  patrie  commune  à  tous  les  étrangers.  Adieu.  Sois 
persuadé  que  je  t'aimerai  toujours. 

A  Livourne,  le  12  de  la  lune  de  Sapbar,  1712. 


XXIV.  RICA  A  IBBEN. 

A  Smyrne. 

\Nous  sommes  a  Pansdepms  unTnois^  ^.^ous  avons  tou- 
jours été  dans  un  mouvement  continueL  II  faut  bienTHes  aî- ''^ 
faires  ayant^qu^on  soit  loge,  qu  on  ait  trouve  les  gens  a  qui 
on  est  adressé ,  et  qu'on  sFsoifpourvu  des  choses  nécessaires, 
qui-'mSnquenl  toutes  a  la  fois. 
*"     Paris  est  aussi  grand  qu'Ispahan  :  les  maison-s  y  sont  si 
liantes ,  qu'on  julféw&ït^qu  elles  ne  sont  habitées  "qu?  par  des 
astrologues.  Tu  jtSg^TKen  qu'une  ville  bâtie  en  l'air,  qui  a 
si;j  ou  sept  maisons"  l^uri^s  ^rîés'aîrhres ,  est  extremeinent 
peuplée^  et  que  ,  quand  tout  le  monde  est  descendu  dans  la 
me-,  il  s'y  fait  uinJeTenîfBaîfaÇ^^^ 
ySsx  ne  le  croirais  pas  peut-être,  depuis  un  mois  que  je  suis 
'  Les  Pcrsanos  en  ont  quatre. 


LETTRES  PERSANES.  275 


-^  ijj^ 


I 


ici,  je  n'y  ai  encore  y»  mr|fpiiar  personne  II  nv  a  jyiint  de 
gens  au  monde  qui  tirent  mieux  parti  de  leur  fnacTîine  que  les  ' 
Français;  ils  courent ,  ils   vojent  :  les  voitures  jentcs  d'A-    o.^ 
sie ,  le  pas  réglé  de  nos  chaujeaux,  les  feraient  tomber  en 
s}'nco^^Pour  moi ,  qui  ne  suis  point  fait  fi  ce  iraiD^"eîTiui  ""  "^ 
vais  soiLvent  à  pied  sans  changer  d'allure ,  j'étoge^elque- 
fois  comg^  un  chrétien  :  car  eneoré'f)a"fseqii'oirfiVéclIiSousse 
(îêp'ùi^lfe  '^^aTiusqu'à  'laftèVe  ;  mais  je  ne  puis  pardonner 
les  coOprés^coîide  que  je  reçois  régulièrement  et  périodique- 
ment. Un  homme  qmvîeS  iîprês  ^oTeTqÏÏrnie  passeTifelalr  "^ 
faire  un  demi-tour;  et  un  autre  qui  me  croise  de  l'autre  côté 
me^emeisoudaig  ou  le^reînîerm'a^ait  pris;  et  je  n'ai  pas 
t'ait  cent  pas,  que  je  suis  plus  brise  qug  si  j'avais  fait  dix  lieues. 

Ne  crois  pas  que  je  puisse,  quant  à  présent ,  te  parler  à 
fond  des  mœurs  et  des  coutumes  européennes  :  je  n'en  ai 
moi-même  qy'une  légère  idée,  et  je  n'ai  eu  à  peine  que  le 
temps^£m^bnner. 

Le^oi^ae  France  '  est  le  plus  puissant  prince  de  l'Europe. 
Il  n'a  point  de  mines  d'or  comme  le  roi  d'Espagne  son  voisin  ; 
mais  il  a  plusoé  richesses  que  lui,  parce  qu'il  les  tire  de  la 
vanité  de  ses  sujets,  plus  inépuisable  que  les  mines.  On  lui 
a  vu  entreprendre  ou  soutennn3e  grandes_guerres ,  n'ayant 
^d'autres  fonds  que  des  ti^igS-Ciloaneur  à  vendre;  et,  par  un 
pro3ïge'de rorgu?îrfiumaiij>«es.  troupes  se  trouvaient  payées, 
ses  places  munies,  et  ses  flottesequipées.  / 

D'ailleurs  ce  roi  est  un  grand  jnagicien  :  il  exerce  son  Im- 
pire sur  l'esprit  même  de  ses  syj£ls  ;  il  les  fait  penser  comme 
il  veut.  S'il  n'a  qu'un  million  déçus  dans  son  trésor,  et  qu'il 
en  ait  besoin  de  deux ,  il  n'a  qu'a  leur  persuader  qu'un  écu  en 
x^ûi^iliBux,  et  ils  le  croient.  S'il  a  une  guerre  difflcile  à  séuî?^'^ 
nir,  et  qu'il  n'ait  point  d'argent ,  il  n'a  qu'à  leur  mettre  dans 
la  tête  qu'un  morceau  de  papier  est  de  l'argent ,  et  ils  en  sont 
aussitôt  convaincus.  Il  va  même  jusqu'à  leur  faire  croire  qu'il 

'  Louis  J^TV_i'3't  ^'ors  sur  le  Irone.  (P.) 


276  LETTRES  PERSANES. 

les  guérit  de  toutes  sortes  de  maux  en  les  touchant,  tant  est 

"grande  la  force  et  la  puissance  qu  il  a  sur  les  esprits. 

/^    Ce  que  je  dis  de  ce  prince  ne  doit  pas  t' étonner  j  ilv  a/Un 

\  autre  magicien  plus  fort  oue  lui,  qui  r?esTpas  moins  maitrfe 

y  (le son  esprit  qu'i^r'estlin-Siême"3ecehS  oes'aiarès.  Ce  ma- 

\     gicien  s'appelle  le  q^  :  tantôt  il  lui  fait  croire  que  trois  ne 

H('(?.'§b'tft 'qu'un;  que  le  pain  qu'on  mange  n'est  pas  du  pain,  ou 

/      que  le  vin  qu'on  boit  n'est  pas  du  vin ,  et  mille  autres  choses 

(      de  cette  espèce  » .  ^..w-rXofe 

Et,  pom-  le  tenir  toujours  etffiaîemeet  ne  point  lui  laisser 
perdre  l'iîaljiîtude  de  croire ,  il  lui  donne  de  temog  en  temps  , 
pour^exercer,'^  certains  articles  de  crd^nc^ll  y  a  deux 
ans  qu'il  lui  envoya  un  grand  écritqu'il  appela  constitutioui, 
et  voiif^  oblîger^âulâe^^^^û^es^^Ses^i  ce  prince  et^ses  su- 
jets de  croire  tout  ce  qui  y  était  contenu.  Il  réussit  à  l'égard 
du  prince ,  qui  se  soumit  aussitôt ,  et  donna  l'exemple  à  ses 
sujets  ;  mais  quelques-uns  d'entre  eux  se  révoltèrent ,  et  di- 
rent qu'ils  ne  voulaient  rien  croire  de  tout  ce  qui  était  dans 
cet  écrit.  Ce  sont  les  femmes  qui  ont  été  lei^m^ïrïcesTIetoute 
cette  révolte  qui  divise  toute  la  cour,  tout  le  royaume  et  tou- 
tes les  familles.  Cette  constitution  leur  défend  de  lire  un  livre 
que  tous  les  chrétiens  disent  avoir  été  apporté  du  ciel  :  c'est 
proprement  leur  Al^OTaÎTLesJemnies ,  indignées  de  l'outrage 
fait  à  leur  sexe,  soulè'veut  tout  contre  la  constitution  :  elles  ont 
mis  les  hommes  de  leur  parti ,  qui,  dans  cette  occasion,  ne 
veulent  point  avoir  de  privilège.  Il  faut  pourtant  avouer  que 
ce  moufti  ne  raisonne  pas  mal  ;  et ,  par  le  grand  Hali ,  il  faut 
qu'il  ait  été  instruit  des  principes  de  notre  sainte  loi  :  car,  puis- 
que les  femmes  sont  d'une  création  inférieure  à  la  nôtre,  et 
que  nos  prophètes  nous  disent  qu'elles  n'entreront  point  dans 
le  paradis,  pourquoi  faut-il  qu'elles  se  fêlent  de  lire  un 

'  Il  faut  qu'un  Turc  \oie,  parle  et  pense  en  Turc  :  c'est  à  quoi  bien 
de.s  gens  ne  font  point  aUeution  en  lisant  les  Lettres  persanes.  {Vlo^y., 
Lettre  à  Vahhé  de  Guasco,  du  i  octobre  I75"2.) 

»  La  bulle  (Jnigenitus,  par  laquelle  Clément  XI  condamne  les  Ré- 
ilexions  morales  du  père  Quesiiel  sur  le  texte  du  Nouveau  Teslanient.  (P.) 


LETTRES  PERSANES.  277 

livre  qui  u^esrîaîtque  pour  apprendre  le  chemin  du^H£îS^'lâL^>^ 

J'ai  OUI  raconter  du  roi  des  ciiosesqui  tiennent  du  prodige, 
et  je  ne  doute  pas  que  tu  ne"uafances  a  les  croire. 

On  dit  que ,  pendant  qu'il  faisait  la  euerre  à  ses  voisins ,  qui      ^ 
S  étaient  touslîgu^contre  lui,  il  avait  dans  son  jûyaume  un   iL,^j^ 
nombre  innombrable  d'ennemis  invisiblesr  qui  l'entouraient  ;  / 
on  ajoute  qu'il  les  a  cherchés  pendant  plus  de  trente  ans ,  et 
que,  malgré  les  soins  infatigables  de  certains  -^^is  qui  ont  sa 
conflance ,  il  n'en  a  pu  trouver  un  seul.  Ils  vivent  avec  lui  : 
ils  sont  à  sa  cour,  dans  sa  capitale,  dans  ses  troupes,  dans 
ses  tribunaux;  et  cependant  on  dit  qu'il  aura  le  chagrin  de 
mourir  sans  les  avoir  trouvés.  On  dirait  qu'ils  existent  en  gé- 
néral ,  et  qu'ils  ne  sont  plus  rien  en  particulier  :  c'est  un  corps  ; 
mais  jffeTîînRs  membres.  Sans  doute  que  le  ciel  veut  punir  c* 
prince  de  n'avoir  pas  été  assez  modéré  envers  les  ennemis  qu'il 
a  vaincus,  puisqinffui  en  donne  d'invisiblesTerdonuegënie 
et  le  destin  sont  atMfë^l^du  sira. 

Je  continuerai  à  t'écrire ,  et  je  t'apprendrai  des  choses  bien 
éloignées  du  caractère  et  du  génie  persan.  C'est  bien  la  même 
térre^i  nous  porte  tous  deux  ;  mais  les  hommes  du  pays  où 
je  vis,  et  ceux  du  pays  où  tu  es ,  sont  des  hommes  bien  dif- 
férents. 

De  Paris ,  le  4  de  la  lune  de  Rebiab  2 ,  I7I2.  • 


XXV.  USBEK  A  IBBEN. 

A  Smyrne. 

J'ai  reçu  une  lettre  de  ton  neveu  Rhédi  :  il  me  mande  qu'il 
quitte  Smyrne,  dans  le  dessein  de  voir  l'Italie  ;  que  Tunique 
but  de  son  voyage  est  de  s'instruire,  et  de  se  rendre  parla  plus 
digue  de  toi.  Je  te  félicite  d'avoir  un  neveu  qui  sera  quelque 
jour  la  consolation  de  ta  vieillesse. 

Rica  t'écrit  une  longue  lettre;  il  m'a  dit  qu'il  te  parlait 
beaucoup  de  ce  pays-ci.  La  vivacité  de  son  esprit   fait  qu'il 


278  LETTRES  PERSANES. 

saisit  tout  avec  promptitude  :  pour  moi ,  qui  pense  plus  len- 
tement, je  ne  suis  pas  en  état  de  te  rien  dire. 

Tu  es  le  sujet  de  nos  conversations  les  plus  tendres  :  nous 
ne  pouvons  assez  parler  du  bon  accueil  que  tu  nous  as  fait  à 
Smvrne,  et  des  services  que  ton  amitié  nous  rend  tous  Us 
jours.  Puisses-tu,  généreux  Ibben ,  trouver  partout  des  amis 
aussi  reconnaissants  et  aussi  fidèles  que  nous  ! 

Puissé-je te  revoir  bientôt,  et  retrouver  avec  toi  ces  jours 
heureux  qui  coulent  si  doucement  entre  deux  amis!  Adieu. 
A  Paris ,  le  4  de  la  lune  de  Rebiab  2 ,  I7I2 


XXVI.  USBEK  A  ROXANE. 

^  Au  sérail  d'Ispahan. 

\  Que  vous  êtes  heureuse ^■Roxane ,  d'être  dans  le  doux  pays 
deTerse ,  et  non  pas  dans  ces  climats  empoisonnés  oii  l'on  ne 
connaît  ni  la  pudeur  ni  la  vertu  LQue  vous  _êtes  heureuse  ! 
Vous  vivez  dans  mon  sérail  comme  dans  le  séjour  de  l'inno- 
cence, inaccessible  aux  attenfats  de  tous  leshumains  ;  vous  vous 
trouvei^vec  joie  dans  "^^^hejK^use  iilfjg^saoce'deTaifflr ; 
jamais  homme  ne  vous  a  souillée  de  ses  regards  lasciis^votre 
beau-père  même,  dans  la  liberté  des  festins,  n'a  jamais  vu 
votre  belle  bouche  :  vous  n'avez  jamais  manqué  de  vous  at- 
tacher un  bandeau  sacré  pour  la  couvrir.  Heureuse  Roxane, 
quand  vous  avez  été  à  la  campagne ,  vous  avez  toujours  eu  des 
eiuimjues  qui  ont  marché  devant  vous ,  pour  donner  la  mort  à 
tous  les  téméraires  qui  n'ont  pas  fui  votre  vue.  Moi-même ,  à 
qui  le  ciel  vous  a  donnée  pour  faire  mon  bonheur,  quelle 
peine  n'ai-je  pas  eue  pour  me  rendre  maître  de  ce  trésor,  que 
vous  défendiez  avec  tant  de  constance!  Quel  chagrin  pour 
moi ,  dans  les  premiers  jours  de  notre  mariage ,  de  ne  pas 
vous  voir  !  Et  quelle  impatience  quand  je  vous  eus  vue  !  Vous 
ne  la  satisfaisiez  pourtant  pas;  vous  Tirritiez,  au  contraire, 
par  les  refus  obstinés  d'une  pud^urjilarmée  .  vous  me  con- 


LETTRES  PERSANES.  27f) 

fondiez  avec  tous  ces  hommes  à  qui  vous  vous  cachez  sans 
cesse.  Vous  souvient-il  de  ce  jour  où  je  vous  perdis  panni 
vos  esclaves,  qui  me  trahirent,  et  vous  déroljerënia  nie?  re^  ^ 
cherches  ?  Vous  souvient-il  de  cet  autre  où ,  voyant  vos  lar- 
mes impuissantes,  vous  employâtes  l'autorité  de  votre  mère 
pour  arrêter  les  fureurs  de  mon  amour?  Vous  souvient-il, 
lorsque  toutes  les  ressources  vous  manquèrent ,  de  celles  que 
vous  trouvâtes  dans  votre  courage?  Vous  mîtes  le  pm^fâfâa 
la  main ,  et  menaçâtes  d'inrobrer  un  époux  qui  vous  aimait , 
s'il  continuait  à  exiger  devons  ce  que  vous  chérissiez  plus  que 
votre  époux  même.  Deux  mois  se  passèrent  dans  ce  combat  de 
ramoui-  et  de  la  vertu.  Vous  poussâtes  trop  loin  vos  chastes 
scrupules  :  vous  ne  vous  rendîtes  pn.c  même  après  avoir  ete 
vaincue;  vous  défendîtes  jusqu'à  la  dernière  extrémité  une  virgU 
nité  mourante  :  vous  me  regardâtes  comme  un  ennemi  qui  vous 
avait  iaîTun  outrage  ;  non  pas  comme  un  époux  qui  vous  avait 
aimée  ;  vous  fûtes  plus  de  trois  mois  que  vous  n'osiez  me  re- 
garder sans  rougir  :  votre  air  confus  semblait  me  reprocher 
l'avantage  que  j'avais  pris.  Je  n>rais  pas  même  une  posses- 
sion trancpiille  ;  vous  me  dérobiez  t^ulT^èn^u^^ous^iouV 
de  ces^  clîtinîïïs  'fet  flê^'cès^âces  ;  et  j'étais^enivre'^esplus 
grapdes  faveurs  sans  avoir  obtenu  les  moindres. 
^  Si  vous  aviez  été  élevée  dans  ce  pays-ci,  vous  n'auriez  pas  fr- 
été  si  troublée.  Les  femmes  y  ont  perdu  toute  retèÔuF^Ues 
se  présentent  devant  les  hommes  à  visage  découvert ,  comme 
si  elles  voulaient  demander  leur  défaite;  elles  les  cherchent 
de  leurs  regards  ;  elles  les  voient  dans  les  mosquées  ,  les  pro- 
menades ,  chez  elles  même  ;  l'usage  de  se  faire  servir  par  des 
eunuques  leur  est  inconnu.  Au  lieu  de  cette  nqble_siiiiplicilé 
et  de  cettejùmable- 4)udeur  qui  règne  parmi  vous,  on  voit 
une  impudence  brutale  à  laquelle  il  est  impossible  de  s'accou- 
tumer>^ 

VOuT,'Royane,  si  vous  étiez  ici,  vous  vous  sentiriez  outra- 
gée dans  l'affreuse  ignominie  où  votre  sexe  est  descendu  ; 
vous  fuiriez  ces  abominables  lieux  ,  et  vous  soupireriez  pour 


280  LETTRES  PERS.\JSES. 

celte  douce  retraite,  où  vous  trouvez  rinnoceucc,  où  vous 
êtes  sûre  de  vous-même,  où  nul  péril  ne  vous  fait  trembler, 
où  enfin  vous  pouvez  m'aimer  sans  craindre  de  perdre  jamais 
l'amour  que  vous  me  devez.  ,    ,,    .  ,    /. 

(^i_ ,  Quand  vousrelevez  TécTàt  ae  votre  teint  par  les  plus  belles 
couleurs;  quand  vous  vous  parfumez  tout  le  corps  des  essen- 
ces les  plus  précieuses  ;  quand  vous  vous  parez  de  vos  plus 
beaux  habits  ;  quand  vous  cherchez  à  vous  distinguer  de  vos 
compagnes  par  les  grâces  de  la  danse  et  par  la  douceur  de 
votre  chant;  que  vous  combattez  gracieusement  avec  elles  de 
charmes ,  de  douceur  et  d'enjouement ,  je  ne  puis  pas  ni'ima- 
giner  que  vous  ayez  d'autre  objet  que  celui  de  me  plaire  ;  et 
({uand  je  vous  vois  rougir  modestement ,  que  vos  regards  cher- 
chent les  miens ,  que  vous  vous  insinuez  dans  mon  cœur  par 
des  paroles  douces  et  flatteuses,  je  ne  saurais,  Roxane,  dou- 
ter de  votre  amour. 

Mais  que puis-je  penser  des  femmes  d'Europe?  L'art  de 
composer  leur  teint ,  les  ol-nements  dont  elles  se  parent ,  les 
soins  qu'elles  prennent  de  leur  personne ,  le  désir  continuel 
de  plaire  qui  les  occupe,  sont  autant  de  taches  faites  à  leur 
V  ertu  et  d'outrages  à  leurs  époux.  '-trju>.y^ 

jÇe  n'est  pas ,  Roxane  ^  que  je  pense  qu'elles  poussent  l^t- 
tentat  aussi  loin  qu'une  pareille  conduite^îëvraîtle  fa^  croire, 
et  qu'elles  portent  la  ÏÏSBauclie^œTexcès  horrible ,  qui  fait 
frémir,  de  violer  absolumeatJa  ToTcnnjugak^  Il  y  a  bien  peu 
(le  fenunes  assez  abandonnées  pour  porter  le  crime  si  loin  : 
elles  portent  toutes  dans  leur  cœur  un  certain  caractère  de 
vertu  qui  y  eS^tafave^Tque  la  naissance  doime  et  que  l'édu- 
cation affaiÊmTmaïs  ne  détruit  pas.  Elles  peuvent  bien  se  re- 
lâcher des  devoirs  extérieurs  que  la  pudeur  exige  ;  mais,  quand 
il  s'agit  de  faire  les  derniers  pas,  la  nature  se  révolte.  Aussi , 
(juand  nous  vous  enfermons  si  étroitement ,  que  nous  vous 
faisons  garder  par  tant  d'esclaves ,  que  nous  gênons  si  fort 
vos  désirs  lorsqu'ils  volent  trop  loin,  ce  n'est  pas  que  nous 
craignions  la  dernière  infidélité ,  mais  c'est  que  nous  savons 


LlîTFRES  PERSANES.  ^''  281     l^»A^ 

q<ic  la  pureté  ne  saurait  être  trop  grande,  et  que  la  inomdrc 
tache  peut  la^c^ompre. 

Je  vous  pimny,  Roxane.  Votre  chasteté  y  si  longtemps  éprou- 
vée ,  méritait  un  époux  qui  ne  vous  eût  jamais  quittée ,  et  qui 
piit  lui-même  réprimer  les  désirs  que  votre  seule  vertu  sait 
soumettre.       ^^•^a^Pi>-v, 

i^^,yj__<_  De  Paris,  le  7  de  la  lune  de  Regel),  1712. 


XXVII.  USBEK  A  >E.SSIR. 
A  Ispahan. 

Nous  sommes  à  présent  à  Paris,  cette  superbe  rivale  de  l;t 
ville  du  soleil  '. 

Lorsque  je  partis  de  Smyrne ,  je  chargeai  mon  ami  ïbben 
de  te  faire  tenir  une  boîte  où  il  y  avait  quelques  présents  pour 
toi  :  tu  recevras  cette  lettre  par  la  même  voie.  Quoique  éloi- 
gné de  lui  de  cinq  ou  six  cents  lieues ,  je  lui  donne  de  mes 
nouvelles ,  et  je  reçois  des  siennes  aussi  facilement  que  s'il 
était  à  Ispahan ,  et  moi  à  Com.  J'envoie  mes  lettres  à  Marseille, 
d'où  il  part  continuellement  des  vaisseaux  pour  Smyrne  ;  de  la 
il  envoie  celles  qui  sont  pour  la  Perse  par  les  caravanes  d'Ar- 
méniens qui  partent  tous  les  jours  pour  Ispahan. 

Rica  jouit  d'une  santé  parfaite  :  la  force  de  sa  constitution, 
sa  jeunesse  et  sa  gaieté  naturelle ,  le  mettent  au-dessus  de  tou- 
tes les  épreuves. 

Mais,  pour  moi,  je  ne  me  porte  pas  bien  :  mon  corps  et 
mon  esprit  sont  abattus;  je  me  livre  à  des  réflexions  qui  de- 
viennent tous  les  jours  plus  tristes;  ma  santé,  qui  s'affaiblit, 
me  tourne  vers  ma  patrie,  et  me  rend  ce  pays-ci  plus  étran- 
ger. 

Mais ,  cher  Nessir,  je  te  conjure ,  fais  en  sorte  que  mes  fem- 
mes ignorent  l'état  où  je  suis.  Si  elles  m'aiment,  je  veux  épar- 
gner leurs  larmes  ;  et  si  elles  ne  m'aiment  pas ,  je  ne  veux 
point  augmenter  leur  hardiesse. 

•  Ispahan. 

'j4, 


tojis 

(Tout  le  peuple  s'assemble  sur  l/ffiûde  l'après-dmée ,  et  \;i 
jouer  une  espèce  (le  scène  que  j'ai  entendu  appeler  comédie. 


282  LETTRES  PEI'.SANE-S. 

Si  mes  eunuques  me  croyaient  en  danger,  s'ils  pouvaienr 
espérer  riuipuuilé  d'une  lâche  complaisance,  ils  cesseraient 
bientôt  d'être  sourds  à  la  voix  flatteuse  de  ce  sexe  qui  se  fait 
entendre  aux  rocliers,  et  remue  les  choses  inanimées. 

Adieu,  JNessir.  J'ai  du  plaisir  à  te  donner  des  marques  do 
ma  confiance. 

De  Paris,  le  j  de  la  lune  dp  Clialibiin  ,  171-2. 


XXVllI.  RICA  A  "*. 

Je  vis  hier  une  chose  assez  smgûlîere ,  quoiqu'elle  sepass? 
fojis  les  jours  à  Paris.  \ 
)ut  le 
r  une 
Le  grand  mouvenTéut^esf  siîr  une  estrade  qu'on  uomnie  le 
.  lbéàtre?Aux  deux  côtés  on  voit ,  dans  de  petits  reJu^^u'on 
tV  nomme  l^es^des  hommes  et  des  femmes  qui  jouent  ensemble 
les  scènes  mueUes,  à  peu  près  comme  celles  qui  stilit  euu^age 

autot  c  est  iMie  amante  atlligee  qui  exprune  sa  langueur  ; 
ne  autre,  avec  des  yeux  vifs  et  un  air  na.ssionné ,  dé- 
son  amant ,  qurtalregartre  d^meme  :  toutes  les 
passions  sont  peintes  sur  les  visages^  et.  exprimées  ay^ec  une 
eloquencc^uT nen  estquejpfïis  vive  pour  eïfê  nmette.;Là  les 
actrices  ne  paraissent  qu'î/n^Vi-cot^i^^t  oSt  ordinairement 
lin  marîHîop',  par  modestie,  pour  cacher  leurs  bras.  Il  y  a  eu 
nws  une  troupe  de  gens  debeut  qui  se  moquent  de  ceux  qui  sont 
enhaut  sur  le  théâtre ,  et  ces  derniers  rient  à  leur  tour  de  ceux 
qui  sont  eu  bas.  '         *^ 

Mais  ceux  qui  prennent  le  plus  de  peine  sont  quelques  gens 
qu'on  lîrenu  pour  cet  effet  dans  un  âge  peu  avancé  pour  souTc- 
nir  à  la  fatigue.  Us  sont  obligés  d'éfrepârtout  ;  ils  |)f(sseiïlt  par 
des  endroits  qu'eux  seuls  connaissent ,  montent  avec  uneadre.sse 
surprenante  d'étage  en  étage;  ils  sont  en  haut,  en  bas,  dans 
toutes  les  loges  ;  ils  plongent  pour  ainsi  dire  ;  on  les  perd  ,  ils 


it  une  auti 
des  veux 


LETTRES  PERSANES.  283 

reparaissent  ;  souvent  ils  quittent  le  lieu  de  la  scène ,  et  vont^^^.^^^ 
jouer  dans  un  autre.  On  en  voit  même  qui ,  par  un  prodige 
qu'on  n'aurait  osé  espérer  de  leurs  béquilles,  marchent  et 
vont  comme  les  autres.  Enfin  on  se  rend  à  des  sallesymTfin 
joue  une  comédie  particulière  :  on  commence  par  de^évéreSV^'^A" 
ces,  on  continue  par  des  embrassades.  Ou  dit  que  la  ccfen3lis-     ""-î"* 
sance  la  plus  légère  met  un  homme  en  droit  d'en  étoufier^ 
autre  :  il  semble  que  le  lieu  inspire  de  la  tendresse.  En  effet , 
on  dit  que  les  prince^î^qm  y  régnent  ne  sont  point  cruel- 
les ;  et  si  on  ex^éple^ux  ou  trois  heures  par  jour,  où  elles  sont 
ass^  sauvages ,  on  pent  dire  que  le  reste  du  temps  elles  sont 
U^fablesTet  que  c'est  une  ivresse  (luries  quitte  aisément. 
L_TiUit  ce  que  je  te  dis  ici  se  pjKse  a  peu  près  de  même  dans 
un  autre  endroit  qu'on  nomme  rOn^jïL:  toute  la  différence  est 
que  l'on  parle  à  l'un,  et  chante  a  l'autre.  Un  de  mes  amis  me 
mena  l'autre  jour  dans  laloge  où  setfësîïabilïaîru^^es  prin- 
cipales actrices.  Nousfîïiies'srbieu  connaissance,  que  le  len- 
demain je  reçus  d'elle  cette  lettre  :  \ 

«  MOSIEUB, 

«  Je  suis  la  plus  malheureuse  fille  du  monde;  j'iii  toujours 
«  été  la  plus  vertueuse  actrice  de  l'Opéra.  Il  y  a  sept  ou  huit 
'<  mois  que  j'étais  dans  la  loge  où  vous  me  vîtes  hier;  comme 
«  je  m'habillais  en  prétresse  de  Diane ,  un  jeune  abbé  vint 
«  m'y  trouver;  et,  sans  respect  pour  mou  habit  blanc,  mon 
»  voile  et  mon  bandeau ,  il  nie  ravit  mon  innocence.  J'ai  beau 
«  lui  exagérer  le  sacrifice  que  je  lui  ai  fait,  il  se  met  à  rire. 
«  et  me  soutient  quil  m'a  trouvée  très-profane.  Cependant  je 
«  suis  si  grosse ,  que  je  n'ose  plus  me  présenter  sur  le  théâtre  : 
<•  car  je  suis ,  sur  le  chapitre  de  l'honneur,  d'une  déhcatesse 
«  inconcevable  :  et  je  soutiens  toujours  qu'à  une  fille  bien  née 
«  il  est  plus  facile  de  faire  perdre  la  vertu  que  la  modestie. 
«  Avec  cette  délicatesse ,  vous  jugez  bien  que  ce  jemie  abbc 
"  n'eût  jamais  réussi,  s'il  ne  m'avait  promis  de  se  marier  avec 

'  Le  foyer.  iP.) 


284  LEllHKS  TKRSANES. 

«  moi  :  uii  motif  si  légitime  me  fit  passer  sur  les  petites  for- 
«  malités  ordinaires ,  et  commencer  par  où  j'aurais  dû  finir. 
«  Mais ,  puisque  soninfîdélité  m'a  déshonorée,  je  ne  veux  plus 
«  vivre  à  l'Opéra ,  où ,  entre  vous  et  moi ,  l'on  ne  me  donne 
«  guère  de  quoi  vivre  :  car,  à  présent  que  j'avance  en  âge,  et 
«  que  je  perds  du  côté  des  charmes ,  ma  pension  ,  qui  est  tou- 
«  jours  la  même ,  semble  diminuer  tous  les  jours.  J'ai  appris 
<•  par  un  homme  de  votre  suite  que  l'on  faisait  un  cas  ixifîni , 
«  dans  votre  pays ,  d'une  bonne  danseuse ,  et  que ,  si  j'étais  à 
«  Ispahan ,  ma  fortune  serait  aussitôt  faite.  Si  vous  vouliez 
«  m'accorder  votre  protection,  et  ni'emmener  avec  vous  dans 
»  ce  pays-là,  vous  auriez  l'avantage  de  faire  du  bien  à  une 
«  fille  qui ,  par  sa  vertu  et  sa  conduite ,  ne  se  rendrait  pas  in- 
«  digne  de  vos  bontés.  Je  suis....  » 

De  Paris,  le  2  de  la  lune  de  Chalval,  1712. 


XXIX.  RICA  A  IBBEN. 

^^  A  Smvrne. 

vLe  pape  est  le  chef  des  chrétiens.  C'est  une  viéillç  idole  qu'on 
""wicense  pal  hàbitu3ë".  Il  était  autrefms,  reao^tM)leaux  princes 
mêmes ,  car  il  les  déi^os^TFaussi  lacîT^meht  que  nos  magnifi- 
ques sultans  déponent  les  rois,  d'Irimette  et  de  Géorgie.  INIais, 
on  ne  le  crain^plusnil  ^djXsucce^a'r  a\in  diés''^prênirer.4    / 
'■*"*  chrétiens ,  qu'on  appelle  saint  Pierre  '  :  et  c'est  certainement 
une  riche  succession,  car  il  a  des  trésors  immenses  et  un  grand 
"^ys  soïis  sâTdbmination.    > 

'  Ce  langage  n'a  rien  d'élonnant  dans  la  bouche  d'un  Persan ,  que  le 
contraste  de  nos  mœurs,  de  nos  coutumes,  de  nos  lois,  avec  les  lois,  les 
coutumes  et  les  moeurs  de  son  pays,  jette  à  chaque  pas  dans  la  surprise 
et  rétonnement.  «  En  parlant  de  notre  religion ,  il  ne  doit  pas  paraître 
plus  instruit;  et,  s'il  trouve  quelquefois  nos  dogmes  singuliers,  cette 
singularité  est  toujours  marquée  au  coin  de  la  plus  parfaite  ignorance 
des  liaisons  qu'il  y  a  entre  ces  dogmes  et  nos  autres  vérités.  »  C'est  l'au- 
teur lui-même  qui  prend  la  peine  de  se  justilier  ici.  (Voyez  les  Ré- 
flexions, en  forme  d'avertissement ,  (|ui  prémlent  les  Lettres  persa- 
nes. )  (P.; 


LETTRES  PERSANES.  28S 

Les  pv«^mifs  sont  des  gens  de  loi  qui  lui  sont  subordonnés, 
et  ont  sous  son  autorité  deux  fonctions  bien  différentes,-.  ,.,>'»^ 
Quand  ils  sont  assemblés,  ils  font ,  comme  lui ,  des  articles  /^o/^ 
de  foi  ;  quand  ils  sont'eïï^'artieuîier,  ils  n'ont  guère  d'autre 
fonction  que'de  oispënsera^àccbmplîr  la  îoi  J  Car  tu  sauras  que 
la  religion  chrétienne  est  chargée  d'une  infinité  de  pratiques 
très-difjicnes  ;  et,"^mme  on  a  jugé  qu'il  est  moins  âise'  de 
rçmpWses  devoirs   qufe~  d'à  voiç^des   évêques  qui  en  di§-      ■"'-^^ 
pensent^on  a  pris  ce  dernier  ^arti  pour  l'utilité  publique  :  de 
sbrt?que ,  si  on  ne  veut  pas  faire  le  'ranmazan ,  si  on  ne, veut 
pas  s'assujettir  aux  formalités  des  mariages ,  si  on  veut  \^- 
pre  ses  vœux,  si  on  veut  se  marier  contre  les  défenses  dej^ 
loi,  quelquefois  même  si  on  veut  revenir  confre/s^serraentr,, 
on  va  a  1  eveque  ou  au  pape ,  qui  dojine aussitôt  la  dispense^-/ 

Les  évêques  ne  fôSt  pas  des  articles  de  foi  de  leur  propre 

mouvement.  Il  y  a  un  nombre  infini  de  docteurs  ,  la  plupart 

7dS"vi^,  qui  soulèvent  "entre  eux  mille  questions  nouvelles  sur 

la  .religion  :  on  les  laisse  disputer  longtemps ,   et  la  guerre 

dilfe'iusquace  qu'une  décision  nenne  la  terminer.  / 

Aussi  puis-Jë  rassurer  quil  n y  a  jamais  eu  de  royaume 
ôufiâ'yait eu  lîïi'ûtae giièrtes  civiles  que  dans  celui  de  Christ. 
^  Ceux  qui  ni$ttfeiirlfîi'^ur  quelque  proposition  nouvelle 
sont  d'abord  appelés  héfétiques.  Chaque  hérésie  a  son  nom  , 
qui  est ,  pour  ceux  qui  y  sont  engagés ,  comme  le  mot  de 
ralliement.  Mais  n'est  hérétique  qui  ne  veut  :  il  n'y  a  qu'à 
partager  le  différend  par  la  moitié  ,  et  donner  une  distinction 
à  ceux  qui  accusent  d'hérésie  ;  et ,  quelle  que  soit  la  distinc- 
tion ,  intelligible  ou  non ,  elle  rend  un  homme  blanc  comme 
de  la  neige,  et  il  peut  se  faire  appeler  orthodoxe. 

Ce  que  je  te  dis  est  bon  pour  la  France  et  l' Allemag  ne  :  car 
j'ai  ouï  dire  qu'en  Espagne  et  en  Portugal  il  y  a  de  certains 
dervis  qui  n'entendent  point  raillerie ,  et  qui  font  brûler  un 
homme  comme  de  la  paille.  Quand  on  tombe  entre  les 
mains  de  ces  gens-là ,  heureux  celui  qui  a  toujours  prié  Dieu 
avec  de  petits  grains  de  bois  à  la  main ,  qui  a  porté  sur 


2S6  LETTRES  PERSANES. 

lui  deux  morceaux  de  drap  attachés  à  deux  rubans ,  et  qui  a 
été  quelquefois  dans  une  province  qu'on  appelle  la  Galice  ! 
sans  cela  un  pauvre  diable  est  bien  embarrassé.  Quand  il 
jurerait  conune  un  païen  qu'il  est  orthodoxe,  on  pourrait 
bien  ne  pas  demeurer  d'accord  des  qualités ,  et  le  brûler 
comme  hérétique  :  il  aurait  beau  donner  sa  distinction  ; 
point  de  distinction  ;  il  serait  en  cendres  avant  que  l'on  eiit 
seulement  pensé  à  l'écouter. 

Les  autres  juges  présument  qu'un  accusé  est  innocent; 
ceux-ci  le  présument  toujours  coupable.  Dans  le  doute, 
ils  tiennent  {K)ur  règle  de  se  déterminer  du  côté  de  la  rigueur  : 
apparemment  parce  qu'ils  croient  les  hommes  mauvais  ; 
mais  ,  d'un  autre  côté ,  ils  en  ont  si  bonne  opinion,  qu'ils  ne 
les  j agent  jamais  capables  de  mentir;  car  ils  reçoivent  le 
témoignage  des  ennemis  capitaux  ,  des  femmes  de  mauvaise 
vie,  de  ceux  qui  exercent  une  profession  infâme.  Ils  font 
dans  leur  sentence  un  petit  compUment  à  ceux  qui  sont  re- 
vêtus d'une  chemise  de  soufi-e,  et  leur  disent  qu'ils  sont  bien 
fâchés  de  les  voir  si  mal  habillés ,  qu'ils  sont  doux  et  qu'ils 
abhorrent  le  sang ,  et  sont  au  désespoir  de  les  avoir  condam- 
nés ;  mais ,  pour  se  consoler ,  ils  confisquent  tous  les  biens  de 
ces  malheureux  à  leur  profit. 

(^extrease  la  terre  qui  est  habitée  par  les  enfants  des  pro- 
phètes! Ces  tristes  spectacles  y  sont  inconnus'.  La  sainte 
religion  que  les  anges  y  ont  apportée  se  défend  par  sa  vérité 
même;  elle  n'a  point  besoin  de  ces  moyens  violents  pour  se 
maintenir.   ) 

A  Paris  ,  le  4  de  fa  lane  cïe  Chalval ,  2715. 


XXX.  RICA  AU  MÊME. 

A  Sujjrne. 

Les  habitants  de  Paris  sont  dune  curiosité  qui  va  jusqu'à 
l'extravagance.  Lorsque  j'arrivai,  je  fus  regardé  comme  si 

>  I^s  Persans  sont  les  plus  tolérants  fie  tous  les  mahométans. 


LETTIŒS  PKRSANES.  m 

J'avais  été  envoyé  du  ciel  :  vieillards,  hommes,  femmes,  eu- 
lants ,  tous  voulaient  me  voir.  Si  je  sortais ,  tout  le  monde  se 
mettait  aux  fenêtres  ;  si  j'étais  aux  Tuileries ,  je  voyais  aussitôt 
un  cercle  se  former  autour  de  moi  ;  les  femmes  mêinc  faisaient 
un  arc-en-ciel  nuancé  de  mille  couleurs ,  qui  m'entourait.  Si 
j'étais  aux  spectacles,  je  voyais  ausitôt  cent  lorgnettes  dres- 
sées contre  ma  figure  :  enfin  jamais  homme  n'a  tant  été  vu 
que  moi.  Je  souriais  quelquefois  d'entendre  des  gens  qui  n'é- 
taient presque  jamais  sortis  de  leur  chambre,  qui  disaient 
«utre  eux  :  Il  faut  avouer  qu'il  a  l'air  bien  persan.  Chose  ad- 
mirable! je  trouvais  de  mes  portraits  partout;  je  me  voyais 
jnultiplié  dans  toutes  les  boutiques ,  sur  toutes  les  cheminées, 
tant  on  craignait  de  ne  m'avoir  pas  assez  va. 

Tant  d'honneurs  ne  laissent  pas  d'être  à  charge  :  je  ne  me 
cfoyais  pas  un  homme  si  curieux  et  si  rare;  et  quoique  j'aie 
très-bonne  opinion  de  moi,  je  ne  me  serais  jamais  imagine 
que  je  dusse  troubler  le  repos  d'une  grande  ville  où  je  n'étais 
point  connu.  Cela  me  fit  résoudre  à  quitter  l'habit  persan , 
et  à  en  endosser  un  à  l'européenne ,  pour  voir  s'il  resterait  en- 
core dans  ma  physionomie  quelque  chose  d'admirable.  Cet 
essai  me  fit  connaître  ce  que  je  valais  réellement.  Libre  de 
tous  les  ornements  étrangers,  je  me  vis  apprécié  au  plus  juste. 
.Peus  sujet  de  me  plaindre  de  mon  tailleur,  qui  m'avait  fait 
perdre  en  un  instant  l'attention  et  l'estime  publique  ;  car  j'en- 
trai tout  à  coup  dans  un  néant  affreux.  Je  demeurais  quel- 
quefois une  lieuredans  une  couîpagnie  sans  qu'on  m'eût  re- 
gardé ,  et  qu'on  m'eût  mis  en  occasion  d'ouvrir  la  bouclie  ; 
mais ,  si  quelqu'un  par  hasard  apprenait  à  la  compagnie  que 
j'étais  Persan ,  j'entendais  aussitôt  autour  de  moi  un  bour- 
donnement :  Ah  !  ah  !  monsieur  est  Persan!  C'est  une  chose 
i)ien  extraordinaire  !  Comment  peut-on  être  Persan  ? 

A  Paris,  le  6  de  la  lune  de  Chalval,  1712. 


288  LETTRES  PERSANES. 

XXXr.  RHÉDI  A  USBKK.. 

A  Paris. 

Je  suis  à  présent  à  Venise ,  mon  cher  Usbek.  On  peut  avoir 
vu  toutes  les  villes  du  monde  ,  et  être  surpris  en  arrivant  à 
Venise  :  on  sera  toujours  étonné  de  voir  une  ville ,  des  tours 
et  des  mosquées  sortir  de  dessous  l'eau ,  et  de  trouver  un  peu- 
ple innombrable  dans  un  endroit  où  il  ne  devrait  y  avoir 
que  des  poissons. 

Mais  cette  ville  profane  manque  du  trésor  le  plus  précieux 
qui  soit  au  monde ,  c'est-à-dire  d'eau  vive  :  il  est  impossible 
d'y  accomplir  une  seule  ablution  légale.  Elle  est  en  abomi- 
nation à  notre  saint  prophète,  et  il  ne  la  regarde  jamais  du 
haut  du  ciel  qu'avec  colère. 

Sans  cela ,  mon  cher  Usbek ,  je  serais  charmé  de  vivre  dans 
une  ville  où  mon  esprit  se  forme  tous  les  jours.  Je  m'instruis 
des  secrets  du  commerce ,  des  intérêts  des  princes ,  de  la 
forme  de  leur  gouvernement;  je  ne  néglige  pas  même  les  su- 
perstitions européennes  ;  je  m'applique  à  la  médecine ,  à  la 
physique ,  à  l'astronomie  ;  j'étudie  les  arts  :  enfin  je  sors  des 
nuages  qui  couvraient  mes  yeux  dans  le  pays  de  ma  nais- 
sance. 

A  Venise,  le  iGde  la  lune  de  Chalval,  1712. 

XXXII.  RICA  A***. 

J'allai  l'autre  jour  voir  une  maison'  où  l'on  entretient 
environ  trois  cents  personnes  assez  pauvrement.  J'eus  bien- 
tôt fait ,  car  l'église  ni  les  bâtiments  ne  méritent  pas  d'être 
regardés.  Ceux  qui  sont  dans  cette  maison  étaient  assez  gais-, 
plusieurs  d'entre  eux  jouaient  aux  cartes ,  ou  à  d'autres  jeux 
que  je  ne  connais  point.  Comme  je  sortais,  un  de  ces  hom- 
mes sortait  aussi;  et,  m'ayant  entendu  demander  le  chemin 
du  Marais ,  qui  est  le  quartier  le  plus  éloigné  de  Paris  :  J'y 

'  L'Iiospine  de.s  Quin/.e-Vingls.  (P.) 


LETTRES  PERSANES.  289 

vais,  nie  dit-il,  et  je  vous  y  conduirai;  suivez-moi!  Il  me 
mena  à  merveille ,  metiradetous  les  embarras,  et  me  sauva 
adroitement  des  carrosses  et  des  voitures.  IS'ous  étions  près 
d'arriver ,  quand  la  curiosité  me  prit.  Mon  bon  ami ,  lui  dis- 
je ,  ne  pourrais-je  point  savoir  qui  vous  êtes.'  Je  suis  aveugle , 
monsieur,  me  répondit-il.  Comment  !  lui  dis-je ,  vous  êtes  aveu- 
gle •  !  Et  que  ne  priiez-vous  cet  lionnète  homme  qui  jouait 
aux  cartes  avec  vous  de  nous  conduire  ?  Il  est  aveugle  aussi, 
me  répondit-il  :  il  y  a  quatre  cents  ans  que  nous  sommes  trois 
cents  aveugles  dans  cette  maison  où  vous  in  avez  trou\é. 
Mais  il  faut  que  je  vous  quitte  ;  voilà  la  rue  que  vous  deman- 
diez ;  je  vais  me  mettre  dans  la  foule  ;  j'entre  dans  cette 
église,  où,  je  vous  jure,  j'embarrasserai  plus  les  gens  qu'ils 
ne  m'embarrasseront. 

A  Paris,  le  17  de  la  lune  de  Chalval ,  1712. 


XXXIII.  USBEK  A  RHKDI. 
A  Venise. 

Le  vin  est  si  cher  à  Paris  .  par  les  impôts  que  l'on  y  met , 
qu'il  semble  qu'on  ait  entrepris  d'y  faire  exécuter  les  pré- 
ceptes du  divin  Alcoran,  qui  défend  d'en  boire. 

Lorsque  je  pense  aux  funestes  effets  de  cette  liqueur  ,  je  ne 
puis  m'empêcher  de  la  regarder  comme  le  présent  le  plus 
redoutable  que  la  nature  ait  fait  aux  hommes.  Si  quelque 
chose  a  flétri  la  vie  et  la  réputation  de  nos  monarques ,  ça 
été  leur  intempérance  ;  c'est  la  source  la  plus  empoisonnée 
de  leurs  injustices  et  de  leurs  cruautés. 

Je  le  dirai ,  à  la  honte  des  hommes  :  la  loi  interdit  à  nos 
princes  l'usage  du  vin ,  et  ils  en  boivent  avec  un  excès  qui  les 
dégradede  l'humanité  même  ;  cet  usage,  au  contraire,  est  permis 
aux  princes  chrétiens ,  et  on  ne  remarque  pas  qu'il  leur  fasse 

'  Chardin  raconte  des  clioses  non  moins  surprenantes  des  princes  per- 
sans, qu'une  atroce  poliliijue  prive  de  la  vue.  (Foyage  en  Perse,  t.  II , 
pag.  89  et  âiivautes.  Amsterdam ,  173"^ ,  in-4°.;  (F  ) 

MOMESQUlEf.  25 


290  LETTRES  PERSANES. 

faire  aucuue  faute.  L'esprit  humain  est  la  contradiction  même. 
Dans  une  déhanche  licencieuse,  on  se  révolte  avec  fureur 
contre  les  préceptes  ;  et  la  loi  faite  pour  nous  rendre  pius  jus- 
tes ne  sert  souvent  qu'à  nous  rendre  pius  coupables. 

Mais  quand  je  désapprouve  l'usage  de  cette  liqueur  qui  fait 
perdre  la  raison ,  je  ne  condanme  pas  de  même  ces  boissons 
qui  l'^ayent.  C'est  la  sagesse  des  Orientaux  de  diercher  des 
remèdes  contre  1  a  tristesse  avec  autant  desoin  que  contre  les  ma- 
ladies les  plus  dangereuses.  Lorsqu'il  arrive  quelque  malheur  à 
un  Européen,  il  n'a  d'autre  ressource  que  la  lecture  d'un  philo- 
sophe qu'on  appelle  Sénèque  ;  mais  les  Asiatiques ,  plus  sensife 
qu'eux  et  meilleurs  pliysiciens  en  cela ,  prennent  des  breuva- 
ges capables  de  rendre  l'hoirtnie  gai ,  et  de  charmer  le  souve- 
nir de  ses  peines. 

Il  n'y  a  rien  de  si  affligeant  que  les  consolartioiK  tirées  de  la 
nécessité  du  mal ,  de  l'inutilité  des  remèdes ,  de  la  fatalité  du 
destin ,  de  l'ordre  de  la  Providence,  et  du  malheur  delà  con- 
dition humaine.  C'est  se  moquer  de  vouloir  adoucir  un  mal 
par  la  considération  que  l'on  est  né  misérable;  il  vaut  bien 
mieux  enlever  l'esprit  hors  de  ses  réflexions ,  et  traiter  l'Iiomme 
comme  sensible,  au  lieu  de  le  traiter  comuîe  raisonnable. 

L'ame,  unie  avec  le  corps,  en  est  sans  cesse  tyrannisée. 
Si  le  mouvement  du  sang  est  trop  lent ,  si  les  esprits  ne  sont 
pas  assez  épurés ,  s'ils  ne  sont  pas  en  quantité  suffisante,  nous 
tombons  dans  l'accablement  et  dans  la  tristesse;  mais,  si 
nous  prenons  des  breuvages  qui  puissent  changer  cette  dis- 
position de  notre  corps ,  notre  âme  redevient  capable  de  re- 
cevoir des  impressions  qui  l'égayent ,  et  elle  sent  un  plaisir 
secret  de  voir  sa  machine  reprendre,  pour  ainsi  dire,  son 
mouvanent  et  sa  vie. 

A  Paris,  le  25  de  la  lune  de  Zilcmlé,  171* 


LETTRES  PERSA>'ES.  »! 

XXXIV.  USBEK  A  IBBEN. 

A  Smyme. 

Les  femmes  de  Perse  sont  plus  belles  que  celles  de  France  -, 
mais  celles  de  France  sont  plus  jolies.  11  est  difficile  de  ne 
point  aimer  les  premières ,  et  de  ne  se  point  plaire  avec  les 
secondes  :  les  unes  sont  plus  tendres  et  plus  modestes ,  les 
autres  sont  pln-s  gaies  et  plus  enjouées. 

Ce  qui  rend  le  sans  si  beau  en  Perse,  c'est  la  vie  réglée 
que  les  femmes  y  mènent  :  elles  ne  jouent  ni  ne  veillent, 
elles  ne  boivent  point  de  vin,  et  ne  s'exposent  presque  ja- 
mais à  Tair.  Il  faut  avouer  que  le  sérail  est  plutôt  fait  pour 
la  santé  que  pour  les  plaisirs  :  c'est  une  vie  unie ,  qui  ne 
pique  point  ;  tout  s'y  ressent  de  la  sul)ordination  et  du  devoir; 
les  plaisirs  mêmes  y  sont  graves,  et  les  joies  sévères,  et  on 
ne  les  goûte  presque  jamais  que  comme  des  marques  d'auto- 
rité et  de  dépendance. 

Les  hommes  mêmes  n  ont  pas  en  Perse  la  même  gaieté 
que  les  Français  :  on  ne  leur  voit  point  cette  liberté  d'esprit  et 
cet  air  content  que  je  trouve  ici  dans  tous  les  états  et  dans 
toutes  les  conditions. 

Cest  bien  pis  en  Turquie,  où  Ton  pourrait  trouver  des 
familles  où  ,  de  père  en  fils  ,  personne  n'a  ri  depuis  la  fonda- 
tion de  la  monarchie. 

Cette  sravité  des  Asiatiques  vient  du  peu  de  commerce 
<iu"il  y  a  entre  eux  :  ils  ne  se  voient  que  lorsqu'ils  y  sont  for- 
cés par  la  cérémonie.  L'amitié,  ce  doux  engagement  du  cœur, 
qui  fait  ici  la  douceur  de  la  vie,  leur  est  presque  inconnue; 
ils  se  retirent  dans  leurs  maisons,  où  ils  trouvent  toujours 
une  compagnie  qui  les  attend  ;  de  manière  que  chaque  fa- 
mille est,  pour  ainsi  dire,  isolée  des  autres. 

Un  jour  que  je  m'entretenais  là-dessus  avec  un  homme  de 
ee  pays-ci ,  il  me  dit  :  Ce  qui  me  choqtie  le  plus  de  vos  moeurs , 
c'est  que  vous  êtes  obligés  de  vivre  avec  des  enclaves  dont  le 
cœur  et  l'esprit. se  sentent  toujours  de  la  bassesse  de  leurcon- 


292  LETTRES  PERSANES. 

dition.  Ces  gens  lâches  affaiblissent  en  vous  les  sentiments 
de  la  vertu  que  l'on  tient  de  la  nature ,  et  ils  les  ruinent  depuis 
l'enfance  qu'ils  vous  obsèdent. 

Car,  enfin ,  défaites-vous  des  préjugés  :  que  peut-on  attendre 
de  l'éducation  qu'on  reçoit  d'un  misérable  qui  fait  consister 
son  honneur  à  garder  les  femmes  d'un  autre,  et  s'enorgueillit 
du  plus  vil  emploi  qui  soit  parmi  les  humains;  qui  est  mé- 
jjrisable  par  sa  fidélité  même ,  qui  est  la  seule  de  ses  vertus , 
parce  qu'il  y  est  porté  par  envie ,  par  jalousie  et  par  désespoir; 
qui,  brûlant  de  se  venger  des  deux  sexes  dont  il  est  le  rebut , 
consent  à  être  tyrannisé  par  le  plus  fort,  pourvu  qu'il  puisse 
désoler  le  plus  faible  ;  qui ,  tirant  de  son  imperfection ,  de  sa 
laideur  et  de  sa  difformité ,  tout  l'éclat  de  sa  condition ,  n'est 
estimé  que  parce  qu'il  est  indigne  de  l'être  ;  qui  enfin,  rivé  pour 
jamais  à  la  porte  où  il  est  attaché,  plus  dur  que  les  gonds  et  les 
verrous  qui  la  tiennent ,  se  vante  de  cinquante  ans  de  vie 
dans  ce  poste  indigne ,  où ,  chargé  de  la  jalousie  de  son  maître , 
il  a  exercé  toute  sa  bassesse  ? 

A  Paris ,  le  H  de  la  lune  de  Zlhagé ,  I7I3. 


XXXV.  USBER  A  GEMCHID,  SON  COUSIN, 

DERVIS  DU   BRILLANT   MONASTÈRE  DE  TAIRIS. 

(Oue  penses-tu  des  chrétiens,  sublime  dervis?  Crois-tu 
qu'au  jour  du  jugement  ils  seront  comme  les  infidèles  Turcs, 
qui  serviront  d'ànes  aux  Juifs,  et  seront  menés  par  eux  au 
gr^^^ot  en  enfer  ?  Je  sais  bien  qu'ils  n'iront  point  dans  le 
"^jourclfes  prophètes,  et  que  le  grand  Hali  n'est  point  venu 
pour  eux.  IMais  ,[parce  qu'ils  n'ont  pas  été  assez  heureux  pour 
trouver  des  mosquées  dans  leur  pays,  crois-tu  qu'ils  soient 
condamnés  à  des/étiatiments  éternels,  et  que  Dieu  les  punisse 
pour  n'avoir  pas  pratiqué  une  religion  qu'il  ne  leur  a  pas 
fait  connaître?  Je  puis  te  le  dire  :~JHii  souvent  examiné  ces 
chrétiens;  je  les  ai  interrogés  pourvoir  s'ils  avaient  quelque 


^A^X 


l*-4 


LETTRES  PERSANES.  293 

idéo  du  grand  Uali ,  qui  était  \e  plus  beau  de  tous  les  hommes  ; 
i'ajLtrouvé  qu'ils  n" eu  avaient  jamais  ouï  parler^ 
{l\^  ne  ressemblent  point  à  ces  içfldèles  que  nos  saints  pro- 
phètes faisaient  jiasser  au  ui  neTépce ,  parce  qu'ils  refusaient 
de  croire  aux  miracles  du  ciel  ;  jjssogtphitàtconime  ces  mal- 
heureuxqui-xLiaieût4afislesténèOTésae  l'idolâtrie  avant qucjo 
divine  liuiiière_vîiir^airer  le  visage  de  notre  grand  prophète. 
D'ailleurs ,_sijûrL examine  de  pfèsïfeur  religion ,  on  y  trou- 
vera coiia|Re  utië'senience  ae  nos  dogmes.  J'ai  souvent  admiré 
les  secrets  de  la  Providence,  qui  semble  les  avoir  voulu  pré- 
parer par  là  à  la  conversion  générale.  Tai  ouï  parler  d'un 
li\Te  de  leurs  docteurs,  intitulé  la  Polygamie  triomphante , 
dans  lequel  il  est  prouvé  que  la  polygamie  est  ordonnée  aux 
chrétiens.  Leur  baptême  est  l'image  de  nos  ablutions  légales  \ 
et  les  chrétiens  n'errent  que  dans  l'efficacité  qu'ils  donnent  à 
cette  première  ablution,  qu'ils  croient  devoir  suffire  pour 
toutes  les  autres.  Leurs  prêtres  et  les  moines  prient  comme 
nous  sept  fois  le  jour.  Ils  espèrent  de  jouir  d'un  paradis  oii 
ils  goûteront  mille  délices  par  le  moyen  de  la  résurrection 
des  corps.  Ils  ont,  comme  nous,  des  jeûnes  marqués,  des 
mortifications  avec  lesquelles  ils  espèrent  fléchir  la  miséri- 
corde di\ine.  Ils  rendent  un  culte  aux  bons  anges  ,  et  se  mé- 
fient des  mauvais.  Ils  ont  une  sainte  crédulité  pour  les  mira- 
cles que  Dieu  opère  par  le  ministère  de  ses  serviteurs.  Ils 
reconnaissent ,  comme  nous ,  l'insuffisance  de  leurs  mérites  , 
et  le  besoin  qu'ils  ont  d'un  intercesseur  auprès  de  Dieu.  Je  vois 
partout  le  mahométisme ,  quoique  je  n'y  trouve  point  Maho- 
met. On  a  beau  faire ,  la  vérité  s'échappe,  et  perce  toujours  les 
ténèbres  qui  l'environnent.  Il  viendra  un  jour  où  l'Éternel 
ne  verra  sur  la  terre  que  de  \Tais  croyants.  Le  temps ,  qui 
consume  tout ,  détruira  les  erreurs  mêmes.  Tous  les  hommes 
seront  étonnés  de  se  voir  sous  le  même  étendard  :  tout,  jus- 
qu'à la  loi ,  sera  consonuiié  ;  les  divins  exemplaires  seront  en- 
levés de  la  terre  ,  et  portés  dans  les  célestes  arcliives. 

A  Paris,  le  2i»  de  la  lune  fie  Zilhagé,  l"i:î. 


294  LETTRES  PERSANES. 

XXXVI.  USBEK  A  RHÉDI. 

A  Venise. 
/^  cA>'  aA^t  .'♦-«'r^  (_^v^«s > <-«t  ■ 

(_I^  c6fé  est  très  en  usage  a  Paris  :  il  y  a  un  grand  nombre 
de  maisûfls^iubliques  où  on  le  distribue.  Dans  quelques-unes 
de  ces  niaisons,  on  dit  des  iwu^fles;  dans  d'autres,  on  joue 
aux  ébn&csTll  y  en  a  une  •  où  l'on  apprête  le  café  de  telle 
manière  qu'il  donne  de  I^esgrit  à  ceux  qui  en  prennent  :  au 
moins ,  de  tous  ceux  qui  ^  sortciitrU  nV  a  personne  qui  ne 
croie  qu'il  en  a  quatre  fois  pT^  que  lorsqu'il  y  est  entré^ 

Mais  ce  qui  me  choque  de  ces_^beajjx  esprits ,  c'est  qu'ils 
ne  se  rendent  pas  utiles  à  leur  patrie ,  et  qu'ils  amusent  leurs 
talents  à  des  choses  puériles.  Par  exemple,  lorsque  j'arrivai 
à  Paris,  je  les  trouvai  échauffés  sur  une  dispute  la  plus  mince 
qui  se  puisse  imaginer  :  il  s'agissait  de  la  réputation  d'un 
vieux  poète  grec  dont,  depuis  deux  milleans,  on  ignore  la  patrie, 
aussi  bien  que  le  temps  de  sa  mort.  Les  deux  partis  avouaient 
que  c'était  un  poète  excellent  :  il  n'était  question  que 
du  plus  ou  du  moins  de  mérite  qu'il  fallait  lui  attribuer. 
Chacun  en  voulait  donner  le  taux  ;  mais ,  parmi  ces  distri- 
buteurs de  réputation  ,  les  uns  faisaient  meilleur  poids  que 
les  autres  :  voilà  la  querelle.  Elle  était  bien  vive,  car  on  se 
disait  cordialement  de  part  et  d'autre  des  injures  si  grossières, 
on  faisait  des  plaisanteries  si  amères,  que  je  n'admirais  pas 
moins  la  manière  de  disputer  que  le  sujet  de  la  dispute.  Si 
quelqu'un,  disais-je  en  moi-même ,  était  assez  étourdi  pour 
aller  devant  l'un  de  ces  défenseurs  du  poète  grec  attaquer 
la  réputation  de  quelque  honnête  citoyen,  il  ne  serait  pas 
mal  relevé;  et  je  crois  que  ce  zèle  si  délicat  sur  la  réputation 
des  morts  s'embraserait  bien  pour  défendre  celle  des  vivants  ! 
Mais,  quoi  qu'il  en  soit,  ajoutais-je,  Dieu  me  garde  de 
m' attirer  jamais  l'inimitié  des  censeurs  de  ce  poète,  que  le 
séjour  de  deux  mille  ans  dans  le  tombeau  n'a  pu  garantir 
d'une  haine  si  implacable  !   Ils  frappent  à  pré.seut  des  a)uj>s 

•  Le  café  Procope. 


LETTRES  PERSANES,  Î9b 

en  r.nir  :  mais  que  serait-ce  si  leur  fureur  était  animée  par 
la  préseucecruû  ennemi? 

Ceux  dont  je  te  viens  de  parler  disputent  en  langue  vul- 
gaire; et  il  faut  les  distinguer  d'une  autre  sorte  de  disputeurs 
qui  se  servent  d'une  langue  barbare  qui  semble  ajouter  quelque 
chose  à  la  fureur  et  à  l'opiniâtreté  des  combattants.  Il  y  a 
des  quartiers  où  l'on  voit  comme  une  mêlée  noire  et  épaisse 
de  ces  sortes  de  gens  ;  ils  se  nourrissent  de  distinctions ,  ils 
vivent  de  raisonnements  obscurs  et  de  fausses  conséquences. 
Ce  métier,  où  l'on  devrait  mourir  de  faim ,  ne  laisse  pas  de 
rendre.  On  a  vu  une  nation  entière  chassée  de  son  pays ,  tra- 
verser les  mers  pour  s'étabUr  en  France,  n'emportant  avec 
elle,  pour  parer  aux  nécessités  de  la  vie,  qu'un  redoutable 
talent  pour  la  dispute.  Adieu. 

A  Paris,  le  dernier  de  la  lune  de  Zilhagé ,  I713. 


XXXVII.  RICA  A  IBBEN. 


ftA>^ 


A  Smyrne. 

Le  roi  de  France  est  vieux  '.  Nous  n'avons  point  d'exemple 
dans  nos  histoires  d'un  monarque  qui  ait  si  longtemps  régné. 
On  dit  qu'il  possède  à  un  très-haut  degré  le  talent  de  se  faire 
obéir  :  il  gouverne  avec  le  même  génie  sa  famille ,  sa  cour, 
son  État.  On  lui  a  souvent  entendu  dire  que,  de  tous  les  gou- 
vernements du  monde,  celui  des  Turcs,  ou  celui  de  notre 
auguste  sultan ,  lui  plairait  le  mieux  :  tant  il  fait  de  cas  de  la 
politique  orientale. 

.T'ai  étudié  son  caractère,  et  j'y  ai  trouvé  de?  contradic- 
tions qu'il  m'est  impossible  de  résoudre  :  par  exemple ,  il  a 
un  ministre  qui  n'a  que  dix-huit  ans  ^ ,  et  une  maîtresse  qui 
en  a  quatre-vingts  ^  ;  il  aime  sa  religi(m ,  et  il  ne  peut  souffrir 

'  Louis  XIV ,  ûé  en  1638 ,  était  alors  dans  sa  75"  annnée.  (P.) 

^  On  croit  que  Montesquieu  a  voulu  désigner  ici  Louis-François  le  Tel- 

lier,  marquis  de  Barl)ezleux,  troisième  lils  de  Louvois.  llmourul  en  I70i, 

à  r.ige  de  trente-trois  ans.  (P.) 
^  Madame  de  Moinlonon.  (P.) 


396  LETTRES  PERSANES. 

ceux  qui  disent  qu'il  la  faut,  observer  à  la  rigueur;  quoiqu'il 
fuie  le  tumulte  des  villes ,  etquil  se  communique  peu ,  il  n'est 
occupé  depuis  le  matin  jusqu'au  soir  qu'à  faire  parler  de  lui  ; 
il  aime  les  trophées  et  les  victoires ,  mais  il  craint  autant  de 
voir  un  bon  général  à  la  tête  de  ses  troupes  qu'il  aurait  sujet 
de  le  craindre  à  la  tête  d'une  armée  ennemie  '.  Il  n'est ,  je  crois  , 
jamais  arrivé  qu'à  lui  d'être  en  même  temps  comblé  de  plus 
de  richesses  qu'un  prince  n'en  saurait  espérer,  et  accablé^ 
d'une  pau\Tcté  qu'un  particulier  ne  pourrait  soutenir. 

Il  aime  à  gratilier  ceux  qui  le  servent  ;  mais  il  paye  aussi 
libéralement  les  assiduités,  ou  plutôt  l'oisiveté  de  ses  cour- 
tisans ,  que  les  campagnes  laborieuses  de  ses  capitaines  ;  sou- 
vent il  préfère  un  homme  qui  le  déshabille,  ou  qui  lui  donne 
la  serviette  lorsqu'il  se  met  à  table,  à  un  autre  qui  lui  prend 
des  villes  ou  lui  gagne  des  batailles  :  il  ne  croit  pas  que  la 
grandeur  souveraine  doive  être  gênée  dans  la  distribution  des 
grâces;  et,  sans  examiner  si  celui  qu'il  comble  de  biens  est 
homme  de  mérite ,  il  croit  que  son  choix  va  le  rendre  tel  ; 
aussi  lui  a-t-on  vu  donner  une  petite  pension  à  un  homme 
qui  avait  fui  deux  lieues ,  et  un  beau  gouvernement  à  un  au- 
tre qui  en  avait  fui  quatre. 

Il  est  magnifique,  surtout  dans  ses  bâtiments  :  il  y  a 
plus  de  statues  dans  les  jardins  de  son  palais  =>  que  de  ci- 
toyens dans  une  grande  ville.  Sa  garde  est  aussi  forte  que 
celle  du  prince  devant  qui  tous  les  trônes  se  renversent  ; 
ses  armées  sont  aussi  nombreuses ,  ses  ressources  aussi 
grandes  ,  et  ses  finances  aussi  inépuisables. 

A  Paris,  le  7  de  la  lune  de  Maliarram,  I7i3. 

'  On  a  reproché  à  l'auteur,  et  non  sans  sujet,  d'avoir  cédé  à  la  modo 
du  moment  dans  le  jugement  qu'il  porte  de  Louis  XIV ,  qu'alors  il  riait 
ie  bon  air  de  décrier,  comme  il  l'avait  été  auparavant  de  le  flatter.  Ce 
qu'il  en  dit  n'est  nullement  d'un  philosophe,  mais  d'^ui-sAtmqiic ;  car  il 
ne  montre  guère  que  les  fautes  et  les  faiblesses.  S'il  eût  écrit  l'histoire , 
sans  doute  il  aurait  montré  l'homme  tout  entier;  et  l'homme  était  grand. 
CL.  H.) 

»  A  Versailles.  (P.) 


LETTRES  PERSANES.  297 

XXXVIH.  RICA  A  IBBEN. 
A  Smyrne. 

C'est  une  grande  question  parmi  les  hommes  de  savoir  s'il 
est  plus  avantageux  d'oter  aux  femmes  la  liberté  que  de  la 
leur  laisser.  Il  me  semble  qu'il  y  a  bien  des  raisons  pour  et 
contre.  Si  les  Européens  disent  qu'il  n'y  a  pas  de  générosité  à 
rendre  malheureuses  les  personnes  que  l'on  aime  ,  nos  Asiati- 
ques répondent  qu'il  y  a  de  la  bassesse  aux  hommes  de  re- 
noncer à  l'empire  que  la  nature  leur  a  donné  sur  les  femmes. 
Si  on  leur  dit  que  le  grand  nombre  des  femmes  enfermées  est  em- 
barrassant, ils  ré[>ondentquedix  femmes  qui  obéissent  embar- 
rassent moins  qu'une  qui  u" obéit  pas.  Que  s'ils  objectent  à  leur 
tour  que  les  Européens  ne  sauraient  être  heureux  avec  des 
femmes  qui  ne  leur  sont  pas  fidèles ,  on  leur  répond  que  cette 
fidélité  qu'ils  vantent  tant  n'empêche  point  le  dégoût  qui  suit 
toujours  les  passions  satisfaites;  que  nos  femmes  sont  trop  à 
nous  ;  qu'une  possession  si  tranquille  ne  nous  laisse  rien  à 
désirer  ni  à  craindre  ;  qu'un  peu  de  coquetterie  est  un  sel  qui 
pique  et  prévient  la  corruption.  Peut-être  qu'un  homme  plus 
sage  que  moi  serait  embarrassé  de  décider  :  car,  si  les  Asiati- 
ques font  fort  bien  de  chercher  des  moyens  propres  à  calmer 
leurs  inquiétudes ,  les  Européens  font  fort  bien  aussi  de  n'en 
point  avoir. 

Après  tout ,  disent-ils ,  quand  nous  serions  malheureux  en 
quaUté de  maris,  nous  trouverions  toujours  moyen  de  nous 
dédommager  en  qualité  d'amants.  Pour  qu'un  homme  pût  se 
plaindre  avec  raison  de  l'infidélité  de  sa  femme,  il  faudrait 
qu'il  n'y  eût  que  trois  personnes  dans  le  monde  ;  ils  seront 
toujours  à  but  quand  il  y  en  aura  quatre. 

C'est  une  autre  question  desavoir  si  la  loi  naturelle  soumet 
les  femmes  aux  hommes.  Aon  ,  me  disait  l'autre  jour  un  phi- 
losophe très-galant  :  la  nature  n'a  jamais  dicté  une  telle  loi. 
L'empire  que  nous  avons  sur  elles  est  une  véritable  t}Tannie  ; 
elles  ne  nous  l'ont  laissé  prendre  que  parce  qu'elles  ont  plus  de 


298  LEITRES  PERSANES. 

douceur  que  nous ,  et  par  conséquent  plus  (l'humanité  et  de 
raison.  Ces  avantages,  qui  devaient  sans  doute  leur  donner 
la  supériorité  si  nous  avions  été  raisonnables,  la  leur  ont  fait 
perdre ,  parce  que  nous  ne  le  sommes  point. 

Or,  s'il  est  vrai  que  nous  n'avons  sur  les  femmes  qu'un 
pouvoir  tyrannique ,  il  ne  l'est  pas  moins  qu'elles  ont  sur  nous 
un  empire  naturel ,  celui  de  la  beauté ,  à  qui  rien  ne  résiste. 
Le  nôtre  n'est  pas  de  tous  les  pays  ;  mais  celui  de  la  beauté 
est  universel.  Pourquoi  aurions-nous  donc  un  privilège?  Est- 
ce  parce  que  nous  sommes  les  plus  forts  ?  Mais  c'est  une 
véritable  injustice.  Nous  employons  toutes  sortes  de  moyens 
pour  leur  abattre  le  courage.  Les  forces  seraient  égales ,  si 
l'éducation  l'était  aussi.  Éprouvons-les  dans  les  talents  que 
l'éducation  n'a  point  affaiblis ,  et  nous  verrons  si  nous  sommes 
si  forts. 

Il  faut  l'avouer,  quoique  cela  choque  nos  mœurs  :  chez  les 
peuples  les  plus  polis  les  femmes  ont  toujours  eu  de  l'autorité 
sur  leurs  maris  ;  elle  fut  établie  par  une  loi  chez  les  Égyptiens 
en  l'honneur  d'Isis,  et  chez  les  Babyloniens  en  l'honneur  de 
Sémiramis.  On  disait  des  Romains  qu'ils  commandaient  à 
toutes  les  nations,  mais  qu'ils  obéissaient  à  leurs  femmes. 
Je  ne  parle  point  des  Sauromates,  qui  étaient  véritablement 
dans  la  servitude  de  ce  sexe  ;  ils  étaient  trop  barbares  pour 
que  leur  exemple  puisse  être  cité. 

Tu  verras ,  mon  cher  Ibben ,  que  j'ai  pris  le  goût  de  ce 
pays-ci ,  oii  l'on  aime  à  soutenir  des  opinions  extraordinaires 
et  à  réduire  tout  en  paradoxe.  Le  prophète  a  décidé  la  ques- 
tion, et  a  réglé  les  droits  de  l'un  et  del'autresexe.  Lesfemmes, 
dit-il ,  doivent  honorer  leurs  maris  :  leurs  maris  les  doivent 
honorer;  mais  ils  ont  l'avantage  d'un  degré  sur  elles. 

A  Paris,  le  26  de  la  lune  de  Neramadi  2,  171.3. 


LErfRES  PERSANES.  299 

XXXIX.  HAGI-  IBBI  AU  JUIF  BEN  JOSUÉ, 

PROSÉLYTE   MVHOMÉTAS. 

A  Smyrne. 

11  me  semble ,  Ben  Josué,  qu'il  y  a  toujours  des  signes 
éclatants  qui  préparent  à  la  naissance  des  hommes  extraordi- 
naires ;  comme  si  la  nature  souffrait  une  espèce  de  crise ,  et 
que  la  puissance  céleste  ne  produisît  qu'avec  effort. 

Il  n'y  a  rien  de  si  merveilleux  que  la  naissance  de  Mahomet. 
Dieu ,  qui  par  les  décrets  de  sa  providence  avait  résolu  dès  le 
commencement  d'envoyer  aux  hommes  ce  grand  prophète 
pour  enchaîner  Satan ,  créa  une  lumière  deux  mille  ans  avant 
.4dam,  qui,  passant  délu  en  élu,  d'ancêtre  en  ancêtre  de  Ma- 
liomet,  panint  enQn  jusques  à  lui  comme  un  témoignage 
autl»entique  qu'il  était  descendu  des  patriarches. 

Ce  fut  aussi  à  cause  de  ce  même  prophète  que  Dieu  ne  voulut 
pas  qu'aucun  enfant  fût  conçu  que  la  nature  de  la  femme  ne 
cessât  d'être  immonde ,  et  que  le  membre  viril  ne  fût  li\Té  à  la 
circoncision. 

11  vint  au  monde  circoncis,  et  la  joie  parut  sur  son  visage 
dès  sa  naissance  ;  la  terre  trembla  trois  fois ,  comme  si  elle  eût 
enfanté  elle-même;  toutes  les  idoles  se  prosternèrent;  les 
trônes  des  rois  furent  renversés  ;  Lucifer  fut  jeté  au  fond  de  la 
mer;  et  cène  fut  qu'après  avoir  nagé  pendant  quarante  jours 
qu'il  sortit  de  l'abîme ,  et  s'enfuit  sur  le  mont  Cabès,  d'où, 
avec  une  voix  terrible ,  il  appela  les  anges. 

Cette  nuit ,  Dieu  posa  un  terme  entre  l'homme  et  la  femme, 
qu'aucun  d'eux  ne  put  passer.  L'art  des  magiciens  et  nécro- 
raants  se  trouva  sans  vertu.  On  entendit  une  voix  du  ciel  qui 
disait  ces  paroles  :  Tai  envoyé  au  monde  nwn  ami  fidèle. 

Selon  le  témoignage  d'Isben  Aben ,  historien  arabe ,  les  g<>- 
nérations  des  oiseaux ,  des  nuées ,  des  vents ,  et  tous  les  esca 
drons  des  anges ,  se  réunirent  pour  élever  cet  enfant ,  et  se  dis 
putèrent  cet  avantage.  Les  oiseaux  disaient  dans  leurs  gazouil 
lements  qu'il  était  plus  commode  qu'ils  rélevassent ,  parce 

'  H.'igi  e*t  ua  lu)ronu  qui  a  fait  le  pèlerinage  de  la  Mecque. 


300  LiniRliS  PLRSANtS. 

qu'ils  pouvaient  plus  facilement  rassembler  plusieurs  fruits 
de  divers  lieux.  Les  vents  murmuraient,  et  disaient  :  C'est 
plutôt  à  nous ,  parce  que  nous  pouvons  lui  apporter  de  tous 
les  endroits  les  odeurs  les  plus  agréables.  Non ,  non ,  disaient 
les  nuées ,  non  ;  c'est  à  nos  soins  qu'il  sera  confié  ,  parce  qu« 
nous  lui  ferons  part  à  tous  les  instants  de  la  fraîcheur  des  eaux. 
Là-dessus  les  anges  indignés  s'écriaient  :  Que  nous  restera-t-il 
donc  à  faire.?  Riais  une  voix  du  ciel  fut  entendue,  qui  termina 
toutes  les  disputes  :  Il  ne  sera  point  ôté  d'entre  les  mains  des 
mortels ,  parce  que  heureuses  les  mamelles  qui  l'allaiteront , 
et  les  mains  qui  le  toucheront ,  et  la  maison  qu'il  habitera  , 
et  le  lit  où  il  reposera  ! 

Après  tant  de  témoignages  si  éclatants ,  mon  cher  Josué ,  il 
faut  avoir  un  cœur  de  fer  pour  ne  pas  croire  sa  sainte  loi.  Que 
pouvait  faire  davantage  le  ciel  pour  autoriser  sa  mission  divine, 
à  moins  que  de  renverser  la  nature,  et  de  faire  périr  les  hommes 
mêmes  qu'il  voulait  convaincre } 

A  Paris,  le  20  delà  Inno  de  Rliégel) ,  \~\^. 


XL.  IJSBEK  A  IBBEN. 

A  Smyrne. 

Dès  qu'un  grand  est  mort,  on  s'assemble  dans  une  mos- 
quée ,  et  l'on  fait  son  oraison  funèbre ,  qui  est  un  discours  à 
sa  louange ,  avec  lequel  on  serait  bien  embarrassé  de  décider 
<nu  juste  du  mérite  du  défunt. 

Je  voudrais  bannir  les  pompes  funèbres.  Il  faut  pleurer  les 
hommes  à  leur  naissance ,  et  non  pas  à  leur  mort.  A  quoi 
servent  les  cérémonies  et  tout  l'attirail  lugubre  qu'on  fait  pa- 
raître à  un  mourant  dans  ses  derniers  moments ,  les  larmes 
même  de  sa  famille ,  et  la  douleur  de  ses  amis ,  qu'à  lui  exagé- 
rer la  perte  qu'il  va  faire? 

Nous  sommes  si  aveugles ,  que  nous  ne  savons  (juand  nous 
devons  nous  affliger  ou  nous  réjouir  :  nous  n'avons  presque 
jamais  que  de  fausses  tristesses  ou  de  fausses  joies. 

Quand  ie  vois  le  IMogol ,  qui  toutes  les  années  va  soltejnent 


LETTRES  PERSANES.  301 

se  mettre  dans  une  balance  et  se  faire  poser  comme  un  bœuf, 
quand  je  vois  les  peuples  se  réjouir  de  ce  que  ce  priitte  est  de- 
venu plus  matériel ,  c'est-à-dire  moins  capable  de  les  gou- 
verner, j'ai  pitié,  Ibl>en,  de  l'extravagance  humaine. 

De  Paris  ,  le  20  de  !a  lune  de  Rhégeb ,  1713. 


XLl.  LE  PREMIER  EUNUQUE  NOIR  A  USBEK. 

Ismaël ,  un  de  tes  eunuques  noirs,  vient  de  mourir,  magni- 
fique seigneur  ;  et  je  ne  puis  m'empêcher  de  le  remplacer. 
Comme  les  eunuques  sont  extrêmement  rares  à  présent ,  j'avais 
pensé  de  me  servir  d'un  esclave  noir  que  tu  as  à  la  campagne  ; 
mais  je  n'ai  pu  jusqu'ici  le  porter  à  souffrir  qu'on  le  consacrât 
à  cet  emploi.  Comme  je  vois  qu'au  bout  du  compte  c'est  son 
avantage ,  je  voulus  l'autre  jour  user  à  son  égard  d'un  peu  de 
rigueur  ;  et ,  de  concert  avec  l'intendant  de  tes  jardins ,  j'ordon- 
nai que ,  malgré  lui ,  on  le  mît  en  état  de  te  rendre  les  ser- 
vices qui  flattent  le  plus  ton  cœur ,  et  de  vivre  comme  moi 
dans  ces  redoutables  lieux  qu'il  n'ose  pas  même  regarder  :  mais 
il  se  mit  à  hurler  comme  si  on  avait  voulu  Técorcher ,  et  fit  tant 
qu'il  échappa  de  nos  mains,  et  évita  le  fatal  couteau.  Je  viens 
d'apprendre  qu'il  veut  t'écrire  pour  te  demander  grâce ,  sou- 
tenant que  je  n'ai  conçu  ce  dessein  que  par  un  désir  insatiable 
de  vengeance  sur  certaines  railleries  piquantes  qu'il  dit  avoir 
faites  de  moi.  Cependant  je  te  jure  par  les  cent  mille  pro- 
phètes que  je  n'ai  agi  que  pour  le  bien  de  ton  service ,  la  seule 
chose  qui  me  soit  chère,  et  liors  laquelle  je  ne  regarde  rien. 
Je  me  prosterne  à  tes  pieds. 

Du  sérail  de  Fatmé,  le  7  de  la  lune  de  Maharram  I7I3. 


XLll.  PHARAN  A  USBEK,  SON  SOUVERAIN 
SEIGNEUR. 

Si  tu  étais  ici,  magnifique  seigneur,  je  paraîtrais  à  ta  v^ie 
tout  couvert  de  papier  blanc  ;  et  il  n'y  en  aurait  pas  asse.z  en- 

2G 


302  LETTRES  PERSANES. 

core  pour  écrire  toutes  les  insultes  que  ton  premier  eunuque 
noir ,  le  plus  méchant  de  tous  les  hommes ,  m'a  faites  depuis 
ton  départ. 

Sous  prétexte  de  quelques  railleries  qu'il  prétend  que  j' ai 
faites  sur  le  malheur  de  sa  condition ,  il  exerce  sur  ma  tête  une 
vengeance  inépuisable  ;  il  a  animé  contre  moi  le  cruel  intendant 
de  tes  jardins,  qui  depuis  ton  départ  m'oblige  à  des  travaux 
insurmontables,  dans  lesquels  j'ai  pensé  mille  fois  laisser  la 
vie  sans  perdre  un  moment  l'ardeur  de  te  servir.  Combien  de 
fois  ai-je  dit  en  moi-même  :  J'ai  un  maître  rempli  de  douceur, 
et  je  suis  le  plus  malheureux  esclave  qui  soit  sur  la  terre  ! 

Je  te  l'avoue,  magnifique  seigneur,  je  ne  me  croyais  pas 
destiné  à  de  plus  grandes  misères  :  mais  ce  traître  d'eunuque 
a  voulu  mettre  le  comble  à  sa  méchanceté.  Il  y  a  quelques 
jours  que,  de  son  autorité  privée,  il  me  destina  à  la  garde  de 
tes  femmes  sacrées ,  c'est-à-dire  à  une  exécution  qui  serait 
pour  moi  mille  fois  plus  cruelle  que  la  mort.  Ceux  qui  en  nais- 
sant ont  eu  le  maliieur  de  recevoir  de  leurs  cruels  parents  un 
traitement  pareil ,  se  consolent  peut-être  sur  ce  qu'ils  n'ont 
jamais  connu  d'autre  état  que  le  leur;  mais  qu'on  me  fasse 
descendre  de  l'humanité  et  qu'on  m'en  prive ,  je  mourrais  de 
douleur  si  je  ne  moura-is  pas  de  cette  barbarie. 

J'embrasse  tes  pieds ,  sublime  seigneur ,  dans  une  humilité 
profonde.  Fais  en  sorte  que  je  sente  les  effets  de  cette  vertu 
si  respectée,  et  qu'il  ne  soit  pas  dit  que  par  ton  ordre  il  y  ait 
sur  la  terre  un  malheureux  de  plus. 

Des  jardins  de  Fatmé,  le  7  de  la  lune  de  Maharram ,  1713. 


XLIII.  USBEK  A  PHARAN. 

Aux  jardins  de  Fatnoé. 

Recevez  la  joie  dans  votre  cœur ,  et  reconnaissez  ces  sacrés 
caractères;  faites-les  baiser  au  grand  eunuque  et  à  l'inttindant 
de  mes  jardins.  Je  leur  défends  de  mettre  la  main  sur  vous 
jusqu'à  mon  retour  ;  dites-leur  d'acheter  l'eunuque  qui  manque. 


LETTRES  PERSANES.  303 

Acquiltez-vous  de  votre  devoir  coinnie  si  vous  m'aviez  toujours 
devant  les  yeux  ;  car  sachez  que  plus  mes  boutés  sont  grandes, 
plus  vous  serez  puni  si  vous  en  abusez. 

De  Paris,  le  25  de  la  lune  de  Rhégeb ,  1713. 


XLIV*  USBEK  A  RHÉDI. 

A  Venise. 

Il  y  a  en  France  trois  sortes  d'états  :  l'Église,  l'épée  et  la 
robe.  Chacun  a  un  mépris  souverain  pour  les  deux  autres  :  tel, 
par  exemple,  que  l'on  devrait  mépriser  parce  qu'il  est  un  sot, 
ne  l'est  souvent  que  parce  quil  est  homme  de  robe. 

Il  n'y  a  pas  jusqu'aux  plus  vils  artisans  qui  ne  disputent  sur 
l'excellence  de  l'art  qu'ils  ont  choisi  ;  chacun  s'élève  au-dessus 
de  celui  qui  est  d'une  profession  différente ,  à  proportion  de 
l'idée  qu'il  s'est  faite  de  la  supériorité  de  la  sienne. 

Les  hommes  ressemblent  tous,  plus  ou  moins ,  à  cette  fem- 
me de  la  province  d'Érivan  qui,  ayant  reçu  quelque  grâce  d'un 
de  nos  monarques ,  lui  souhaita  mille  fois ,  dans  les  béuédic  • 
lions  qu'elle  lui  donna ,  que  le  ciel  le  fit  gouverneur  d'Érivan. 

J'ai  lu ,  dans  une  relation ,  qu'un  vaisseau  français  ayant 
relâché  à  la  côte  de  Guinée,  quelques  hommes  de  l'équipage 
voulurent  aller  à  terre  acheter  quelques  moutons.  On  les  mena 
au  roi ,  qui  rendait  la  justice  à  ses  sujets  sous  un  arbre.  Il  était 
sur  sou  trône,  c'est-à-dire  sur  un  morceau  de  bois,  aussi  fier 
que  s'il  eiit  été  assis  sur  celui  du  grand  Mogol  ;  il  avait  trois 
ou  quatre  gardes  avec  des  piques  de  bois  ;  un  parasol  en  forme 
de  dais  le  couvrait  de  l'ardeur  du  soleil;  tous  ses  ornements 
et  ceux  de  la  reine  sa  femme  consistaient  en  leur  peau  noire  et 
quelques  bagues.  Ce  prince,  plus  vain  encore  que  misérable, 
demanda  à  ces  étrangers  si  l'on  parlait  beaucoup  de  lui  en 
France.  Il  croyait  que  son  nom  devait  être  porté  d'un  pôle  i\ 
l'autre;  et,  à  la  différence  de  ce  conquérant  de  qui  on  a  dit 
qu'il  avait  fait  taire  toute  la  terre ,  il  croyait ,  lui ,  qu'il  devait 
faire  parler  tout  l'univers. 


304  LETTRES  PLRS.^NIiS. 

Quand  le  kau  de  Tartane  a  dîné,  un  héraut  crie  que  tous 
les  princes  de  la  terre  peuvent  aller  dîner,  si  bou  leur  semble; 
et  ce  barbare,  qui  ne  mange  que  du  lait,  qui  n'a  pas  de  maison, 
qui  ne  vit  que  de  brigandages ,  regarde  tous  les  rois  du  monde 
comme  ses  esclaves ,  et  les  insulte  régulièrement  deux  fois  par 
jour. 

De  Paris,  le  28  de  la  lune  de  Rliégeb,  1713. 

XLV.  RICA  A   USBEK. 

A  *". 

Hier  matin,  comme  j'étais  au  lit,  j'entendis  frapper  rude- 
ment à  ma  porte,  qui  fut  soudain  ouverte  ou  enfoncée  par  un 
homme  avec  qui  j'avais  lié  quelque  société  ,  et  qui  me  parut 
tout  hors  de  lui-même. 

Son  habillement  était  beaucoup  plus  que  modeste ,  sa  per- 
ruque de  travers  n'avait  pas  même  été  peignée  ;  il  n'avait  pas 
eu  le  temps  de  faire  recoudre  son  pourpoint  noir,  et  il  avait 
renoncé ,  pour  ce  jour-là  ,  aux  sages  précautions  avec  lesquel- 
les il  avait  coutume  de  déguiser  le  délabrement  de  son  équi- 
page. 

Levez-vous ,  me  dit-il  ;  j'ai  besoin  de  vous  tout  aujour- 
d'hui; j'ai  mille  emplettes  à  faire  ,  et  je  serai  bien  aise  que  ce 
soit  avec  vous  :  il  faut  premièrement  que  nous  allions  à  la 
rue  Saint-Honoré  parler  à  un  notaire  qui  est  chargé  de  vendre 
une  terre  de  cinq  cent  mille  livres:  je  veux  qu'il  m'en  donne 
la  préférence.  En  venant  ici ,  je  me  suis  arrêté  un  moment  au 
faubourg  Saint-Germain ,  où  j'ai  loué  un  hôtel  deux  mille 
écus,  et  j'espère  pas.ser  le  contrat  aujourd'hui. 

Dès  que  je  fus  habillé,  ou  peu  s'en  fallait ,  mou  homme 
me  fit  précipitamment  descendre  :  Commençons  par  aller 
acheter  un  carrosse ,  et  établissons  d'abord  l'équipage.  Eu  ef- 
fet ,  nous  achetâmes  non-seulement  un  carrosse ,  mais  encore 
pourcent  mille  francs  de  mardiandises,  en  moins  d'une  heure; 
tout  cela  se  lit  promplement ,  parce  que  mon  homme  ne  mar- 


LETTRES  PERSANES.  305 

chanda  rien ,  el  ne  compta  jamais  :  aussi  ne  déplaça-t-il  pas. 
Je  rêvais  sur  tout  ceci;  et  quand  j'examinais  cet  homme  ,  je 
trouvais  en  lui  une  complication  singulière  de  richesses  et  de 
pauvreté  :  de  manière  que  je  ne  savais  que  croire.  Mais  enlin 
je  rompis  le  silence,  et ,  le  tirant  à  quartier,  je  lui  dis  :  Mou- 
sieur,  qui  est-ce  qui  payera  tout  cela  ?  Moi ,  me  dit-il  ;  venez 
dans  ma  chambre  ;  je  vous  montrerai  des  trésors  immenses,  et 
des  richesses  enviées  des  plus  grands  monarques  ;  mais  elles 
ne  le  seront  pas  de  vous ,  qui  les  partagerez  toujours  avec  moi . 
Je  le  suis.  Nous  grimpons  à  son  cinquième  étage ,  et  par  une 
échelle  nous  nous  guindons  à  un  sixième ,  qui  était  un  cabinet 
ouvert  aux  quatre  vents,  dans  lequel  il  n'y  avait  que  deux  ou 
trois  douzaines  de  bassins  de  terre  remplis  de  diverses  li- 
queurs. Je  me  suis  levé  de  grand  matin,  me  dit-il,  et  j'ai  fait 
d'abord  ce  que  je  fais  depuis  vingt-cinq  ans ,  qui  est  d'aller  vi- 
siter mon  œuvre  ;  j'ai  vu  que  le  grand  jour  était  venu  qui  de 
vait  me  rendre  plus  riche  qu'homme  qui  soit  sur  la  terre 
Voyez- vous  cette  liqueur  vermeille  ?  elle  a  à  présent  toutes 
les  qualités  que  les  philosophes  demandent  pour  faire  la  trans- 
mutation des  métaux.  J'en  ai  tiré  ces  grains  que  vous  voyez  , 
qui  sont  de  vrai  or  par  la  couleur,  quoiqu'un  peu  imparfaits 
par  leur  pesanteur.  Ce  secret,  que  Nicolas  Flamel  trouva, 
mais  que  Raimond  Lulle  et  un  million  d'autres  cherchè- 
rent toujours ,  est  venu  jusques  à  moi,  et  je  me  trouve  au- 
jourd'hui un  heureux  adepte.  Fasse  le  ciel  que  je  ne  me  serve 
de  tant  de  trésors  qu'il  m'a  communiqués ,  que  pour  sa  gloire  ! 
Je  sortis,  et  je  descendis ,  ou  plutôt  je  me  précipitai  par  cet 
escalier,  transporté  de  colère ,  et  laissai  cet  homme  si  riciie 
dans  son  hôpital.  Adieu  ,  mon  clier  Usbek.  J'irai  te  voir  de- 
main, et,  si  tu  veux,  nous  reviendrons  ensemble  à  Paris. 
k  Paris ,  le  dernier  de  la  lune  de  Rhégeb  ,  ittî. 


26. 


^ 


30A  LETTRES  PERSANES. 

XLVI.  USBEK  A  RHÉDI. 

A  Venise. 


Je  vois  ici  des  gens  qui  disputent  saus  fm  sur  la  religion, 
mais  il  semble  qu'ils  couibattent  en  même  temps  à  qui  l'obser- 
vera le  moins. 

Non-seulement  ils  ne  sont  pas  meilleurs  chrétiens ,  mais 
même  meilleurs  citoyens  ;  et  c'est  ce  qui  me  touche  :  car, 
dans  quelque  religion  qu'on  vive ,  l'observation  des  lois ,  l'a- 
mour pour  les  hommes ,  la  piété  envpsJespëœènfe,  sont  tou- 
jours les  premFers  actes  de  religion. 

En  effet ,  le  premier  objet  d'un  homme  religieux  ne  doil-iJ 
pas  être  de  plaire  à  la  divinité  qui  a  établi  la  religion  qu'il 
professe  ?  Mais  le  moyen  le  plus  sûr  pour  y  parvenir  est  sans 
doute  d'observer  les  règles  de  la  société  et  les  devoirs  de  l'hu- 
inanité.  Car,  en  quelque  religion  qu'on  vive,  dès  qu'on  en  sup- 
pose une ,  il  faut  bien  que  l'on  suppose  aussi  que  Dieu  aime 
les  hommes,  puisqu'il  établit  une  religion  pour  les  rendre 
heureux  ;  que  s'il  aime  les  hommes ,  on  est  sûr  de  lui  plaire  en 
les  aimant  aussi,  c'est-à-dire  en  exerçant  envers  eux  tous  les 
devoirs  de  la  charité  et  de  l'humanité,  en  ne  violant  point 
les  lois  sous  lesquelles  ils  vivent. 

On  est  bien  plus  sûr  par  là  de  plaire  à  Dieu  qu'en  obser- 
vant telle  ou  telle  cérémonie  ;  car  les  cérémonies  n'ont  point 
un  degré  de  bonté  par  elles-mêmes  ;  elles  ne  sont  bonnes  qu'a- 
vec égard,  et  dans  la  supposition  que  Dieu  les  a  commandées  : 
mais  c'est  la  matière  d'une  grande  discussion  :  on  peut  facile- 
ment s'y  tromper,  car  il  faut  choisir  les  cérémonies  d'une 
religion  entre  celles  de  deux  mille. 

Un  homme  faisait  tous  les  jours  à  Dieu  cette  prière  :  Sei- 
î^neur,  je  n'entends  rien  dans  les  disputes  que  l'on  fait  sans 
cesse  à  votre  sujet;  je  voudrais  vous  servir  selon  votre  vo- 
lonté; mais  chaque  homme  que  je  consulte  veut  que  je  vous 
serve  à  la  sienne.  Lorsque  je  veux  vous  faire  ma  prière,  je  ne 
sais  en  quelle  langue  je  dois  vous  parler.  .Te  ne  sais  non  plus 


LETTRES  PERS.V-NES.  307 

en  quelle  posture  je  dois  me  mettre  :  l'un  dit  que  je  dois  vous 

prier  debout;  l'autre  veut  que  je  sois  assis;  l'autre  exige  que 

mon  corps  porte  sur  mes  çenoux.  Ce  n'est  pas  tout  :  il  y  en 

a  qui  prétendent  que  je  dois  me  laver  tous  les  matins  avec 

de  l'eau  froide;  d'autres  soutiennent  que  vous  me  regarderez 

avec  horreur,  sLje  ne  me  fais  pas  C2uper  un  petit  morceau 

de  chair^Il  iîfarn?Slautre'j6ulr  de'nianger  un  lapin  dans 

un  caravansérail  :  trois  hommes  qui  étaient  auprès  de  là  me 

firent  trembler;  ils  me  sodïïnïeiîtlôûs  trois  que  je  vous  avais 

grièvement  offensé  :  l'un  %  parce  que  cet  animal  était  immonde  ; 

Tauri'-e  ',  parce  qu'il  était  étouffé  ;  l'autre  e^ÏÏn^Tparce  qu'il 

n'était  pas  poisson.  Un  brachmane  qui  passait  par  là ,  et  que 

je  pris  pour  juge ,  me  dit  :  Ils  ont  tort ,  car  apparemment  vous 

n'avez  pas  tué  vous-même  cet  animal.  Si  fait ,  lui  dis-je.  Ah  ! 

vous  avez  commis  une  action  abominable,  et  que  Dieu  ne^ 

vous  pardonnera  jamais ,  me  dit-il  d"un,e  voix  sévère  :  quèsa~ 
>>.*,.,        j  .        ...-c^t/  .      --^ — — _ 

vez-vous  si  1  ame  de  votre  père  n  était  pas  passée  dans  cette 

bêteP^Toutes  ces  choses,  Seigneur,  me  jettent  dans  un  em- 
barras inconcevable  :  je  ne  puis  remuer  la  tète  que  je  ne  sois 
menacé  de  vous  offenser;  cependant  je  voudrais  vous  plaire, 
et  employer  à  cela  la  vie  que  je  tiens  de  vous.  Je  ne  sais  si  je 
me  trompe;  mais  je  crois  que  le  meilleur  moyen  pour  y  par- 
venir est  de  vi\Te  en  bon  citoyen  dans  la  société  où  vous  m'a- 
vez fait  naître ,  et  en  bon  père  dans  la  famille  que  vous  m'avez 
donnée. 

A  Paris,  le  8  de  la  lune  de  Chabban,  171.3. 


XLVII.  ZACHI  A  USBEK. 
A  Paris. 

J'ai  une  grande  nouvelle  à  t'apprendre  :  je  rae  suis  récon- 
ciliée avec  Zéphis;  le  sérail,  partagé  entre  nous  ,  s'est  réuni. 
II  ne  manque  que  toi  dans  ces  lieux ,  où  la  paix  règne  :  viens  » 
mon  cher  Usbek ,  viens  y  faire  triompher  l'amour. 

'  Un  Juif.     •  Un  Turc.    '  Un  .Vrnit'nion- 


308  LIiTTRKS  PERSAMvS. 

Je  donnai  à  Zéphis  un  grand  festin ,  où  ta  mère ,  tes  fem- 
mes, et  tes  principales  concubines,  furent  invitées;  tes  tan- 
tes et  plusieurs  de  tes  cousines  s'y  trouvèrent  aussi  ;  elles 
étaient  venues  à  cheval,  couvertes  du  sombre  nuage  de  leurs 
voiles  et  de  leurs  habits. 

Le  lendemain  nous  partîmes  pour  la  campagne,  où  nous 
espérions  être  plus  libres  ;  nous  montâmes  sur  nos  chameaux , 
et  nous  nous  mîmes  quatre  dans  chaque  loge.  Comme  la  par- 
tie avait  été  faite  brusquement,  nous  n'eûmes  pas  le  temps 
d'envoyer  à  la  ronde  annoncer  le  courouc  ■  ;  mais  le  premier 
eunuque,  toujours  industrieux,  prit  une  autre  précaution  : 
car  il  joignit  à  la  toile  qui  nous  empêchait  d'être  vues  un  ri- 
deau si  épais  ,  que  nous  ne  pouvions  absolument  voir  per- 
sonne. 

Quand  nous  fumes  arrivées  à  cette  rivière  qu'il  faut  tra- 
verser, chacune  de  nous  se  mit ,  selon  la  coutume ,  dans  une 
boîte ,  et  se  fit  porter  dans  le  bateau  ;  car  on  nous  dit  que  la 
rivière  était  pleine  de  monde.  Un  curieux ,  qui  s'approcha 
trop  près  du  lieu  où  nous  étions  enfermées ,  reçut  un  coup 
mortel  qui  lui  ôta  pour  jamais  la  lumière  du  jour;  un  autre  , 
qu'on  trouva  se  baignant  tout  nu  sur  le  rivage ,  eut  le  même 
sort  ;  et  tes  fidèles  eunuques  sacrifièrent  à  ton  honneur  et  au 
nôtre  ces  deux  infortunés. 

Mais  écoute  le  reste  de  nos  aventures.  Quand  nous  fûmes 
au  milieu  du  fleuve,  un  vent  si  impétueux  s'éleva  et  un  nuage 
si  affreux  couvrit  les  airs ,  que  nos  matelots  commencèrent  à 
désespérer.  Effrayées  de  ce  péril ,  nous  nous  évanouîmes  près - 

•  En  Perse,  lorsque  les  femmes  de  qualité  sortent  de  leurs  logis,  ce 
qui  n'arrive  guère  que  de  nuit,  elles  sont  précédées  et  suivies  de  plusieurs 
cavaliers  qui  crient  courouc!  courouc!  c'est-à-dire  que  tout  le  monde  se 
retire,  et  que  personne  n'approche!  Des  eunuques  à  cheval ,  armés  de 
longs  bâtons,  marchent  autour  d'elles,  et  frappent  ceux  qui  n'ont  pas 
tenu  compte  de  l'avertissement  ;  ce  qu'ils  font  avec  plus  ou  moins  de 
fureur,  suivant  la  qualité  de  la  personne  qu'ils  accojmpagnent.  Pour  les  ' 
femmes  du  roi ,  le  courouc  se  publie  d'avance ,  et  il  y  va  de  la  vie  de  tout 
homme  qui  se  trouve  sur  leur  chemin ,  ou  à  une  distance  qui  lui  permet 
de  les  apercevoir.  (P.) 


LETTRES  PERSA>'ES.  309 

que  toutes.  Je  me  souviens  que  j'entendis  la  voix  et  la  dispute 
de  nos  eunuques ,  dont  les  uns  disaient  qu'il  fallait  nous  aver- 
tir du  péril  et  nous  tirer  de  notre  prison  ;  mais  leur  chef  sou- 
tint toujours  qu'il  mourrait  plutôt  que  de  souffrir  que  son 
maître  fut  ainsi  déshonoré ,  et  qu'il  enfoncerait  un  poignard 
dans  le  sein  de  celui  qui  ferait  des  propositions  si  hardies. 
Une  de  mes  esclaves ,  toute  hors  d'elle ,  courut  vers  moi  dés- 
habillée, pour  me  secourir;  mais  un  eunuque  noir  la  prit 
brutalement,  et  la  fit  rentrer  dans  l'endroit  d'où  elle  était 
sortie.  Pour  lors  je  m'évanouis,  et  ne  revins  à  moi  que 
lorsque  le  péril  fut  passé. 

Que  les  voyages  sont  embarrassants  pour  les  femmes! 
Les  hommes  ne  sont  exposés  qu'aux  dangers  qui  mena- 
cent leur  vie  ,  et  nous  sommes  à  tous  les  instants  dans  la 
crainte  de  perdre  notre  vie  ou  notre  vertu.  Adieu  ,  mon  cher 
Usbek.  Je  t'adorerai  toujours. 

Du  sérail  de  Fatmé  ,  le  2  de  la  lune  de  Rhamazan ,  I7I3. 


XLVIII.  USBEK  A  RHEDI. 
A  Venise. 

vCeux  qui  aiment  à  s'instruire  ne  sont  jamais  oisifs.  Quoi- 
que je  ne  sois  chargé  d'aucune  affaire  importante ,  je  suis 
cependant  dans  une  occupation  continuelle.  Je  passe  ma  vie 
à  examiner  ;g[  écris  le  soir  ce  que  j'ai  remarqué,  ce  que  j'ai 
vu,  ce  que  j'ai  entendu  dans  la  journée  :  tout  m'intére.sse , 
tout  m'étonne  ;  je  suis  comme  un  enfant  dont  les  -tîi^îffi^ 
encore  tendres  sont  vivement  frappés  par  les  moindres  ob- 
jets,   ,  '^"r»^'— -^  ''^^V 

ïu  ne   le  croirais   pas   peut-être  :  nous  sommes  reçus 
agréablement  dans  toutes  les  compagnies  et  dans  toutes  les 
sociétés.  Je  crois  devoir  beaucoup  à  l'esprit  vif  et  à  la  gaieté 
naturelle  de  Ric<T ,  qui  fait  qu'il  recherche  tout  le  monde  ,  Oh  i/*-u 
et  qu'il   en  est   également  reclierché.    Notre  air  étranger  ^""=^^1^ 


i^ 


310  LETTRES  PERSAiNES. 

n'offense  plus  personne;  nous  jouissons  même  de  la  sur- 
prise où  l'on  est  de  nous  trouver  quelque  politesse  :  car 
J^sj'.rançais  n'imagiû^  pas  ^e  notre  climat  produise  des 

j/^oninies.  Cependant,  il  faut  l'avouer^  ils  valent  la  peine 
qi?on  les  détrompe. 

J'ai  passé  quelques  jours  dans  une  maison  de  cynpague 
auprès^e  Paris ,  chez  un  homme  de  consideïation ,  qui 
est  ïavPo^voir  de  la  compagnie  chez  lui.  Il  a  une  femuie 
fort  aimable,  et  qui  joint  à  une  grande  modestie  une  gaieté 
que  la  vie  retirée  ôte  toujours  à  nos  dames  de  Perse. 

^'>  Étranger  que  j'étais,  je  n'avais  rien  de  mieux  à  faire 
que  d'étudier,  selon  ma  coutume,  cette  foule  de  gens  qui 
y  abordaient  sans  cesse ,  et  dont  les  caractères  me  pré- 
sentaient toujours  quelque  chose  de  nouveau.  Je  remar- 
quai d'abord  un  homme  dont  la  simplicité  me  plut;  je 
m'attachai  à  lui ,  il  s'attacha  à  moi  :  de  sorte  que  nous 
nous  trouvions  toujours  l'un  auprès  de  l'autre.         /LyfeC 

Un  jour  que ,  dans  un  grand  cercle ,  nous  nous  entre- 
tenions jen  particulier,  laissant  les  conversations  générales 
à  elles-mêmes  :  Vous  trouverez  peut-être  eu  moi ,  lui  dis-je  , 
plus  de  curiosité  qi\e  de  jpolitesse  ;  mais  je  vous  supplie 
d'agréer  que  je  vous  fasse  quelques  questions  :  car  je  m'en- 
nuie de  n'être  au  fait  de  riens ,  etde^vre  avec  des  gens  que 
je  ne  saurais  démêler.  ^Mon  esprit  travailîedepuis  deux  jours  ; 
il  n'y  a  pas  un  seul  de  ces  hommes  qui  ne  m'ait  donné  la 
torture  plus  de  deux  cents  fois  ;  et  cependant  je  ne  les  de- 
vinerais de  mille  ans  ;  ils  me  sont  plus  invisibles  que  les 
femmes  de  notre  grand  monarque.  Vous  n'avez  qu'à  dire , 
me  répondit-il ,  et  je  vous  instruirai  de  tout  ce  jque  vous 
souhaiterez;  d'autant  mieux  que  je  vous  crois  homnie 
discret,  et  que  vous  n^buserez  pas  de  ma  conûance. 

Qui  est  cet  homme ,  lui  dis-je ,  qui  nous  a  tant  parlé  des 
repas  qu'il  a  donnés  aux  grands  ,  qui  est  si  faniilier  avec  vos 
ducs ,  et  qui  parle  si  souvent  à  vos  ministres  ,  qu'on  me 
dit  être  d'uu  accès  si  difficile  ?  11  faut  bien  que  ce  soit  un 


LETTRES  PERSANES.  311 

lioinine  de  qualité  ;  mais  il  a  la  physionomie  si  basso , 
qu'il  ne  fait  guère  honneur  aux  gens  de  qualité  ;  et  d'ailleurs 
je  ne  lui  trouve  point  d'éducation.  Je  suis  étranger  ;  mais 
il  me  semble  qu'il  y  a  en  général  une  certaine  politesse 
commune  à  toutes  les  nations  :  je  ne  lui  trouve  point  de 
celle-là  :  est-ce  que  vos  gens  de  qualité  sont  plus  mal  éle- 
vés que  les  autres.'  Cet  homme,  me  répondit-il  en  riant, 
est  un  fermier;  il  est  autant  au-dessus  des  autres  par 
ses  richesses  qu'il  est  au-dessous  de  tout  le  monde  par 
sa  naissance;  il  aurait  la  meilleure  table  de  Paris,  s'il 
pouvait  se  résoudre  à  ne  manger  jamais  chez  lui.  Il  est 
bien  impertinent,  comme  vous  voyez;  mais  il  excelle  par 
son  cuisinier  :  aussi  n'en  est-il  pas  ingrat ,  car  vous  avez 
entendu  qu'il  l'a  loué  tout  aujourd'hui.  n 

Et  ce  gros  homme  vêtu  de  noir,  lui  dis-je  ,  que  cette  '  '"''^-~' 
dame  a  fait  placer  auprès  d'elle ,  comment  a-t-U  uoJiabit 
si  Inn'lr'p  -•'vp<^  "1  air  si  gpi  et  un  t^îm*^!  Mip'""!  '  Il  sourit 
gracieusement  dès  qu'on  lui  parle;  sa  parure  est  plus  mo- 
deste, mais  plus  arrangée  que  celle  de  vos  femmes.  C'est  , 
me  répondit-il ,  un  prédicateur,  et ,  qui  pis  est ,  un  direc- 
teur. Tel  que  vous  le  voyez,  il  en  sait  plus  que  les  maris; 
il  connaît  le  faible  des  femmes  :  elles  savent  aussi  qu'il 
a  le  sien.  Comment?  dis-je,  il  parle  toujours  de  quelque 
chose  qu'il  appelle  la  grûce?  'Son  pas  toujours,  me  répon- 
dit-il :  à  l'oreUle  d'une  joDe  femme  il  parle  encore  plus 
volontiers  de  sa  chute;  il  foudroie  en  public,  mais  il  est 
doux  comme  un  agneau  en  particulier.  Il  me  semble,  dis-je 
pour  lors ,  qu'on  le  distingue  beaucoup ,  et  qu'on  a  de 
grands  égards  pour  lui.  Comment!  si  on  le  distingue  !  C'est 
un  homme  nécessaire  ;  il  fait  la  douceur  de  la  vie  retirée  :  pe- 
tits conseils,  soins  officieux,  visites  marquées;  il  dissipe 
un  mal  de  tête  mieux  qu'homme  du  monde  :  c'est  un  homme 
excellent. 

Mais,   si  je  ne  vous  importune  pas,  dites-moi  qui  est  ce- 
lui qui  est  vis-à-vis  de  nous ,  qui  est  si  mal  habillé ,  qui  fait 


312  LETTRES  PERSANES. 

quelguefqisjles  grimaces,  £l  a  unlaiisage  différent  des  au- 
tresj^ jiui Jl^aJ)as  d'esprit  pour  parler,  mais  parle  pour 
avoir  de  l'esprit?  Cest,  me  répondit-il ,  un  poète,  et  le  gro- 
tesque du  genre  humain.  Ces  gens-là  disent  qu'ils  sont  nés 
ce  qu'ils  sont  ;  cela  est  vrai ,  et  aussi  ce  qu'ils  seront  toute 
leur  vie,  c'est-à-dire  presque  tojjjours  Jesplus  ridicules  de 
tous  les  hommes  :  au^si  ne^separgnè^t-on  point  ;  on  verse 
sur  eux  le  mépns^^eines  mains.  La  famine  a  fait  entrer 
celui-ci  dans  cette  maison;  et  il  y  est  bien  reçu  du  maî- 
tre et  de  la  maîtresse  ,  dont  la  bonté  et  la  politesse  ne  se 
démentent  à  l'égard  de  personne  ;  il  fit  leur  épithalame  lors- 
qu'ils se  marièrent  :  c'est  ce  qu'il  a  fait  de  mieux  en  sa 
vie  ;  car  il  s'est  trouvé  que  le  mariage  a  été  aussi  heureux 
qu'il  l'a  prédit. 

Vous  ne  le  croiriez  pas  peut-être ,  ajoute-t-il,  entêté  comme 
vous  êtes  des  préjugés  de  l'Orient  :  il  y  a  parmi  nous  des 
mariages  heureux  ,  et  des  femmes  dont  la  vertu  est  un 
gardien  sévère.  Les  gens  dont  nous  parlons  goûtent  entre 
eux  une  paix  qui  ne  peut  être  troublée  ;  ils  sont  aimés  et 
estimés  de  tout  le  monde  :  il  n'y  a  qu'une  chose,  c'est  que 
leur  bonté  naturelle  leur  fait  recevoir  chez  eux  toute  sorte  de 
monde;  ce  qui  fait  qu'ils  ont  quelquefois  mauvaise  compagnie. 
Ce  n'est  pas  que  je  les  désapprouve  ;  il  faut  vivre  avec  les 
gens  tels  qu'ils  sont  :  les  gens  qu'on  dit  être  de  bonne  compa- 
gnie ne  sont  souvent  que  ceux  dont  le  vice  est  plus  raffiné  ; 
et  peut-être  qu'il  en  est  comme  des  poisons  ,  dont  les  plus 
subtils  sont  aussi  les  plus  dangereux, 
t  ' ,  Et  ce  vieux  homme,  lui  dis-je  tout  bas,  qui  a  l'air  si 
chagrin  ?  je  l'ai  pris  d'abord  pour  un  étranger  ;  car  outre 
qu'il  est  habillé  autrement  que  les  autres^, il  censWre  tout 
ce  qui  se  fait  en  France ,  et  n'approuve  pjs  votre  gouverne- 
ment. C'est  un  vieux  guMTÎei",  me  dit-il ,  qui  se  rend  mémo- 
rable à  tous  ses  auditeurs  par  la  longueur  de  ses  exploits. 
11  nlç^ut^souïfrîr  que  la  France  ait  gagné  des  batailles 
où  il  ne   se  soit  pas  trouvé ,  ou  qu'on   vante  un  sié^e  où 


LETTRES  PERSANES.  2J3 

il  n'ait  pas  monté  à  la  tranchée  ;  il  se  croit  si  nécessaire 
a  notre  liistoireTjjj^ s'imâiIne7iTr»lle  finit  où  il  a  fini  ;  il 
regarde  quelques  blessures  qu'il  a  rerues  comme  la  disso- 
lution de  la  monarchie  ;  et ,  à  la  différence  de  ces  philoso- 
phes qui  disent  qu'on  ne  jouit  que  du  présent ,  et  que  le 
passé  n'est  rien  ,  il  ne  jouit,  au  contraire,  que  du  passé, 

et  n'existe  que  .dansjes^ campagnes  qiy]_aJ[aitÊSjXLL^ 
dans  les  temps  qui  se  sont  écoules  ,  comme  les  héros  doi- 
vent vivre  dans  ceux  qui  passeront  après  eux.  Mais  pour- 
quoi,  dis-je  ,  a-t-il  quitté  le  service?  Il  ne  l'a  point  quitté, 
me  répondit-il  ;  mais  le  service  l'a  quitté  ;  on  l'a  employé 
dans  une  petite  place  où  il  racontera  le  reste  de  ses  jours  : 
mais  il  n'ira  jamais  plus  loin  :  le  chemin  des  honneurs  lui 
est  fermé.  Et  pourquoi  cela?  lui  dis-je.  Nous  avons  une 
maxime  en  France,  me  répondit-il  ;  c'est  de  n'élever  jama  s 
les  officiers  dont  la  patience  a  langui  dans  les  emplois 
subalternes  :  nous  les  regardons  comme  des  gens  dont 
l'esprit  s'est  comme  rétréci  dans  les  détails  ,  et  qui ,  par 
une  habitude  des  petites  choses ,  sont  devenus  incapables 
des  plus  grandes.  >"ous  crovons  qu'un  homme  qui  n'a  pas 
les  q^ualités  d'un  général  V  trente  ans  ne  les  aura  jamais  ; 
que  celui  qui  n'a  pas  ce  coup  d'oeil  qui  montre  tout  d'un 
coup  un  terrain  des  plusieurs  lieues  dans  toutes  ses  situa- 
tions différentes ,  cette  présence  d'esprit  qui  fait  que  dans 
une  victoire  ou  se  sert  de  tous  ses  avantages ,  et  dans  uu 
échec  de  toutes  ses  ressources  -  n'ncnuerra  jamais  ces  talents . 


c'est  pour  cela  que  nous  avons  des/eÏTipTois  brillants  pouf 
ces  hommes  grands  et  sublimes  que  le  ciel  a  partagés  non- 
seulement  d'un  cœur,  ma^s  aussi  d'un  génie  héroïque,  et  des 
emplois  <;iihn1ternp>;  ^nr_^^^^<y^^^sTf^ïë^^^J^S^Js,ûSi\ 
aussi.  De  ce  nombre  sont  ces  gens  qui  ont  vieilli  dans 
une  guerre  obscure  :  ils  ne  réussissent  tout  au  plus  qu'à 
faire  ce  qu'ils  ont  fait  toute  leur  vie  ,  et  il  ne  faut  point  com- 
mencer a  les  charger  dans  le  temps  qu'ils  s'affaiblissent. 
Un  moment  après  ,  la  curiosité  me  reprit,  et  je  lui  dis  : 

27 


314  LETTRES  PERSANES. 

Je  m'engage  à  ne  vous  plus  faire  de  questions,  si  vous  vou- 
lez encore  souffrir  celle-ci.  Qui  est  ce  grand  jeune  homme 
qui  a  des  cheveux,  iiÊU_d!Êsprit.eiJant  d'impertinence.^ 
D'où  vient  qu'il  parle  plus  haut  que  les  autres ,  et  se  sait 
si  bon  gré  d'être  au  monde?  C'est  un  homme  à  bonnes 
fortunes,  me  répondit-il.  A  ces  mots,  des  gens  entrèrent, 
d'autres  sortirent ,  on  se  leva ,  quelqu'un  vint  parler  à  mon 
gentilhomme ,  et  je  restai  aussi  peu  instruit  qu'auparavant. 
Mais  un  moment  après,  je  ne  sais  par  quel  hasard  ce 
jeune  homme  se  trouva  auprès  de  moi;  et,  m'adressant  la 
parole  :  Il  fait  beau  ;  voudriez-vous  ,  monsieur,  faire  un 
tour  dans  le  parterre  ?  Je  lui  répondis  le  plus  civilement 
qu'il  me  fut  possible,  et  nous  sortîmes  ensemble.<1e  suis 
venu  à  la  campagne,  me  dit-il,  pour  faire  plaisir  à  la 
maîtresse  de  la  maison,  avec  laquelle  je  ne  suis  pas  mal. 
Il  y  a  bien  certaine  femme  dans  le  monde  qui  pestera  un 
peu,  mais  qu'y  faire?  Jej'ois  les  plus  jolies  femmes  de 
Paris;  mais  je  ne  me  lîxe  jjias-à-uiie  ,  et  je  l^ç,en  donne 
bien  à  garder  :  car,  entre  vous  et  moi ,  je  né^vaiTx  «'pas" 
grand' chose.  —  Apparemment ,  monsieur,  lui  dis-je ,  que 
vous  avez  quelque  charge  ou  quelque  emploi  qui  vous  em- 
pêche d'être  plus  assidu  auprès  d'elles.  —  Non ,  monsieur  : 
je  n'ai  d'autre  emploi  que  de  faire  ejirager  un  mari  ,  ou 
désespérer  un  père  ;  j'aime  à  alarmer  une  femme  qui 
croit  me  tenir,  et  la  mettre  à  deux  doigts  de  sa  perte. 
Nous  sommes  quelques  jeunes  gens  qui  partageons  ainsi 
tout  Paris ,  et  l'intéressons  à  nos  moindres  démarches.  — 
A  ce  que  je  comprends,  lui  dis-je,  vous  faites  plus  de 
bruit  que  le  guerrier  le  plus  valeureux  ,  et  vous  êtes  plus 
considéré  qu'un  grave  magistrat.  Si3îus_étiez_iai^Persei 
vous  ne  jouiriez  pas  de  tous  ces  avantages  :  vous  deviendriez 
pluspropre  à  garder  nos  dames  qu'à  leur  plaire.  Le  feu  me 
monta  au  visage;  et  je  crois  que,  pour  peu  que  j'eusse 
parlé,  je  n'aurais  pu  m'empêcher  de  le  brusquer. 
Que  dis-tu  d'un  pays  où  l'on  tolère  de  pareilles  gens,  et  où 


LETTRES  PERSANES.  315 

l'on  laisse  vivre  un  homme  qui  fait  un  tel  métier?  où  yinfldélité, 
la  trajùson,  le  raj^,  la  peslidie  et  l'injustice  coudîmenrà  la 
considération?  où  l'on  estimp.  un  homme  parce  qu'iloteune^ 
fille  à  son  père,  une  femme  à  son  mari,  et  trouble  les  socié- 
tés les  plus  douces  et  les  plus  saintes  ?  Heureux  les  enfants 
d'Hali ,  qui  défendent  leurs  familles  de  l'op^obre  et  de  la 
séduction  l/La  lumière  du  jour  n'est  pas  plus  pure  que  le  feu 
qui  brûle  dans  le  cœur  de  nos  femmes  ;  nos  filles  ne  pensent 
qu'en  tremblant  au  jour  qui  doit  les  priver  de  cette  vertu 
qui  les  rend  semblables  aux  anges  et  aux  puissances  incor- 
porelles. Terre  natale  et  chérie  ^^jur  qui  le  soleil  jette  ses 
premiers  regards,  tu  n'es  point  souillée  parles  crimes  horribles 
qui  obhgent  cet  astre  à  se  cacher  dès  qu'il  paraît  dans  le  noir 
Occident  ! 

A  Paris,  le  5  de  la  lune  de  Rahmazan,  1713. 

XLIX.  RICA  A  USBER. 


Étant  l'autre  jour  dans  ma  chambre ,  je  vis  entrer  un  der- 
vis  extraordinairement  habillé.  Sa  barbe  descendait  jusqu'à 
sa  ceinture  de  corde;  il  avait  les  pieds  nus;  son  habit  était 
gris ,  grossier ,  et  en  quelques  endroits  pointu.  Le  tout  me 
parut  si  bizarre ,  que  ma  première  idée  fut  d'envoyer  chercher 
un  peintre  pour  en  faire  une  fantaisie. 

Il  me  fit  d'abord  un  grand  compliment,  dans  lequel  il  m'ap- 
prit qu'il  était  homme  démérite,  et  de  plus  capucin.  On 
m'a  dit ,  ajouta-t-il ,  monsieur ,  que  vous  retournez  bientôt 
à  la  cour  de  Perse,  où  vous  tenez  un  rang  distingué.  Je 
viens  vous  demander  protection ,  et  vous  prier  de  nous  obte- 
nir du  roi  une  petite  habitation  auprès  de  Casbin  pour  deux 
ou  trois  religieux.  Mon  père,  lui  dis-je,  vous  voulez  donc 
aller  en  Perse?  Moi,  monsieur!  me  dit-il;  je  m'en  donnerai 
bien  de  garde.  Je  suis  ici  provincial ,  et  je  ne  troquerais  pas 
ma  condition  contre  celle  de  tous  les  capucins  du  monde. 


3ïC  LETTRES  PERSANES. 

Et  que  diable  me  demandez-vous  donc?  C'est,  me  répon- 
dit-il, que  si  nous  avions  cet  hospice,  nos  pères  d'Italie  y 
enverraient  deux  ou  trois  de  leurs  religieux.  Vous  les  con- 
naissez apparemment,  ces  religieux?  Non,  monsieur,  je 
ne  les  connais  pas.  Eh  morbleu!  que  vous  importe  donc 
qu'ils  aillent  en  Perse  ?  C'est  un  beau  projet  de  faire  respirer 
l'air  de  Casbin  à  deux  c^ipueins!  cela  sera  très-utile  et  à  l'Eu- 
rope et  à  l'Asie!  il  est  fort  nécessaire  d'intéresser  là-dedans 
des  monarques  !  voilà  ce  qui  s'appelle  de  belles  colonies  ! 
Allez;  vous  et  vos  semblables  n'êtes  point  faits  pour  être 
transplantés ,  et  vous  ferez  bien  de  continuer  à  ramper  dans 
les  endroits  où  vous  vous  êtes  engendrés. 

A  Paris ,  le  15  de  la  lune  de  Rahmazan,  17 1 3. 

L.  RIGA  A  ***. 

.T'ai  vu  des  gens  chez  qui  la  vertu  était  si  naturelle ,  qu'elle 
ne  se  faisait  pas  même  sentir;  ils  s'attachaient  à  leur  devoir 
sans  s'y  plier ,  et  s'y  portaient  comme  par  instinct  :  bien  loin 
de  relever  par  leurs  discours  leurs  rares  qualités ,  il  semblait 
qu'elles  n'avaient  pas  percé  jusqu'à  eux.  Voilà  les  gens  que 
j'aime  ;  non  pas  ces  gens  vertueux  qui  semblent  être  étoimés  de 
l'être ,  et  qui  regardent  une  bonne  action  comme  un  prodige 
dont  le  récit  doit  surprendre. 

Si  la  modestie  est  une  vertu  nécessaire  à  ceux  à  qui  le  ciel 
a  donné  de  grands  talents ,  que  peut-on  dire  de  ces  insectes 
qui  osent  faire  paraître  un  orgueil  qui  déshonorerait  les  plus 
grands  hommes  ? 

Je  vois  de  tous  côtés  des  gens  qui  parlent  sans  cesse  d'eux- 
mêmes;  leurs  conversations  sont  un  miroir  qui  présente 
toujours  leur  impertinente  figure;  ils  vous  parleront  des 
moindres  choses  qui  leur  sont  arrivées ,  et  ils  veulent  que 
l'intérêt  qu'ils  y  prennejit  les  grossisse  à  vos  yeux;  ils  ont 
tout  fait ,  tout  vu ,  tout  dit,  tout  pensé:  ils  sont  un  modèle 
universel,  un  sujel  de  comparaison  inépuisable,  une  source 


LETTRLIS  f'ERSANES.  317 

trexemples  qui  ne  tarit  jamais.  Oh  !  que  la  louange  est  fade 
kirsquelle  réflécliit  vers  le  lieu  d'où  elle  part! 

Il  V  a  quelques  jours  qu'un  b.omnie  de  ce  caractère  nous 
arcabla  pendant  deux  heures  de  lui ,  de  son  mérite  et  de  ses 
talents;  mais  ,  comme  il  n'y  a  point  de  mouvement  perpétuel 
dansle  monde,  il  cessa  de  parler.  La  conversation  nous  revint 
donc ,  et  nous  la  primes. 

Un  homme  qui  paraissait  assez  cliagrin  commença  par  se 
plaindre  de  l'ennui  répandu  dans  les  conversations.  Quoi  ! 
toujours  des  sots  qui  se  peignent  eux  mêmes,  et  qui  ramènent 
tout  à  eux  ?  Vous  avez  raison  ,  reprit  brusquement  notre 
discoureur;  il  n'y  a  qu'à  faire  comme  moi  :  je  ne  me  loue 
jamais:  j'ai  du  bien  ,  de  la  naissance,  je  fais  de  la  dépense, 
mes  amis  disent  que  j'ai  quelque  esprit  :  mais  je  ne  parle 
jamais  de  tout  cela  :  si  j'ai  quelques  bonnes  qualités,  celle 
dont  je  fais  le  plus  de  cas  ,  c'est  ma  modestie. 

J'admirais  cet  impertinent;  et,  pendant  qu'il  parlait  tout 
haut ,  je  disais  tout  bas  :  Heureux  celui  qui  a  assez  de  vanité 
pour  ne  dire  jamais  de  bien  de  lui ,  qui  craint  ceux  qui  l'écou- 
tent.et  ne  compromet  point  son  mérite  avec  l'orgueil  des 
autres! 

A  Pari»  ,  le  2o  de  la  lune  de  Ralunazan ,  17 lu. 


LI.   >ARGUM,  ENVOYÉ  DE  PERSE  EN  MOSCOVIE, 
A  USBEK. 

A  Pi!  ris. 

On  ma  écrit  d'ispalian  que  tu  avais  quitté  la  Perse,  et 
que  tu  étais  actuellement  a  Paris.  Pourquoi  faut-il  que  j'ap 
prenne  de  tes  nouvelles  par  d'autres  que  par  toi  ? 

Les  ordres  du  roi  des  rois  me  retiennent  depuis  i-inq  ans 
diuis  ce  pays-ci,  où  j'ai  termine  plusieurs  négociations  im- 
portantes. 

Tu  sais  (|ut'  le  czar  est  le  seul  des  princes  chrétiens  dont 


318  LETTRES  PERSANES. 

les  intércts  soient  mêlés  avec  ceux  de  la  Perse ,  parce  qu'il 
est  euueini  des  Turcs  comme  nous. 

Sou  empire  est  plus  grand  que  le  nôtre  :  car  on  compte 
deux  mille  lieues  depuis  Moscou  jusqu'à  la  dernière  place 
de  ses  États  du  côté  de  la  Chine. 

Il  est  le  maître  absolu  de  la  vie  et  des  biens  de  ses  sujets  , 
qui  sont  tous  esclaves,  à  la  réserve  de  quatre  familles.  Le 
lieutenant  des  prophètes  ,  le  roi  des  rois ,  qui  a  le  ciel  pour 
marchepied ,  ne  fait  pas  un  exercice  plus  redoutable  de  sa 
puissance. 

A  voir  le  climat  affreux  de  la  Moscovie,  on  ne  croirait 
jamais  que  ce  fut  une  peine  d'en  être  exilé  :  cependant ,  dès 
qu'un  grand  est  disgracié ,  on  le  relègue  en  Sibérie. 

Comme  la  loi  de  notre  prophète  nous  défend  de  boire  du 
vin,  celle  du  prince  le  défend  aux  Moscovites. 

Ils  ont  une  manière  de  recevoir  leurs  hôtes  qui  n'est  point 
du  tout  persane.  Dès  qu'un  étranger  entre  dans  une  maison, 
le  mari  lui  présente  sa  femme  ;  l'étranger  la  baise ,  et  cela 
passe  pour  une  politesse  faite  au  mari. 

Quoique  les  pères,  au  contrat  de  mariage  de  leurs  filles, 
stipulent  ordinairement  que  le  mari  ne  les  fouettera  pas, 
cependant  on  ne  saurait  croire  combien  les  femmes  moscovi- 
tes aiment  à  être  battues  ;  elles  ne  peuvent  comprendre  qu'el- 
les possèdent  le  cœur  de  leur  mari ,  s'il  ne  les  bat  comme  il 
faut.  Une  conduite  opposée,  de  sa  part,  est  une  marque  d'in- 
différence impardonnable.  Voici  une  lettre  qu'une  d'elles 
écrivit  dernièrement  à  sa  mère  : 

«  Ma  chèbe  mère, 

«  Je  suis  la  plus  malheureuse  femme  du  monde  ;  il  n'y  a 
«  rien  que  je  n'aie  fait  pour  me  faire  aimer  de  mon  n)ari,et 
«je  n'ai  jamais  pu  y  réussir.  Hier,  j'avais  mille  affaires 
«  dans  la  maison,  je  sortis,  et  je  demeurai  tout  le  jour  dehors  : 
«  je  crus,  à  mon  retour  ,  qu'il  me  battrait  bien  fort  ;  mais  il 
«  ne  me  dit  pas  un  seul  mot.  Ma  sœur  est  bien  autrement 


,li:ttp.es  persanes.  319 

'<  tniitce  :  sou  mari  la  roue  de  coups  tous  les  jours;  elleue 
n  peut  pas  regarder  un  homme,  qu'il  ne  l'assomme  soudain  : 
"  ils  s'aiment  beaucoup  aussi ,  et  ils  vivent  de  la  meilleure 
«  intelligence  du  monde. 

«  C'est  ce  qui  la  rend  si  fière;  mais  je  ne  lui  donnerai  pas 
«  longtemps  sujet  de  me  mépriser.  J'ai  résolu  de  me  faire  ai 
«  mer  de  mon  mari ,  à  quelque  prix  que  ce  soit  :  je  le  ferai  si 
«  bien  enrager,  qu'il  faudra  bien  qu'il  me  dorme  des  marques 
«  d'amitié.  Il  ne  sera  pas  dit  que  je  ne  serai  pas  battue ,  et  que 
«  je  vivrai  dans  la  maison  sans  que  l'on  pense  à  moi.  La 
«  moindre  chiquenaude  qu'il  me  donnera ,  je  crierai  de  toute 
«  ma  force ,  afin  qu'on  s'imagine  qu'il  y  va  tout  de  bon  ;  et 
«  je  crois  que  si  quelque  voisin  venait  au  secours ,  je  l'étran- 
«  glerais.  Je  vous  supplie ,  ma  chère  mère ,  de  vouloir  bien  re- 
«  présenter  à  mon  mari  qu'il  me  traite  d'une  manière  indi- 
"  gne.  Mon  père,  qui  est  un  si  honnête  homme,  n'agissait 
"  pas  de  même  ;  et  il  me  souvient ,  lorsque  j'étais  petite  fille , 
«  qu'il  me  semblait  quelquefois  qu'il  vous  aimait  trop.  Je 
"  vous  embrasse ,  ma  chère  mère.  » 

Les  Moscovites  ne  peuvent  point  sortir  de  l'empire ,  quand 
ce  serait  pour  voyager.  Ainsi ,  séparés  des  autres  nations  par 
les  lois  du  pays ,  ils  ont  conservé  leurs  anciennes  coutumes 
avec  d'autant  plus  d'attachement  qu'ils  ne  croyaient  pas  qu'il 
filt  possible  qu'on  en  pût  avoir  d'autres. 

Mais  le  prince  qui  règne  à  présent  a  voulu  tout  changer  ;  il 
a  eu  de  grands  démêlés  avec  eux  au  sujet  de  leur  barbe  ■  :  le 
clergé  et  les  moines  n'ont  pas  moins  combattu  en  faveur  de  leur 
ignorance. 

Il  s'attache  à  faire  fleurir  les  arts ,  et  ne  néglige  rieu  pour 
porter  dans  l'Europe  et  l'Asie  la  gloire  de  sa  nation ,  oubliée 
jus(|u'ici,  et  presque  uniquement  connue  d'elle-même. 

Inquiet  et  sans  cesse  agité,  il  erre  dans  ses  vastes  États, 
laissant  partout  des  marques  de  sa  sévérité  naturelle. 

Il  les  quitte  comme  s'ils  ne  pouvaient  le  contenir,  et  va 

'  Vnyrz  VExpril  drs  lois,  liv.  XIX.  chap.  xiv.  ip.) 


5««0  LETTRES  PERSANES. 

chercher  dans  l'Kurope  d'autres  provinces  et  de  nouveaux 
royaumes. 

Je  t'embrasse,  mon   cher  Usbek.  Donne-moi  do  les  nou- 
velles, je  le  conjure. 

De  Moscou,  le  2  de  la  lune  de  Chalval.  I7i:t. 


1  LU.  RICA  A  USBEK. 

.1  étais  1  autre  jour  dans  une  société  ou  je  me  divertis  assez 
*^    bien.  Il  v  avait  là  des  ftjmmes  de  tous  les  âges  :  une  de  quafre- 
vnigtsans,  une  de  soixante  ,  une  de  quarante,  laquelle  avait 
une  nièce  qui  pouvait  en  avoir  vingt  ou  vingt-deux  ..Un  certain 
^  .^^  instinct  me  fit  approcher  de  cette  dernière,  et  elle  me  dit  à 
Poreille  :  Quadites-voijsde  ma  tante,  qui  à  son  âge  veut  avoir  des 
ayiants ,  et  mt  encore  la  jol^  Elle  ajort ,  lui  dis-je  :  c'est  un 
^ssiéin  qui  ne  éoiMent  qff^  ?ou^;[tJn  moment  après ,  je  me 
trouvai  auprès  de.sa  taiite,  qui  me~3Tt  :  Que  dites-vous  de 
cette  femme,  qui  a  pour  le  moins  soixante  ans,  qui  a  passé  au- 
i  ''     jourd'hui  plus  d'une  heure  à  sa  toilette?  C'est    du  temps 
perdu,  lui  dis-je  ;  et  il  faut  nvnir  \^f  charmes  pour  devoir  y 
songer/ J'allai  à  cette  malheureuse  femme  de  soixante  ans, 
et  la  plamffiÛâ  dans  mon  âme  ,  lorsqu'elle  nie  dit  à  l'oreille  : 
\.y  \\  a-t-il  rien  de  si  ridicule  ?  voyez  cette  femme  qui  a  quatre- 
vingts  ans ,  et  qui  met  des  rubans  couleifrqi  fëb  ;  elle  veut 
faire  la  jeune,  et  elleyreussit  :  car  cela  tipprocl>^aeT^nfancii3 
Ah  !  boi4^ieu ,  dis-je  en  moi-même, oje  sentironsTnmisJj^tw [s 
(piele^ridiculed  es  autres  ?  C'est  neut-étre  unf'lîonheu^  disais- 
i^^énsuile^  auêjoTis  tmuvions  oe  faconsolation  dans  les  fai- 
blesses d'âutrui!*Cependant  j'étais  en  train  de  me  divertir,  et 
*'^*-   je  (lis  :  ■Sous  avons  assez  monté , '^^iÇfceltflfod^^y'pfêsènt ,  et 
>y    commençons  par  la  vieille  qui  est  au  sommetrMadame ,  vous 
vous  ressemblez  .si  fort ,  cette  dame  à  qui  je  viens  <le  parler  et 
vous,  qu'il  semble  que  vous  soyez  deux  sœurs;  et  je  ne  crois 
pas  que  vous  soyez  plus  Agées  l'une  que  l'autre.  Eh  !  vraiment , 


)L- 


LETTRES  PERSANES.  321 

monsieur,  me  dit-elle,  lorsque  Fune  mourra,  l\iutre  devra 
avoir  grand'peur  :,je  ue  crois  pas  qu'il  y  ait  d'elle  à  uioi  deux 
jours  de  différenm/QuandJe  tins  cette  femmexlficD^^ ,  j'allai 
à  celle  detspixautô  ans  Al  faut,  madame ,  que  vous  décidiez  (*'0~ji ^ 
un  pari  que  j'ai  fait  ;  j'ai  gagé  que  cette  dame  et  vous  (lui  mon- 
trant la  femme  de  quarante  ans)  étiez  de  mepie  âge.  IMa  foi , 
dit-elle,  je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  six  mois  de  différence.  Bon  , 
m'y  voilà  :  continuons.  Je  descendis  encore,  et  j'allai  à  la 
femme  de  quarante  ans  :AIadame,<^[Ttes-moria  grâce  Jeme  ^  ^ 
dires!  c'e^tpowfnr'equevDus  appelez  cette  demoiselle,  qui 
est  à  l'autre  table ,  votre  nièce.  Vous  êtes  aussi  jeune  qu'elle  ; 
elle  a  même  quelque  chose  dans  le  visage  de  passé  que  vous  n'a- 
vez certainement  pas  ;  et  ces  couleurs  vives  qui  paraissent  sur  . 
votre  teiny. .  Attendez ,  me  dit-elle  :  je  suis  sa  tante ,  mais  sa 
mère  avait  pour  le  moins  vingt-cinq  ans  plus  miemd  ;  Jîâli^ 
n'étions  pas  de  niénie  lit  :  j'ai  ouToîro  àîÔïi  ma  sœur  que  sa 
lilie  et  moi  naquîmes  la  même  année.  .Te  le  disais  bien,  ma- 
dame ,  et  je  n'avais  pas  tort  d'être  étonné. 
rMon  cher  Usbek ,  les  femmes  qui  se  sentent  finir  d'avance 
parla  perte  de  leurs  agréments  voudraient  reculer  verslajeu- 
nessel  Eh  !  comment  ne  chercheraient-elles  pas  à  troniper  les 
aut3?es  ?  elles  font  tous  leurs  efforts  pour  se  tromper  elles-mê- 
mes, et  se  dérober  à  la  plus  affligeante  de  toutes  les  idées. 

A.  Paris,  le  3  de  la  lune  de  Chai  val ,  17  n 


LUI.  ZÉLIS  A  USBKK. 

A   Paris. 

.lamais  passion  n'a  été  plus  forte  et  plus  vive  que  celle  de 
Cosrou ,  eunuque  blanc ,  pour  mon  esclave  ZéUde  ;  il  la  de- 
mande en  mariage  avec  tant  de  fureur,  que  je  ne  puis  la  lui 
refuser.  Et  pourquoi  ferais-je  de  la  résistance  lorsque  sa  mère 
n'en  fait  pas ,  et  que  Zélide  elle-même  paraît  satisfaite  de  l'idée 
de  ce  mariage  imposteur,  et  de  l'ombre  vaine  qu'on  lui  pré- 
sente ? 

Que  veut-elle  fair"  de  cet  infortune  ,  qui  n'aura  d'un  mari 


322  LETTRES  PERSANES. 

que  la  jalousie;  qui  ne  sortira  de  sa  froideur  que  pour  entrer 
dans  un  désespoir  inutile  ;  qui  se  rappellera  toujours  la  mé- 
moire de  ce  qu'il  a  été ,  pour  la  faire  souvenir  de  ce  qu'il  n'est 
plus  ;  qui ,  toujours  prêt  à  se  donner,  et  ne  se  donnant  jamais, 
se  trompera ,  la  trompera  sans  cesse ,  et  lui  fera  essuyer  à  cha- 
que instant  tous  les  malheurs  de  sa  condition  ? 

Hé  quoi!  être  toujours  dans  les  images  et  dans  les  fantô- 
mes !  ne  vivre  que  pour  imaginer  !  se  trouver  toujours  auprès 
des  plaisirs,  et  jamais  dans  les  plaisirs  !  languissante  dans  les 
bras  d'un  malheureux  ;  au  lieu  de  répondre  à  ses  soupirs ,  ne 
répondre  qu'à  ses  regrets  ! 

Quel  mépris  ne  doit-on  pas  avoir  pour  un  homme  de  cette 
espèce ,  fait  uniquement  pour  garder,  et  jamais  pour  possé- 
der !  Je  cherche  l'amour,  et  je  ne  le  vois  pas. 

.Te  te  parle  librement ,  parce  que  tu  aimes  ma  naïveté ,  et 
que  tu  préfères  mon  air  libre  et  ma  sensibilité  pour  les  plaisirs 
à  la  pudeur  feinte  de  mes  compagnes. 

Je  t'ai  ouï  dire  mille  fois  que  les  eunuques  goûtent  avec  les 
femmes  une  sorte  de  volupté  qui  nous  est  inconnue  ;  que  la 
nature  se  dédommage  de  ses  pertes  ;  qu'elle  a  des  ressources  qui 
réparent  le  désavantage  de  leur  condition  ;  qu'on  peut  bien 
cesser  d'être  homme ,  mais  non  pas  d'être  sensible  ;  et  que , 
dans  cet  état ,  on  est  comme  dans  un  troisième  sens ,  oij  l'on 
ne  fait  pour  ainsi  dire  que  changer  de  plaisirs. 

Si  celaétait,  jetrouveraisZélide  moins  à  plaindre.  C'est  quel- 
que chose  de  vivre  avec  des  gens  moins  malheureux. 

Donne-moi  tes  ordres  là-dessus ,  et  fais-moi  savoir  si  tu 
veux  que  le  mariage  s'accomplisse  dans  le  sérail.  Adieu. 

Du  sérail  d'Ispahan ,  le  5  de  la  lune  de  Chai  val ,  1713- 


LIV.  RICA  A  USBEK. 

A  *♦•. 

J'étais  ce  matin  dans  ma  chambre ,  laquelle ,  comme  tu 
sais,  n'est  séparée  des  autres  que  par  une  cloison  fort  mince, 
et  percée  en  plusieurs  endroits  ;  de  manière  qu'on  entend  tout 


LETTRES  PERSANES.  323 

ce  qui  se  dit  dans  la  chambre  voisine.  Un  homme  ,  qui  se  pro- 
menait à  grands  pas  ,  disait  à  un  autre  :  Je  ne  sais  ce  que 
c'est,  mais  tout  se  tourne  contre  moi;  il  y  a  plus  de  trois 
jours  que  je  n'ai  rien  dit  qui  m'ait  fait  honneur  ;  et  je  me  suis 
trouvé  confondu  pêle-mêle  dans  toutes  les  conversations, 
sans  qu'on  ait  fait  la  moindre  attention  à  moi  et  qu'on  m'ait 
deux  fois  adressé  la  parole.  J'avais  préparé  quelques  saillies 
pour  relever  mon  discours ,  jamais  on  n'a  voulu  souffrir  que 
je  les  fisse  venir.  J'avais  un  conte  fort  joli  à  faire  ;  mais  à 
mesure  que  j'ai  voulu  l'approcher,  on  l'a  esquivé  comme  si  on 
l'avait  fait  exprès.  J'ai  quelques  bons  mots  qui  depuis  quatre 
jours  vieillissent  dans  ma  tête ,  sans  que  j'en  aie  pu  faire  le 
moindre  usage.  Si  cela  continue,  je  crois  qu'à  la  lin  je  serai 
un  sot  ;  il  semble  que  ce  soit  mon  étoile ,  et  que  je  ne  puisse 
m'en  dispenser.  Hier,  j'avais  espéré  de  briller  avec  trois  ou 
quatre  vieilles  femmes  qui  certainement  ne  m'imposent  point, 
et  je  devais  dire  les  plus  jolies  choses  du  monde  :  je  fus  plus 
d'un  quart  d'heure  à  diriger  ma  conversation  ;  mais  elles  ne  tin- 
rent jamais  un  propos  suivi ,  et  elles  coupèrent ,  comme  des 
parques  fatales,  le  fil  de  tous  mes  discours.  Veux-tu  que  je 
te  dise?  la  réputation  de  bel  esprit  coûte  bien  à  soutenir.  Je  ne 
sais  comment  tu  as  fait  pour  y  parvenir.  Il  me  vient  dans 
l'idée  une  chose ,  reprit  l'autre  :  travaillons  de  concert  à  nous 
donner  de  l'esprit;  associons-nous  pour  cela.  Nous  nous  di- 
rons chacun  tous  les  jours  de  quoi  nous  devons  parler,  et  nous 
nous  secourrons  si  bien  que,  si  quelqu'un  vient  nous  inter- 
rompre au  milieu  de  nos  idées ,  nous  l'attirerons  nous-mêmes  ; 
et  s'il  ne  veut  pas  venir  de  bon  gré,  nous  lui  ferons  violence. 
Nous  conviendrons  des  endroits  où  il  faudra  approuver,  de 
ceux  où  il  faudra  sourire,  des  autres  où  il  faudra  rire  tout  a 
fait,  et  à  gorge  déployée.  Tu  verras  que  nous  donnerons  le  ton 
à  toutes  les  conversations,  et  qu'on  admirera  la  vivacité  denotre 
cspritetle  bonheur  de  nos  reparties.  Nous  nous  protégerons  par 
dessignesdc  tête  mutuels.  Tu  brilleras  aujourd'hui,  demain  tu 
seras  mou  second.  J'entrerai  avec  toi  dans  une  maison ,  et  je 


324  I.KÏTRKS  l'K  RSANES. 

m'écrierai  t-ii  teinoutnint  :  Il  faut  que  je  vous  dise  une  réponse 
bienplaisautequeinonsieurvientdefaire  à  un  lioniniequenous 
avons  trouvé  dans  la  rue.  Et  je  me  tournerai  vers  toi  :  llues"y 
attendait  pas  ;  ila  été  bien  étonné.  .le  réciterai  quelques-uns  de 
mes  vers,  et  tu  diras  :  J'y  étais  quand  il  les  iit  ;  c  était  dans 
un  souper,  et  il  ne  rêva  pas  un  moment.  Souvent  même  nous 
nous  raillerons  toi  et  moi;  et  Ton  dira  :  Voyez  comme  ils 
s'attaquent,  comme  ils  se  défendent  ;  ils  ne  s'épargnent  pas  ; 
voyons  comme  il  sortira  de  là  :  à  merveille!  quelle  présenw 
d'esprit!  voilà  une  véritable  bataille.  ÏSIais  on  ne  dira  pas  que 
nous  nous  étions  escarmouches  la  veille.  Il  faudra  acheter 
(le  certains  livres,  qui  sont  des  recueils  de  bons  mots,  com- 
posés à  l'usage  de  ceux  qui  n'ont  pas  d'esprit ,  et  qui  en  veu- 
lent contrefaire;  tout  dépend  d'avoir  des  modèles.  Je  veux 
(|u'avant  six  moisnous  soyonsen  état  de  tenir  une  conversation 
d'une  heure  toute  remplie  de  bons  mots.  Mais  il  faudra  avoir 
une  attention  ;  c'est  de  soutenir  leur  fortune  :  ce  n'est  pas  tout 
que  de  dire  un  bon  mot ,  il  faut  le  répandre  et  le  semer  par- 
tout; sans  cela ,  autant  de  perdu  ;  et  je  t'avoue  qu'il  n'y  a  rien 
de  si  désolant  que  de  voir  une  jolie  chose  qu'on  a  dite  mourir 
dans  l'oreille  d'un  sot  qui  l'entend.  Il  est  vrai  que  souvent  il 
V  a  une  compensation  ,  et  que  nous  disons  aussi  bien  des  sot- 
tises qui  passent  incognito  ;  et  c'est  la  seule  chose  qui  peut 
nous  consoler  dans  cette  occasion.  Voilà,  mon  cher,  le  parti ^ 
qu'il  nous  faut  prendre.  Fais  ce  que  je  te  dirai,  et  je  te  pro- 
mets avant  six  mois  une  place  à  l  Académie  :  c'est  pour  te 
direqueletravail  ne  sera  pas  long;  car  pour  lors  tu  pourras  re- 
noncer à  ton  art  :  tu  seras  homme  d'esprit,  malgré  que  tu  en 
aies.  On  remarque  en  France  que,  dès  qu'un  homme  entre 
dans  une  compagnie  ,  il  prend  d'abord  ce  qu'on  appelle  l'es- 
prit du  corps  :  tu  en  seras  de  même  ;  et  je  ne  crains  pour  toi 
que  l'embarras  des  applaudissements. 

De  Paris,  le  G  de  la  lune  de  Zilcadé,  171 }. 


LKTTRES  PERSA^'tS.  325 

LV.  RICA  A  IBBEN. 
A  Smvrne. 

Cliez  les  peimks  d'Europe ,  le  premier  quart  d'Iieure  du' 
mariage  a^notuT^utes  les  difficultéi;  les  dernières  faveurs 
sont  toujours  dememeâiaie  que  ïa  ï)én3iiction  ilïïptTâle'^  les    "^ 
femmes  n'y  font  point  comme  nos  Pecîaûfis ,  qui  disputent.le 
terrain  quelquefois  des  mois  entiers  ;  il  n'y  a  rien  de  si  plénîerT*^'^ 
si  elles  ne  perdent  rien ,  c'est  qu'elles  n'ont  rien  à  perdre.J\Iais 
on  sait  toujours,  chose  honteuse  !  le  moment  de  leurdéfait^et, 
sans  consulter  les  astres,  on  peut  prédire  au  juste  l'heure  de  la 
naissance  de  leurs  enfants. 

'l^es  Français  ne  parlent  presque  jamais  de  leurs  femmes  : 
c'est  qu'ils  ont  peur  d'en  parler  devant  des  gens  qui  les  con- 
naissent mieux  qu'eux  \j 

JLy  a  parmi'^Yïfes  hommes  très-malheureux  que  personne 
ne  console  :  C€  sont  les jiiaris  jaloux  ;  il  y  en  a  que  tout  le  monde 
hait  :  ce  sont  les  marisjaloux^  il  y  en  a  que  tous  lesITonlnîefe 
méprisent  :  ce  sont  encore  lesjnaris  jaloux.       /  i     À.  /  j/ 

Aussi  n'y  a-t-il  point  de  pays  où  ils  soient  Qnsipetit^om-  / 
breque  chez  les  Français.  Leur  tranquillité  n'est  pas  fondée 
sur  la  confiance  quils  ont  en  leurs  femmes;  c'est  au  contraire 
sur  la  mauvaise  opinion  qu'ils  en  ont.  Toutes  les  sases  précau- 
tions des  Asiatiques,  les  voiles  qui  les  couxTcnt,  les  prisons  où 
elles  sont  détenues  ,  la  vigilance  des  eunuques,  leur  paraissent 
des  moyens  plus  propres  à  exercer  l'industrie  de  ce  sexe  qu'à 
la  lasser.  Ici  les  maris  prennent  leur  parti  de  bonne  grâce ,  et 
regarderit  les  infidélités  comme  des  coups  d'une  étoile  inévi- 
table^ Un  mari  qui  voudrait  seul  posséder  sa  femme  serait  re- 
gardé ^ctfrnme  un  perturbateur  de  la  joie  publique ,  et  comme 

'  OUe  discrétion  a  de.s  motifs  plus  raisonnables,  et  un  l)ut  moins 
injurieux  an  spxe  qui  en  est  l'objet.  Du  reste,  elle  a,  en  quelque  .sorte, 
reçu  l'approbation  d'un  de  nos  plus  ingénieu.x  moralistes.  «  On  sait 
assez,  dit  la  Rochefoucauld ,  qu'il  ne  faut  guère  parler  de  sa  femme; 
maison  ne  sait  pas  assez  qu'on  devrait  encore  moins  parler  de  soi.» 

V'/T/'mc  CCCLMV.)  fP.; 

MONTESnilEl.  28 


324  LI'TIHr.S  l'KRSANES. 

m'écrieriii  en  teinoulrant  :  Il  fiuiUiueje  vous  dise  une  réponse 
bien plais.inteque monsieur  vientde  faire  h  un  lioininequenous 
avons  trouvé  dans  la  rue.  Et  je  me  tournerai  vers  toi  :  Ilnes'y 
attendait  pas  ;  ila  été  bien  étonné.  .Te  réciterai  quelques-uns  de 
mes  vers,  et  tu  diras  :  J'y  étais  quand  il  les  lit  ;  c'était  dans 
un  souper,  et  il  ne  rêva  pas  un  moment.  Souvent  même  nous 
nous  raillerons  toi  et  moi;  et  l'on  dira  :  Voyez  comme  ils 
s'attaquent,  comme  ils  se  défendent  ;  ils  ne  s'épargnent  pas  ; 
voyons  comme  il  sortira  de  là  :  à  merveille!  quelle  présentn- 
d'esprit  !  voilà  une  véritable  bataille.  Mais  on  ne  dira  pas  que 
nous  nous  étions  escarmouches  la  veille.  Il  faudra  acheter 
(le  certains  livres,  qui  sont  des  recueils  de  bons  mots,  com- 
posés à  l'usage  de  ceux  qui  n'ont  pas  d'esprit,  et  qui  en  veu- 
lent contrefaire;  tout  dépend  d'avoir  des  modèles.  Je  veux 
(|u'avant  six  mois  nous  soyons  en  état  de  tenir  uneconversation 
d'une  iieure  toute  remplie  de  bons  mots.  Mais  il  faudra  avoir 
ime  attention;  c'est  de  soutenir  leur  fortune  :  ce  n'est  pas  tout 
que  de  dire  un  bon  mot,  il  faut  le  répandre  et  le  semer  par- 
tout; sans  cela ,  autant  de  perdu  ;  et  je  t'avoue  qu'il  n'y  a  rien 
de  si  désolant  que  de  voir  une  jolie  chose  qu'on  a  dite  mourir 
dans  l'oreille  d'un  sot  qui  l'entend.  Il  est  vrai  que  souvent  il 
y  a  une  compensation  ,  et  que  nous  disons  aussi  bien  des  sot- 
tises qui  passent  incugnUo  ;  et  c'est  la  seule  chose  qui  peut 
nous  consoler  dans  cette  occasion.  Voilà,  mon  cher,  le  parti ^ 
qu'il  nous  faut  prendre.  Fais  ce  que  je  te  dirai,  et  je  te  pro- 
mets avant  six  mois  une  place  à  l  Académie  :  c'est  pour  te 
dire  que  letravail  ne  sera  pas  long  ;carpour  lors  tu  pourras  re- 
noncer à  ton  art  :  tu  seras  iiomme d'esprit,  malgré  que  tu  en 
aies.  On  remarque  en  France  que,  dès  qu'un  homme  entre 
dans  une  compagnie  ,  il  prend  d'abord  ce  qu'on  appelle  l'es- 
prit du  corps  :  tu  en  seras  de  même  ;  et  je  ne  crains  pour  toi 
que  l'embarras  des  applaudissements. 

De  Paris,  le  li  de  la  lune  de  Zilcadé,  1714. 


LiyrrnES  persanes.  ."52-. 

LV.  RICA  A  IBBEN. 

A  Smyrne. 

Cliez  les  peypks  d'Europe,  le  premier  quart  d'heure  du^ 


mariage  a^nîmlr  jbutes  les  difficu,ltés.;  les  dernières  faveurs 
sont  toujours  de  "même  âaie  que  ta  l)en«licnon  niïptîàle  :  les  *^ 
femmes  n'y  font  point  comme  nos  PecsailÊS ,  qui  disputent.le 
terrain  quelquefois  des  mois  entiers  ;  il  n'y  a  rien  de  si  plénîer  : 
si  elles  ne  perdent  rien,  c'est  qu'elles  n'ont  rien  à  perdre.  Mais 
on  saittoujours,  chose  honteuse  !  le  moment  de  leur  défait^et, 
sans  consulter  les  astres,  on  peut  prédire  au  juste  l'heure  delà 
naissance  de  leurs  enfants. 

'^es  Français  ne  parlent  presque  jamais  de  leurs  femmes  : 
c'est  qu'ils  ont  peur  d'en  parler  devant  des  gens  qui  les  con- 
na^sent  mieux  qu'eux  ' .) 

JLLy  a  parmi^ix  tfes  hommes  très-malheureux  que  personne 
ne  console  :  ce  sont  lc_sma.ris  jaloux  ;  il  y  en  a  que  tqut  le  monde 
hait  :  ce  sont  les  marisjaïoux  ;  TTy  en  a  que  tous  lè^ionfirno?? 
méprisent  :  ce  sont  encore  lesjnaris  jaloux.       /  i     >L  /.j^ 

Aussi  n'y  a-t-il  point  de  pays  où  ils  soient  Qo^petiVriom-  / 
breque  chez  les  Français.  Leur  tranquillité  n'est  pas  fondée 
sur  la  confiance  quils  ont  en  leurs  femmes;  c'est  au  contraire 
sur  la  mauvaise  opinion  qu'ils  en  ont.  Toutes  les  sages  précau- 
tions des  Asiatiques,  les  voiles  qui  les  couvrent,  les  prisons  où 
elles  sont  détenues  ,  la  vigilance  des  eunuques ,  leur  paraissent 
des  moyens  plus  propres  à  exercer  l'industrie  de  ce  sexe  qu'à 
la  lasser.  Ici  les  maris  prennent  leur  parti  de  bonne  grâce ,  et 
regardent  les  infidélités  comme  des  coups  d'une  étoile  inévi- 
tables Un  mari  qui  voudrait  seul  posséder  sa  femme  serait  re- 
gardé"ctJmme  un  perturbateur  de  la  joie  publique,  et  comme 

'  Cpfle  discrétion  a  des  motifs  plus  raisonnal)lPs,  et  un  l)ul  moins 
injurieux  au  sexe  qui  en  est  Tobjct.  Du  reste,  elle  a,  en  quelque  sorte, 
reçu  l'approljalion  d'un  de  nos  plus  ingénieux  moralistes.  «  On  sait 
assez,  dit  la  Rocliefoucauld,  qu'il  ne  faut  guère  parler  de  sa  femme; 
mais  on  ne  sait  pas  assez  qu'on  devrait  encore  moins  parler  de  soi.  » 
(  \f II  rime  CCCLXIV.)  (P.; 

MONTF..SOI'lia-.  28 


32»  LETTKtS  PERSANES. 

py  L\n.  USBEK  A  RHÉDI. 

A  Venise. 

Les  libertins  eQlretiennent  ici  un  nombre  infini  de  filles  de 
joie ,  eU«s_déy.Qls_uiiJiombre  innombrable  de  dervis.  Ces  der-    . 
vis  îonrtrois  vœux,"Cobéissrince,  de  pain'reté,  et  de  cfrasteté. 
Ou  dit  que  le  premier  est  le  mieux  observé  de  tous  ;  ^àiat) 
au  second,  je  le  réponds  qu'il  ne  Test  point  :  je  te  laisse  à 
juger  du  ^■oisième.  _ 

Mais,  quelque  riches  que  soient  ces  dervis ,  ils  ne  quittent  ' 
jamais  la  qualité  de  pauvres  ;  notre  glorieux  sultan  renonce- 
rait plutôt  à  5es  magnifiques  et  sublimes  titres  :  ils  ont  rai- 
sou ,  j^mLÇe^^fi^iÊi^iïï^Jes^mpêcbeiÉlfilreî^  ^/Z-»^^. 

Les  médecins,  et  quelques-uns  de  ces  dervis  qu'on  appelle 
confesseurs,  sont  toujours  ici  ou  trop  estimés  ou  trop  mé- 
prisés ;  cependant  ou  dit  que  les  héritiers  s'accommodent 
mieux  des  médecins  que  des  confesseurs. 
^  Je  TUS  l'autre  jour  dans  un  couvent  de  ces  dervis.  Un  d'entre 
eux ,  vénérable  par  ses  cheveux  blancs ,  m'accurnlTt  fort 
honnêtement  ;  et ,  après  m'avoir  fait  voir  toute  la  maison ,  il 
me  'iiiçua  dans  le  jardin ,  où  nous  nous  mîmes  à  discourir, 
flion  père,  lui  dis-je,  quel  empîoî  avez-vous  dans  la  commu- 
nauté? INIonsieur,  me  répondit-il  avec  un  air  très-content  de 
ma  question  v4fî-SiÙS.£a§iiiste.  Casuiste  !  repris-je  :  depuis  que 
je  suis  en  France ,  je  n'ai  pas  ouï  parler  de  cette  charge.  Eh 
quoi  !  vous  ne  savez  pas  ce  que  c'est  qu'un  casuiste  ?  Eh  bien  ! 
écoutez ,  je  vais  vous  en  donner  une  idfîiLi^ui  ne  vous  laissera 
rien  à  désirer.  Il  y  a  deux  sortes  de^jgechésU  <}6  mortels ,  qui 
cxcluent^absolument  du  paradis;  de  vénia^,qui  offensent 
Dieu  àT£t''Vet'ité,  n^ais  ne  l'irritent  pas  au  point  de  nous  priver 
de  la  béatitude. 'x3r  touLROtre_arLJîûnsist£.  à  bien  distinguer 
ces  deux  sortes  de  péchés  :  car,  à  la  réserve  de  quelques  Uber- 
tius,tous  les  chrétiens  veulent  gagner  le  paradis;  mais  il 
n'y  a  guère  personne  qui  ne  le  veuille  gagner  à  meilleur  mar- 
/  ihô  (|u'il  est  |)0ssiblc.  Quand  on  connaît  bien  les  péchés  inor- 


LETTRES  ri-RSANES.  329 

tels ,  ou  tâché  de  ne  pas  commettre  de  ceux-là ,  et  l'on  fait  sou 
affaire.  U  y  a  des  hommes  qui  n'aspireut  pas  à  une  si  grande 
perfection;  et,  çomme^s^n'ont  poLut  d'ambition,  ils  ne  se 
s^cient_pas  des  premières  places  :  aussi  ils  entrent  en  paradis 
le  plus  juste  qu'ils  peuvent;  pourvu  qu'ils  y  soient,  cela  Jeur^/t-^sr*- 
suffit  rieur  Mit  est  de  ir  en  faire  ni  plus  m  moins.  Ce  sont  des 
gens  qui  ravisseni.le  ciel  plutôt  qu  ils  ne Tobtiennent ,  et  qui 
disent  à  Dieu  :  Séîgnèur,  j'ai  accompli  les  conditions  iï  larî^ 
gueur  ;  vous  ne  pouvez  vous  empêcher  de  tenir  vos  promesses  : 
comme  je  n'en  ai  pas  fait  plus  que  vous  n'en  avez  demandé  , 
je  vous  di^|)en^de  n/fefî^c^or^ér  -'pluT  qïïS^vous  n'en  avez 
promis. 

Nous  sommes  donc  des  gens  nécessaires,  monsieur.  Ce 
n'est  pas  tout  pourtant  ;  vous  allez  bien  voir  autre  chose.  L'ac- 
tion  ne  lait  pasTe  crime ,  c  est  la  connaissance  de_MuLqui_Ta 
commet  :  celui  qui  fait  un  mal ,  tandis  qu'il  peut  croire  que 
ce  n'en  est  pas  un ,  est  en  sûreté  de  conscience;  et  comme  il  y 
a  un  nombre  infini  d'actions  équivoques ,  un  casuiste  peut 
leur  donner  un  degré  de  bont^  qu'elles  n'ont  point ,  en  les^^  / 
qualifiant  telles:  et  pourvu  qu'il  nuissenpersuader  qirîFlles 
nont^pas  de  venin,  irTe  leur  ote Tout  entier.  ^ 

Je  vous  dis  ici  le  secret  d'un  métier  où  j'ai  vieilli  ;  je  vous 
en  fais  voir  les  raffinements  :  il  y  a  un  tour  à  donner  à  tout , 
même  aux  choses  qui  en  paraissent  le  moins  susceptUjles.  Mon 
père  ,  lui  dis-je ,  cela  est  fort  bon  ;  mais  comment  vous  aecom- 
niodez-vous  avec  le  ciel?  Si  le  grand  sophi  avait  à  sa  cour  un 
homme  qui  fît  à  son  égard  ce  que  vous  faites  contre  votre 
Dieu,  qui  mît  de  la  différence  entre  ses  ordres,  et  qui  apprît 
à  ses  sujets  dans  quel  cas  ils  doivent  les  exécuter,  et  dans  que! 
autre  ils  peuvent  les  violer ,  il  le  ferait  empaler  sur  l'heure.  Je 
saluai  mon  dervis ,  et  le  quittai  sans  attendre  sa  réponse. 

A  Paris,  le  23  de  la  lune  de  Maliarram,  I7iï. 


33»  LETTRES  PERSANES. 

LVIII.  RICA  A  RIIÉDI. 

A  Venise. 

A  Paris,  mon  cher  Rhédi,  il  y  a  bien  des  métiers.  Là,  un 
homme  obligeant  vient ,  pour  un  peu  d'argent ,  vous  offrir  le 
secret  de  faire  de  l'or. 

Un  autre  vous  promet  de  vous  faire  coucher  avec  les  esprits 
aériens,  pourvu  que  vous  soyez  seulement  trente  ans  sans 
voir  de  femmes. 

Vous  trouverez  ensuite  des  devins  si  habiles,  qu'ils  vous 
diront  toute  votre  vie ,  pourvu  qu'ils  aient  seulement  eu  un 
quart  d'heure  de  conversation  avec  vos  domestiques. 

Des  femmes  adroites  font  de  la  virginité  une  fleur  qui  périt 
et  renaît  tous  les  jours ,  et  se  cueille  la  centième  fois  plus 
douloureusement  que  la  première. 

Il  y  en  a  d'autres  qui ,  réparant  par  la  force  de  leur  art 
toutes  les  injures  du  temps ,  savent  rétablir  sur  un  visage  une 
beauté  qui  chancelle,  et  même  rappeler  une  femme  du  som- 
met de  la  vieillesse  pour  la  faire  redescendre  jusqu'à  la  jeunesse 
la  plus  tendre. 

Tous  ces  gens-là  vivent  ou  cherchent  à  vivre  dans  une  ville 
qui  est  la  mère  de  l'invention. 

Les  revenus  des  citoyens  ne  s'y  afferment  point  :  ils  ne  con- 
sistent qu'en  esprit  et  en  mdustrie  ;  chacun  a  la  sienne ,  qu'il 
fait  valoir  de  son  mieux. 

Qui  voudrait  nombrer  tous  les  gens  de  loi  qui  poursuivent 
le  revenu  de  quelque  mosquée ,  aurait  aussitôt  compté  les  sa- 
bles de  la  mer  et  les  esclaves  de  notre  monarque. 

Un  nombre  infini  de  maîtres  de  langues ,  d'arts  et  de  scien- 
ces ,  enseignent  ce  qu'ils  ne  savent  pas  ;  et  ce  talent  est  bien 
considérable  :  car  il  ne  faut  pas  beaucoup  d'esprit  pour  mon- 
trer ce  qu'on  sait  ;  mais  il  en  faut  infiniment  pour  enseigner  ce 
qu'on  ignore. 

On  ne  peut  mourir  ici  que  subitement  :  la  mort  ne  saurait 
autrement  exercer  sou  empire;  car  il  y  a  dans  tous  les  coins 


LETTRES  PERSANES.  >>3l 

des  gens  qui  ont  des  remèdes  iafaillibles  contre  toutes  les  iiiala 
dies  imaginables. 

Toutes  les  boutiques  sont  tendues  de  filets  invisibles  où  se 
vont  prendre  tous  les  acbeteurs.  L'on  en  sort  pourtant  quel- 
quefois à  bon  marché  :  une  jeune  marchande  cajole  un  homme 
une  heure  entière ,  pour  lui  faire  acheter  un  paquet  de  cure- 
dents. 

Il  n'y  a  personne  qui  ne  sorte  de  cette  ville  plus  précautionné 
qu'il  n'y  est  entré  :  à  force  de  faire  part  de  son  bien  aux  autres , 
on  apprend  à  le  conserver;  seul  avantage  des  étrangers  daus 
C€tte  viUe  enchanteresse. 

A  Paris,  le  lu  de  la  lune  de  Saphar,  iTii. 

LIX.  RICA  A  USBEK. 

J'étais  l'autre  jour  dans  une  maison  où  il  y  avait  un  cercle 
de  gens  de  toute  espèce  :  je  trouvai  la  conversation  occupée 
par  deux  vieilles  femmes  qui  avaient  en  vain  travaillé  tout  le 
«latin  à  se  rajeunir.  11  faut  avouer,  disait  une  d'entre  elles , 
que  les  hommes  d'aujourd'hui  sont  bien  différents  de  ceux 
que  nous  voyions  dans  notre  jeunesse  :  ils  étaient  polis ,  gra- 
cieux, cxîmplaisants  ;  mais  à  présent  je  les  trouve  d'une  bru- 
talité insupportable.  Tout  est  changé ,  dit  pour  lors  un  liomme 
qui  paraissait  accablé  de  goutte  ;  le  temps  nest  plus  comme  il 
était  :  il  y  a  quarante  ans ,  tout  le  monde  se  portait  bien ,  on 
marchait ,  on  était  gai ,  on  ne  demandait  qu'à  rire  et  à  danser  ; 
à  présent  tout  le  monde  est  d'une  tristesse  insupportable.  Un 
moment  après ,  la  conversation  tourna  du  côté  de  la  politique. 
Morbleu!  dit  un  neux  seigneur,  TÉtat  n'est  plus  gouverné  : 
trouvez-moi  à  présent  un  ministre  comme  M.  Colbert.  Je  le 
connaissais  beaucoup,  ce  M.  Colbert  ;  il  était  de  mes  amis  ;  il  me 
faisait  toujours  payer  de  mes  pensions  avant  qui  que  ce  fût  : 
le  bel  ordre  qu'il  y  avait  dans  les  finances  !  tout  le  monde  était  à 
son  aise;  mais  aujourd'hui  je  suis  ruiné.  Mous^ieur,  dit  pour 


332  LETTRES  PERSANES. 

lors  un  ecclésiastique,  vous  parlez  là  du  temps  le  plus  mira- 
culeux de  notre  invincible  monarque  ;  y  a-t-il  rien  de  si  grand 
que  ce  qu'il  faisait  alors  pour  détruire  l'hérésie?  Et  comptez- 
vous  pour  rien  l'abolition  des  duels?  dit  d'un  air  content  un 
autre  homme  qui  n'avait  point  encore  parlé.  La  remarque  est 
judicieuse,  me  dit  quelqu'un  à  l'oreille  :  cet  homme  est  charmé 
de  redit ,  et  il  l'observe  si  bien ,  qu'il  y  a  six  mois  qu'il  reçut 
cent  coups  de  bâton  pour  ne  le  pas  violer. 

Il  me  semble,  Usbek,  que  nous  ne  jugeons  jamais  des  choses 
que  par  un  retour  secret  que  nous  faisons  sur  nous-mêmes. 
Je  ne  suis  pas  surpris  que  les  nègres  peignent  le  diable  d'une 
blancheur  éblouissante ,  et  leurs  dieux  noirs  comme  du  char- 
bon ;  que  la  Vénus  de  certains  peuples  ait  des  mamelles  qui 
lui  pendent  jusques  aux  cuisses  ;  et  qu'enfin  tous  les  idolâtres 
aient  représenté  leurs  dieux  avec  une  figure  humaine ,  et  leur 
aient  fait  part  de  toutes  leurs  inclinations.  On  a  dit  fort  bien 
que  si  les  triangles  faisaient  un  dieu  ,  ils  lui  donneraient  trois 
côtés. 

Mon  cher  Usbek,  quand  je  vois  des  hommes  qui  rampent 
sur  un  atome ,  c'est-à-dire  la  terre ,  qui  n'est  qu'un  point  de 
l'univers ,  se  proposer  directement  pour  modèles  de  la  Provi- 
dence ,  je  ne  sais  comment  accorder  tant  d'extravagance  avec 
tant  de  petitesse. 

A  Paris,  le  14  de  la  lune  deSapliar,  171  i. 

LX.  USBEK  A  IBBEiN. 
A  Smyrne. 

Tu  me  demandes  s'il  y  a  des  Juifs  en  France;  sache  que 
partout  où  il  y  a  de  l'argent  il  y  a  des  Juifs.  Tu  me  demandes 
ce  qu'ils  y  font  :  précisément  ce  qu'ils  font  en  Perse  ;  rien  ne 
ressemble  plus  à  un  Juif  d'A.sie  qu'un  Juif  européen. 

Ils  font  paraître  chez  les  chrétiens,  comme  parmi  nous, 
une  obstination  invincible  pour  leur  religion ,  qui  \a  jusrju'a 
la  folie. 

La  religion  juive  est  un  vieux  tronc  qui  a  produit  deux  bran- 


LETTRES  PIiRSA>ES.  333 

elles  qui  ont  cou\  ert  toute  la  terre  ;  je  veux  dire  le  niahonié- 
tisiiie  et  le  christianisme  :  ou  plutôt  c'est  une  mère  qui  a  en- 
gendré deux  filles  qui  l'ont  accablée  de  mille  plaies  ;  car,  en 
tait  de  religion ,  les  plus  proches  sont  les  plus  grandes  enne- 
mies. Mais ,  quelque  mauvais  traitements  qu'elle  en  ait  reçus , 
elle  ne  laisse  pas  de  se  glorifier  de  les  avoir  mises  au  monde  ; 
elle  se  sert  de  l'une  et  de  l'autre  pour  embrasser  le  monde 
entier,  tandis  que  d'un  autre  côté  sa  vieillesse  vénérable  em- 
brasse tous  les  temps. 

Les  Juifs  se  regardent  donc  comme  la  source  de  toute  sain- 
teté et  l'origine  de  toute  religion  ;  ils  nous  regardent  au  con- 
traire comme  des  hérétiques  qui  ont  changé  la  loi ,  ou  plutôt 
comme  des  Juifs  rebelles. 

Si  le  changement  s'était  fait  insensiblement,  ils  croient 
qu'ils  auraient  été  facilement  séduits  ;  mais  comme  il  s'est 
fait  tout  à  coup  et  d'une  manière  violente ,  comme  ils  peu- 
vent marquer  le  jour  et  l'heure  de  l'une  et  de  l'autre  nais- 
sance ,  ils  se  scandalisent  de  trouver  en  nous  des  âges ,  et  se 
tiennent  fermes  à  mie  religion  que  le  monde  même  n'a  pas 
précédée. 

Us  n'ont  jamais  eu  dans  l'Europe  un  calme  pareil  à  celui 
dont  ils  jouissent.  On  commence  à  se  défaire  parmi  les  chré- 
tiens de  cet  esprit  d'intolérance  qui  les  animait  :  on  s'est  mal 
trouvé  en  Espagne  de  les  avoir  chassés ,  et  en  France  d'avoir 
fatigué  des  chrétiens  dont  la  croyance  différait  un  peu  de  celle 
du  prince.  On  s'est  aperçu  que  le  zèle  pour  les  progrès  de  la 
religion  est  différent  de  l'attachement  qu'on  doit  avoir  pour 
elle  ;  et  que,  pour  l'aimer  et  l'obserser,  il  n'est  pas  nécessaire 
de  haïr  et  de  persécuter  ceux  qui  ne  l'observent  pas. 

Il  serait  à  souhaiter  que  nos  musulmans  pensassent  aussi 
sensément  sur  cet  article  que  les  chrétiens  ;  que  l'on  put  une 
bonne  fois  faire  la  paix  entre  Hali  et  Abubeker,  et  laisser  à 
Dieu  le  soin  de  décider  des  mérites  de  ces  saints  prophètes. 
Je  voudrais  qu'on  les  honorât  par  des  actes  de  vénération  et 
do  respect,  et  non  pas  par  de  vaines  préférences;  et  qu'on 


.î34  LETTRES  PERSAiNES. 

cherchât  à  mériter  leur  faveur,  quelque  place  que  Dieu  leur 
ait  marquée ,  soit  à  sa  droite ,  ou  bien  sous  le  marchepied  de 
son  troue. 

A  Paris,  le  18  de  la  lune  de  Saphar,  Ï7li. 

LXI.  USBEKARHÉDI. 

A  Venise. 

rentrai  l'autre  jour  dans  une  église  fameuse  qu'on  appelle 
Notre-Dame;  pendant  que  j'admirais  ce  superbe  édifice,  j'eus 
occasion  de  m' entretenir  avec  un  ecclésiastique  que  la  curio- 
sité y  avait  attiré  comme  moi.  La  conversation  tomba  sur  la 
tranquillité  de  sa  profession.  La  plupart  des  gens ,  me  dit-il , 
envient  le  bonheur  de  notre  état ,  et  ils  ont  raison  :  cepen- 
dant il  a  ses  désagréments;  nous  ne  sommes  point  si  séparés 
du  monde ,  que  nous  n'y  soyons  appelés  en  mille  occasions  : 
là ,  nous  avons  un  rôle  très-difficile  à  soutenir. 

Les  gens  du  monde  sont  étonnants  ;  ils  ne  peuvent  souffrir 
notre  approbation  ni  nos  censures  :  si  nous  les  voulons  corri- 
ger, ils  nous  trouvent  ridicules  ;  si  nous  les  approuvons ,  ils 
nous  regardent  comme  des  gens  au-dessous  de  notre  carac- 
tère. Il  n'y  a  rien  de  si  humiliant  que  de  penser  qu'on  a 
scandalisé  les  impies  mêmes.  ÎS'ous  sommes  donc  obligés  de 
tenir  une  conduite  équivoque ,  et  d'imposer  aux  libertins , 
non  pas  par  un  caractère  décidé ,  mais  par  l'incertitude  où 
nous  les  mettons  de  la  manière  dont  nous  recevons  leurs  dis- 
cours. Il  faut  avoir  beaucoup  d'esprit  pour  cela;  cet  état  de 
neutralité  est  difficile  :  les  gens  du  monde,  qui  hasardent  tout, 
qui  se  livrent  à  toutes  leurs  saillies ,  qui ,  selon  le  succès ,  les 
poussent  ou  les  abandonnent ,  réussissent  bien  mieux. 

Ce  n'est  pas  tout  :  cet  état  si  heureux  et  si  tranquille ,  que 
l'on  vante  tant,  nous  ne  le  conservons  pas  dans  le  monde.  Dès 
que  nous  y  paraissons ,  on  nous  fait  disputer  ;  on  nous  fait  en- 
treprendre ,  par  exemple ,  de  prouver  l'utilité  de  la  prière  à 
un  homme  qui  ne  croit  pas  en  Dieu ,  la  nécessité  du  jeûne  à 


LETTRES  PERSANES.  335 

un  autre  qui  a  nié  toute  sa  vie  l'immortalité  de  Tàme  :  l'en- 
treprise est  laborieuse,  et  les  rieurs  ne  sont  pas  pour  nous.  Il 
y  a  plus  :  une  certaine  envie  d'attirer  les  autres  dans  nos  opi- 
nions nous  tourmente  sans  cesse  ,  et  est  pour  ainsi  dire  atta- 
cliée  à  notre  profession.  Cela  est  aussi  ridicule  que  si  on  voyait 
les  Européens  travailler,  en  faveur  de  la  nature  humaine , 
à  blanchir  le  visage  des  Africains.  Nous  troublons  l'État , 
nous  nous  tourmentons  nous-mêmes,  pour  faire  recevoir  des 
points  de  religion  qui  ne  sont  point  fondamentaux  ;  et  nous 
ressemblons  à  ce  conquérant  de  la  Chine ,  qui  poussa  ses  su- 
jets à  une  révolte  générale  pour  les  avoir  voulu  obliger  à  se 
rogner  les  cheveux  ou  les  ongles. 

Le  zèle  même  que  nous  avons  pour  faire  remplir  à  ceux 
dont  nous  sommes  chargés  les  devoirs  de  notre  sainte  rehgion 
est  souvent  dangereux,  et  il  ne  saurait  être  accompagné  de  trop 
de  prudence.  Un  empereur  nommé  Théodose  fit  passer  au  fil 
de  l'épée  tous  les  habitants  d'une  ville ,  même  les  femmes  et 
les  petits  enfants  :  s'étant  ensuite  présenté  pour  entrer  dans 
une  égUse ,  un  évêque  nommé  Ambroise  lui  fit  fermer  les  por- 
tes comme  à  un  meurtrier  et  un  sacrilège  ;  et  en  cela  il  fit  une 
action  héroïque.  Cet  empereur  ayant  ensuite  fait  la  pénitence 
qu'un  tel  crime  exigeait ,  ayant  été  admis  dans  l'église ,  alla 
se  placer  parmi  les  prêtres.  Le  même  évêque  l'en  fit  sortir  ; 
et  en  cela  il  commit  l'action  d'un  fanatique  et  d'un  fou  :  tant 
il  est  vrai  que  l'on  doit  se  défier  de  son  zèle.  Qu'importait  à  la 
religion  ou  à  l'État  que  ce  prince  eût  ou  n'eût  pas  une  place 
parmi  les  prêtres  ? 

A  Paris,  ie  I"  de  la  lune  de  Rebiab  I,  1714. 

I,XII.  ZÉLIS  A  USBEK. 

A  Paris. 

Ta  fille  ayant  atteint  sa  septième  année,  j'ai  cru  qu'il  était 
temps  de  la  faire  passer  dans  les  appartements  intérieurs  du 
sérail .  et  de  ne  point  attendre  qu'elle  ait  dix  ans  pour  la  con- 


330  LETTRKS  PERSANKS. 

fier  aux  ennuqucs  Doirs.  On  ne  saurait  de  trop  bonne  heure 
priver  une  jeune  personne  des  libertés  de  l'enfance ,  et  lui 
donner  une  éducation  sainte  dans  les  sacrés  murs  où  la  pudeur 
habite. 

Car  je  ne  puis  être  de  l'avis  de  ces  mères  qui  ne  renferment 
leurs  filles  que  lorsqu'elles  sont  sur  le  point  de  leur  donner 
un  époux;  qui,  les  condamnant  au  sérail  plutôt  quelles  ne 
les  y  consacrent ,  leur  font  embrasser  violemment  une  ma- 
nière de  vie  qu'elles  auraient  dû  leur  inspirer.  Faut-il  tout  at- 
tendre de  la  force  et  de  la  raison ,  et  rien  de  la  douceur  de 
l'habitude? 

.•  C'est  en  vain  que  l'on  nous  parle  de  la  subordination  où  la 
nature  nous  a  mises  :  ce  n'est  pas  assez  de  nous  la  faire  sentir; 
il  faut  nous  la  faire  pratiquer,  afin  qu'elle  nous  soutienne 
dans  ce  temps  critique  où  les  passions  commencent  à  naître 
et  à  nous  encourager  à  l'indépendance. 

Si  nous  n'étions  attachées  à  vous  que  par  le  devoir,  nous 
pourrions  quelquefois  l'oublier  ;  si  nous  n'y  étions  entraînées 
que  par  le  penchant,  peut-être  un  penchant  plus  fort  pour- 
rait l'affaiblir.  Mais  quand  les  lois  nous  donnent  à  un  homme  , 
elles  nous  dérobent  à  tous  les  autres,  et  nous  mettent  aussi 
loin  d'eux  que  si  nous  en  étions  à  cent  mille  lieues. 

La  nature,  industrieuse  en  faveur  des  hommes,  ne  s'est 
pas  l>ornée  à  leur  donner  des  désirs  ;  elle  a  voulu  que  nous 
en  eussions  nous-mêmes,  et  que  nous  fussions  des  instruments 
animes  de  leur  félicité  :  elle  nous  a  irtises  dans  le  feu  des  pas- 
sions ,  pour  les  faire  vivre  tranquilles  ;  s'ils  sortent  de  leur  in- 
sensibilité .  elle  nous  a  destinées  à  les  y  faire  rentrer  sans  que 
nous  puissions  jamais  goûter  cet  heureux  état  où  nous  les 
mettons. 

Cependant ,  Usbek ,  ne  t'imagine  pas  que  ta  situation  soit 
plus  heureuse  que  la  mienne  ;  j'ai  goûté  ici  mille  plaisirs  que 
tu  ne  connais  pas.  IMon  imagination  a  travaillé  sans  cesse  à 
nrenfaire  connaître  le  prix  ;j'aivécu,ettu  n'as  fait  que  languir. 

Dans  la  prison  même  où  tu  me  retiens  ,  je  suis  plus  libre 


LETTRES  PERSANES.  337 

que  toi.  Tu  ne  saurais  redoubler  tes  attentions  pour  nie  faire 
garder,  que  je  ne  jouisse  de  tes  inquiétudes  ;  et  tes  soupçons, 
ta  jalousie ,  tes  chagrins  ,  sont  autant  de  marques  de  ta  dé- 
pendance. 

Continue .  cher  Usbek;  fais  veiller  sur  moi  nuit  et  jour  :  ne 
te  (ie  pas  même  aux  précautions  ordiraires  ;  augmente  mon 
bonheur  en  assurant  le  tien ,  et  sache  que  je  ne  redoute  rien 
que  ton  indifférence. 

Du  sérail  dTspahan,  le  2  de  la  lune  de  Rebiab  i ,  I7ii. 

LXIII.  RICA  A  USBEK. 

A  "♦. 

Je  crois  que  tu  veux  passer  ta  vie  à  la  campagne.  Je  ne  te 
perdais  au  commencement  que  pour  deux  ou  trois  jours  ;  et 
en  voilà  quinze  que  je  ne  t'ai  vu  !  Il  est  vrai  que  tu  es  dans 
une  maison  charmante  ;  que  tu  y  trouves  une  société  qui  te  con- 
vient; que  tu  y  raisonnes  tout  à  ton  aise  :  il  n'en  faut  pas  davan- 
tage pour  te  faire  oublier  tout  l'univers. 

Pour  moi ,  je  mène  à  peu  près  la  même  vie  que  tu  m'as  vu 
mener  ;  je  me  répands  dans  le  monde ,  et  je  cherche  à  le  con- 
naître :  mon  esprit  perd  insensiblement  tout  ce  qui  lui  reste 
d'asiatique,  et  se  plie  sans  effort  aux  mœurs  européennes. 
Je  ne  suis  plus  si  étonné  de  voir  dans  une  maison  cinq  ou  six 
femmes  avec  cinq  ou  six  hommes,  et  je  trouve  que  cela  n'est 
pas  mal  imaginé. 

Je  le  puis  dire ,  je  ne  connais  les  femmes  que  depuis  que  je 
suis  ici  ;  j'en  ai  plus  appris  dans  un  mois  que  je  n'aurais  fait 
en  trente  ans  dans  un  sérail. 

Chez  nous  les  caractères  sont  tous  uniformes,  parce  qu'ils 
sont  forcés;  on  ne  voit  point  les  gens  tels  qu'ils  sont,  mais 
tels  qu'on  les  oblige  d'être  :  dans  cette  servitude  du  cœur  et 
de  l'esprit  on  n'entend  parler  que  la  crainte ,  qui  n'a  qu'un 
langage,  et  non  pas  la  nature,  qui  s'exprime  si  différemment, 
et  qui  paraît  sous  tant  de  formes. 


338  LETTRES  PERSAJVES. 

La  dissiiuulatioii ,  cet  art  parmi  nous  si  pratiqué  et  si  ué- 
cessaire ,  est  ici  inconnue  :  tout  parle ,  tout  se  voit ,  tout  s'en- 
tend ;  le  cœur  se  montre  comme  le  visage  :  dans  les  mœurs , 
dans  la  vertu ,  dans  le  vice  même ,  on  aperçoit  toujours  quel- 
que chose  de  naïf. 

Il  faut  pour  plaire  aux  femmes  un  certain  talent  différent 
de  celui  qui  leur  plaît  encore  davantage  :  il  consiste  dans 
une  espèce  de  badinage  dans  l'esprit ,  qui  les  amuse  en  ce  qu'il 
semble  leur  promettre  à  chaque  instant  ce  qu'on  ne  peut  tenir 
que  dans  de  trop  longs  intervalles. 

Ce  badinage ,  naturellement  fait  pour  les  toilettes ,  semble 
être  venu  à  former  le  caractère  général  de  la  nation  ;  on  badine 
au  conseil ,  on  badine  à  la  tête  d'une  armée ,  on  badine  avec 
un  ambassadeur.  Les  professions  ne  paraissent  ridicules  qu'à 
proportion  du  sérieux  qu'on  y  met  :  un  médecin  ne  le  serait 
plus  si  ses  habits  étaient  moins  lugubres ,  et  s'il  tuait  ses  ma- 
lades en  badinant. 

A.  Paris,  le  lo  delà  lune  de  Rebiab  l,  1714. 


LXIV.  LE  CHEF  DES  EUNUQUES  NOIRS  A  USBEIv. 
A  Paris. 


^e  suis  dans  un  embarras  que  je  ne  saurais  t'exprimer, 
magnifique  seigneur  ;  le  sérail  est  dans  un  désordre  et  une 
confusion  épouvantable  ;  la  guerre  règne  entre  tes  femmes  ; 
tes  eunuques  sont  partagés;  on  n'entend  que  plaintes,  que 
murmures,  que  reproches  ;  mes  remontrances  sont  méprisées  ; 
tout  semble  permis  dans  ce  temps  de  licence  ;  je  n'ai  plus  qu'un 
vain  titre  dans  le  sérail,  j 

Il  n'y  a  aucune  de  tes  femmes  qui  ne  se  juge  au-dessus  des 
autres  par  sa  naissance,  par  sa  beauté ,  par  ses  richesses ,  par 
son  esprit ,  par  ton  amour,  et  qui  ne  fasse  valoir  quelques- 
uns  de  ces  titres-là  pour  avoir  toutes  les  préférences  ;  je  perds 
à  chaque  instant  cette  longue  patience  avec  laquelle  néan- 
moins j'ai  eu  le  malheur  de  les  mécontenter  toutes;  ma  pru- 


LETTRES  PERSANES.  33t) 

dence ,  ma  complaisance  même ,  vertu  si  rare  et  si  étrangère 
dans  le  poste  que  j'occupe ,  ont  été  inutiles. 

Veux-tu  que  je  te  découvre ,  magnifique  seigneur,  la  cause 
de  tous  ces  désordres?  Elle  est  toute  dans  ton  cœur,  et  dans 
les  tendres  égards  que  tu  as  pour  elles.  Si  tu  ne  me  retenais 
pas  la  main  ;  si  au  lieu  de  la  voie  des  remontrances  tu  me 
laissais  celle  des  châtiments;  si,  sans  te  laisser  attendrira 
leurs  plaintes  et  à  leurs  larmes ,  tu  les  envoyais  pleurer  devant 
moi ,  qui  ne  m'attendris  jamais ,  je  les  façonnerais  bientôt  au 
joug  qu'elles  doivent  porter,  et  je  lasserais  leur  humeur  impé- 
rieuse et  indépendante. 

Enlevé  dès  l'âge  de  quinze  ans  du  fond  de  l'Afrique ,  ma 
patrie ,  je  fus  d'abord  vendu  à  un  maître  qui  avait  plus  de  vingt 
femmes  ou  concubines.  Ayant  jugé  à  mon  air  grave  et  taci- 
turne que  j'étais  propre  au  sérail,  il  ordonna  que  l'on  achevât 
de  me  rendre  tel ,  et  me  fit  faire  une  opération  pénible  dans 
les  commencements ,  mais  qui  me  fut  heureuse  dans  la  suite , 
parce  qu'elle  m'approcha  de  l'oreille  et  de  la  confiance  de  mes 
maîtres.  J'entrai  dans  ce  sérail ,  qui  fut  pour  moi  un  nouveau 
monde.  Le  premier  eunuque ,  l'homme  le  plus  sévère  que  j'aie 
vu  de  ma  vie,  y  gouvernait  avec  un  empire  absolu.  On  n'y 
entendait  parler  ni  de  divisions ,  ni  de  querelles  ;  un  silence 
profond  régnait  partout  ;  toutes  ces  femmes  étaient  couchées 
à  la  même  heure  d'un  bout  de  l'année  à  l'autre ,  et  levées  à  la 
même  heure  ;  elles  entraient  dans  le  bain  tour  à  tour ,  elles 
en  sortaient  au  moindre  signe  que  nous  leur  en  faisions  :  le 
reste  du  temps  elles  étaient  presque  toujours  enfermées  dans 
leurs  chambres.  II  avait  une  règle ,  qui  était  de  les  faire  tenir 
dans  une  grande  propreté ,  et  il  avait  pour  cela  des  attentions 
inexprimables  :  le  moindre  refus  d'obéir  était  puni  sans  mi- 
séricorde. Je  suis  ,  disait-il ,  esclave  ;  mais  je  le  suis  d'un 
homme  qui  est  votre  maître  et  le  mien,  et  j'use  du  pouvoir 
qu'il  m'a  donné  sur  vous  :  c'est  lui  qui  vous  châtie ,  et  non 
pas  moi  qui  ne  fais  que  prêter  ma  main.  Ces  femmes  n'en- 
traient jamais  dans  la  chambre  de  mon  maître  qu'elles  n'y 


340  LETTRES  PERSANES. 

fussent  appelées  ;  elles  recevaient  cette  grâce  avec  joie ,  et  s'en 
voyaient  privées  sans  se  plaindre.  Enfin  moi ,  qui  étais  le  der- 
nier des  noirs  dans  ce  sérail  tranquille ,  j'étais  mille  fois  plus 
respecté  que  je  ne  le  suis  dans  le  tien,  oîi  je  les  commande 
tous. 

"Dès  que  ce  grand  eunuque  eut  connu  mon  génie ,  il  tourna 
les  yeux  de  mon  côté  ;  il  parla  de  moi  à  mon  maître,  comme 
d'un  homme  capable  de  travailler  selon  ses  vues .  et  de  lui  suc- 
céder dans  le  poste  qu'il  remplissait;  il  ne  fut  point  étonné 
de  ma  grande  jeunesse,  il  crut  que  mon  attention  me  tien- 
drait lieu  d'expérience.  Que  te  dirai-je .?  je  fis  tant  de  progrès 
dans  sa  confiance ,  qu'il  ne  faisait  plus  difficulté  de  me  con- 
fier les  clefs  des  lieux  terribles  qu'il  gardait  depuis  si  long- 
temps. C'est  sous  ce  grand  maître  que  j'appris  l'art  difficile  de 
commander,  et  que  je  me  formai  aux  maximes  d'un  gouverne- 
jnent  inflexible  :  j'étudiai  sous  lui  le  cœur  des  femmes;  il 
m'apprit  à  profiter  de  leurs  fail)lesses  et  à  ne  point  m'étonner  de 
leurs  hauteurs.  Souvent  il  se  plaisait  de  me  les  faire  exercer 
même,  et  de  me  les  faire  conduire  jusqu'au  dernier  retran- 
chement de  l'obéissance  ;  il  les  faisait  ensuite  revenir  insensi- 
blement, et  voulait  que  je  parusse  pour  quelque  temps  plier 
moi-même.  IMais  il  fallait  le  voir  dans  ces  moments  où  il  les 
trouvait  tout  près  du  désespoir,  entre  les  prières  et  les  repro- 
ches !  il  soutenait  leurs  larmes  sans  s'émouvoir.  Voilà ,  disait- 
il  d'un  air  content,  comment  il  faut  gouverner  les  femmes  : 
leur  nombre  ne  m'embarrasse  pas;  je  conduirais  de  même 
toutes  celles  de  notre  grand  monarque.  Comment  un  homme 
peut-il  espérer  de  captiver  leur  cœur,  si  ses  fidèles  eunuques 
u'ont  commencé  par  soumettre  leur  esprit? 

11  avait  non-seulement  de  la  fermeté ,  mais  aussi  de  la  pé- 
nétration. Il  lisait  leurs  pensées  et  leurs  dissimulations  :  leurs 
gestes  étudiés,  leur  visage  feint,  ne  lui  dérobaient  rien.  Il 
savait  toutes  leurs  actions  les  plus  cachées  et  leurs  paroles 
les  plus  secrètes.  Il  se  servait  des  unes  pour  connaître  les 
autres ,  et  il  se  plaisait  à  récompenser  la  moindre  confidence. 


LETTUliS  PEnSANIiS.  341 

Comme  elles  n'abordaient  leur  mari  que  lorsqu'elles  étaient 
averties,  l'eunuque  y  appelait  qui  il  voulait,  et  tournait  les 
yeux  de  son  maître  sur  celles  qu'il  avait  en  vue  ;  et  cette  dis- 
tinction était  la  récompense  de  quelque  secret  révélé.  Il  avait 
persuadé  à  son  maître  qu'il  était  du  bon  ordre  qu'il  lui  laissât 
ce  choix,  afin  de  lui  donner  une  autorité  plus  grande.  Voilà 
comme  on  gouvernait ,  magnifique  seigneur,  dans  un  sérail 
qui  était,  je  crois,  le  mieux  réglé  qu'il  y  eût  en  Perse. 
,  T.aisse-moi  les  mains  libres ,  permets  que  je  me  fasse  obéir; 
huit  jours  remettront  l'ordre  dans  le  sein  de  la  confusion  ;  c'est 
ce  que  ta  gloire  demande  et  que  ta  sûreté  exige.  , 

De  ton  sérail  d'Ispahan ,  le  9  de  la  lune  de  Rebiab  l ,  ni i. 


LXV.  USBEK  A  SES  FEMMES. 

Au    sérail  d'Ispalian. 

J'apprends  que  le  sérail  est  dans  le  désordre,  et  qu'il  est 
rempli  de  querelles  et  de  divisions  intestines.  Que  vous  recom- 
mandai-je  en  partant,  que  la  paix  et  la  bonne  intelligence.^ 
Vous  me  le  promîtes  :  était-ce  pour  me  tromper  ? 

C'est  vous  qui  seriez  trompées  si  je  voulais  suivre  les  con- 
seils que  me  donne  le  grand  eunuque,  si  je  voulais  employer 
mon  autorité  pour  vous  faire  vivre  comme  mes  exhortations 
le  demandaient  de  vous. 

Je  ne  sais  me  servir  de  ces  moyens  violents  que  lorsque 
j'ai  tenté  tous  les  autres.  Faites  donc  en  votre  considération 
ce  que  vous  n'avez  pas  voulu  faire  â  la  mienne. 

Le  premier  eunuque  a  grand  sujet  de  se  plaindre;  il  dit 
que  vous  n'avez  aucun  égard  pour  lui.  Comment  pouvez-vous 
accorder  cette  conduite  avec  la  modestie  de  votre  état  ?  N'est- 
ce  pas  à  lui  que  pendant  mon  absence  votre  vertu  est  confiée  ? 
(>'est  un  trésor  sacré  dont  il  est  le  dépositaire.  IMais  ces  mépris 
que  vous  lui  témoignez  font  voir  que  ceux  qui  sont  chargés 
de  vous  faire  vivre  dans  les  lois  de  Thonueur  vous  sont  à 
cliarge. 

30. 


342  LETTJŒS  l'EUSAMiS. 

Changez  donc  de  conduite ,  je  vous  prie ,  et  faites  en  sorte 
que  je  puisse  une  autre  fois  rejeter  les  propositions  que  l'on 
me  fait  contre  votre  liberté  et  votre  repos. 

Car  je  voudrais  vous  faire  oublier  que  je  suis  votre  maître , 
pour  me  souvenir  seulement  que  je  suis  votre  époux. 

De  Paris  ,  le  5  de  la  lune  de  Chahban .  17 14. 


LXVI.  RICA  A  ***. 

Ou  s'attache  ici  beaucoup  aux  sciences ,  mais  je  ne  sais  si 
on  est  fort  savant.  Celui  qui  doute  de  tout  comme  philosophe 
n'ose  rien  nier  comme  théologien  :  cet  homme  contradictoire 
est  toujours  content  de  lui,  pourvu  qu'on  convienne  des 
(jualités. 

La  fureur  de  la  plupart  des  Français ,  c'est  d'avoir  de  l'es- 
prit; et  la  fureur  de  ceux  qui  veulent  avoir  de  l'esprit,  c'est 
de  faire  des  li\Tes. 

Cependant  il  n'y  a  rien  de  si  mal  imaginé  :  la  nature  sem- 
blait avoir  sagement  pourvu  à  ce  que  les  sottises  des  hommes 
fussent  passagères,  elles  livres  les  iinmortaUsent.  Un  sot 
devrait  être  content  d'avoir  ennuyé  tous  ceux  qui  ont  vécu 
avec  lui  ;  il  veut  encore  tourmenter  les  races  futures  ;  il  veut 
que  sa  sottise  triomphe  de  l'oubli  dont  il  aurait  pu  jouir 
comme  du  tombeau  ;  il  veut  que  la  postérité  soit  informée 
qu'il  a  vécu,  et  qu'elle  sache  à  jamais  qu'il  a  été  un  sot. 

De  tous  les  auteurs  il  n'y  en  a  point  que  je  méprise  plus  que 
les  compilateurs ,  qui  vont  de  tous  côtés  chercher  des  lam- 
beaux des  ouvrages  des  autres ,  qu'ils  plaquent  dans  les  leurs 
comme  des  pièces  de  gazon  dans  un  parterre  :  ils  ne  sont  point 
au-dessus  de  ces  ouvriers  d'imprimerie  qui  rangent  des  ca- 
ractères ,  qui ,  combinés  ensemble ,  font  un  livre  où  ils  n'ont 
fourni  que  la  main.  Je  voudrais  qu'on  respectât  les  livres  origi- 
naux; et  il  me  semble  que  c'est  une  espèce  de  profanation  de 
tirer  les  pièces  qui  les  composent  du  sanctuaire  où  elles  sont , 
pour  les  exposer  à  un  mépris  qu'elles  no  méritent  point. 


LETTRES  PERSAiNES.  343 

Quand  un  homme  n'a  rien  à  dire  de  nouveau,  que  ne  se 
tait-il?  Qu'a-t-on  affaire  de  ces  doubles  emplois?  Mais  je  veux 
donner  un  nouvel  ordre.  Vous  êtes  un  habile  homme  :  c'est- 
à-dire  que  vous  venez  dans  ma  bibliothèque  et  vous  mettez 
en  bas  les  livres  qui  sont  en  haut ,  et  en  haut  ceux  qui  sont  en 
bas  ;  et  vous  ^ivez  fait  un  chef-d'œuvre  ! 

Je  t'écris  sur  ce  sujet ,  *** ,  parce  que  je  suis  outré  d'un  livre 
que  je  viens  de  quitter,  qui  est  si  gros  qu'il  semblait  contenir 
la  science  universelle  ;  mais  il  m'a  rompu  la  tête  sans  m'avoir 
rien  appris.  Adieu. 

A  Paris,  le  8  de  la  lune  de  Chahban ,  iTi-i. 


LXVII.  IBBEN  A  USBEK. 

A  Paris. 

Trois  vaisseaux  sont  arrivés  ici  sans  m'avoir  apporté  au- 
cune de  tes  nouvelles  !  Es-tu  malade?  ou  te  plais-tu  à  m'in- 
quiéter? 

Si  tu  ne  m'aimes  pas  dans  un  pays  où  tu  n'es  lié  à  rien ,  que 
sera-ce  au  milieu  de  la  Perse ,  et  dans  le  sein  de  ta  famille? 
IMais  peut-être  que  je  me  trompe;  tu  es  assez  aimable  pour 
trouver  partout  des  amis  ;  le  cœur  est  citoyen  de  tous  les  pays  : 
comment  une  âme  bien  faite  peut-elle  s'empêcher  de  former 
des  engagements?  Je  te  l'avoue,  je  respecte  les  anciennes 
amitiés  ;  mais  je  ne  suis  pas  fâché  d'en  faire  partout  de  nou- 
velles. 

En  quelque  pays  que  j'aie  été  ,  j'y  al  vécu  comme  si  j'avais 
du  y  passer  ma  vie  :  j'ai  eu  le  même  empressement  pour  les 
gens  vertueux ,  la  même  compassion  ou  plutôt  la  même  ten- 
dresse pour  les  malheureux,  la  même  estime  pour  ceux  que 
la  prospérité  n'a  point  aveuglés.  C'est  mon  caractère ,  Usbek  ; 
partout  où  je  trouverai  des  hommes,  je  me  choisirai  des 
.unis. 

Il  y  a  ici  un  guèbre  qui ,  après  loi ,  a,  je  crois  ,  la  première 


344  LETTRES  PERSANES. 

place  dans  mou  cœur  :  c'est  l'àme  de  la  probité  même.  Des 
raisons  particulières  l'ont  obligé  de  se  retirer  dans  cette  ville , 
où  il  vit  tranquille  du  produit  d'un  traûc  honnête  avec  une 
femme  qu'il  aime.  Sa  vie  est  toute  marquée  d'actions  généreu- 
ses ;  et ,  quoiqu'il  cherche  la  vie  obscure ,  il  y  a  plus  d'hé- 
roïsme dans  son  cœur  que  dans  celui  des  plus  grands  mo- 
narques. 

Je  lui  ai  parié  mille  fois  de  toi ,  je  lui  montre  toutes  tes 
lettres  ;  je  remarque  que  cela  lui  fait  plaisir,  et  je  vois  déjà  que 
tu  as  un  ami  qui  t'est  inconnu. 

Tu  trouveras  ici  ses  principales  aventures  :  quelque  répu- 
gnance qu'il  eût  à  les  écrire ,  il  n'a  pu  les  refuser  à  mou  amitié , 
et  je  les  conGe  à  la  tienne. 

HISTOIRE 
D'APHÉRIDON  ET  D'ASTARTÉ. 

Je  suis  né  parmi  les  guèbres ,  d'une  religion  qui  est  peut- 
être  la  plus  ancienne  qui  soit  au  monde.  Je  fus  si  malheureux 
que  l'amour  me  vint  avant  la  raison.  J'avais  à  peine  six  ans , 
que  je  ne  pouvais  vivre  qu'avec  ma  sœur  ;  mes  yeux  s'atta- 
chaient toujours  sur  elle;  et  lorsqu'elle  me  quittait  un  mo- 
ment, elle  les  retrouvait  baignés  de  larmes  :  chaque  jour 
n'augmentait  pas  plus  mon  âge  que  mon  amour.  IMon  père , 
étonné  d'une  si  forte  sympathie ,  aurait  bien  souhaité  de  nous 
marier  ensemble ,  selon  l'ancien  usage  des  guèbres  introduit 
par  Cambyse  ;  mais  la  crainte  des  mahométans ,  sous  le  joug 
desquels  nous  vivons ,  empêche  ceux  de  notre  nation  de  penser 
à  ces  alliances  saintes  que  notre  religion  ordonne  plutôt  qu'elle 
ne  permet ,  et  qui  sont  des  images  si  naïves  de  l'union  déjà 
formée  par  la  nature. 

]Mon  père  ,  voyant  donc  qu'il  aurait  été  dangereux  de  suivre 
mon  inclination  et  la  sienne,  résolut  d'éteindre  une  flamme 
(|u'il  croyait  naissante,  mais  qui  était  déjà  à  sou  dernier  pé- 
riode :  il  prétexta  un  voyage ,  et  m'emnteua  avec  lui ,  laissant 


LETTRES  PERSANES.  315 

ma  sœur  eulre  les  mains  d'une  de  ses  parentes;  car  ma  mère 
était  morte  depuis  deux  ans.  Je  ne  vous  dirai  point  quel  fut  le 
désespoir  de  cette  séparation  :  j'embrassai  ma  sœur  toute 
baignée  de  lariiîes  ;  mais  je  n'en  versai  point ,  car  la  douleur 
m'avait  rendu  comme  insensible.  Nous  arrivâmes  àTéflis;  et 
mon  père ,  ayant  confié  mon  éducation  à  un  de  nos  parents , 
m'y  laissa ,  et  s'en  retourna  chez  lui. 

Quelque  temps  après  j'appris  qu'il  avait ,  par  le  crédit  d'un 
de  ses  amis ,  fait  entrer  ma  sœur  dans  le  beiram  du  roi ,  où  elle 
était  au  service  d'une  sultane.  Si  l'on  m'avait  appris  sa  mort', 
je  n'eu  aurais  pas  été  plus  frappé  ;  car,  outre  que  je  n'espérais 
plus  de  la  revoir,  son  entrée  dans  le  beiram  l'avait  rendue  ma- 
hométane  ;  et  elle  ue  pouvait  plus ,  suivant  le  préjugé  de  cette 
religion ,  me  regarder  qu'avec  horreur.  Cependant ,  ne  pou- 
vant plus  vi\Te  à  Téflis ,  las  de  moi-même  et  de  la  vie ,  je 
retournai  à  Ispahan.  Mes  premières  paroles  furent  amères  à 
mon  père  ;  je  lui  reprochai  d'avoir  mis  sa  fille  en  un  lieu  où 
l'on  ne  peut  entrer  qu'en  changeant  de  religion.  Vous  avez 
attiré  sur  votre  famille ,  lui  dis-je ,  la  colère  de  Dieu  et  du 
soleil  qui  vous  éclaire  ;  vous  avez  plus  fait  que  si  vous  aviez 
souillé  les  éléments ,  puisque  vous  avez  souillé  l'âme  de  votre 
flUe ,  qui  n'est  pas  moins  pure  :  j'en  mourrai  de  douleur  et 
d'amour  ;  mais  puisse  ma  mort  être  la  seule  peine  que  Dieu 
vous  fasse  sentir  !  A  ces  mots ,  je  sortis  ;  et  pendant  deux  ans  je 
passai  nia  vie  à  aller  regarder  les  murailles  du  beiram ,  et 
considérer  le  lieu  où  ma  sœur  pouvait  être ,  m' exposant  tous 
les  jours  mille  fois  à  être  égorgé  par  les  eunuques  qui  font 
la  ronde  autour  de  ces  redoutables  lieux. 

Enfin  mon  père  mourut  ;  et  la  sultane  que  ma  sœur  servait , 
la  voyant  tous  les  jours  croître  en  beauté,  en  devint  jalouse, 
et  la  maria  avec  un  eunuque  qui  la  souhaitait  avec  passion. 
Par  ce  moyen ,  ma  sœur  sortit  du  sérail ,  et  prit  avec  son 
eunuque  une  maison  à  Ispahan. 

Je  fus  plus  de  trois  mois  sans  pouvoir  lui  parler ,  l'eunuque , 
le  plus  jaloux  de  tous  les  hommes,  me  remettant  toujours. 


346  LETTRES  PEUSANES. 

SOUS  divers  prétextes.  Enfin  j'entrai  dans  son  beirani ,  et  il  me 
lui  fit  parler  au  travers  d'une  jalousie.  Des  yeux  de  lynx  ne 
l'auraient  pas  pu  découvrir,  tant  elle  était  enveloppée  d'ha- 
bits et  de  voiles;  et  je  ne  la  pus  reconnaître  qu'au  son  de  sa 
voix.  Quelle  fut  mon  émotion  quand  je  me  vis  si  près  et  si 
éloigné  d'elle  !  Je  me  contraignis ,  car  j'étais  examiné.  Quant 
à  elle ,  il  me  parut  qu'elle  versa  quelques  larmes.  Son  mari 
voulut  me  faire  quelques  mauvaises  excuses  ;  mais  je  le  traitai 
comme  le  dernier  des  esclaves.  Il  fut  bien  embarrassé  quand 
il  vit  que  je  parlai  à  ma  sœur  une  langue  qui  lui  était  in- 
connue :  c'était  l'ancieft  persan ,  qui  est  notre  langue  sacrée. 
Quoi  !  ma  sœur,  lui  drs-je ,  est-il  vrai  que  vous  avez  quitté  la 
religion  de  vos  pères  ?  Je  sais  qu'entrant  au  beiram  vous  avez 
dû  faire  profession  du  mahométisme  ;  mais ,  dites-moi ,  votre 
cœur  a-t-il  pu  consentir,  comme  votre  bouche ,  à  quitter  une 
religion  qui  me  permet  de  vous  aimer  ?  Et  pour  qui  la  quittez- 
vous,  cette  religion  qui  doit  nous  être  si  chère  .^  pour  un 
misérable  encore  flétri  des  fers  qu'il  a  portés ,  qui ,  s'il  était 
homme ,  serait  le  dernier  de  tous.  Mon  frère ,  dit-elle ,  cet 
homme  dont  vous  parlez  est  mon  mari  ;  il  faut  que  je  l'honore, 
tout  indigne  qu'il  vous  paraît  ;  et  je  serais  aussi  la  dernière 
des  femmes  si...  Ah  !  ma  sœur,  lui  dis-je ,  vous  êtes  guèbré; 
il  n'est  ni  votre  époux ,  ni  ne  peut  l'être  :  si  vous  êtes  fidèle 
comme  vos  pères ,  vous  ne  devez  le  regarder  que  comme  un 
monstre.  Hélas!  dit-elle,  que  cette  religion  se  montre  à  moi 
de  loin  !  à  peine  en  savais-je  les  préceptes ,  qu'il  les  fallut 
oublier.  Vous  voyez  que  cette  langue  que  je  vous  parle  ne 
m'est  plus  familière ,  et  que  j'ai  toutes  les  peines  du  monde  à 
m'exprimer  ;  mais  comptez  que  le  souvenir  de  notre  enfance 
me  charme  toujours  ;  que ,  depuis  ce  temps-là  ,  je  n'ai  eu  que 
de  fausses  joies  ;  qu'il  ne  s'est  pas  passé  de  jour  que  je  n'aie 
pensé  à  vous  ;  que  vous  avez  eu  plus  de  part  que  vous  ne  croyez 
à  mon  mariage ,  et  que  je  n'y  ai  été  déterminée  que  par  l'espé- 
rance de  vous  revoir.  Mais  que  ce  jour  qui  m'a  tant  coûté 
va  me  coûter  encore  !  Je  vous  vois  tout  hors  de  vous-même  : 


LETTRES  PERS.OES.  347 

mon  mari  frémit  de  rage  et  de  jalousie  :  je  ne  vous  verrai  plus  ; 
je  vous  parle  sans  doute  pour  la  dernière  fois  de  ma  vie  : 
si  cela  était ,  mon  frère  ,  elle  ne  serait  pas  longue.  A  ces  mots 
elle  s'attendrit;  et ,  se  voyant  hors  d'état  détenir  la  conversa- 
tion ,  elle  me  quitta  le  plus  désolé  de  tous  les  hommes. 

Trois  ou  quatre  jours  après  je  demandai  à  voir  ma  sœur  :  le 
barbare  eunuque  aurait  bien  voulu  m'en  empêcher  ;  mais , 
outre  que  ces  sortes  de  maris  nont  pas  sur  leurs  femmes  la 
même  autorité  que  les  autres ,  il  aimait  si  éperdumeut  ma 
sœur,  qu'il  ne  savait  rien  lui  refuser.  Je  la  vis  encore  dans  le 
même  lieu  et  dans  le  même  équipage ,  accompagnée  de  deux 
esclaves  ;  ce  qui  me  ût  avoir  recours  à  notre  langue  particu- 
lière. Ma  sœur,  lui  dis-je ,  d'oîi  vient  que  je  ne  puis  vous  voir 
sans  me  trouver  dans  une  situation  affreuse  ?  Les  murailles 
qui  vous  tiennent  enfermée ,  ces  verrous  et  ces  grilles ,  ces  mi- 
sérables gardiens  qui  vous  obsenent ,  me  mettent  en  fureur. 
Comment  avez-vous  perdu  la  douce  liberté  dont  jouissaient 
vos  ancêtres?  Votre  mère,  qui  était  si  chaste,  ne  donnait  à 
son  mari ,  pour  garant  de  sa  vertu ,  que  sa  vertu  même  :  ils 
vivaient  heureux  l'un  et  l'autre  dans  une  confiance  mutuelle  ; 
et  la  simplicité  de  leurs  mœurs  était  pour  eux  une  richesse 
plus  précieuse  mUle  fois  que  le  faux  éclat  dont  vous  semblez 
jouir  dans  cette  maison  somptueuse.  En  perdant  votre  religion , 
vous  avez  perdu  votre  liberté ,  votre  bonheur,  et  cette  précieuse 
égalité  qui  fait  l'honneur  de  votre  sexe.  Mais  ce  qu'il  y  a  de  pis 
encore,  c'est  que  vous  êtes ,  non  pas  la  femme ,  car  vous  ne 
pouvez  pas  l'être ,  mais  l'esclave  d'un  esclave  qui  a  été  dégradé 
de  l'humanité.  Ah  !  mon  frère ,  dit-elle ,  respectez  mon  époux , 
respectez  la  religion  que  j'ai  embrassée  :  selon  cette  religion  , 
je  n'ai  pu  vous  entendre  ni  vous  parler  sans  crime.  Quoi  !  ma 
sœur,  lui  dis-je  tout  transporté ,  vous  la  croyez  donc  véritable , 
celte  religion  ?  Ah  !  dit-elle ,  quil  me  serait  avantageux  qu'elle 
ne  le  fût  pas!  Je  fais  pour  elle  un  trop  grand  sacrifice  pour 
que  je  puisse  ne  la  pas  croire;  et  si  mes  doutes...  A  ces  mots 
elle  se  tut.  Oui,  vos  doutes,  ma  sœur,  sont  bien  fondés, 


3i8  LETTRES  PERSANES. 

quels  qu'ils  soient.  Qu'attendez-vous  d'une  religion  qui  vous 
rend  malheureuse  dans  ce  monde-ci ,  et  ne  vous  laisse  point 
d'espérance  pour  l'autre  ?  Songez  que  la  nôtre  est  la  plus  an- 
cienne qui  soit  au  monde;  qu'elle  a  toujours  fleuri  dans  la 
Perse,  et  n'a  pas  d'autre  origine  que  cet  empire,  dont  les 
commencements  ne  sont  point  connus  ;  que  ce  n'est  que  le  ha- 
sard qui  y  a  introduit  le  niahométisme  ;  que  cette  secte  y  a  été 
établie ,  non  par  la  voie  de  la  persuasion ,  mais  de  la  conquête. 
Si  nos  princes  naturels  n'avaient  pas  été  faibles ,  vous  verriez 
régner  encore  le  culte  de  ces  anciens  mages.  Transportez-vous 
dans  ces  siècles  reculés  :  tout  vous  parlera  du  magisme ,  et  rien 
de  la  secte  mahométane,  qui,  plusieurs  miUiers  d'années 
après,  n'était  pas  même  dans  son  enfance.  Mais,  dit-elle, 
quand  ma  religion  serait  plus  moderne  que  la  vôtre ,  elle  est  au 
moins  plus  pure ,  puisqu'elle  n'adore  que  Dieu  ;  au  lieu  que 
vous  adorez  encore  le  soleil ,  les  étoiles ,  le  feu ,  et  même  les 
éléments.  Je  vois ,  ma  sœui:,  que  vous  avez  appris  parmi  les 
musulmans  à  calomnier  notre  sainte  religion.  jN'ous  n'adorons 
ni  les  astres  ni  les  éléments,  et  nos  pères  ne  les  ont  jamais 
adorés;  jamais  ils  ne  leur  ont  élevé  des  temples,  jamais  ils  ne 
leur  ont  offert  des  sacrifices.  Ils  leur  ont  seulement  rendu  un 
culte  religieux ,  mais  inférieur,  comme  à  des  ouvrages  et  des 
manifestations  de  la  Divinité.  Mais ,  ma  sœur,  au  nom  de 
Dieu  qui  nous  éclaire ,  recevez  ce  livre  sacré  que  je  vous  porte  ; 
c'est  le  livTe  de  notre  législateur  Zoroastre  ;  lisez-le  sans  pré- 
vention ;  recevez  dans  votre  cœur  les  rayons  de  lumière  qui 
vous  éclaireront  en  le  lisant;  souvenez-vous  de  vos  pères, 
qui  ont  si  longtemps  honoré  le  soleil  dans  la  ville  sainte  de 
Balk  ;  et  enOn  souvenez-vous  de  moi ,  qui  n'espère  de  repos , 
de  fortune ,  de  vie ,  que  de  votre  changement.  Je  la  quittai  tout 
transporté ,  et  la  laissai  seule  décider  la  plus  grande  affaire 
que  je  pusse  avoir  de  ma  vie. 

J'y  retournai  deux  jours  après.  Je  ne  lui  parlai  point  ;  j'at- 
tendis dans  le  sdence  l'arrêt  de  ma  vie  ou  de  ma  mort.  Vous 
êtes  aimé,  mon  frère,  me  dit-elle,  et  par  une  guèbro.  J'ai 


LETTRES  PERSANES.  3i9 

longtemps  combattu  ;  mais,  dieux  !  que  rameur  lève  de  diffi- 
cultés !  que  je  suis  soulagée  !  Je  ne  crains  plus  de  vous  trop  ai- 
mer, je  puis  ne  mettre  point  de  bornes  à  mon  amour  ;  l'excès 
même  en  est  légitime.  Ah!  que  ceci  convient  bien  à  l'état  de 
mon  cœur!  Mais  vous,  qui  avez  su  rompre  les  chaînes  que 
mon  esprit  s'était  forgées ,  quand  romprez-vous  celles  qui  me 
lient  les  mains  ?  Dès  ce  momentje  me  donne  à  vous  :  faites  voir, 
par  la  promptitude  avec  laquelle  vous  m'accepterez,  combien  ce 
présent  vous  est  cl>er.  Mon  frère,  la  première  fois  que  je  pourrai 
vousembrasser,  je  crois  que  je  mourrai  dans  vos  bras.  Je  n'ex- 
primeraisjamais  bienlajoiequejesentis  à  ces  douces  paroles  :  je 
me  crus  et  je  me  vis  en  effet,  en  un  instant,  le  plus  heureux  de 
tous  les  hommes  ;  je  vis  presque  accomplir  tous  les  désirs 
que  j'avais  formés  en  vingt-cinq  ans  de  vie ,  et  évanouir  tous 
les  chagrins   qui  me  l'avaient  rendue  si  laborieuse.  Mais, 
quand  je  me  fus  un  peu  accoutumé  à  ces  douces  idées  ,  je 
trouvai  que  je  n'étais  pas  si  près  de  mon  bonheur  que  je  m'é- 
tais figuré  tout  à  coup ,  quoique  j'eusse  surmonté  le  plus 
grand  de  tous  les  obstacles.  Il  fallait  surprendre  la  vigilance 
de  ses  gardiens  :  je  n'osais  confier  à  personne  le  secret  de  ma 
vie  ;  il  fallait  que  nous  fissions  tout ,  elle  et  moi  :  si  je  manquais 
mon  coup,  je  courais  risque  d'être  empalé;  mais  je  ne  voyais 
pas  de  peine  plus  cruelle  que  de  le  manquer.  Nous  convînmes 
qu'elle  m'enverrait  demander  une  horloge  que  son  père  lui 
avait  laissée ,  et  que  j'y  mettrais  dedans  une  lime  pour  scier 
les  jalousies  d'une  fenêtre  qui  donnait  dans  la  rue,  et  une 
corde  nouée  pour  descendre;  que  je  ne  la  verrais  plus  doré- 
navant, mais  que  j'irais  toutes  les  nuits  sous  cette  fenêtre 
attendre  qu'elle  pût  exécuter  son  dessein.  Je  passai  quinze 
nuits  entières  sans  voir  personne ,  parce  qu'elle  n'avait  pas 
trouvé  le  temps  favorable.  Enfin,  la  seizième,  j'entendis  une 
scie  (Jui  travaillait;  de  temps  en  temps  l'ouvrage  était  inter- 
rompu, et  dans  ces  intervalles  ma  frayeur  était  inexprimable. 
Enfin ,  après  une  heure  de  travail ,  je  la  vis  qui  attachait  la 
corde  ;  elle  se  laissa  aller,  et  glissa  dans  mes  bras.  Je  ne  cou- 

30 


:iùO  LCTTHES  PERSANES. 

nus  plus  le  danger,  et  je  restai  longtemps  sans  bouger  de  là , 
je  la  conduisis  hors  de  la  ville  ,  où  j'avais  un  cheval  tout  prêt  ; 
je  la  mis  en  croupe  derrière  moi ,  et  m'éloignai ,  avec  toute  la 
promptitude  imaginable,  d'un  lieu  qui  pouvait  nous  être  si  fu- 
neste. Nous  arrivâmes  avant  le  jour  chez  un  guèbre ,  dans  im 
lieu  désert  oij  il  était  retiré ,  vivant  frugalement  du  travail  de 
ses  mains;  nous  ne  jugeâmes  pas  à  propos  de  rester  chez  lui , 
et ,  par  son  conseil ,  nous  entrâmes  dans  une  épaisse  forêt ,  et 
nous  nous  mîmes  dans  le  creux  d'un  vieux  chêne ,  jusqu'à  ce 
que  le  bruit  de  notre  évasion  se  fiît  dissipé.  Nous  vivions  tous 
deux  dans  ce  séjour  écarté ,  sans  témoins ,  nous  répétant  sans 
cesse  que  nous  nous  aimerions  toujours  ,  attendant  l'occasion 
que  quelque  prêtre  guèbre  pût  faire  la  cérémonie  du  mariage 
prescrite  par  nos  livres  sacrés.  Ma  sœur,  lui  dis-je,  que  cette 
union  est  sainte  !  la  nature  nous  avait  unis ,  notre  sainte  loi  va 
nous  unir  encore.  Enfin  un  prêtre  vint  calmer  notre  impatience 
amoureuse.  Il  fit  dans  la  maison  du  paysan  toutes  les  cérémo- 
nies du  mariage;  il  nous  bénit,  et  nous  souhaita  mille  fois 
toute  la  vigueur  de  Gustaspe  et  la  sainteté  de  l'Hohoraspe. 
Bientôt  après  nous  quittâmes  la  Perse,  où  nous  n'étions  pas 
en  sûreté,  et  nous  nous  retirâmes  en  Géorgie.  Nous  y  vécû- 
mes un  an,  tous  les  jours  plus  charmés  l'un  de  l'autre.  Mais 
comme  mon  argent  allait  finir,  et  que  je  craignais  la  misère 
pour  ma  sœur,  non  pas  pour  moi ,  je  la  quittai  pour  aller  cher- 
cher quelque  secours  chez  nos  parents.  Jamais  adieu  ne  fut 
plus  tendre.  Mais  mon  voyage  me  fut  non-seulement  inutile , 
mais  funeste  :  car,  ayant  trouvé  d'un  côté  tous  nos  biens  con- 
fisqués ,  de  l'autre  mes  parents  presque  dans  l'impuissance  de 
me  secourir,  je  ne  rapportai  d'argent  précisément  que  ce  qu'il 
fallait  pour  mon  retour.  ]Mais  quel  fut  mon  désespoir!  je  ne 
trouvai  plus  ma  sœur.  Quelques  jours  avant  mon  arrivée,  des 
Tartares  avaient  fait  une  incursion  dans  la  ville  où  elle  était  ; 
et,  comme  ils  la  trouvèrent  belle,  ils  la  prirent,  et  la  vendi- 
rent à  des  Juifs  qui  allaient  en  Turquie ,  et  ne  laissèrent  qu'une 
petite  fille  dont  elle  était  accouchée  quelques  mois  atiparavant. 


LETTRES  PERSANES.  351 

Je  suivis  ces  Juifs  ,  et  les  joiguis  à  trois  lieues  de  là  :  mes 
prières ,  mes  larmes  furent  vaines  ;  ils  me  demandèrent  tou- 
jours trente  tomans,  et  ne  se  relâchèrent  jamais  d'un  seul. 
Après  m' être  adressé  à  tout  le  monde,  avoir  imploré  la  protec- 
tion des  prêtres  turcs  et  chrétiens ,  je  m'adressai  à  un  marchand 
arménien  ;  je  lui  vendis  ma  fille ,  et  me  vendis  aussi  pour  trente- 
cinq  tomans.  J'allai  aux  Juifs ,  je  leur  donnai  trente  tomans  , 
et  portai  les  cinq  autres  à  ma  sœur,  que  je  n'avais  pas  encore 
vue.  Vous  êtes  libre ,  lui  dis-je ,  ma  sœur,  et  je  puis  vous  em- 
brasser :  voilà  cinq  tomans  que  je  vous  porte  ;  j'ai  du  regret 
qu'on  ne  m'ait  pas  acheté  davantage.  Quoi  !  dit-elle ,  vous 
vous  êtes  vendu  ?  Oui ,  lui  dis-je.  Ah  !  malheureux ,  qu'avez- 
vous  fait?  n'étais-je  pas  assez  infortunée  ,  sans  que  vous  tra- 
vaillassiez à  me  le  rendre  davantage?  Votre  liberté  me  conso- 
lait ,  et  votre  esclavage  va  me  mettre  au  tombeau.  Ah  !  mon 
frère,  que  votre  amour  est  cruel!  Et  ma  fdle?  je  ne  la  vois 
point.  Je  l'ai  vendue  aussi ,  lui  dis-je.  Nous  fondîmes  tous  deux 
en  larmes,  et  n'eûmes  pas  la  force  de  nous  rien  dire.  Eulin 
j'allai  trouver  mon  maître ,  et  ma  sœur  y  arriva  presque  aus- 
sitôt que  moi  ;  elle  se  jeta  à  ses  genoux.  Je  vous  demande ,  dit- 
elle  ,  la  servitude  comme  les  autres  vous  demandent  la  liberté  ; 
prenez-moi  :  vous  me  vendrez  plus  cher  que  mon  mari.  Ce  fut 
alors  qu'il  se  fit  un  combat  qui  arracha  les  larmes  des  yeux  de 
mon  maître.  Malheureux!  dit-elle,  as-tu  pensé  que  je  pusse 
accepter  ma  liberté  aux  dépens  de  la  tienne?  Seigneur,  vous 
voyez  deux  infortunés  qui  mourront  si  vous  nous  séparez.  Je 
me  donne  à  vous ,  payez-moi  ;  peut-être  que  cet  argent  et  mes 
services  pourront  quelque  jour  obtenir  de  vous  ce  que  je 
n'ose  vous  demander.  Il  est  de  votre  intérêt  de  ne  nous  point 
séparer  ;  comptez  que  je  dispose  de  sa  vie.  L'Arménien  était 
un  homme  doux,  qui  fut  touché  de  nos  malheurs.  Servez-moi 
l'un  et  l'autre  avec  fidélité  et  avec  zèle,  et  je  vous  promets 
que  dans  un  an  je  vous  donnerai  votre  liberté.  Je  vois  que 
vous  ne  méritez ,  ni  l'un  ni  l'autre ,  les  malheurs  de  votre 
condition.  Si,  lorsque  vous  serez  libres,  vous  êtes  aussi  heu- 


362  Lli TTRCS  l'KKSANES. 

reux  que  vous  le  méritez  ;  si  la  fortuue  vous  rit,  je  suis  cer- 
tain que  vous  me  satisferez  de  la  perte  que  je  souffrirai.  Nous 
embrassâmes  tous  deux  ses  genoux ,  et  le  suivîmes  dans  son 
voyage.  Nous  nous  soulagions  l'un  et  l'autre  dans  les  travaux 
de  la  servitude ,  et  j'étais  charmé  lorsque  j'avais  pu  faire  l'ou- 
vrage qui  était  tombé  à  ma  sœur. 

La  fin  de  l'année  arriva  :  notre  maître  tint  sa  parole ,  et 
nous  délivra.  Nous  retournâmes  à  Téflis  :  là  je  trouvai  un  an- 
cien ami  de  mon  père ,  qui  exerçait  avec  succès  la  médecine 
dans  cette  ville;  il  me  prêta  quelque  argent  avec  lequel  je  lis 
quelque  négoce.  Quelques  affaires  m'appelèrent  ensuite  à 
Smyriie,  où  je  m'établis.  J'y  vis  depuis  six  ans,  etj'y  jouisdela 
plus  aimable  et  de  la  plus  douce  société  du  monde  :  l'union 
règne  dans  ma  fauiille,  et  je  ne  changerais  pas  ma  condition 
pour  celle  de  tous  les  rois  du  monde.  J'ai  été  assez  heureux 
pour  retrouver  le  marchand  arménien  à  qui  je  dois  tout ,  et  je 
lui  ai  rendu  des  services  signalés. 

A  Smyrne,  le  27  de  la  lune  de  Gemmadi  2,  17 14. 


LXVIII.  RICA  A  USBEK. 

A  "*. 

J'allai  l'autre  jour  dîner  chez  un  homme  de  robe  qui  m'en 
avait  prié  plusieurs  fois.  Après  avoir  parlé  de  bien  des  cho- 
ses, je  lui  dis  :  Monsieur,  il  me  paraît  que  votre  métier  est 
bien  pénible.  Pas  tant  que  vous  vous  imaginez ,  répondit-il  : 
de  la  manière  dont  nous  le  faisons ,  ce  n'est  qu'un  amusement. 
TVIais  comment  !  n'avez-vous  pas  toujours  la  tête  remplie  des 
affaires  d'autrui?  n'étes-vous  pas  toujours  occupé  de  choses 
qui  ne  sont  point  intéressantes  ?  Vous  avez  raison  :  ces  choses 
ne  sont  point  intéressantes ,  car  nous  nous  y  intéressons  si  peu 
que  rien  ;  et  cela  même  fait  que  le  métier  n'est  pas  si  fatigant 
que  vous  dites.  Quand  je  vis  qu'il  prenait  la  chose  d'une  ma- 
nière si  dégagée,  je  continuai ,  et  lui  dis  :  Monsieur,  je  n'ai 
point  vu  votre  cabinet.  Je  le  crois  ,  car  je  n'en  ai  point.  Quand 


LETTRES  PEP.SAî^ES.  353 

je  pris  cette  charge,  j'eus  besoin  d'argent  pour  payer  mes  pro- 
visions ;  je  vendis  ma  bibliothèque  ;  et  le  libraire  qui  la  prit , 
d'un  nombre  prodigieux  de  volumes ,  ne  me  laissa  que  mou 
livre  de  raison.  Ce  n'est  pas  que  je  les  regrette  :  nous  autres 
juges  ne  nous  enflons  point  d'une  vaine  science.  Qu'avous- 
nous  affaire  de  tous  ces  volumes  de  lois.'  Presque  tous  les 
cas  sont  hypothétiques  et  sortent  de  la  règle  générale.  ]Mais 
ne  serait-ce  pas ,  monsieur,  lui  dis-je ,  parce  que  vous  les  en 
faites  sortir?  Car  enfin  pourquoi  chez  tous  les  peuples  du 
monde  y  aurait-il  des  lois  si  elles  n'avaient  pas  leur  applica- 
tion? et  comment  peut-on  les  appliquer  si  on  ne  les  sait  pas? 
Si  vous  connaissiez  le  Palais ,  reprit  le  magistrat ,  vous  ne 
parleriez  pas  comme  vous  faites  :  nous  avons  des  livres  vi- 
vants ,  qui  sont  les  avocats  ;  ils  travaillent  pour  nous ,  et  se 
chargent  de  nous  instruire.  Et  ne  se  chargent-ils  pas  aussi 
quelquefois  de  vous  tromper?  lui  repartis-je.  Vous  ne  feriez 
donc  pas  mal  de  vous  garantir  de  leurs  embûches.  Ils  ont  des 
armes  avec  lesquelles  ils  attaquent  votre  équité  :  il  serait  bon 
que  vous  en  eussiez  aussi  pour  la  défendre ,  et  que  vous  n'al- 
lassiez pas  vous  mettre  dans  la  mêlée,  habillé  à  la  légère, 
parmi  des  gens  cuirassés  jusqu'aux  dents. 

-jL.De  Paris,  le  13  de  la  lune  de  Chalibau,  1714. 

J^.  LXIX.  USBEK  A  RHÉDI.  ù^  • 

^  A  Venise. 

u  pe  te  serais  jamais  unàgme  que  je  tusse  devenu  plus 
metaphj'sicien  que  je  ne  Tétais^Mîela^st  pourtant ,  et  tu  en 
seras  convaincu  quand  tu  auras  essuyé  ce  débordement  de  ma 
philosophie.  ',^^i{ 

Les  philosophes  les  plus  sensés  qui  ont  réflécliLsur  la^ 
nature  de  Dieu  ont  dit  qu'il  était  un  étrejoi^^înemSiLpai:^ 
tait-;jnais  ils  ont  extrêmement  abusé  de  cette  idée.  Us  ont  fait 
une  énumération  de  toutes  les  perfections  différentes  que 
rhoinme  est  capable  d'avoir  et  d  imaginer,  et  en  ont  changé 


.{ai  .   ^  ,  LETTRES  PERSANES. 

-wA-^     t  ^^.^^    ^  ^,^ 

l'idce  do  lj  Jlivinile ,  saus  songer  que  souwint  ces  attributs 
s  eutr  cinpcclient ,  et  qu  ils  ne  peuvent  subsister  daus  un  nicme 
sujet  sans  se  détruire. 

Les  poètes  d'Occident  disent  qu'un  peintre'  ayant  voulu 
faire  le  portrait  de  la  «oee^e^e  la  beauté ,  assembla  les  plus 
belles  Grecques^^j^;it^de^^kacune^e_qu^e^£j;a^^  plus 
gracieux ,  dont  il  fit  un  tout  pour  ressembler  à  la  plus  belîe  de 
toutes  les  déesses.  Si  un  bomme  en  avait  conclu  qu'elle  était 
blonde  et  brane ,  qu'elle  avait  les  yeux  noirs  et  bleus ,  qu'elle 
était  douce  et  lière,  il  aurait  passé  pour  ridicule. 

Souvent  Dieu  manque  d'une  perfection  qui  pourrait  lui 
donner  une  grande  imperfection  ;  mais  il  n'est  jamais  limité 
que  par  lui-même  :  il  est  lui-même  sa  nécessité.  Ainsi ,  quoi- 
que Dieu  soit  tout-puissant,  il  ne  peut  pas  violer  ses  pro- 
messes ,  ni  tromper  les  bommes.  Souvent  même  l'impuissance 
n'est  pas  dans  lui ,  mais  dans  les  cboses  relatives  ;  et  c'est 
la  raison  pourquoi  il  ne  peut  pas  cbanger  les  essences. 

Ainsi  il  n'y  a  point  sujet  de  s'/étonner  que  auelques-uns  de 
nos_jlocteuTs_menl_i)Sfi  ni^X-ljaL^  , 

sur  ce  ftJnSem'ent  qu'elle  pst  inpnmpntible.avec  sa  justice. 
^^Qtielque  Karcljè  que  soit  cette  idée,  la  métapbysique  s'y 
prête  lîierveilleuserpent.  Selon  ses  principes ,  il  n'est  pas  possi- 
ble queBiey^preBMÎg&jçllQSfiS-quIdépendent  de  la  détgrniina- 
limi  des  causes  libres ,  parce  que  ce  qui  n'est  point  arrivé' n  est'' 
pomi ,  et  par  conséquent  ne  peut  être  connu  ;  car  le  rien , 
qui  n'a  point  de  propriétés ,  if^eut  être  aperçu  :  Dieu  ne  peut 
point  lire  dans  une  volonté  qui  n'est  point^et yoii:.dans  l'àme 
une  cbose  qui  n'existe  point  en  elle  ;  car,  jusqu  à  ce  qifeTIé  st; 
^JortcTêfernnnée ,  cette  action  qui  la  détermine  n'est  point  en 

L'àme  est  l'ouvrière  de  sa  détermination;  mais  il  y  a  des 
occasions  où  elle  est  tellement  indéterminée  qu'elle  jiesaitj)as 
jnçine  Je  queTcofe's^dé^rminer.  Souvent  même  elle  ne  le  fait 


«lue  pour  faire  usage  (lésa  liberté  ;  de  manière  que  Dieu  ne  peut 
■  Zouxis.  Il  \ix.iil  ioo  nns  Inviron  avant  Jésus  Christ.  (P.) 
^^   )Jyu^\^    ^éA    Vv-<U)5    --L*-  p^M^,      \iXf^ 


LETTRILS  PERSANES.  355 

voir  cette  deteniiination  par  avance  ni  dans  l'action  de  l'àme, 
ni  dans  l'action  que  les  objets  ont  sur  elle. 

Comment  Dieu  pourrait-il  prévoir  les  choses  qui  dépendent 
de  la  détermination  des  causes  libres?  11  ne  pourrait  les  voir 
que  de  deu.x  manières  :  par  conjecture,  ce  qui  est  contradic- 
toire avec  la  prescience  infinie  ;  ou  bien  il  les  verrait  comme  des 
effets  nécessaires  qui  suivraient  infailliblement  d'une  cause 
qui  les  produirait  de  même ,  ce  qui  est  encore  plus  contra- 
dictoire :  car  l'âme  serait  libre  par  la  supposition  ;  et  dans 
le  fait,  elle  ne  le  serait  pas  plus  qu'une  boule  de  billard  uest 
libre  de  se  remuer  lorsqu'elle  est  poussée  par  une  autre. 

>'e  crois  pas  pourtant  que  je  veuille  borner  la  science  de 
Dieu.  Comme  il  fait  agir  les  créatures  à  sa  fantaisie ,  U  con- 
naît tout  ce  qu'il  veut  connaître.  Mais ,  quoiqiTil  j>uisse  voir 
tout ,  il  ne  se  sert  pas  toujours  de  cette  faculté  QDâîss£_ûldi- 
nairgment  à  la  çréaturela^ faculté d'a.^ir  ou  de  ne  pas  agir,  pour 
lui  laisser  {^elîeae  mérit^  ou  de  démériter  :  cest  pour  lors 
qu'irrénonce^au  droit  qu'il  a  d'agir  sur  elle  ,  et  de  la  détermi- 
ner. Mais  quand  il  veut  savoir  quelque  chose ,  il  le  sait  tou- 
jours ,  parce  qu'il  n'a  qu'à  vouloir  qu'elle  arrive  comme  il  la 
voit ,  et  déterminer  les  créatures  conformément  à  sa  volonté. 
C'est  ainsi  qu'il  tire  ce  qui  doit  arriver  du  nombre  des  choses 
purement  possibles ,  en  fixant  par  ses  décrets  les  détermina- 
tions futures  des  esprits,  et  les  privant  de  la  puissance  qu'il 
leur  a  donnée  d'agir  ou  de  ne  pas  agir. 

Si  l'on  peut  se  sen  ir  d'une  comparaison  dans  une  chose  qui 
est  au-dessus  des  comparaisons ,  un  monarque  ignore  ce  que 
son  ambassadeur  fera  dans  une  affaire  importante  :  s'U  le  veut 
savoir,  il  n'a  qu'à  lui  ordonner  de  se  comporter  d'une  telle 
manière,  et  il  pourra  assurer  que  la  chose  arrivera  comme  il 
la  projette. 

L'alcoran  et  les  livres  des  Juifs  s'élèvent  sans  cesse  contre 
le  dogme  de  la  prescience  absolue  :  Dieu  y  paraît  j)artout  igno- 
rer la  détermination  future  des  esprits;  et  il  semble  que  ce 
soit  la  première  vérité  que  ^loïseait  enseignée  aux  hommes. 


350  LETTRES  PERSANES. 

Dieu  met  Adam  dans  le  paradis  terrestre ,  à  condition  qu'il 
ne  mangera  pas  d'un  certain  fruit  :  précepte  absurde  dans  un 
être  qui  connaîtrait  les  déterminations  futures  des  âmes  ;  car 
enfin  un  tel  être  peut-il  mettre  des  conditions  à  ses  grâces  sans 
les  rendre  dérisoires  ?  C'est  comme  si  un  homme  qui  aurait  su 
la  prise  de  Bagdad  avait  dit  à  un  autre  :  Je  vous  donne  mille 
écus  '  si  Bagdad  n'est  pas  pris.  Ne  ferait-il  pas  là  une  bien 
mauvaise  plaisanterie  >  ? 

(^lon  cher  Rhédi,  pourquoi  tant  de  philosophie  ?  Dieu  est  si 
haut,  que  nous  n'apercevons  pas  même  ses  nuages.  Nous  ne  le 
connaissons  bien  que  dans  ses  préceptes.  Il  est  immense,  spi- 
rituel ,  infini.  Que  sa  grandeur  nous  ramène  à  notre  faiblesse. 
S'humilier  toujours ,  c'est  l'adorer  toujours.  \ 

De  Paris,  le  dernier  de  la  lune  de  Chahban ,  I7U. 

LXX.  ZÉLIS  A  USBEK. 

A  Paris. 

Soliman ,  que  tu  aimes,  est  désespéré  d'un  affront  qu'il  vient 
de  recevoir.  Un  jeune  étourdi ,  nommé  Suphis,  recherchait  de- 
puis trois  mois  sa  fiile  en  mariage  :  il  paraissait  content  de  la 
figure  de  la  fille  sur  le  rapport  et  la  peinture  que  lui  en  avaient 
faits  les  femmes  qui  l'avaient  \Tie  dans  son  enfance  ;  on  était 
convenu  de  la  dot ,  et  tout  s'était  passé  sans  aucun  incident. 
Hier,  après  les  premières  cérémonies,  la  fille  sortit  à  cheval , 
accompagnée  de  son  eunuque ,  et  couverte ,  selon  la  coutume , 
depuis  la  tête  jusqu'aux  pieds.  Mais,  dès  qu'elle  fut  arrivée 
devant  la  maison  de  son  mari  prétendu,  il  lui  fit  fermer  la  porte, 
et  il  jura  qu'il  ne  la  recevrait  jamais  si  on  n'augmentait  la  dot. 
Les  parents  accoururent,  de  côté  et  d'autre ,  pour  accommoder 
l'affaire  ;  et,  après  bien  de  la  résistance ,  ils  firent  convenir  So- 

'  Tous  les  éditeurs  modernes  mettent  ici  cent  tomans.  Nous  soupçon- 
nons bien  le  motif  de  celle  correction  ;  mais  nous  avons  préféré  con- 
server le  texte  de  Montesquieu.  (P.) 

^  Dans  les  premières  éiiitions ,  celte  Icllrc  se  termine  ici.  Les  réllexions 
qui  suivi-nl  ne  se  trouvent  (|ue  dans  le  supplément  de  I7ii.  (V.) 


LETTRFS  PERSANES.  ^57 

limnn  de  faire  un  pelit  présent  à  son  gendre.  Enfin ,  les  cérémo- 
nies du  mariage  accomplies,  on  conduisit  la  fille  dans  le  lit  avec 
assez  de  violence-,  mais,  une  heure  après,  cet  étourdi  se  leva  fu- 
rieux,lui  coupa  le  risage  en  plusieurs  endroits,  soutenant  qu'elle 
n'était  pas  vierge ,  et  la  renvoya  à  son  père.  On  ne  peut  pas 
être  plus  frappé  qu'il  l'est  de  cette  injure.  Il  y  a  des  personnes 
qui  soutiennent  que  cette  fille  est  innocente.  Les  pères  sont 
bien  malheureux  d'être  exposés  à  de  tels  affronts!  Si  pareil 
traitement  arrivait  à  ma  fille,  je  crois  que  j'en  mourrais  de 
douleur.  Adieu. 

Du  sérail  de  Fatnié,  le  9  de  la  lune  de  Gemmadi  l ,  iVli. 

LXXI.  USBEK  A  ZÉLiS. 

Je  plains  Soliman ,  d'autant  plus  que  le  mal  est  sans  remède, 
et  que  son  gendre  n'a  fait  que  se  servir  de  la  liberté  de  la  loi. 
Je  trouve  cette  loi  bien  dure  ,  d'exposer  ainsi  l'honneur  d'une 
famille  aux  caprices  d'un  fou.  On  a  beau  dire  que  l'on  a  des 
indices  certains  pour  connaître  la  vérité,  c'est  une  vieille  er- 
reur dont  on  est  aujourd'hui  revenu  parmi  nous;  et  nos  mé- 
decins donnent  des  raisons  invincibles  de  l'incertitude  de  ces 
preuves.  11  n'y  a  pas  jusqu'aux  chrétiens  qui  ne  les  regardent 
comme  chimériques,  quoiqu'elles  soient  clairement  établies 
par  leurs  livres  sacrés ,  et  que  leur  ancien  législateur  en  ait  fait 
dépendre  l'innocence  ou  la  condamnation  de  toutes  les  filles. 

J'apprends  avec  plaisir  le  soin  que  tu  te  donnes  de  l'éduca- 
tion de  la  tienne.  Dieu  veuille  que  son  mari  la  trouve  aussi  belle 
et  aussi  pure  que  Fatima  ;  quelle  ait  dix  eunuques  pour  la 
garder;  qu'elle  soit  l'honneur  et  l'ornement  du  sérail  où  elle 
est  destinée;  qu'elle  n'ait  sur  sa  tète  que  des  lambris  dorés, 
et  ne  marche  que  sur  des  tapis  superbes!  Et,  pour  comble  de 
souhaits  ,  puissent  mes  yeux  la  voir  dans  toute  sa  gloire! 

h  Paris,  le  r,  de  la  lunedeClialval,  I7ii. 


33S  LETTRES  PERSANES. 

LXXII.  RICA  A  USBEK. 


.le  me  trouvai  l'autre  jour  dans  une  compagnie  où  je  vis  un 
homme  bien  content  de  lui.  Dans  un  quart  d'heure,  il  décida 
trois  questions  de  morale ,  quatre  problèmes  historiques ,  et 
cinq  points  de  physique.  Je  n"ai  jamais  vu  un  décisionnaire  si 
universel  ;  son  esprit  ne  fut  jamais  suspendu  par  le  moindre 
doute.  On  laissa  les  sciences  ;  on  parla  des  nouvelles  du  temps  ; 
il  décida  sur  les  nouvelles  du  temps.  Je  voulus  l'attraper,  et  je 
dis  en  moi-même  :  Il  faut  que  je  me  mette  dans  mon  fort  ; 
je  vais  me  réfugier  dans  mon  pays.  Je  lui  parlai  de  la  Perse  ; 
mais  à  peine  lui  eus-je  dit  quatre  mots ,  qu'il  me  donna  deux 
démentis ,  fondés  sur  l'autorité  de  MM.  Tavernier  et  Char- 
din. Ah  !  bon  Dieu  !  dis-je  en  moi-même ,  quel  homme  est-ce 
là.'  Il  connaîtra  tout  à  l'heure  les  rues  d'Ispahan  mieux  que 
moi  !  ;Mou  parti  fut  bientôt  pris  :  je  me  tus  ,  je  le  laissai  par- 
ler, et  il  décide  encore. 

A  Paris,  le  8  de  la  lune  de  Zilcailc,  1715. 


LXXIIF.  RICA  A  **'.  cy,-^^  1 
luaiqu'i 


L^^^ 


J'ai  oui  parler  d'iineespèce  de  tribuuaïciu'Qn^appelle  J'Acil:,^ 
ilémjp  frnnrai.sp._  Il  n  y  en^  a  poiril'Tîé  liiofiis  respect e^ns"  le 
monde;  car  on  dit  qu'aùssitof  qu'il  a  décidé,  le  peuple  Casse 
ses  arrêts  Tel  lui  hnpose  des  lois  qu'il  est  oiîiîgeae  suivre. 
(  11  y  a  quelque  temps  que,  pour  lixer  son  autorité,  il  (K)bna 
un  cûiLi  de  ses lugéinfents  '.  Cet  enfant  de  tafit  'H^pferes  était 
presque  vieux  quand  il  naquit  ;  et ,  quoiqu'il  Fût  légitime ,  un 
bâtard  ' ,  qui  avait  déjà  paru  ,  l'avait  presque  étouffé  dans  sa 
"nâissanfee.  \  >-*^  '''^77  ^^ 

Ceux  qyi  le  composent  n'oSt^  u  ouh"/ lonction  que  de  jaser    ^ 
sans  cesse  :  l'éloge  ya  se  placer  comme  de  lui-même  dans  leur 

'  Son  iliclionndire.  (P.)  '         '  '  ^-t-<-o( 

'  Le  ilictiininuirc  de  Furclière.  L'auteur  fut  cliassétle  l'Académie.  (P.i 


LETTRES  PERSANES.  359 

babil  éternel;  et^tôt  qu'ils  sont  initiés  dans  ses  mystères,  kt 
iuxeuT  du  panefrjTÏi^ife^vient  les  saisir,  et  ne  les  quitte  p|us^^ 
(  Ce  corps  a  quarante  têtes ,  toutes  remplies  de  fi^es\(ïf 
métaphores  et  d'antithèses^  tant  de  bouches  ne  parlent  presque 
que  ^exclamation  ;  ses  oreilles  veulent  toujours  être. frappées       _ 
par  la  cîEdence  et  l'harmonie.  Pou£  les  yeux ,  il  n^  est  j^as 
question  :  il  semble  qulU^oîttait  pour  parler,  et  non  pas  pour 
i'oir,  11  n'est  point  wnies^r  ses  pieds  :  car  le  temps  ,  qui  est      / 
5on  (léarf ,  rébranie  a  todsles  instants  ,  et  détruit  toiit  ce  qu  il 
a  fait.  On  a  dit  autrefois  que  ses  mains  étaient  avlàe^fe  ne 
t'en  dirai  rien,  et  je  laisse  décider  cela  à  ceux  qui  le  savent 
mieux  que  moi  '.  /  j^j^. 

Voilà  des  bizarreries,  ***,  que  l'on  ne  voit  noint  dans  notre 
Perse.  ISous  n'avons  point  l'esprit  porte  a  ces^etabliss^erits' 
smgulrers  et  bizarres;  nous  cherchons  toujours  la  nature  dans 
nos  coutumes  simples  et  nos  manières  naïves. 

De  Paris,  le  Ti  de  la  lune  deZilhagé,  171.5. 


LXXIV.  RICA  A  USBEK.  Q j-t^- 


Il  y  a  quelques  jours  qu'un  homme  de  ma  connaissance  me 
dit  :  Je  vous  ai  prorais  de  vous  produire  dans  les  bonnes  mai- 
sons de  Paris;  je  vous  mène  à  présent  chez  un  grand  seigneur 
([uiest  un  des  hommes  du  royaume  qui  représentent  le  mieux. 

Que  cela  veut-il  dire,  monsieur.'  est-ce  qu'il  est  plus  poli, 
plus  affable  qu'un  autre.'  Ce  n'est  pas  cela,  me  dit-il.  Ah! 
j'entends  :  il  fait  sentir  à  tous  les  instants  la  supériorité  qu'il 

'  S'il  est  aisé  de  donner  à  un  bomme  de  mérite  un  bon  ridicule  sans 
que  cela  tire  à  conséquence,  à  plus  forte  raison  a  une  compagnie  Litté- 
raire, ou  les  titres  et  les  prétentions  sont  péie-méle,  sans  que  personne 
se  croie  solidaire  pour  la  compagnie .  ou  la  compagnie  pour  personne. 
Ce  tribut,  qu'il  fallait  payer  a  la  gaieté  française ,  ne  compromettait  pas 
plus  r.\cadémie  que  Montesquieu ,  et  n'embarrassa  ni  l'un  ni  l'autre , 
quand  l'auteur  des  Lettres  persanes  vint  prendre  la  place  qui  lui  était 
due.  (L.  H)  —  H  fut  reçu  à  l'Académie  française  le  24  janvier  1728. 


3<Î0  I.ETTr.KS  PERSANES. 

il  sur  tous  ceux  qui  rapprochent  ;  si  cela  est,  je  n'ai  que  faire 
d'y  aller  ;  je  prends  déjà  condamnation  ,  et  je  la  lui  passe  tout 
entière. 

Il  fallut  pourtant  marcher,  et  je  vis  un  petit  homme  si  fier, 
il  prit  une  prise  de  tabac  avec  tant  de  hauteur,  il  se  moucha 
si  impitoyablement,  il  cracha  avec  tant  de  flegme,  il  caressa 
ses  chiens  d'une  manière  si  offensante  pour  les  hommes,  que 
je  ne  pouvais  me  lasser  de  l'admirer  :  Ah  !  bon  Dieu  !  dis-je  en 
moi-même ,  si ,  lorsque  j'étais  à  la  cour  de  Perse ,  je  représen- 
tais ainsi,  je  représentais  un  grand  sot!  Il  aurait  fallu  ,  Usbek, 
que  nous  eussions  eu  un  bien  mauvais  naturel  pour  aller  faire 
cent  petites  insultes  à  des  gens  qui  venaient  tous  les  jours 
chez  nous  nous  témoigner  leur  bienveillance.  Ils  savaient  bien 
que  nous  étions  au-dessus  d'eux  ;  et  s'ils  l'avaient  ignoré,  nos 
bienfaits  le  leur  auraient  appris  chaque  jour.  JS'ayant  rien  à 
faire  pour  nous  faire  respecter,  nous  faisions  tout  pour  nous 
rendre  aimables  ;  nous  nous  communiquions  aux  plus  petits  : 
au  milieu  des  grandeurs ,  qui  endurcissent  toujours,  ils  nous 
trouvaient  sensibles  ;  ils  ne  voyaient  que  notre  cœur  au-des- 
sus d'eux  ;  nous  descendions  jusqu'à  leurs  besoins.  Mais  lors- 
qu'il fallait  soutenir  la  majesté  du  prince  dans  les  cérémonies 
publiques ,  lorsqu'il  fallait  faire  respecter  la  nation  aux  étran- 
gers, lorsque  enfin,  dans  les  occasions  périlleuses,  il  fallait 
animer  les  soldats ,  nous  remontions  cent  fois  plus  haut  que 
nous  n'étions  descendus  ;  nous  ramenions  la  fierté  sur  notre 
visage ,  et  l'on  trouvait  quelquefois  que  nous  représentions  as- 
sez bien. 

De  Paris,  le  I5  de  la  lune  de  Sapliar,  I7I5. 

LXXV.  USBEK  A  RHÉDI. 

«   l  <  ■  A  Venise. 

y^iï  faut  que  je  te  l'avoue ,  je  n'ai  point  remarqué  eliez  les  chré- 
liens  cette  persuasion  vive  de  leur  religion  qui  se  trouve  parmi 
les  musulmans.  Il  v  a  bien  loin  chez  eux  de  la  |)rofes.sion  à  la 


LETTRES  PERSANES.  361 

cropnce ,  de  la  croyance  à  la  conviction  ,  de  la  conviction  à 
la  pratique.  La  religion  est  moins  un  sujet  de  sanctification 
qu'un  sujet  de  disputes  qui  appartient  à  tout  le  monde.  Les 
gens  de  cour,  les  gens  de  guerre ,  les  femmes  même ,  s'élèvent 
contre  les  ecclésiastiques,  et  leur  demandent  de  leur  prouver  ce 
qu'ils  sont  résolus  de  ne  pas  croire.  Ce  n'est  pas  qu'ils  se  soient 
déterminés  par  raison,  et  qu'ils  aient  pris  la  peine  d'examiner  la 
vérité  ou  la  fausseté  de  cette  religion  qu'ils  rejettent  :  ce  sont 
des  rebelles  qui  ont  senti  le  joug,  et  l'ont  secoué  avant  de  l'avoir 
connu.  Aussi  ne  sont-ils  pas  plus  fermes  dans  leur  incrédulité 
que  dans  leur  foi  ;  ils  vivent  dans  un  flux  et  reflux  qui  les 
porte  sans  cesse  de  l'un  à  l'autre.  Un  d'eux  me  disait  un  jour  : 
Je  crois  l'immortalité  de  l'âme  par  semestre  ;  mes  opinions 
dépendent  absolument  de  la  constitution  de  mon  corps  ;  selon 
que  j'ai  plus  ou  moins  d'esprits  animaux,  que  mon  estomac 
digère  bien  ou  mal ,  que  l'air  que  je  respire  est  siibtil  ou  gros- 
sier, que  les  ràndes  dont  je  me  nourris  sont  légères  ou  solides, 
je  suis  spinosiste,  socinien ,  catholique ,  impie ,  ou  dévot. 
Quand  le  médecin  est  auprès  de  mon  lit,  le  confesseur  me 
trouve  à  son  avantage.  Je  sais  bien  empêcher  la  religion  de 
m' affliger  quand  je  me  porte  bien  ;  mais  je  lui  permets  de  me 
consoler  quand  je  suis  malade  :  lorsque  je  n'ai  plus  rien  à 
espérer  d'un  côté,  la  religion  se  présente  et  me  gagne  par  ses 
promesses;  je  veux  bien  m'y  livrer,  et  mourir  du  côté  de  l'es- 
pérance. 

Il  y  a  longtemps  que  les  princes  chrétiens  affranchirent 
tous  les  esclaves  de  leurs  États,  parce,  disaient-ils,  que  le 
christianisme  rend  tous  les  hommes  é§aux.  Il  est  vrai  que  cet 
acte  de  religion  leur  était  très-utile  :  ils  abaissaient  par  là  les 
seigneurs ,  de  la  puissance  desquels  ils  retiraient  le  bas  peu- 
ple. Ils  ont  ensuite  fait  des  conquêtes  dans  des  pays  où  ils  ont 
vu  qu'il  leiu"  était  avantageux  d'avoir  des  esclaves;  ils  ont  per- 
mis d'en  acheter  et  d'en  vendre ,  oubliant  ce  principe  de  reli- 
gion qui  les  touchait  tant.  Que  veux-tu  que  je  te  dise?  vérité 
dans  un  temps ,  erreur  dans  un  autre.  Que  ne  faisons-nous 

MONTESniltl.  .Il 


c 


3B2  LETTRES  PERSANES. 

comme  les  cliréliens?  Nous  sommes  bien  sioiplos  de  refuser 
lies  établissements  et  des  conquêtes  faciles  dans  des  climats 
heureux  ■ ,  parce  que  l'eau  n'y  est  pas  assez  pure  pour  nous  la- 
ver selon  les  principes  du  saint  Alcoran  ! 

Te  rends  grâces  au  Dieu  tout-puissant ,  qui  a  envoyé  Hali 
on  grand  prophète,  de  ce  que  je  professe  une  religion  qui  se 
fait  préférer  à  tous  les  intérêts  humains,  et  qui  est  pure  con>nie 
le  ciel ,  dont  elle  est  descendue.  ) 

De  Paris,  le  13  de  la  lune  deSaphav,  I"I5. 


LXXVI.  USBEK  A  SON  AMI  IBBEN. 
A  Smyrne. 

Les  lois  sont  furieuses  eu  Europe  contre  ceux  qui  se  tuent 
t  ux-mémes.  On  les  fait  mourir,  pour  ainsi  dire ,  une  seconde 
fois  ;  ils  sont  traînés  indignement  par  les  rues  ;  ou  les  note 
d'infamie;  ou  confisque  leurs  biens. 

Il  me  paraît,  Ibben,  que  ces  lois  sont  bien  injustes.  Quand 
je  suis  accablé  de  douleur,  de  misère,  de  mépris,  pourquoi 
\  eut-on  m'empêcher  de  mettre  fin  à  mes  peines,  et  me  priver 
cruellement  d'un  remède  qui  est  en  mes  mains? 

Pourquoi  veut-on  que  je  travaille  pour  une  société  dont  je 
consens  de  n'être  plus;  que  je  tienne  malgré  moi  une  conven- 
tion qui  s'est  faite  sans  moi  ?  La  société  est  fondée  sur  un 
avantage  mutuel;  mais  lorsqu'elle  me  devient  onéreuse,  qui 
m'empêche  d'y  renoncer  ?  La  vie  m'a  été  donnée  contme  une 
faveur  ;  je  puis  donc  la  rendre  lorsqu'elle  ne  l'est  plus  :  la 
cause  cesse,  l'effet  doit  donc  cesser  aussi. 

Le  prince  veut-il  que  je  sois  son  sujet  quand  je  ne  retire 
point  les  avantages  de  la  sujétion?  Mes  concitoyens  peuvent- 
ils  demander  ce  partage  inique  de  leur  utilité  et  de  mon  dé  - 

'  Les  maliomélans  ne  se  soucient  point  de  prendre  Venise,  parce 
((u'ils  n'y  trouveraient  point  d'eau  pour  leurs  purilicalions.  —  Voyeï 
ti-(lc\anl  la  lellre  XXXI. 


LETTRtS  PERSANES.  US 

Sïspoir?  Dieu,  dilïéreat  de  tous  les  bienfaiteurs,  veut-il  me 
coudainner  à  recevoir  des  grâces  qui  nraocablent? 

Je  suis  obligé  de  suivre  les  lois  quaud  je  vis  sous  les  loisi 
mais  quand  je  n'y  vis  plus,  peuvent-elles  me  lier  encore? 

Mais,  dira-t-on,  vous  troublez  l'ordre  de  la  Providence. 
Dieu  a  uni  votre  àme  avec  votre  corps ,  et  vous  l'en  séparez  : 
vous  vous  opposez  donc  à  ses  desseins,  et  vous  lui  résistez. 

Que  veut  dire  cela  ?  troublé-je  l'ordre  de  la  Providence  lors- 
que je  cbange  les  modifications  de  la  matière,  et  que  je  rends 
carrée  une  boule  que  les  premières  lois  du  mouvement, 
c'est-à-dire  les  lois  de  la  création  et  de  la  conservation,  avaient 
faite  ronde?  Non  sans  doute  .je  ne  fais  qu'user  du  droit  qui 
m'a  été  donné  ;  et ,  en  ce  sens ,  je  puis  troubler  à  ma  fantaisie 
toute  la  nature,  sans  que  Ton  puisse  dire  que  je  m'oppose  à 
la  Providence. 

Lorsque  mon  àme  sera  séparée  de  mon  corps ,  y  aura-t-il 
tnoins  d'ordre  et  moins  d'arrangement  dans  l'univers  ?  Croyez- 
vous  que  cette  nouvelle  combinaison  soit  moins  parfaite  et 
moins  dépendante  des  lois  générales ,  que  le  monde  y  ait  perdu 
quelque  chose,  et  que  les  ouvrages  de  Dieu  soient  moins 
grands ,  ou  plutôt  moins  immenses  ? 

Croyez-vous  que  mon  corps,  devenu  un  épi  de  blé,  im  ver, 
un  gazon ,  soit  changé  en  un  ou\Tage  de  la  nature  moins  di- 
gne d'elle,  et  que  mon  anse,  dégagée  de  tout  ce  qu'elle  avait 
de  terrestre ,  soit  devenue  moins  sublime? 

Toutes  ces  idées,  mon  cher  Ibben ,  n'ont  d'autre  source  que 
notre  orgueil.  Nous  ne  sentons  point  notre  petitesse  ;  et ,  mal- 
gré qu'on  en  ait ,  nous  voulons  être  comptés  dans  l'univers , 
y  figurer,  et  y  être  un  objet  important.  Nous  nous  imaginons 
que  l'anéantissement  d'un  êtreaussi  parfait  que  nous  dégrade- 
rait toute  la  nature  ;  et  nous  ne  concevons  pas  qu'un  homme  de 
plus  ou  de  moins  dans  le  monde ,  que  dis-je?  tous  les  hom- 
mes ensemble,  cent  millions  de  terres  comme  la  nôtre,  ne 
sont  qu'un  atome  subtil  etdélié  que  Dieu  n'aperçoit  qu'à  cause 
de  l'immensité  de  ses  connaissances. 

A  Paris ,  le  I  j  (le  la  lune  de  Saphir,  17! 5. 


éSi  LETTRES   PERSANES. 

LXXVII.  IBBEN  A  USBEK. 

A  Paris. 

Mou  cher  Usbek,  il  me  semble  que,  pour  un  vrai  musul- 
man ,  les  malheurs  sont  moins  des  châtiments  que  des  mena- 
ces. Ce  sont  des  jours  bien  précieux  que  ceu\  qui  nous  portant 
à  expier  les  offenses.  C'est  le  temps  des  prospérités  qu'il  fau- 
drait abréger.  Que  servent  toutes  ces  impatiences,  qu'à  faire 
voir  que  nous  voudrions  être  lieureux ,  indépendamment  de 
celui  qui  donne  les  félicités ,  parce  qu'il  est  la  félicité  même  ? 

Si  un  être  est  composé  de  deux  êtres ,  et  que  la  nécessité 
de  conserver  l'union  marque  plus  la  soumission  aux  ordres 
du  Créateur,  on  en  a  pu  faire  une  loi  religieuse  ;  si  cette 
nécessité  de  conserver  l'union  est  un  meilleur  garant  des  ac- 
tions des  lionnnes  ,  on  en  a  pu  faire  une  loi  civile. 

De  Smyrne ,  le  dernier  jour  de  la  lune  de  Sapbar,  I7I&. 

LXXVni.  RICA  A  USBEK. 


Je  t'envoie  la  copie  d'une  lettre  qu'un  Français  qui  est  eu 
Espagne  a  écrite  ici;  je  crois  que  tu  seras  bien  aise  de  la  voir. 

Je  parcours  depuis  six  mois  l'Espagne  et  le  Portugal,  et  je 
vis  parmi  des  peuples  qui ,  méprisant  tous  les  autres ,  font 
aux  seuls  Français  l'honneur  de  les  haïr. 

La  gravité  est  le  caractère  brillant  des  deux  nations;  elle  se 
manifeste  principalement  de  deux  manières ,  par  les  lunettes 
et  par  la  moustache. 

Les  lunettes  font  voir  démonstrativement  que  celui  qui  les 
porte  est  un  homme  consommé  dans  les  sciences  et  enseveli 
dans  de  profondes  lectures ,  à  un  tel  point  que  sa  vue  s'en  est 
affaiblie  ;  et  tout  nez  qui  en  est  orné  ou  chargé  peut  passer, 
sans  contredit,  pour  lé  nez  d'un  savant. 

Pour  la  moustache,  elle  est  respectable  par  elle-même ,  et 
indépendamment  des  conséquences  ;  quoique  pourtant  on  ne 
laisse  pas  d'en  tirer  souvent  de  grandes  utilités  pour  le  ser- 


LETTRES  PERSANES.  3fi5 

vice  du  prince  et  l'honneur  de  la  nation,  comme  le  fit  bien 
voir  un  fameux  général  portugais  dans  les  Indes  '  :  car,  se 
trouvant  avoir  besoin  d'argent,  il  se  coupa  une  de  ses  mous- 
taches, et  envoya  demander  aux  habitants  de  Goa  vingt  mille 
pistoles  sur  ce  gage  ;  elles  lui  furent  prêtées  d'abord ,  et  dans 
la  suite  il  retira  sa  moustache  avec  honneur. 

On  conçoit  aisément  que  des  peuples  graves  et  flegmati- 
ques comme  ceux-là  peuvent  avoir  de  la  vanité;  aussi  en  ont- 
ils.  Ils  la  fondent  ordinairement  sur  deux  choses  bien  con- 
sidérables. Ceux  qui  vivent  dans  le  continent  de  l'Espagne 
et^u  Portugaise  sentent  le  cœur  extrêmement  élevé,  lorsqu'ils 
sont  ce  qu'ils  appellent  de  vieux  chrétiens ,  c'est-à-dire  qu'ils 
ne  sont  pas  originaires  de  ceux  à  qui  l'inquisition  a  persuadé 
dans  ces  derniers  siècles  d'embrasser  la  religion  chrétienne. 
Ceux  qui  sont  dans  les  Indes  ne  sont  pas  moins  flattés  lors- 
qu'ils considèrent  qu'ils  ont  le  sublime  mérite  d'être ,  comme 
ils  disent,  hommes  de  chair  blanche.  Il  n'y  a  jamais  eu  dans 
le  sérail  du  Grand  Seigneur  de  sultane  si  orgueilleuse  de  sa 
beauté  que  le  plus  vieux  et  le  plus  vilain  mâtin  ne  l'est  de  la 
blancheur  olivâtre  de  son  teint ,  lorsqu'il  est  dans  une  ville 
du  Mexique ,  assis  sur  sa  porte ,  les  bras  croisés.  Un  homme 
de  cette  conséquence,  une  créature  si  parfaite,  ne  travaillerait 
pas  pour  tous  les  trésors  du  monde,  et  ne  se  résoudrait  ja- 
mais ,  par  une  vile  et  mécanique  industrie  ,  de  compromettre 
l'honneur  et  la  dignité  de  sa  peau. 

Car  il  faut  savoir  que  lorsqu'un  homme  a  un  certain  mé- 
rite en  Espagne ,  connue ,  par  exemple ,  quand  il  peut  ajouter 
aux  qualités  dont  je  viens  de  parler  celle  d'être  le  propriétaire 
d'une  grande-épée ,  ou  d'avoir  appris  de  son  père  l'art  de  faire 
jurer  une  discordante  guitare ,  il  ne  travaille  plus  ;  son  hon- 
neur s'intéresse  au  repos  de  ses  membres.  Celui  qui  reste 
assis  dix  lieures  par  jour  obtient  précisément  la  moitié  plus 
de  considération  qu'un  autre  qui  n'en  reste  que  cinq  ,  parce 
que  c'est  sur  les  chaises  que  la  noblesse  s'acquiert. 

'  Jean  de  Castro. 

31. 


3f.G  LLTTRES  PERSANES. 

Mais  (iuoi(jue  ces  invincibles  ennemis  du  travail  fassent 
parade  d'une  tranquillité  philosophique,  ils  ne  l'ont  pourtant 
pas  dans  le  cœur;  car  ils  sont  toujours  amoureux.  Ils  sont 
les  premiers  honnnes  du  monde  pour  mourir  de  langueur 
sous  la  fenêtre  de  leurs  maîtresses  ;  et  tout  Espagnol  qui  n'est 
pas  enrhumé  ne  saurait  passer  pour  galant. 

Ils  sont  premièrement  dévots,  et  secondement  jaloux.  Us 
se  garderont  bien  d'exposer  leurs  femmes  aux  entreprises  d'un 
soldat  criblé  de  coups,  ou  d'un  magistrat  décrépit;  mais  ils 
les  enfermeront  avec  un  novice  fervent  qui  baisse  les  yeux , 
ou  un  robuste  franciscain  qui  les  élève. 

Ils  connaissent  mieux  que  les  autres  le  faible  des  femmes  ; 
ils  ne  veulent  pas  qu'on  leur  voie  le  talon,  et  qu'on  les  sur- 
prenne par  le  bout  des  pieds  :  ils  savent  que  l'imagination  va 
toujours ,  que  rien  ne  l'amuse  en  chemin  ;  elle  arrive ,  et  là 
on  était  quelquefois  averti  d'avance. 

On  dit  partout  que  les  rigueurs  de  iamour  sont  cruelles , 
elles  le  sont  encore  plus  pour  les  Espagnols.  Les  femmes  les 
guérissent  de  leurs  peines  ;  mais  elles  ne  font  que  leur  en 
faire  changer,  et  il  leur  reste  souvent  un  long  et  fâcheux  sou- 
venir d'une  passion  éteinte. 

Us  ont  de  petites  politesses  qui  en  France  paraîtraient  mal 
placées  :  par  exemple  ,  un  capitaine  ne  bat  jamais  son  soldat 
sans  lui  en  demander  permission  ;  et  l'inquisition  ne  fait  ja- 
mais brûler  un  Juif  sans  lui  faire  ses  excuses. 

Les  Espagnols  qu'on  ne  brûle  pas  paraissent  si  attachés  à 
l'inquisition,  qu'il  y  aurait  de  la  mauvaise  humeur  de  la  leur 
ôter.  Je  voudrais  seulement  qu'on  en  établît  une  autre  ;  non 
pas  contre  les  hérétiques  ,  mais  contre  les  hérésiarques  qui 
attribuent  à  de  petites  pratiques  monacales  la  même  efficacité 
(pi'aux  sept  sacrements ,  qui  adorent  tout  ce  qu'ils  vénèrent , 
(  t  qui  sont  si  dévots  qu'ils  sont  à  peine  chrétiens. 

Vous  pourrez  trouver  de  l'esprit  et  du  bon  sens  chez  les 
l'.spagnols  ;  uiais  n'en  cherchez  point  dans  leurs  livres.  Voyez 
une  de  leurs  bibliothèques,  les  romans  d'un  côté,  et  les  sco- 


Li;i  rULS  rhRSANtS.  36? 

lasUques  de  l'autre  ;  vous  diriez  que  les  parties  en  ont  été  fai- 
tes ,  et  le  tout  rassemblé  par  quelque  euuemi  secret  de  la  rai- 
son humaine. 

Le  seul  de  leurs  livres  qui  soit  l)on  est  celui  qui  a  fait  voir 
le  ridicule  de  tous  les  autres  ' . 

Ils  ont  fait  des  découvertes  immenses  dans  le  nouveau 
monde,  et  ils  ne  connaissent  pas  encore  leur  propre  conti- 
nent :  il  y  a  sur  Icui's  rivières  tel  port  qui  n'a  pas  encore  été 
découvert ,  et  dans  leurs  montagnes  des  nations  qui  leur  sont 
inconnues ^ 

Ils  disent  que  le  soleil  se  lève  et  se  couche  dans  leur  pays  : 
mais  il  faut  dire  aussi  qu'en  faisant  sa  course  il  ne  rencontre 
que  des  campagnes  ruinées  et  des  contrées  désertes. 

Je  ne  serais  pas  fâché ,  Usbek ,  de  voir  une  lettre  écrite  à 
Madrid  par  un  Espagnol  qui  voyagerait  en  France  ;  je  crois 
qu'il  vengerait  bien  sa  nation.  Quel  vaste  champ  pour  un 
homme  flegmatique  et  pensif!  Je  m'imagine  qu'il  connnen- 
cerait  ainsi  la  description  de  Paris  : 

Il  y  a  ici  une  maison  où  l'on  met  les  fous  ;  on  croirait  d'a- 
bord qu'elle  est  la  plus  grande  de  la  ville;  non  ;  le  remède 
<'st  bien  petit  pour  le  mal.  Sans  doute  que  les  Français,  extrê- 
mement décriés  chez  leurs  voisins ,  enferment  quelques  fous 
flans  une  maison,  pour  persuader  que  ceux  qui  sont  dehors  ne 
le  sont  pas. 

Je  laisse  là  mon  Espagnol.  Adieu ,  mon  cher  Usbek. 

De  Paris,  le  17  de  la  lune  de  Sapliar,  1715. 


KIX.  USBEK  A  RlIltDI.     l^/'^    ^>' 


LXXIX. 

A  Venise. 

La  plupart  des  législateurs  ont  été  des  honnnes  bornés  que 

'  Le  Don  QutchuUc.  Voyez  le  chapitre  vi  de  la  première  partie ,  ou 
le  curé  et  le  barbier,  après  avoir  passé  en  revue  la  bibliothèc)ue  du  che- 
valier de  la  Manche  ,  l'on!  justice  des  livres  qu'elle  renferme.  (P.) 

^  Les  Batuécas. 


3M  LETTRES  PERSANES. 

le  hasard  a  mis  à  la  tête  des  autres ,  et  qui  n'ont  presque  con- 
sulté que  leurs  préjugés  et  leurs  fantaisies. 

11  semble  qu'ils  aient  méconnu  la  grandeur  et  la  dignité 
même  de  leur  ouvrage  :  ils  se  sont  amusés  à  faire  des  institu- 
tions puériles,  avec  lesquelles  ils  se  sont  à  la  vérité  confor- 
més aux  petits  esprits ,  mais  décrédités  auprès  des  gens  de  bon 
sens. 

Ils  se  sont  jetés  dans  des  détails  inutiles;  ils  ont  donné 
dans  les  cas  particuliers  :  ce  qui  marque  un  génie  étroit  qui 
ne  voit  les  choses  que  par  parties ,  et  n'embrasse  rien  d'une 
vue  générale. 

Quelques-uns  ont  affecté  de  se  servir  d'une  autre  langue 
que  la  vulgaire  ;  chose  absurde  pour  un  faiseur  de  lois  :  com- 
ment peut-on  les  observer,  si  elles  ne  sont  pas  connues? 

Ils  ont  souvent  aboli  sans  nécessité  celles  qu'ils  ont  trou- 
vées établies,  c'est-à-dire  qu'ils  ont  jeté  les  peuples  dans  les 
désordres  inséparables  des  changements. 

11  est  vrai  que ,  par  une  bizarrerie  qui  vient  plutôt  de  la  na- 
ture que  de  l'esprit  des  hommes ,  il  est  quelquefois  nécessaire 
de  changer  certaines  lois.  Mais  le  cas  est  rare;  et  lorsqu'il 
arrive ,  il  n'y  faut  toucher  que  d'une  main  tremblante  :  on  y 
doit  observer  tant  de  solennité ,  et  apporter  tant  de  précau- 
tions, que  le  peuple  en  conclue  naturellement  que  les  lois 
sont  bien  saintes ,  puisqu'il  faut  tant  de  formalités  pour  les 
abroger. 

Souvent  ils  les  ont  faites  trop  subtiles ,  et  ont  suivi  des  idées 
logiciennes  plutôt  que  l'équité  naturelle.  Dans  la  suite  elles 
ont  été  trouvées  trop  dures,  et,  par  un  esprit  d'équité,  on  a 
cru  devoir  s'en  écarter;  mais  ce  remède  était  un  nouveau  mal. 
Quelles  que  soient  les  lois ,  il  faut  toujours  les  suivre ,  et  le^s 
regarder  comme  la  conscience  pubhque,  à  laquelle  celle  des 
particuliers  doit  se  conformer  toujours. 

Il  faut  pourtant  avouer  que  quelques-uns  d'entre  eux  ont 
eu  une  attention  qui  marque  beaucoup  de  sagesse  ;  c'est  qu'ils 
ont  donné  aux  pères  une  grande  autorité  sur  leurs  enfants  ; 


LETTRES  PERSANES.  389 

rien  ne  soulage  plus  les  magistrats ,  rien  ne  dégarnit  plus  les 
tribunaux,  rien  enfin  ne  répand  plus  de  tranquillité  dans  un 
État ,  où  les  mœurs  font  toujours  de  meilleurs  citoyens  que 
les  lois. 

C'est  de  toutes  les  puissances  celle  dont  on  abuse  le  moins  ; 
c'est  la  plus  sacrée  de  toutes  les  magistratures  ;  c'est  la  seule 
qui  ne  dépend  pas  des  conventions ,  et  qui  les  a  même  pré- 
cédées. 

On  remarque  que,  dans  les  pays  où  l'on  met  dans  les 
mains  paternelles  plus  de  récompenses  et  de  punitions ,  les 
familles  sont  mieux  réglées  :  les  pères  sont  l'image  du  Créateur 
de  l'univers ,  qui ,  quoiqu'il  puisse  conduire  les  hommes  par 
son  amour ,  ne  laisse  pas  de  se  les  attacher  encore  par  les 
motifs  de  l'espérance  et  de  la  crainte. 

Je  ne  finirai  pas  cette  lettre  sans  te  faire  remarquer  la  bi- 
zarrerie de  l'esprit  des  Français.  On  dit  qu'ils  ont  retenu 
des  lois  romaines  un  nombre  infini  de  choses  inutiles ,  et 
même  pis;  et  ils  n'ont  pas  pris  d'elles  la  puissance  paternelle , 
qu'elles  ont  établie  comme  la  première  autorité  légitime. 

A  Paris,  le  18  de  la  lune  de  Saphar,  1715. 


LXXX.  LE  GR.\ND  EUNUQUE  A  USBER. 
A  Paris. 
Hier  des  Arméniens  menèrent  au  sérail  une  jeune  esclave 
deCircassie,  qu'ils  voulaient  vendre.  Je  la  fis  entrer  dans  les 
appartements  secrets ,  je  la  déshabillai ,  je  l'examinai  avec 
les  regards  d'un  juge;  et  plus  je  l'examinai,  plus  je  lui  trou- 
vai de  grâces.  Une  pudeur  virginale  semblait  vouloir  les  dé- 
rober à  ma  vue  ;  je  vis  tout  ce  qu'il  lui  en  coûtait  pour  obéir  : 
elle  rougissait  de  se  voir  nue ,  même  devant  moi ,  qui , 
exempt  des  passions  qui  peuvent  alarmer  la  pudeur,  suis 
inanimé  sous  l'empire  de  ce  sexe,  et  qui,  ministre  de  la  mo- 
destie dans  les  actions  les  plus  libres ,  ne  porte  que  de  chastes 
r^ards,  et  ne  puis  inspirer  que  l'innocence. 


370  J.LTTRILS  l'ERSANES. 

Dès  que  je  Teus  jugée  digne  de  toi,  je  baissai  les  yeux,  je 
lui  jetai  un  manteau  d'écarlate ,  je  lui  mis  au  doigt  un  anneau 
d'or ,  je  me  prosternai  à  ses  pieds ,  je  l'adorai  comme  la  reine 
de  ton  cœur.  Je  payai  les  Arméniens  ;  je  la  dérobai  à  tous 
les  yeux.  Heureux  Usbek  !  tu  possèdes  plus  de  beautés  que 
n'en  enferment  tous  les  palais  d'Orient.  Quel  plaisir  pour  toi 
de  trouver  à  ton  retour  tout  ce  que  la  Perse  a  de  plus  ravis- 
sant, et  de  voir  dans  ton  sérail  renaître  les  grâces  à  mesure 
(jue  le  temps  et  la  possession  travaillent  à  les  détruire! 

Du  sérail  de  Falmé,  le  i"  de  la  lune  de  Rebiab  1 ,  1715. 


LXXXI.  USBEK  A  RHEDI. 

A  Venise. 

Depuis  que  je  suis  en  Europe,  mon  cher  Rliédi,  j'ai  vu 
bien  des  gouvernements.  Ce  n'est  pas  comme  en  Asie,  où  les 
règles  de  la  politique  se  trouvent  partout  les  mêmes. 

rai  souvent  pensé  en  moi-même  pour  savoir  quel  de  tous 
les  gouvernements  était  le  plus  conforme  à  la  raison.  11  m'a 
semblé  que  le  plus  parfait  est  celui  qui  va  à  son  but  à  moins 
de  frais,  et  qu'ainsi  celui  qui  conduit  les  liommes  de  la  ma- 
nière qui  convient  le  plus  à  leur  pencbant  et  à  leur  inclina- 
tion est  le  plus  parfait. 

Si,  dans  un  gouvernement  doux,  le  peuple  est  aussi  sou- 
mis que  dans  un  gouvernement  sévère ,  le  premier  est  pré- 
férable ,  puisqu'il  est  plus  conforme  à  la  raison ,  et  que  la  sé- 
vérité est  un  motif  étranger. 

Compte ,  mon  cher  Rhédi ,  que  dans  un  État  les  peines  plus 
ou  moins  cruelles  ne  font  pas  que  l'on  obéis.se  plus  aux  lois. 
Dans  les  pays  où  les  châtiments  sont  modérés,  on  les  craint 
comme  dans  ceux  où  ils  sont  t)Tanuiques  et  affreux. 

Soit  que  le  gouvernement  soit  doux,  soit  qu'il  soit  cruel, 
on  punit  toujours  par  degrés,  on  inflige  un  châtiment  plus  ou 
moins  grand  à  un  crime  plus  ou  moins  grand.  1/imaginalion 
se  plie  d'elle-même  aux  mœurs  du  pays  où  l'on  vit  :  huit  jours 


LETTRES  PERSANES.  37 i 

de  prison,  OU  une  légère  amende,  frappent  autant  l'esprit 
(l'un  Européen  nourri  dans  un  pays  de  douceur,  que  la  perte 
d'un  bras  intimide  un  Asiatique.  Ils  attachent  un  certain  de- 
gré de  crainte  à  un  certain  degré  de  peine ,  et  chacun  la  par- 
tage à  sa  façon  :  le  désespoir  de  l'infamie  vient  désoler  un 
Français  qu'on  vient  de  condamnera  une  peine  qui  n'oterait 
pas  un  quart  d'heure  de  sonnneil  à  un  Turc. 

D'ailleurs  je  ne  vois  pas  que  la  police,  Injustice  et  l'équi- 
té soient  mieux  observées  en  Turquie ,  en  Perse ,  chez  le  iMo- 
gol,  que  dans  les  républiques  de  Hollande,  de  Venise,  et 
dans  l'Angleterre  même;  je  ne  vois  pas  qu'on  y  commette 
moins  de  crimes,  et  que  les  hommes,  intimidés  par  la 
grandeur  des  châtiments,  y  soient  plus  soumis  aux  lois. 

,1e  remarque  au  contraire  une  source  d'injustice  et  de  vexa- 
lions  au  milieu  de  ces  mêmes  États. 

Je  trouve  même  le  prince,  qui  est  la  loi  même,  moins  maître 
que  partout  ailleurs. 

,fe  vois  que,  dans  ces  moments  rigoureux,  il  y  a  toujours 
des  mouvements  tumultueux  ,  où  personne  n'est  le  chef;  et 
que  quand  une  fois  l'autorité  violente  est  méprisée  ,  il  n'en 
reste  plus  assez  à  personne  pour  la  faire  revenir  ; 

Que  le  désespoir  même  de  l'impunité  confirme  le  désor- 
dre, et  le  rend  plus  grand  ; 

Que,  dans  ces  États,  il  ne  se  forme  [joint  de  petite  révolte, 
et  qu'il  n'y  a  jamais  d'intervalle  entre  le  murmure  et  la  sé- 
dition ; 

Qu'il  ne  faut  point  que  les  grands  événements  y  soient 
préparés  par  de  grandes  causes;  au  contraire,  le  moindre  ac- 
cident produit  une  grande  révolution ,  souvent  aussi  imprévue 
lie  ceux  qui  la  font  que  de  ceux  qui  la  souffrent. 

Lorsque  Osman ,  empereur  des  Turcs,  fut  déposé,  aucun 
de  ceux  qui  commirent  cet  attentat  ne  songeait  à  le  com- 
mettre ;  ils  demandaient  seulement  en  suppliants  qu'on  leur 
fit  justice  sur  quelque  grief  :  une  voix,  qu'on  n'a  jamais  con- 


372  LETTRES  PERSANES. 

nue,  sortit  de  la  foule  par  hasard;  le  nom  de  Mustapha  fut 
prononcé ,  et  soudain  Mustapha  fut  empereur. 

De  Paris ,  le  2  de  la  lune  de  Rcbiab  l ,  1715. 


LXXXII.  NARGUM,  ENVOYÉ  DE  PERSE  EN  MOS- 
COVIE,  A  USBEK. 

A  Paris. 

De  toutes  les  nations  du  monde,  mou  cher  Usbek,  il  n'y 
en  a  pas  qui  ait  surpassé  celle  des  Tartares  ni  eu  gloire  ni 
dans  la  grandeur  des  conquêtes.  Ce  peuple  est  le  vrai  domi- 
nateur de  l'univers  ;  tous  les  autres  semblent  être  faits  pour 
le  servir  :  il  est  également  le  fondateur  et  le  destructeur  des 
empires  ;  dans  tous  les  temps  il  a  donné  sur  la  terre  des  mat- 
ques  de  sa  puissance ,  dans  tous  les  âges  il  a  été  le  fléau  des 
nations. 

Les  Tartares  ont  conquis  deux  fois  la  Chine ,  et  ils  la  tien- 
nent encore  sous  leur  obéissance. 

Ils  dominent  sur  les  vastes  pays  qui  forment  l'empire  du 
]Mogol. 

INIaîtres  de  la  Perse ,  ils  sont  assis  sur  le  trône  de  Cyrus  et 
de  Gustape.  Ils  ont  soumis  la  Moscovie.  Sous  le  nom  de 
Turcs ,  ils  ont  fait  des  conquêtes  immenses  dans  l'Europe , 
l'Asie  et  l'Afrique,  et  ils  dominent  sur  ces  trois  parties  de 
l'univers. 

Et ,  pour  parler  de  temps  plus  reculés ,  c'est  d'eux  que  sont 
sortis  presque  tous  les  peuples  qui  ont  renversé  l'empire  ro- 
mahi. 

Qu'est-ce  que  les  conquêtes  d'Alexandre ,  en  comparaison 
de  celles  de  Gengis-kan  ? 

Il  n'a  manqué  à  cette  victorieuse  nation  que  des  historiens 
pour  célébrer  la  mémoire  de  ses  merveilles. 

Que  d'actions  immortelles  ont  été  ensevehes  dans  l'oubli  ! 
que  d'empires  par  eux  fondés  dont  nous  ignorons  l'origine  !  . 


LETTRES  PERSANES.  373 

Cette  belliqueuse  nation ,  uniquement  occupée  de  sa  gloire 
présente,  sûre  de  vaincre  dans  tous  les  temps ,  ne  songeait 
point  à  se  signaler  dans  l'avenir  par  la  mémoire  de  ses  con- 
quêtes passées. 

De  Moscou,  le  4  de  la  lune  de  Rebiab  l ,  I7I5. 


LXXXIII.  RICA  A  IBBEN. 

A  Smyrne. 

Quoique  les  Français  parlent  beaucoup ,  il  y  a  cependant 
parmi  eux  une  espèce  de  dervis  taciturnes  qu'on  appelle 
chartreux.  On  dit  qu'ils  se  coupent  la  langue  en  entrant  dans 
le  couvent;  et  on  souhaiterait  fort  que  tous  les  autres  dervis 
se  retranchassent  de  même  tout  ce  que  leur  profession  leur 
rend  inutile. 

A  propos  de  gens  taciturnes ,  il  y  en  a  de  bien  plus  singu- 
liers que  ceux-là  ,  et  qui  ont  un  talent  bien  extraordinaire  : 
ce  sont  ceux  qui  savent  parler  sans  rien  dire ,  et  qui  amusent 
une  conversation  pendant  deux  heures  de  temps  sans  qu'il 
soit  possible  de  les  déceler,  d'être  leur  plagiaire ,  ni  de  retenir 
un  mot  de  ce  qu'ils  ont  dit. 

Ces  sortes  de  gens  sont  adorés  des  femmes  :  mais  ils  ne  le 
sont  pourtant  pas  tant  que  d'autres  qui  ont  reçu  de  la  na- 
ture l'aimable  talent  de  sourire  à  propos,  c'est-à-dire  à  cha- 
que instant ,  et  qui  portent  la  grâce  d'une  joyeuse  approba- 
tion sur  tout  ce  qu'elles  disent.    " 

Mais  ils  sont  au  comble  de  l'esprit  lorsqu'ils  savent  enten- 
dre finesse  à  tout,  et  trouver  mille  petits  traits  ingénieux 
dans  les  choses  les  plus  communes. 

J'en  connais  d'autres  qui  se  sont  bien  trouvés  d'introduire 
dans  les  conversations  les  choses  inanimées  ,  et  d'y  faire  par- 
ler leur  habit  brodé ,  leur  perruque  blonde ,  leur  tabatière , 
leur  canne ,  et  leurs  gants.  Il  est  bon  de  commencer  de  la 
nie  à  se  faire  écouter  par  le  bruit  du  carrosse,  et  du  marteau 
qui  frappe  rudement  la  porte  :  c?t  avant-propos  prévient  pour 


374  LETTRES  PERSANES. 

le  reste  du  discours  ;  et  quand  l'exorde  est  beau ,  il  rend  sup- 
portables toutes  les  sottises  qui  viennent  ensuite,  mais  qui 
par  bonheur  arrivent  trop  tard. 

Je  te  promets  que  ces  petits  talents ,  dont  on  ne  fait  aucun 
(<is  chez  nous ,  servent  bien  ici  ceux  qui  sont  assez  heureux 
pour  les  avoir,  et  qu'un  homme  de  bon  sens  ne  brille  guère 
devant  ces  sortes  de  gens. 

De  Paris,  le  G  de  la  lune  fie  Rebiab  :î ,  I7l.">. 


LXXXIV.  USBEK  A  RHÉDI. 

A  Venise. 

S'il  y  a  un  Dieu  ,  mon  cher  Rhédi ,  il  faut  nécessairement 
(ju'il  soit  juste  car,  s'il  ne  l'était  pas ,  il  serait  le  plus  mau- 
vais et  le  plus  imparfait  de  tous  les  êtres. 

La  justice  est  un  rapport  de  convenance  qui  se  trouve  réel- 
lement entre  deux  choses  ;  ce  rapport  est  toujours  le  même , 
quelque  être  qui  le  considère,  soit  que  ce  soit  Dieu  ,  soit  que 
ce  soit  un  ange,  ou  enfin  que  ce  soit  un  homme. 

Il  est  vrai  que  les  hommes  ne  voient  pas  toujours  ces  rap- 
ports; souvent  même  lorsqu'ils  les  voient ,  ils  s'en  éloignent, 
et  leur  intérêt  est  toujours  ce  qu'ils  voient  le  mieux.  La  jus- 
tice élève  sa  voix;  mais  elle  a  peine  à  se  faire  entendre  dans 
le  tumulte  des  passions. 

Les  hommes  peuvent  faire  des  injustices,  parce  qu'ils  ont 
intérêt  de  les  commettre  ,  et  qu'ils  aiment  mieux  se  satis- 
faire que  les  autres.  C'est  toujours  par  un  retour  sur  eux- 
mêmes  qu'ils  agissent  :  nul  n'est  mauvais  gratuitement;  il 
faut  qu'il  y  ait  une  raison  qui  détermine,  et  cette  raison  est 
toujours  une  raison  d'intérêt. 

ÎVIais  il  n'est  pas  possible  que  Dieu  fasse  jamais  rien  d'in- 
juste :  dès  qu'on  suppose  qu'il  voit  la  justice,  il  faut  néces- 
sairement qu'il  la  suive  ;  car,  comme  il  n'a  besoin  de  rien , 
et  qu'il  se  suffit  à  lui-même ,  il  serait  le  plus  méchant  de 
tous  les  êtres ,  puisqu'il  le  serait  sans  intérêt. 


LLT TRHS  PERSANES.  375 

Ainsi ,  quaad  il  u  y  aurait  pas  de  Dieu  ,  nous  devrioub  tou- 
jours ainier  la  justice  ;  c  est-à-di're  faire  nos  efforts  pour  res- 
sembler à  cet  être  dont  nous  avons  une  si  belle  idée,  et  qui, 
s'il  existait,  serait  nécessairement  juste.  Libres  que  nous  se- 
rions du  joug  de  la  religion ,  nous  ne  devrions  pas  l'être  de 
celui  de  l'équité. 

Voilà ,  Rhédi ,  ce  qui  m'a  fait  penser  que  la  justice  est  éter- 
nelle, et  ne  dépend  point  des  conventions  humaines;  eî 
quand  elle  en  dépendrait,  ce  serait  une  vérité  terrible  qu'il 
faudrait  se  dérober  à  soi-même. 

Nous  sommes  entourés  d'hommes  plus  forts  que  nous; 
ils  peuvent  nous  nuire  de  mille  manières  différentes,  les 
trois  quarts  du  temps  ils  peuvent  le  faire  impunément.  Quel 
repos  pour  nous  de  savoir  qu'il  y  a  dans  le  cœur  de  tous  ces 
iiomraes  un  principe  intérieur  qui  combat  en  notre  faveur,  et 
nous  met  à  couvert  de  leurs  entreprises  ? 

Sans  cela  nous  devrions  être  dans  une  frayeur  continuelle, 
nous  passerions  devant  les  hommes  comme  devant  les  lions; 
et  nous  ne  serions  jamais  assurés  un  moment  de  notre  vie, 
de  notre  bien ,  ni  de  notre  honneur.        iy\'J---^  \ 

Toutes  ces  pensées  m'animent  contre  ces  docteurs  qui  re- 
présentent Dieu  comme  un  être  qui  fait  un  exercice  tyranni- 
que  de  sa  puissance  ;  qui  le  font  agir  d'une  manière  dont  nous 
ne  voudrions  pas  agir  nous-mêmes ,  de  peur  de  l'offenser  ; 
qui  le  chargent  de  toutes  les  imperfections  qu'il  punit  en 
nous ,  et ,  dans  leurs  opinions  contradictoires ,  le  représentent 
tantôt  comme  un  être  mauvais ,  tantôt  comme  un  être  qui 
liait  le  mal  et  le  punit. 

Quand  un  homme  s'examine ,  quelle  satisfaction  pour  lui 
de  trouver  qu'il  a  le  cœur  juste  !  Ce  plaisir,  tout  sévère  qu'il 
est,  doit  le  ravir  :  il  voit  son  être  autant  au-dessus  de  ceux 
qui  ne  l'ont  pas ,  qu'il  se  voit  au-dessus  des  tigres  et  des  ours. 
Oui ,  Rhcdi,  si  j'étais  sûr  de  suivre  toujours  inviolablernent 
cette  équité  que  j'ai  devant  les  yeux,  je  me  croirais  le  pre- 
mier des  hommes. 

De  Paris,  le  T'  de  la  lune  de  Gemmadi  1 ,  1715. 


a:  6  LETTRES  PERSANES. 

LXXXV.  RICA  A***. 

Je  fus  hier  aux  Invalides  :  j'aimerais  autant  avoir  fait  cet 
établissement ,  si  j'étais  prince ,  que  d'avoir  gagné  trois  ba- 
tailles. On  y  trouve  partout  la  main  d'un  grand  monarque.  Je 
crois  que  c'est  le  lieu  le  plus  respectable  de  la  terre. 

Quel  spectacle  que  de  voir  dans  un  même  lieu  rassemblées 
toutes  ces  victimes  de  la  patrie ,  qui  ne  respirent  que  pour  la 
défendre ,  et  qui ,  se  sentant  le  même  cœur  et  non  pas  la 
même  force,  ne  se  plaignent  que  de  l'impuissance  où  elles 
sont  de  se  sacriûer  encore  pour  elle! 

Quoi  de  plus  admirable  que  de  voir  ces  guerriers  débiles, 
dans  cette  retraite,  observer  une  discipline  aussi  exacte  que 
s'ils  y  étaient  contraints  par  la  présence  d'un  ennemi ,  cher- 
cher leur  dernière  satisfaction  dans  cette  image  de  la  guerre , 
et  partager  leur  cœur  et  leur  esprit  entre  les  devoirs  de  la 
religion  et  ceux  de  l'art  militaire  ! 

Je  voudrais  que  les  noms  de  ceux  qui  meurent  pour  la  patrie 
fussent  écrits  et  conservés  dans  les  temples  ,  dans  des  regis- 
tres qui  fussent  comme  la  source  de  la  gloire' et  de  la  noblesse. 
A  Paris ,  le  15  de  la  lune  de  Gemmadi  l ,  1715. 


/ 


V  LXXXVI.  USBEK  A  MIRZA. 

A  Ispahan. 

/Tu  sais,  Mirza,  que  quelques  ministres^de  Cha-Solunau 
avaient  formé  le  dessein  d'obliger  tous  les  Arméniens  de  P^r^'et' 
de  quitter  le  royaume ,  ou  de  se*faîre  mahométans ,  dans  la 
pensée  que  notre  empire  serait  toujours  pollué  tandis  qu'il 
garderait  dansson  sein cesinGdèles.  ) 

/    C  était  teit  de  îa^  granÔeur  persane ,  si  dans  cette  occasion 
l'aveugle  dévotion  avait  été  écoutée.  ,  -v^-v^  - 

/    On  ne  sair'cofitnïe  la  chose  manqua.  Ni  ceux  qui  wentïa 
proposition ,  ni  ceux  qui  la  rejetèrent ,  n'en  conûurent  les  con- 


^ 


LETTRES  PERSANES.  377 

séquences  :  le  hasard  fîtrofricejeJaxaisoiLet/ip  In  ^iLi^p. 
et  sauva  rempirejillun  périLplus  grand  que  celui  qu'il  aurait 
pu  courir  de  la  perte  de  trois  batailles  et  de  la  prise  de  deux 
villes.  ) 

En  proscrivant  les  Arméniens ,  on  pensa  détruire  en  un  seul 
jour  tous  les  négociants  et  presque  tous  les  artisans  du  royaume. 
Je  suis  sur  que  le  grand  Cha-Abas  aurait  mieux  aimé  se  faire  ' 
couper  les  deux  bras  que  de  signer  un  ordre  pareil ,  et  qu'en 
eiwoy^nt  au  Mogol  et  aux  autres  rois  des  Indes  ses  sujets  les 
plus  industrieux ,  il  aurait  cru  leur  donner  la  moitié  de  ses 
États.  ^  ,^  /'-^^t^:.^C^  y^C-^ 

Les4)ersécutions  que  nos  mahométans  zélés  ont  faites  aux 
^S^M^\i^siiû.ii!^^^èÀ£^^&'^È\.iQ}A'S,  dansl^lndes ,  et  ont 
privé  la  Perse  de  cette  laborieuse  liati^ ,  si  appliquée  au  labou- 
rage ,  qui  seule ,  par  son  travail ,  était  en  état  de  vaincre  la  sté- 
rilité de  nos  terres. 

Une  restait  à  la  dévotion  qu'un  second  coup  à  faire  :  c'était 
de  ruiner  l' industrie  ;  moyennant  quoi  l'empire  tôTmalLde 
lui-même ,  et  avec  lui ,  par  une  suite  nécessaire ,  cette  même 
religion  qu'on  voulait  rendre  si  florissante. 

S'il  faut  raisonner  sans  prévention,  je  ne  sais,  Mirza,  s'il 
n'est  pas  bon  que  dans  un  État  il  y  ait  plusieurs  religions. 

On  r^rgarque  que  ceux  qui  vivent  dansdes  religions  tolé- 
rées se  rendent  ordinairement  plus  utiléâ  àTleurpatrie  que  ceux 
qui  vivent  dansja  religion  dojninante,  parce  que,  éloignés  des 
honneurs ,  ne  pouvant  se  distinguer  f^uepar  leur  opulence  et 
leurs  richesses ,  ils  sont  portés  à  en  accp^nr  par  leur  travail , 
et  à  embrasser  les  emplois  de  la  société  les  plusnénibles. 

D' ailleurs,  comme  toutes  les  religions  contiennent  des  pré- 
ceptes utiles  à  la  société ,  il  est  bon  qu'elles  soient  observées 
avec  zèle.  Or  qu'y  a-t-il  de  plus  capable  d'animer  ce  zèle  que 
leur  multiplicité  ">  û^ 

(Ce  sont  des  rivales  qui  ne  se  pardonnent  rien.  La  jalousie 
cR^ceMjusqu'aux  particuliers  :bhacun  se  tient  sur  ses  gardes  , 
et  craint  défaire  des  choses  qm  déshonoreraient  son  parti^et 


378  LKIiUKS  l'KnSAN'KS. 

rexposeraient  aux  mépris  et  aux  censures  inipardonuablcs  du 
parti  contraire. 

Aussi  a-t-on  toujours  remarqué ^u une  secte  nouvelle,  in- 
troduite dans  un  État ,  était  le  moyen  le  plus  sûrjour  corriger 
tous  les  abus  de  l'ancienne.  *  -^-^ 

On  a  beau  dire  quïl  n'est  pas  de  l'intérêt  du  prince  de  souf- 
'  frir  plusieurs  religions  dans  son  État  :  quand  toutes  les  sectes 
du  monde  viendraient  s'y  rassembler,  cela  ne  lui  porterait  aucun 
préjudice ,  parce  cju'il  n'y  eu  a  aucune  qui  ne  prescrive  l'obéis- 
sance et  ne  prècbela  soumission. 
I         J'avoue  que  les  histoires  sont  remplies iles_guerres-de  reli- 
Cv^'^ion  ;  mais,  qu'on  y  prenne  bien  garde  ^£n]esLpûinLla_niul- 
fipÏÏcitéjles  religions  qu]  aj)roduit  ces  guerres,  c'est  l'esprit 
d'^olérance  qui  a6fmîaft>ene  quLse  croyait  la  dominante. 
(  C'est  cet  esprit  de  prosélytisme  que  les  Juifs  ont  pris  des 
Égyptiens ,  et  qui  d'eux  est  passé  comme  une  maladie  épidé- 
mique  et  populaire  aux  mahométans  et  aux  chrétiens.    ^ 

C'est  enfin  cet  esprit  de  vertige  dont  les  progrès  ne  p<^uven  t 
être  regardés  que  comme  une  éclipse  entière  de  la  raison  hu- 
maine. 

Car  enfin ,  quand  il  n'y  aurait  pas  de  Tmlmmanité  à  affliger 
la  conscience  des  autres ,  quand  il  n'en  résulterait  aucun  des 
mauvais  effets  quLen  germent  à  milliers,  il  faudrait  être  fou 


pour  s'en  avjsjer/Ce^ 

^^^     nele  fifft'sans  doute  que  parce  qu'il  ^le  changerairpas'la 

y  /_H.~'--<^t-    éJi    ,.£-1-,    a--^^      -o^-*      i-i  '/_>^— V    v^ 

-qrSînië  on  voudraitlV  forcer  *d  trouve  donc  éfraqge^ue  je  nV 

jCJl^    fassépa^lîtiè  chose  qu'il  ne  ferait  pas  lui-même  peut-être  pour 

l'empire  du  monde.     )  .  ,  y-  /^ 

^^-^if-   J^^ — ^  ^  Vîsx\% ,  le  2G  de  la  lune  de  Gemmadi  l ,  1715. 


LXXXVII.  RICV.A***. 

Il  semble  ici  que  les  familles  se  gouvernent  toutes  seules.  Le 
mari  u  a  qu'une  ombre  d'autorité  sur  sa  femme ,  le  père  sur  ses 
Olifants,  le  m.iîlre  sur  .ses  esclaves.  La  ju.stice  se  mêle  de  tous 


LliTTRES  PERSANES.  .{7!) 

leurs  différends  ;  cl  sois  sûr  qu'elle  est  toujours  contre  le  mari 
jaloux,  le  père  chagrin,  le  maître  incommode. 

J'allai  l'autre  jour  dans  le  lieu  où  se  rend  la  justice.  Avant 
que  d'y  arriver,  il  faut  passer  sous  les  armes  d'un  nombre 
inûni  de  jeunes  marchandes  qui  vous  appellent  d'une  voix 
trompeuse'.  Ce  spectacle  d'abord  e^t  assez  riant;  mais  il 
devient  lugubre  lorsqu'on  entre  dans  les  grandes  salles,  où 
l'on  ne  voit  que  des  gens  dont  l'habit  est  encore  plus  grave  que 
la  figure.  Enfla  on  entre  dans  le  lieu  sacré  où  se  révèlent  tous 
les  secrets  des  familles ,  et  où  les  actions  les  plus  cachées  sont 
mises  au  grand  jour. 

Là ,  une  fille  modeste  vient  avouer  les  tourments  d'une  vir- 
ginité trop  longtemps  gardée,  ses  combats ,  et  sa  douloureuse 
résistance  :  elle  est  si  peu  (ière  de  sa  victoire ,  qu'elle  menace 
toujours  d'une  défaite  prochaine  ;  et  pour  que  son  père  n'ignore 
plus  ses  besoins ,  elle  les  expose  à  tout  le  peuple. 

Une  femme  effrontée  vient  ensuite  exposer  les  outrages 
qu'elle  a  faits  à  sou  époux,  comme  une  raison  d'eu  être 
séparée. 

Avec  une  modestie  pareille ,  une  autre  vient  dire  qu'elle  est 
lasse  de  porter  le  titre  de  femme  sans  en  jouir;  elle  vient 
révéler  les  mystères  cachés  dans  la  nuit  du  mariage;  elle  veut 
qu'on  la  livre  aux  regards  des  experts  les  plus  habiles ,  et 
qu'une  sentence  la  rétablisse  dans  tous  les  droits  de  la  virginité. 
11  y  en  a  même  qui  osent  défier  leurs  maris ,  et  leur  demander 
en  public  un  combat  ^  que  les  témoins  rendent  si  difficile  : 
épreuve  aussi  Hétrissante  pour  la  femme  qui  la  soutient  que 
pour  le  mari  qui  y  succombe. 

Un  nombre  infini  de  filles  ravies  ou  séduites  font  les 

'  Les  galeries  du  palais  de  Justice  élaient  alors  fréquentées ,  cominc 
le  sont  aujourd'hui  celles  du  Palais-Royal,  par  les  étrangers  el  les  cu- 
Tieux ,  (|ui  y  trouvaient  tout  ce  qu'ils  cherchaient,  et  souvent  ce  qu'ils 
ne  cherchaient  pas.  Elles  avaient  déjà  fourni  à  l'ainé  des  Corneille  le  su 
jet  d'une  comédie  qui  offre  des  détails  pleins  U'intérét.  (P.) 

^  Ce  honteux  usage,  connu  sous  le  nom  de  congrès,  et  déjà  flétri  par 
Boileaudans  sa  huitième  satire,  ;(\ai(  été  aholi  vers  la  lin  du  dix-sep- 
tième siècle.  (P.) 


380  LETTRES  PERSANES. 

hommes  beaucoup  plus  mauvais  qu'ils  ne  sont.  L'amour  fait 
retentir  ce  tribunal  ;  on  n'y  entend  parler  que  de  pères  irrités , 
de  filles  abusées ,  d'amants  infidèles ,  et  de  maris  chagrins. 

Par  la  loi  qui  y  est  observée ,  tout  enfant  né  pendant  le 
mariage  est  censé  être  au  mari  :  il  a  beau  avoir  de  bonnes 
raisons  pour  ne  pas  le  croure ,  la  loi  le  croit  pour  lui ,  et  le  sou- 
lage de  l'examen  et  des  scrupules. 

Dans  ce  tribunal ,  on  prend  les  voix  à  la  majeure  ;  mais  on 
a  reconnu  par  expérience  qu'il  vaudrait  mieux  les  recueillir  à 
la  mineure  :  et  cela  est  bien  naturel ,  car  il  y  a  très-peu  d'es- 
prits justes  ,  et  tout  le  monde  convient  qu'il  y  en  a  une  infinité 
de  faux. 

A  Paris,  le  I"  de  la  lune  de  Gemmadi  2,  I7i5. 


LXXXVIII.  RICA  A  ***. 

'■J^  v^n  dit  que  Tiiomme  est  un  animal  sociable,  ^^cepied^^, 
il  me  paraît  que  le  Français  ésf  plus  homme  qu'un.aut^ c'est 
l'homme  par  exceîfênce  ;  car  il  semble  être  fait  unijjiîenwnt 
pour  la  société. 

Mais  j'ai  remarqué  parmi  eux  des  gens  qui  non-seulement 
sont  sociables ,  mais  sont  eux-mêmes  la  sodétéu^verselle. 
Ils  se  multiplient  dans  tous  les  coins ,  et  peuplent  en  un  ins- 
tant les  quatre  quartiers  d'une  ville  :  cent  hommes  decette 

.  p'à^tece'îibondenl'^ïîfs^ue  deux  mille  citoyens  ;  ils  pburraienl 
r^jffer^x  y^  des  étrangers  les  ravages  de  la  peste  ou  de  la 

■*-''      famine.  On^emande  dans  les  écoles  si  un  corps  peut  être  eli""^ 
uiHîtSta^llîn'plusieurs  lieux  :  ils  sont  une  preuve  de  ce  que  les 
philosophes  mettent  en  question. 

Ils  sont  toujours  ejn^ssés ,  parce  qu'ils  ont  l'affaire  impor- 
tante de  demander  à  tous  ceux  qu'ils  voient  où  ils  vont  et  d'où 
ils  viennent.        ,     -  iMj~Xj. 

On  ne  leur  teâit^jamais  de  la  tête  qu'il  est  de  Id/bien- 
séançed&jùsUer chaque  joucie-publiç j'^jêtaiL  sans  compter 
les  visites  qu'ils  font  en  gros  dans  les  lieux  où  l'on  s'assemble; 


LETTRES  PERSANES.  381 


mais ,  comme  la  voie  en  est  trop  abrégée ,  elles  sont  comptées 
pour  rien  dans  les  rèdes  de  leur  cérémonial,         ,  j      .         S  "^L^^ 
/Jls  fatiguent  plus  les  portes  des  maisonsacoîlps  de  marteau-"^ 
que  les  vents  et  les  tempétesl  Si  Ton  allait  examiner  la  liste 
de  tous  les  portiers ,  on  y  trouverait  chaque  jour  leur  nom 


de  condoléance,  ou  dans  des  sôHicitations  de  mariage.  Le  roi 
ne  fait  point  de  gratification  à  quelqu'un  de  ses  sujets  qu'il 
ne  leur  en  coûte  une  voiture  pour  lui  en  aller  témoigner  leur 
joie.  Enfin ,  ils  reviennent  chez  eux ,  bien  fatigués ,  se  reposer, 
pour  pouvoir  reprendre  le  lendemain  le^rspémbles  fonctionsr 

Un  d'eux  mourut  l'autre  jour  dej^situde,  et  on  mit  cette  ' 
épitaphe  sur  soitiotûbeau.  :  «  C'estici  que  repose  celui  qui  ne 
s'ejtjaniais  reposé.  Il  s'est  promené  a  cinq  cent  trente  qq.- 
terrements.  Il  s'est  réjoui  de  la  naissance  de  deux  mille  six 
cent  quatre-vingts  enfants.  Les  pensions  dont  il  a  félicité  ses 
amis ,  toujours  en  des  termes  dîîîereuts ,  montent  à  At^  mil- 
lions sLx  cent  mille  li\Tes  ;  le  chemin  qu'il  a  lait  sur  le  pavé, 
à  neuf  mille  six  cents  stades  ;  celui  qu'il  a  fait  dans  la  cam- 
pagne, à  trente-six.  Sa  conversation  était  amusante;  il  avait 
un  fonds  tout  fait  de  trois  cent  soLxaute-cinq  contes  ;  il  pos- 
sédait d'ailleurs,  depuis  son  jeune  âge,  cent'Hïx^huit  épd^-^ 
phthegmes  tirés  des  anciens,  qu'U  employait  dans  les  occa- 
sioîîs'brillantes.  Il  est  mort  enfin  à  la  soixantième  année  de 
son  âge.  Je  me  tais,  voyageur;  car  comment  pourrai.s-je 
achever  de  te  dire  ce  qu'il  a  fait  et  ce  qu'il  a  vu .'  >> 

De  Paris,  le  3  de  la  lune  de  Gemmadl  2,  1715. 


LXXXIX.  USBEK  A  RHEDI. 

A  Venise.  „ 

A  Paris  rgone, la  libei;té4t^ l'égalité.  La  naissance,  la  ver- 
tu ,  le  méritêmémé  de  la  guerre  ,  quelque  brillant  qu'il  soit. 
ne  sauve  pas  un  homm.e  de  la  foule  dans  laquelle  il  est  con- 


382  LETTRES  FliRSANl^S. 

fondu.  I^.i;ilcmsi»-4ks_rnn^rs  y  est  tm^uinîT?.  On  dit  que  le 
premier  de  Paris  est  celui  qui  a  les  meilleurs  chevaux  à  son 
carrosse.  / 
J  (^     /Un  grand  seigneur  est  un  homme  qui  voit  le  roi ,  qui  parle 
'         aux  ministrëFTqui  a  des  ancêtr^ ,  des  dettes  et  des  pensions. 
S'il  peut  avec  cela  cacher  son  Js^fi?^  par  un  air  empressé, 
ou  par  un  feint  attachement  pour  les  plaisirs ,  il  croit  être  le 
plus  heureux  de  tous  les  hommesj) 
^      j    En  Perse,  il  n'y  a  de  grands  que  ceux  à  qui  le  monarque 
\^^'  oOnne  quelque  part  au  gouvernement.  Ici ,  il  y  a  des  gens  qui 
sont  grands  par  leur  naissance  ;  mais  ils  sont  sans  crédit.  Les 
rois  font  comme  ces  ouvriers  hahiles  qui ,  pour  exécuter  leurs 
ouvrages,  se  servent  toujourSjdes^ machines  les  plus  simples. 
La  faveur  est  la  grande  (imnité  des  Français.  Le  |sii^istre_ 
ostlegrand  prêtre,  qui  lui  offrehien  des  victimes.  Ceux  qui  l'en- 
tourent ne  sont  point  habillés  de  blanc  :  tantôt  sacrificateurs, 
et  tantôt  sacrifiés ,  ils  se  dévouent  eux-mêmes  à  leur  idole 
avec  tout  le  peuple. 

A  Paris ,  le  9  de  la  lune  de  Gemmadi  2,  1715. 


XC.  USBEK  A  IBBEN. 

A  Smyrne. 

Le  désir  de  la  gloire  n'est  point  différent  de  cet  instinct  que 
toutes  les  créatures  ont  pour  leur  conservation.  11  semble  que 
nous  augmentons  notre  être  lorsque  nous  pouvons  le  porter 
dans  la  mémoire  des  autres  :  c'est  une  nouvelle  vie  que  nous 
acquérons,  et  qui  nous  devient  aussi  précieuse  que  celle  que 
nous  avons  reçue  du  ciel. 

Mais  comme  tous  les  hommes  ne  sont  pas  également  at- 
tachés à  la  vie ,  ils  ne  sont  pas  aussi  également  sensibles  à  la 
gloire.  Cette  noble  passion  est  bien  toujours  gravée  dans  leur 
cœur;  mais  l'imagination  cl  l'éducation  la  modifient  de  mille 
manières. 


LETTRES  PERSANES.  383 

Otte  différence  ,  qui  se  trouve  d'hoiiinie  a  lioninie,  se  fiiit 
encore  plus  sentir  de  peuple  à  peuple. 

On  peut  poser  pour  maxime  que ,  dans  chaque  État ,  le 
ilésir  de  la  gloire  croît  avec  la  liberté  des  sujets,  et  diminue 
avec  elle  :  la  gloire  n'est  jamais  compagne  de  la  servitude. 

Un  homme  de  bon  sens  me  disait  l'autre  jour  :  On  est  eu 
France ,  à  bien  des  égards ,  plus  libre  qu'en  Perse  ;  aussi  y 
aime-t-on  plus  la  gloire.  Cette  heureuse  fantaisie  fait  faire  à 
un  Français,  avec  plaisir  et  avec  goût,  ce  que  votre  sultau 
n'obtient  de  ses  sujets  qu'en  leur  mettant  sans  cesse  Rêvant 
les  yeux  les  supplices  et  les  récompenses. 

Aussi ,  parmi  nous,  le  prince  est-il  jaloux  de  l'honneur  du 
dernier  de  ses  sujets.  Il  y  a  pour  le  maintenir  des  tribunaux 
respectables  :  c'est  le  trésor  sacré  de  la  nation ,  et  le  seul  dont 
le  souverain  n'est  pas  le  maître,  parce  qu'il  ne  peut  l'être  sans 
choquer  ses  intérêts.  Ainsi ,  si  un  sujet  se  trouve  blessé  dans 
son  honneur  par  son  prince ,  soit  par  quelque  préférence , 
soit  par  la  moindre  marque  de  mépris,  il  quitte  sur-le-champ 
sa  cour,  son  emploi,  son  service,  et  se  retire  chez  lui. 

La  différence  qu'il  y  a  des  troupes  françaises  aux  vôtres, 
c'est  que  les  unes ,  composées  d'esclaves  naturellement  lâches, 
ne  surmontent  la  crainte  de  la  mort  que  par  celle  du  châti- 
ment ,  ce  qui  produit  dans  l'àme  ua  nouveau  genre  de  terreui 
qui  la  rend  comme  stupide;  au  lieu  que  les  autres  se  présen- 
tent aux  coups  avec  délice ,  et  bannissent  la  crainte  par  une 
satisfaction  qui  lui  est  supérieure. 

Mais  le  sanctuaire  de  l'honneur,  de  la  réputation  et  de  la 
vertu ,  semble  être  établi  dans  les  républiques ,  et  dans  les  pays 
où  l'on  peut  prononcer  le  mot  de  patrie.  A  Rome,  à  Athè- 
nes, à  Lacédémone,  l'honneur  payait  seul  les  services  les 
plus  signalés.  Une  couronne  de  chêne  ou  de  laurier,  une  sta- 
tue, un  éloge,  était  une  récompense  immense  pour  une  ba- 
taille gagnée  ou  une  ville  prise. 

Là,  un  homme  qui  avait  fait  une  belle  action  se  trouvait 
suffisamment  récompensé  par  cette  action  même.  Il  ne  pou- 


384  LETTRES  PERSANES. 

vait  voir  un  de  ses  compatriotes  qu'il  ne  ressentît  le  plaisir 
d'être  son  bienfaiteur  ;  il  comptait  le  nombre  de  ses  services 
par  celui  de  ses  concitoyens.  Tout  bomme  est  capable  défaire 
du  bien  à  un  homme  ;  mais  c'est  ressembler  aux  dieux  que  de 
contribuer  au  bonheur  d'une  société  entière. 

Mais  cette  noble  émulation  ne  doit-elle  point  être  entière- 
ment éteinte  dans  le  cœur  de  vos  Persans ,  chez  qui  les  em- 
plois et  les  dignités  ne  sont  que  des  attributs  de  fantaisie  du 
souverain?  La  réputation  et  la  vertu  y  sont  regardées  comme 
imaginaires,  si  elles  ne  sont  accompagnées  de  la  faveur  du 
prince,  avec  laquelle  elles  naissent  et  meurent  de  même.  Un 
homme  qui  a  pour  lui  l'estime  publique  n'est  jamais  sur  de 
ne  pas  être  déshonoré  demain.  Le  voilà  aujourd'hui  général 
d'armée  :  peut-être  que  le  prince  le  va  faire  son  cuisinier,  et 
qu'il  n'aura  plus  à  espérer  d'autre  éloge  que  celui  d'avoir  fait 
un  bon  ragoût. 

De  Paris,  le  15  de  la  lune  de  Gemmadi  2,  1715. 


XCL  USBEK  AU  MÊME. 
A  Smyrne. 

De  cette  passion  générale  que  la  nation  française  a  pour  la 
gloire ,  il  s'est  formé  dans  l'esprit  des  particuliers  un  certain 
je  ne  sais  quoi  qu'on  appelle  point  d'honneur  :  c'est  propre- 
ment le  caractère  de  chaque  profession  ;  mais  il  est  plus  mar- 
qué chez  les  gens  de  guerre ,  et  c'est  le  point  d'honneur  par 
excellence.  Il  me  serait  bien  difficile  de  te  faire  sentir  ce  que 
c'est  ;  car  nous  n'en  avons  point  précisément  d'idée. 

Autrefois  les  Français ,  surtout  les  nobles ,  ne  suivaient 
guère  d'autres  lois  que  celles  de  ce  point  d'honneur  :  elles 
réglaient  toute  la  conduite  de  leur  vie  ;  et  elles  étaient  si  sé- 
vères qu'on  ne  pouvait,  sans  une  peine  plus  cruelle  que  la 
mort,  je  ne  dis  pas  les  enfreindre,  mais  en  éluder  la  plus  pe- 
tite disposition. 

Quand  U  s'agissait  de  régler  les  différends ,  elles  ne  près- 


LETTRES  PERSANES.  3S5 

crivaient  guère  qu'une  manière  de  décision ,  qui  était  le  duel, 
qui  tranchait  toutes  les  difficultés  ;  mais  ce  qu'il  y  avait  de 
mal,  c'est  que  souvent  le  jugement  se  rendait  entre  d'autres 
parties  que  celles  qui  y  étaient  intéressées  '. 

Pour  peu  qu'un  homme  fût  connu  d'un  autre ,  il  fallait 
qu'il  entrât  dans  la  dispute ,  et  qu'il  payât  de  sa  personne , 
comme  s'il  avait  été  lui-même  en  colère.  Il  se  sentait  toujours 
honoré  d'un  tel  choix  et  d'une  préférence  si  flatteuse;  et  tel 
qui  n'aurait  pas  voulu  donner  quatre  pistoles  à  un  homme 
pour  le  sauver  de  la  potence,  lui  et  toute  sa  famille,  ne  fai- 
sait aucune  difficulté  d'aller  risquer  pour  lui  mille  fois  sa  vie. 

Cette  manière  de  décider  était  assez  mal  imaginée;  car  de 
ce  qu'un  homme  était  plus  adroit  ou  plus  fort  qu'un  autre . 
il  ne  s'ensuivait  pas  qu'il  eût  de  meilleures  raisons. 

Aussi  les  rois  l'ont-ils  défendue  sous  des  peines  très-sévè- 
res; mais  c'est  en  vain  :  l'honneur,  qui  veut  toujours  régner, 
se  révolte ,  et  il  ne  reconnaît  point  de  lois. 

Ainsi  les  Français  sont  dans  un  état  bien  violent,  car  les 
mêmes  lois  de  l'honneur  obligent  un  honnête  homme  de  se 
venger  quand  il  a  été  offensé;  mais,  d'un  autre  côté,  la  jus- 
tice le  punit  des  plus  cruelles  peines  lorsqu'il  se  venge.  Si 
l'on  suit  les  lois  de  l'honneur,  ou  périt  sur  un  échafaud  ;  si 
l'on  suit  celles  delà  justice,  on  est  banni  pour  jamais  delà 
société  des  hommes  :  il  n'y  a  donc  que  cette  cruelle  alterna- 
tive, ou  de  mourir,  ou  d'être  indigne  de  vi\Te. 

De  Paris ,  le  i s  de  la  lune  de  Gemmadi  2,  I7I3. 


XCII.  USBER  A  RUSTAN. 
A  Ispahau. 

Il  paraît  ici  un  personnage  travesti  en  ambassadeur  de 
Perse,  qui  se  joue  insolemment  des  deux  plus  grands  rois  du 
monde.  11  apporte  au  monarque  des  Français  des  présents 

'  On  se  faisait  ordinairement  représenter  par  des  champions  merce- 
naires. (P.) 


386  LETTRES  PERSANES. 

que  le  mUre  ne  saurait  donner  à  un  roi  d'Irinietle  ou  de  Géor- 
gie; et,  par  sa  lâclie  avarice,  il  a  flétri  la  majesté  des  deux 
empires. 

11  s'est  rendu  ridicule  devant  un  peuple  qui  prétend  être  le 
plus  poli  de  l'Europe,  et  il  a  fait  dire  en  Occident  que  le  roi 
des  rois  ne  domine  que  sur  des  barbares. 

Il  a  reçu  des  honneurs  qu'il  semblait  avoir  voulu  se  faire 
refuser  lui-même;  et,  comme  si  la  cour  de  France  avait  eu 
plus  à  cœur  la  grandeur  persane  que  lui ,  elle  l'a  fait  paraître 
avec  dignité  devant  un  peuple  dont  il  est  le  mépris. 

Ne  dis  point  ceci  à  Ispahan  :  épargne  la  tète  d'un  malheu- 
reux. Je  ne  veux  pas  que  nos  ministres  le  punissent  de  leur 
propre  imprudence  et  de  l'indigne  choix  qu'ils  ont  fait. 

De  Paris ,  le  dernier  de  la  lune  de  Gemmadi  2 ,  1715. 


XCIII.  USBEK  A  RHEDI. 
A  Venise. 

Le  monarque  qui  a  si  longtemps  régné  n'est  plus  ■.  Il  a  bien 
fait  parler  des  gens  pendant  sa  vie;  tout  le  monde  s'est  tu  à 
sa  mort.  Ferme  et  courageux  dans  ce  dernier  moment ,  il  a 
paru  ne  céder  qu'au  destin.  Ainsi  mourut  le  grand  Cha-Abas, 
après  avoir  rempli  toute  la  terre  de  son  nom. 

Ne  crois  pas  que  ce  grand  événement  n'ait  fait  faire  ici  que 
(les  réflexions  morales.  Chacun  a  pensé  à  ses  affaires,  et  à 
prendre  ses  avantages  dans  ce  changement.  Le  roi ,  arrière - 
petit-fds  du  monarque  défunt,  n'ayant  que  cinq  ans,  un  prince 
son  oncle  ^  a  été  déclaré  régent  du  royaume. 

Le  feu  roi  avait  fait  un  testament  qui  bornait  l'autorité  du 
régent.  Ce  prince  habile  a  été  au  parlement;  et,  y  exposant  tous 
les  droits  de  sa  naissance,  il  a  fait  casser  la  disposition  du  nio- 

'  Il  mourut  le  I"  septembre  1715. 

'  Philippe  d'Orléans ,  pelit-lils  de  Louis  XIII.  Il  niourul  le  2  décembre 
1723 ,  Agé  de  cinquante  ans.  (P.) 


LETTRES  PERSANES.  387 

narquc ,  qui ,  voulant  se  survivre  à  lui-même  ,  semblait  avoir 
prétendu  régner  encore  après  sa  mort. 

Les  parlements  ressemblent  à  ces  ruines  que  l'on  foule  aux 
pieds ,  mais  qui  rappellent  toujours  l'idée  de  quelque  temple 
fameux  par  l'anciemie  religion  des  peuples.  Ils  ne  se  mêlent 
guère  plus  que  de  rendre  la  justice;  et  leur  autorité  est  tou- 
jours languissante,  à  moins  que  quelque  conjoncture  imprévue 
ne  vienne  lui  rendre  la  force  et  la  vie.  Ces  grands  corps  ont  suivi 
le  destin  des  choses  humaines  :  ils  ont  cédé  au  temps ,  qui  dé- 
truit tout;  à  la  corruption  des  mœurs,  qui  a  tout  affaibli;  à 
l'autorité  suprême,  qui  a  tout  abattu. 

INIais  le  régent ,  qui  a  voulu  se  rendre  agréable  au  peuple  , 
a  paru  d'abord  respecter  cette  image  de  la  liberté  publique  ; 
et ,  comme  s'il  avait  pensé  à  relever  de  terre  le  temple  et  l'i- 
dole, il  a  voulu  qu'on  les  regardât  comme  l'appui  de  la 
monarchie  et  le  fondement  de  toute  autorité  légitime. 

A  Paris ,  le  4  de  la  lune  de  Rhégeb ,  17I5. 


XCIV.  USBEK  A  sors  FRÈRE, 

SANTON   AU  MONASTÈRE  DE  CASBIX. 

Je  m'humilie  devant  toi ,  sacré  santon ,  et  je  me  prosterne  ; 
je  regarde  les  vestiges  de  tes  pieds  comme  la  prunelle  de  mes 
yeux.  Ta  sainteté  est  si  grande,  qu'il  semble  que  tu  aies  le 
cœur  de  notre  saint  prophète  ;  tes  austérités  étonnent  le  ciel 
même  ;  les  anges  t'ont  regardé  du  sommet  de  la  gloire ,  et  ont 
dit  :  Comment  est-il  encore  sur  la  terre ,  puisque  son  esprit  est 
avec  nous ,  et  vole  autour  du  trône  qui  est  soutenu  par  les 
nuées  ? 

Et  comment  ne  t'honorerais-je  pas ,  moi  qui  ai  appris  de  nos 
docteurs  que  les  dervis,  même  infidèles,  ont  toujours  un  ca- 
ractère de  sainteté  qui  les  rend  respectables  aux  vrais  croyants  ; 
et  que  Dieu  s'est  choisi  dans  tous  les  coins  de  la  terre  dos 
Jimes  plus  pures  que  les  autres,  qu'il  a  .séparées  du  monde 
impie ,  afin  que  leurs  mortifications  et  leurs  prières  ferventes 


388  LETTRES  PERSANES 

suspendisseut  sa  colère ,  prête  à  tomber  sur  tant  de  peuples 
rebelles  ? 

Les  chrétiens  disent  des  merveilles  de  leurs  premiers  san- 
tons ,  qui  se  réfugièrent  à  milliers  dans  les  déserts  affreux  de 
la  Thébaïde,  et  eurent  pour  chefs  Paul ,  Antoine  et  Pacôme. 
Si  ce  qu'ils  en  disent  est  vrai ,  leurs  vies  sont  aussi  pleines  de 
prodiges  que  celles  de  nos  plus  sacrés  immaums.  Ils  passaient 
quelquefois  dix  ans  entiers  sans  voir  un  seul  homme  ;  mais  ils 
habitaient  la  nuit  et  le  jour  avec  des  démons  :  ils  étaient  sans 
cesse  tourmentés  par  ces  esprits  malins  ;  ils  les  trouvaient  au 
lit,  ils  les  trouvaient  à  table;  jamais  d'asile  contre  eux.  Si  tout 
ceci  est  vrai ,  santon  vénérable ,  il  faudrait  avouer  que  per- 
sonne n'aurait  jamais  vécu  en  plus  mauvaise  compagnie. 

Les  chrétiens  sensés  regardent  toutes  ces  histoires  connue 
une  allégorie  bien  naturelle ,  qui  nous  peut  servir  à  nous  faire 
sentir  le  malheur  de  la  condition  humaine.  En  vain  cherchons- 
nous  dans  le  désert  un  état  tranquille ,  les  tentations  nous  sui- 
vent toujours  ;  nos  passions ,  figurées  par  les  démons ,  ne  nous 
quittent  point  encore  ;  ces  monstres  du  cœur,  ces  illusions  de 
l'esprit,  ces  vains  fantômes  de  l'erreur  et  du  mensonge,  se 
montrent  toujours  à  nous  pour  nous  séduire ,  et  nous  attaquent 
jusque  dans  les  jeûnes  et  les  cilices,  c'est-à-dire  jusque  dans 
notre  force  même. 

Pour  moi ,  santon  vénérable ,  je  sais  que  l'envoyé  de  Dieu 
a  enchaîné  Satan ,  et  l'a  précipité  dans  les  abîmes  :  il  a  purifié 
la  terre  ,  autrefois  pleine  de  son  empire,  et  l'a  rendue  digne 
du  séjour  des  anges  et  des  prophètes. 

A  Paris,  le  9  de  la  lune  de  Chalihan,  1715. 

XCV.  USBElv  A  RHÉDI. 
A  Venise. 
Je  n'ai  jamais  ouï  parler  du  droit  public,  qu'on  n'ait  com- 
mencé par  rechercher  soigneusement  quelle  est  l'origine  des 
sociétés  ;  ce  qui  me  paraît  ridicule.  Si  les  liommes  n'en  for- 


LETTRES  PEIISA>ES.  389 

maient  point ,  s'ils  se  quittaient  et  se  fuyaient  les  uns  les  au- 
tres ,  il  faudrait  en  demander  la  raison ,  et  chercher  pourquoi 
ils  se  tiennent  séparés  :  mais  ils  naissent  tous  liés  les  uns  aux 
autres  ;  un  fils  est  né  auprès  de  son  père ,  et  il  s'y  tient  :  voila 
la  société  et  la  cause  de  la  société. 

Le  droit  public  est  plus  connu  en  Europe  qu'en  Asie;  ce- 
pendant on  peut  dire  que  les  passions  des  princes  ,  la  patience 
des  peuples ,  la  flatterie  des  écrivains ,  en  ont  corrompu  tous 
les  principes. 

Ce  droit,  tel  qu'il  est  aujourd'hui ,  est  une  science  qui  ap- 
prend aux  princes  jusqu'à  quel  point  ils  peuvent  violer  la 
justice  sans  choquer  leurs  intérêts.  Quel  dessein,  Rhédi,  de 
vouloir,  pour  endurcir  leur  conscience ,  mettre  l'iniquité  en 
système,  d'en  donner  des  règles ,  d'en  former  des  principes , 
et  d'en  tirer  des  conséquences  ! 

La  puissance  illimitée  de  nos  sublimes  sultans,  qui  n'a  d'au- 
tre règle  qu'elle-même,  ne  produit  pas  plus  de  monstres  que 
cet  art  indigne  qui  veut  faire  plier  la  justice,  tout  inflexible 
qu'elle  est. 

On  dirait,  Rhédi,  qu'il  y  a  deux  justices  toutes  différentes  : 
lune  qui  règle  les  affaires  des  particuliers ,  qui  règne  dans  le 
droit  civil  ;  l'autre  qui  règle  les  différends  qui  surviennent  de 
peuple  à  peuple,  qui  tjTannise  dans  le  droit  public  :  comme 
si  le  droit  public  n'était  pas  lui-même  un  droit  civil,  non  pas 
a  la  vérité  d'un  pays  particulier,  mais  du  monde. 

Je  t'expliquerai  dans  une  autre  lettre  mes  pensées  la- 
dessus. 

De  Paris ,  le  l"  de  la  lune  de  Zilhagé ,  I7)c. 


XCVI.  USBEK  AU  MÊME. 

Les  magistrats  doivent  rendre  la  justice  de  citoyen  à  citoyen  : 
chaque  peuple  la  doit  rendre  lui-même  de  lui  à  un  autre  peu- 
ple. Dans  cette  seconde  distribution  de  justice,  on  ne  peut 
employer  d'autres  maximes  que  dans  la  première. 

33. 


390  LETTRES  l'ERSANES. 

De  peuple  à  peuple,  il  est  rarement  besoin  de  tiers  pour  juger, 
parce  que  les  sujets  de  disputes  sont  presque  foujours  clairs 
et  faciles  à  ferniiner.  Les  intérêts  de  deux  nations  sont  ordi- 
nairement si  séparés  ,  qu'il  ne  faut  qu'aimer  la  justice  pour 
la  trouver  :  on  ne  peut  guère  se  prévenir  dans  sa  propre  cause. 

Il  n'en  est  pas  de  même  des  différends  qui  arrivent  entre 
particuliers.  Comme  ils  vivent  en  société,  leurs  intérêts  sont 
si  mêlés  et  si  confondus ,  il  y  en  a  tant  de  sortes  différentes , 
qu'il  est  nécessaire  qu'un  tiers  débrouille  ce  que  la  cupidité 
des  parties  ciierche  à  obscurcir. 

ii  n'y  a  que  deux  sortes  de  guerres  justes  :  les  unes  qui  se 
font  pour  repousser  un  ennemi  qui  attaque ,  les  autres  pour 
secourir  un  allié  qui  est  attaqué. 

Il  n'y  aurait  point  de  justice  de  faire  la  guerre  pour  des 
querelles  particulières  du  prince,  à  moins  que  le  cas  ne  fût  si 
grave  qu'il  méritât  la  moi't  du  prince ,  ou  du  peuple  qui  Ta 
commis.  Ainsi  un  prince  ne  peut  faire  la  guerre  parce  qu'on 
lui  aura  refusé  un  honneur  qui  lui  est  dû  ;  ou  parce  qu'on  aura  eu 
quelque  procédé  peu  convenable  à  l'égard  de  ses  ambassadeurs, 
et  autres  choses  pareilles;  non  plus  qu'un  particulier  ne  peut 
tuer  celui  qui  lui  refuse  le  pas.  La  raison  en  est  que,  comme 
la  déclaration  de  guerre  doit  être  un  acte  de  justice,  dans  le- 
(|uel  il  faut  toujours  que  la  peine  soit  proportionnée  à  la 
faute ,  il  faut  voir  si  celui  à  qui  on  déclare  la  guerre  mérite  la 
mort  :  car  faire  la  guerre  à  quelqu'un ,  c'est  vouloir  le  punir 
de  mort. 

Dans  le  droit  public,  l'acte  de  justice  le  plus  sévère  c'est  la 
puerre  :  puisqu'elle  peut  avoir  l'effet  de  détruire ,  son  but  est 
la  destruction  de  la  société. 

lies  représailles  sont  du  second  degré  :  c'est  une  loi  que  les 
tribunaux  n'ont  pu  s'empêcher  d'observer,  de  mesurer  la  peine 
par  le  crime. 

Un  troisième  acte  de  justice  est  de  priver  un  prince  des 
avantages  qu'il  peut  tirer  de  nous,  proportiomiant  toujours  la 
peine  à  l'offense. 


LETTRES  PERSANES.  391 

Le  quatrième  acte  de  justice,  qui  doit  être  le  plus  fréquent , 
est  la  renonciation  àralliance  du  peuple  dont  on  a  à  se  plain- 
dre. Cette  peine  répond  à  celle  du  bannissement  établi  par  les 
tribunaux,  qui  retranche  les  coupables  de  la  société.  Ainsi  un 
prince  à  l'alliance  duquel  nous  renonçons  est  retranché  par  là 
de  notre  société ,  et  n'est  plus  un  de  nos  membres. 

On  ne  peut  pas  faire  de  plus  grand  affront  à  un  prince  que 
de  renoncer  à  son  alliance ,  ni  lui  faire  de  plus  grand  honneur 
que  de  la  contracter.  Il  n'y  a  rien  parmi  les  hommes  qui  leur 
soit  plus  glorieux  et  même  plus  utile  que  d'en  voir  d'autres 
toujours  attentifs  à  leur  conservation. 

Mais  pour  que  l'alliance  nous  lie,  il  faut  qu'elle  soit  juste  : 
ainsi  une  alliance  faite  entre  deux  nations  pour  en  opprimer 
une  troisième  n'est  pas  légitime,  et  on  peut  la  violer  sans 
crime. 

Il  n'est  pas  même  de  l'honneur  et  de  la  dignité  du  prince 
de  s'allier  avec  un  tyran.  Ou  dit  qu'un  monarque  d'Egypte 
lit  avertir  le  roi  de  Samos  de  sa  cruauté  et  de  sa  tyrannie ,  et 
le  somma  de  s'en  corriger  :  comme  il  ne  le  fit  pas,  il  lui 
envoya  dire  qu'il  renonçait  à  sou  amitié  et  à  son  alliance. 

'  La  conquête  ne  donne  point  un  droit  par  elle-même. 
Lorsque  le  peuple  subsiste,  elle  est  un  gage  de  la  paix  et  de 


•  Var.  'c  Le  droit  de  conquête  n'est  point  un  droit.  Une  société  ne 
peut  être  fondée  que  sur  la  volonté  des  associés,  si  elle  est  détruite  par 
la  conquête,  le  peuple  redevient  libre  :  il  n'j'  a  plus  de  nouvelle  société; 
et  si  le  vainqueur  en  veut  former,  c'est  une  tyrannie. 

«  A  l'égard  des  traités  de  paix,  ils  ne  sont  jamais  légitimes  lorsqu'ils 
ordonnent  une  cession  ou  dédommagement  plus  considérable  que  le  dom  ■ 
mage  causé  :  autrement  c'est  une  pure  violence ,  contre  laquelle  on  peut 
toujours,  revenir  ;  à  moins  que ,  pour  ravoir  ce  qu'on  a  perdu ,  on  ne  soit 
o])ligé  de  se  servir  de  moyens  si  violents  qu'il  en  arrive  un  mal  plus 
grand  que  le  bien  que  l'on  en  doit  retirer. 

«  Voilà ,  cher  lîhédi ,  ce  que  j'appelle  le  droit  public  ;  voilà  le  droit  des 
gens,  ou  plutôt  celui  de  la  raison.  » 

Cette  leçon  fut  changée  par  l'aulcur  dans  la  dernière  édition  des 
Lettres  persanes  (I75i);  mais  jusqu'ici  sa  correction  n'a  pas  encore  été 
faite  exactement  :  le  dernier  alinéa,  qui)i<iue  supprimé  ,  a  été  reproduit 
par  les  éditeurs  mudiines.  (P.) 


392  Ll'TTRES  PERSANES. 

1.1  réparation  du  torl  ;  et ,  si  le  peuple  est  détruit  ou  dispersé , 
elle  est  le  nionuinent  d'une  tyrannie. 

Les  traités  de  paix  sont  si  sacrés  parmi  les  hommes  ,  qu'il 
semble  qu'ils  soient  la  voix  de  la  nature  qui  réclame  ses  droits. 
Ils  sont  tous  légitimes  lorsque  les  conditions  en  sont  telles 
que  les  deux  peuples  peuvent  se  conserver  ;  sans  quoi ,  celle 
des  deux  sociétés  qui  doit  périr ,  privée  de  sa  défense  naturelle 
par  la  paix ,  la  peut  chercher  dans  la  guerre. 

Car  la  nature ,  qui  a  établi  les  différents  degrés  de  force  et 
de  faiblesse  parmi  les  hommes,  a  encore  souvent  égalé  la 
faiblesse  à  la  force  par  le  désespoir. 

A  Paris ,  le  4  de  la  lune  de  Zilhage ,  1713. 


XCVII.  LE  PREMIER  EUNUQUE  A  USBEK. 

A  Paris. 

Il  est  arrivé  ici  beaucoup  de  femmes  jaunes  •  du  royaume 
de  Visapour  :  j'en  ai  acheté  une  pour  ton  frère  le  gouverneur 
de  Mazenderan ,  qui  m'envoya  il  y  a  un  mois  son  commande- 
ment sublime  et  cent  tomans. 

Je  me  connais  en  femmes ,  d'autant  mieux  qu'elles  ne  me 
surprennent  pas ,  et  qu'en  moi  les  yeux  ne  sont  point  troublés 
par  les  mouvements  du  cœur. 

Je  n'ai  jamais  vu  de  beauté  si  régulière  et  si  parfaite  :  ses 
yeux  brillants  portent  la  vie  sur  son  visage ,  et  relèvent  l'éclat 
d'une  couleur  qui  pourrait  effacer  tous  les  charmes  de  la  Cir- 
cassie. 

Le  premier  eunuque  d'un  négociant  d'Ispahan  la  marchan- 
dait avec  moi  ;  mais  elle  se  dérobait  dédaigneusement  à  ses 
regards ,  et  semblait  chercher  les  miens ,  comme  si  elle  avait 
voulu  me  dire  qu'un  vil  marchand  n'était  pas  digne  d'elle ,  et 
qu'elle  était  destinée  à  un  plus  illustre  époux. 

•  »  On  dit  que  le  roi  de  Maroc  a  dans  son  sérail  des  femmes  blancbes , 
des  femmes  noires ,  (fes  femmes  Jaunes.  Le  malheureux  !  à  peine  a-t-il 
besoin  d'une  couleur.  {Esprit  des  lois ,  liv.  XVI,  ch.  vi.) 


LETTRES  PERSANES.  393 

Je  te  l'avoue ,  je  sens  dans  moi-même  une  joie  secrète  quand 
je  pense  aux  charmes  de  cette  belle  personne  :  il  me  semble 
que  je  la  vois  entrer  dans  le  sérail  de  ton  frère;  je  me  plais  à 
prévoir  l'étonnement  de  toutes  ses  femmes ,  la  douleur  im- 
périeuse des  unes ,  l'affliction  muette  mais  plus  douloureuse 
des  autres,  la  consolation  maligne  de  celles  qui  n'espèrent 
plus  rien,  et  l'ambition  irritée  de  celles  qui  espèrent  encore. 

Je  vais  d'un  bout  du  royaume  à  l'autre  faire  changer  tout  un 
sérail  de  face-  Que  de  passions  je  vais  émouvoir  !  que  de  crain- 
tes et  de  peines  je  prépare! 

Cependant,  dans  le  trouble  du  dedans,  le  dehors  ne  sera 
pas  moins  tranquille;  les  grandes  révolutions  seront  cachées 
dans  le  fond  du  cœur;  les  chagrins  seront  dévorés,  et  les  joies 
contenues;  l'obéissance  ne  sera  pas  moins  exacte,  et  les  règles 
moins  inflexibles  ;  la  douceur,  toujours  contrainte  de  paraître, 
sortira  du  fond  même  du  désespoir. 

Nous  remarquons  que  plus  nous  avons  de  femmes  sous  nos 
yeux,  moins  elles  nous  donnent  d'embarras.  Une  plus  grande 
nécessité  de  plaire ,  moins  de  facilité  de  s'unir,  plus  d'exem- 
ples de  soumission,  tout  cela  leur  forme  des  chaînes.  Les  unes 
sont  sans  cesse  attentives  sur  les  démarches  des  autres  :  il 
semble  que ,  de  concert  avec  nous  ,  elles  travaillent  à  se  ren- 
dre plus  dépendantes;  elles  font  presque  la  moitié  de  notre 
office,  et  nous  ou\Tentles  yeux  quand  nous  les  fermons.  Que 
dis-je  ?  elles  irritent  sans  cesse  le  maître  contre  leurs  rivales,  et 
elles  ne  voient  pas  combien  elles  se  trouvent  près  de  celles 
qu'on  punit. 

IVIais  tout  cela ,  magnifique  seigneur,  tout  cela  n'est  rien 
sans  la  présence  du  maître.  Que  pouvons-nous  faire  avec  ce 
vain  fantôme  d'une  autorité  qui  ne  se  communique  jamais  tout 
entière?  Nous  ne  représentons  que  faiblement  la  moitié  de 
loi-même  ;  nous  ne  pouvons  que  leur  montrer  une  odieuse  sé- 
vérité. Toi ,  tu  tempères  la  crainte  par  les  espérances  ;  plus 
absolu  quand  tu  caresses ,  que  tu  ne  l'es  quand  tu  menaces. 

Reviens  donc,  magnifique  seigneur,  reviens  dans  ces  lieux 


394  LLITRES  PliRSANKS. 

porter  partout  les  marques  de  ton  empire.  Viens  adoucir  des 
passions  désespérées  ;  viens  ôter  tout  prétexte  de  faillir;  viens 
apaiser  l'amour  qui  murmure ,  et  rendre  le  devoir  même  ai- 
mable ;  viens  enlin  soulager  tes  fidèles  eunuques  d'un  fardeau 
qui  s'appesantit  chaque  jour. 

Du  sérail  d'Ispahan  ,  le  3  de  la  lune  de  Zilhagé,  I7i6. 


XCVIII    USBEK  A  HASSEIN,  DERVIS  DK  LA 
MONTAGNE  DE  JARON. 

0  toi ,  sage  dervis ,  dont  l'esprit  curieux  brille  de  tant  de 
connaissances ,  écoute  ce  que  je  vais  te  dire. 

Il  y  a  ici  des  philosophes  qui ,  à  la  vérité,  n'ont  point  at- 
teint jusqu'au  faite  de  la  sagesse  orientale;  ils  n'ont  point  été 
ravis  jusqu'au  trône  lumineux  ;  ils  n'ont  ni  entendu  les  pa- 
roles ineffables  dont  les  concerts  des  anges  retentissent,  ni  senti 
les  formidables  accès  d'une  fureur  divine;  mais,  laissés  à 
eux-mêmes ,  privés  des  saintes  merveilles ,  ils  suivent  dans 
le  silence  les  traces  de  la  raison  humaine. 

Tu  ne  saurais  croire  jusqu'où  ce  guide  les  a  conduits.  Ils 
ont  débrouillé  le  chaos ,  et  ont  expliqué ,  par  une  mécanique 
simple ,  l'ordre  de  l'architecture  divine.  L'auteur  de  la  nature 
a  domiédu  mouvement  à  la  matière  :  il  n'en  a  pas  fallu  da- 
vantage pour  produire  cette  prodigieuse  variété  d'effets  que 
nous  voyons  dans  l'univers. 

Que  les  législateurs  ordinaires  nous  proposent  des  lois  pour 
régler  les  sociétés  des  liommes,  des  lois  aussi  sujettes  au 
changement  que  l'esprit  de  ceux  qui  les  proposent  et  des 
peuples  qui  les  observent  ;  ceux-ci  ne  nous  parlent  que  des  lois 
générales ,  immuables ,  éternelles ,  qui  s'observent  sans  au- 
cune exception  ,  avec  un  ordre ,  une  régularité  et  une  promf)- 
titude  infinie ,  dans  l'immensité  des  espaces. 

Et  que  crois -tu ,  homme  divin,  que  soient  ces  lois?  Tu  t'i- 
magines peut-être  qu'entrant  dans  le  conseil  de  l'Éternel,  tu 
vas  être  étonné  par  la  sublimité  des  mystères  ;  tu  renonces 


LETTRES  PERSANES.  395 

j)ar  avance  à  comprendre,  tu  ne  te  proposes  que  d'admirer. 

"Mais  tu  changeras  bientôt  de  pensée  :  elles  n'éblouissent 
|)oint  par  un  faux  respect;  leur  simplicité  les  a  fait  longtemps 
méconnaître,  et  ce  n'est  qu'après  bien  des  réflexions  qu'on  en 
a  vu  toute  la  fécondité  et  toute  l'étendue. 

La  première  est  que  tout  corps  tend  à  décrire  une  ligue 
droite,  à  moins  qu'il  ne  rencontre  quelque  obstacle  qui  l'eu 
détourne;  et  la  seconde ,  qui  n'eu  est  qu'une  suite,  c'est  que 
tout  corps  qui  tourne  autour  d'un  centre  tend  à  s'en  éloi- 
gner ,  parce  que ,  plus  il  en  est  loin ,  plus  la  ligne  qu'il  dé- 
crit approche  de  la  ligne  droite. 

Voilà,  sublime  dervis,  la  clef  de  la  nature;  voilà  des  prin- 
cipes féconds  dont  on  tire  des  conséquences  à  perte  de  vue, 
comme  je  te  le  ferai  voir  dans  une  lettre  particulière. 

La  connaissance  de  cinq  ou  six  vérités  a  rendu  leur  philo- 
sophie pleine  de  miracles,  et  leur  a  fait  faire  plus  de  prodiges  et 
de  merveilles  que  tout  ce  qu'on  nous  raconte  de  nos  saints 
prophètes. 

Car  enOn  je  suis  persuadé  qu'il  n'y  a  aucun  de  nos  docteurs 
qui  n'eût  été  embarrassé,  si  on  lui  eût  dit  de  peser  dans  une 
balance  tout  l'air  qui  est  autour  de  la  terre ,  ou  de  mesurer 
toute  l'eau  qui  tombe  chaque  année  sur  sa  surface;  et  qui 
n'eût  pensé  plus  de  quatre  fois  avant  de  dire  combien  de 
lieues  le  son  fait  dSns  une  heure  ;  quel  temps  un  rayon  de  lu- 
mière emploie  à  venir  du  soleil  à  nous  ;  combien  de  toi.ses  il 
va  d'ici  à  Saturne  ;  quelle  est  la  courbe  selon  laquelle  un 
vaisseau  doit  être  taillé  pour  être  le  meilleur  voilier  qu'il  soit 
possible. 

Peut-être  que  si  quelque  homme  divin  avait  orné  les  ou- 
vrages de  ces  philosophes  de  paroles  hautes  et  sublimes ,  s'il  y 
avait  mêlé  des  Ogures  hardies  et  des  allégories  mystérieuses , 
il  aurait  fait  un  bel  ouvrage  qui  n'aurait  cédé  qu'au  saint  Al- 
coran. 

Cependant,  s'il  te  faut  dire  ce  que  je  pense,  je  ne  m'ac- 
commode guère  du  sty4e  figuré.  11  V  a  dans  notre  Alcoran  un 


396  LETTRES  PERSANES. 

grand  nombre  de  clioses  puériles  qui  nie  pariiissent  toujours 
telles ,  quoiqu'elles  soient  relevées  par  la  force  et  la  vie  de  l'ex- 
pression. Il  semble  d'abord  que  les  li\Tes  inspirés  ne  sont  que 
les  idées  divines  rendues  en  langage  humain;  au  contraire, 
dans  nos  livres  saints ,  on  trouve  le  langage  de  Dieu  et  les  idées 
des  hommes  :  commesi,par  un  admirable  caprice,  Dieuy  avait 
dicté  les  paroles ,  et  que  l'homme  eût  fourni  les  pensées. 

Tu  diras  peut-être  que  je  parle  trop  librement  de  ce  qu'il  y 
a  de  plus  saint  parmi  nous;  tu  croiras  que  c'est  le  fruit  de 
''indépendance  où  l'on  vit  dans  ce  pays.  Non  :  grâces  au  ciel , 
l'esprit  n'a  pas  corrompu  le  cœur;  et,  tandis  que  je  vivrai ,  llali 
sera  mon  prophète. 

De  Paris,  le  I5  de  Ja  lune  de  Chalibaii,  l'ic. 


Q)- 


\y^       XCIX.  USBER  A  IBBEN. 
A  Smvrne. 


11  n'y  a  point  de  pays  au  monde  où  la  fortune  soit  si  incons- 
tante que  dans  celui-ci.  Il  arrive  tous  les  dix  ans  des  révolu- 
tions qui  précipitent  le  riche  dans  la  misère,  et  enlèvent  le 
pauvre,  avec  des  ailes  rapides,  au  comble  des  richesses.  Celui-ci 
est  étonné  de  sa  pauvreté ,  celui-là  l'est  de  son  abondance.  Le 
nouveau  riche  admire  la  sagesse  delaProvidence;  le  pauvre, 
l'aveugle  fatalité  du  destin.  '^'^ 

Ceux  qui  lèvent  les  tributs  nagent  au  milieu  des  trésors  : 
parmi  eux  il  y  a  peu  de  Tantales.  Ils  commencent  pourtant  ce 
métier  parla  dernière  misère.  Ils  sont  méprisés  comme  de  la 
boue  pendant  qu'ils  sont  uauvres  ;  quand  ijs  sont  riches ,  ou 
les  estime  assez  :  aussi  ne  négligent-ils  rien  pour  acquérir  de 
l'estinië^ 

Ils  sont  à  présent  dans  une  situation  bien  terrible.  On  vient 
d'établii^  une  chambre  qu'on  appelle  de  justice ,  parce  qu'elle 
valeur  ravir  toi^t  leur  bien.  Us  ne  peuvent  ni  détourner  ni  cacher 
leurs  effets  ;  ca(r  on  les  oblige  de  les  déclarer  au  juste,  sous  peine 


?/^ 


LETTRES  PERSANES.  3'J7 

delà  vie:  ainsi  on  les  fait  passer  par  un  déQlé  bien  étroit,  je  veux 
dire  entre  la  vie  et  leur  argent.  Pour  comble  d'infortune,  il  y 
a  un  ministre  connu  par  son  esprit ,  qui  les  honore  de  ses- 
plaisanteries,  et  badine  sur  toutes  les  délibérations  du  con- 
seil. On  ne  trouve  pas  tous  les  jours  des  ministres  disposés  à 
faire  rire  le  peuple;  et  Ton  doit  savoir  bon  gré  à  celui-ci  de 
l'avoir  entrepris. 

Le  corps  des  laquais  est  plus  respectable  en  France  qu'ail- 
leurs :  c'est  un  séminaire  de  grands  seigneurs;  il  remplit  le 
vide  des  autres  états.  Ceux  qui  le  composent  prennent  la  place 
des  grands  malheureux,  des  magistrats  ruinés,  des  gentils- 
hommes tués  dans  les  fureurs  de  la  guerre  ;  et  quand  ils  ne 
peuvent  pas  suppléer  par  eux-mêmes ,  ils  relèvent  toutes  les 
grandes  maisons  parle  moyen  de  leurs  filles,  qui  sont  comme 
une  espèce  de  fumier  qui  engraisse  les  terres  montagneuses 
et  arides. 

.Te  trouve,  Ibben,  la  Providence  admirable  dans  la  manière 
dont  elle  a  distribué  les  richesses.  Si  elle  ne  les  avait  accordées 
qu'aux  gens  de  bien ,  on  ne  les  aurait  pas  assez  distinguées  de 
la  vertu,  et  on  n'en  aurait  plus  senti  tout  le  néant.  Mais 
quand  on  examine  qui  sont  les  gens  qui  en  sont  les  plus  char- 
gés ;  à  force  de  mépriser  les  riches ,  on  vient  enfin  à  mépriser 
les  richesses. 

A  Paris,  le  26  de  la  lune  de  Maliarram  ,  I7I7. 


C.  RICA  A  RHÉDI. 

/'  A  Venise. 

Je  trouve  les  caprices  de  la  mode ,  chez  les  Français ,  éton- 
nants. Ils  ont  oublié  comment"TÎs  étaient  h^^e^cet  été  ;  ils -'^^^^ 
i^^hîfen^ encore  plS's  comnient  ils  le  seront  cet TîiverS  mais  (}\cij-- 
surtout  on  ne  saurait  croire  combien  il  en  coûte  a  un  mari^ 
pour  mettre  sa  femjme  ^  '"QJ^/-  i, 

Que  me'Sëfvi^it  de'te  tai?ei^^e^iiption  exacte  de  leur 
habillement  et  de  leurs'panfrès*?une  mode  nouvelle  viendrait 
détruire  tout  mon  ouvrage,  comme  celui  de  leurs  ouvTiers, 

ilONTF.SQClEU.  '       /  •^' 


aaient 


398  LETTRES  PERSANES. 

et,  avant  que  tu  eusses  reçu  ma  lettre,  tout  se 

Une  femme  qui  quitte  Paris  pour  aller  passer  six  mois  à  la 
campague  en  revient j^s^jntiqiLeqaesi^eJJ^s'y^^r^^ 
trente  ans.  Lejils  meccgnaîtll  portrait  de  sa  mère ,  tant  l'ha- 
bit aveclequel  elle  est  peinte  lui  paraît  étranger;  il  s'imagine 
que  c'est  queUfiugAjnmçain£_(|ui^^  ,  ou  que  le 

peintre  ^oufuexpÈmer  quelqu'^uïîel^^^  fantaisies, 
l^^uelquefois  les  coiffures  montent  insensiblement,  et  une 
révolution  les  fait  descendre  tout  à  coup.  Il  a^êîe^m  temps  que 
leur  hauteur  immense  mettait  le  visage  d'une  femme  au  milieu 
d'elle-même  :  dans  un  autre .  c'étaient  les  pieds  qui pccupaien 
.  cette  place;  l^T^om^afeaientun  pltresfal^  tëhàt  ei 
"^^rair.  Qui  pourrait  le  croire?  les  architecîfis  ont  été  souvent 
obligés  de  hausser,  de  baisser  et  d'élargir  leurs  portes ,  selon 
que  les  parures  des  femmes  exigeaient  d'eux  ce  changement; 
et  les  règles  de  leur  art  ont  été  asservies  à  ces  fantaisies.  On 
voit  quelquefois  sur  un  visage  une  quantité  ^To^Hîgï'euse  de 
"moucHes ,  et  elles  dispyaisseni  toutes  lejendemain.  Autrefois 
les  femmes  avaient  de  /'^amé  et  desd^ts;  aujourd'hui  il  n'en 
est  pas  question.  Dans  cette  changeante  nation,  quoi  qu'en 
dise  le  critique ,  les  Olles  se  trouvent  autrement  faites  que  leurs 

"lères.^^  i,.^  a:^  V  cU^j  J£ -^  ^^  '^^  ^j^  * 
Il  en  est  des  manières  et  de  la  façon  de  vivre  comme  des 
>  'ijfîoÏÏ^  :  les.Erancais  changent  de  lUQpuiVselonXfl^gj^ 
roi.  Le  monarque  pourrait  même  parvenir  à  rendre  la  nation 
grave,  s  il  lajvait  entrepris.  Le  prmce  imprimeTe  caractère 
de  son  esprit  à  la  cour,  la  cou^îlSville,  la  ville  aux  provinces. 
T/âme  du  souverain  est  uri'iiioiiifô  qui  d^uSel^t^îne  à  toutes 
les  autres. 

A  Paris,  le  8  de  la  lune  de  Saphar,  1717. 


CI.  RICA  AU  MÊME. 

Je  te  parlais  l'autre  jour  de  l'inconstance  prodigieuse  des 
Français  sur  leurs  modes.  Cependant  il  est  inconcevable  à 


i 


LETTRES  PERSANES.  399 

quel  point  ils  en  sont  entêtés  ;  c'est  la  règle  avec  laquelle  ils 
jugent  (le  tout  ce  qui  se  fait  chez  les  autres  nations  ;  ils  y  rap- 
pellent tout  :  ce  qui  est  étranger  leur  parait  toujours  ridicule. 
Je  t'avoue  que  je  ne  saurais  guère  ajuster  cette  fureur  pour 
leurs  costumes  avec  l'inconstance  avec  laquelle  ils  en  changent 
tous  les  jours. 

Quand  je  te  dis  qu'ils  méprisent  tout  ce  qui  est  étranger ,  je 
ne  te  parle  que  des  bagatelles  ;  car ,  sur  les  choses  i  mportantes , 
ils  semblent  s'être  méfiés  d'eux-mèmesjusqu'à  se  dégrader.  Ils 
avouent  de  bon  cœur  que  les  autres  peuples  sont  plus  sages , 
pourvu  qu'on  convienne  qu'ils  sont  mieux  vêtus  ;  ils  veulent 
bien  s'assujettir  aux  lois  d'une  nation  rivale,  pourvu  que  les 
perruquiers  français  décident  en  législateurs  sur  la  forme  des 
perruques  étrangères.  Rien  ne  leur  paraît  si  beau  que  de  voir 
le  goût  de  leurs  cuisiniers  régner  du  septentrion  au  midi ,  et 
les  ordonnances  de  leurs  coiffeuses  portées  dans  toutes  les  toi- 
lettes de  l'Europe. 

Avec  ces  nobles  avantages ,  que  leur  importe  que  le  bon  sens; 
leur  vienne  d'ailleurs,  et  qu'ils  aient  pris  de  leurs  voisins  tout 
ce  qui  concerne  le  gouvernement  politique  et  civil  ? 

Qui  peut  penser  qu'un  royaume ,  le  plus  ancien  et  le  plus 
puissant  de  l'Europe ,  soit  gouverné ,  depuis  plus  de  dix  siècles, 
par  des  lois  qui  ne  sont  pas  faites  pour  lui.^  Si  les  Français 
avaient  été  conquis ,  ceci  ne  serait  pas  difficile  à  comprendre; 
mais  ils  sont  les  conquérants. 

Ils  ont  abandonné  les  lois  anciennes,  faites  par  leurs  pre- 
miers rois  dans  les  assemblées  générales  de  la  nation  ;  et  ce 
qu'il  y  a  de  singulier,  c'est  que  les  lois  romaines,  qu'ils  ont 
prises  à  la  place ,  étaient  en  partie  faites  et  en  partie  rédigées 
par  des  empereurs  contemporains  de  leurs  législateurs. 

Et  afin  que  l'acquisition  fut  entière,  et  que  tout  le  bon  sens 
leur  vînt  d'ailleurs ,  ils  ont  adopté  toutes  les  constitutions  des 
papes ,  et  en  ont  fait  une  nouvelle  partie  de  leur  droit  :  nouveau 
genre  de  servitude. 

Il  est  vrai  que,  dans  les  derniers  temps,  on  a  rédige  par 


400  LETTRES  PERSANES. 

écrit  quelques  statuts  des  villes  et  des  provinces  -,  mais  ils  sont 
presque  tous  pris  du  droit  romain. 

Celte  abondance  de  lois  adoptées ,  et ,  pour  ainsi  dire ,  natu- 
ralisées ,  est  si  grande  qu'elle  accable  également  la  justice  et 
les  juges.  IMais  ces  volumes  de  lois  ne  sont  rien  en  compa- 
raison de  cette  armée  effroyable  de  glossateurs,  de  commen- 
tateurs, de  compilateurs,  gens  aussi  faibles  parle  peu  de 
justesse  de  leur  esprit  qu'ils  sont  forts  par  leur  nombre  pro- 
digieux. 

Ce  n'est  pas  tout  :  ces  lois  étrangères  ont  introduit  des 
formalités  qui  sont  la  honte  de  la  raison  humaine.  11  serait 
assez  difficile  de  décider  si  la  forme  s'est  rendue  plus  perni- 
cieuse lorsqu'elle  est  entrée  dans  la  jurisprudence ,  ou  lors- 
qu'elle s'est  logée  dans  la  médecine  ;  si  elle  a  fait  plus  de  rava- 
ges sous  la  robe  d'un  jurisconsulte  que  sous  le  large  chapeau 
d'un  médecin  ;  et  si  dans  l'une  elle  a  plus  ruiné  de  gens  qu'elle 
n'en  a  tué  dans  l'autre. 

De  Paris ,  le  12  de  la  lune  de  Zaphar,  I7I7 


Cil.  USBEK  A***. 

On  parle  toujours  ici  de  la  constitution.  J'entrai  l'autre  jour 
dans  une  maison  où  je  vis  d'abord  un  gros  homme  avec  un 
teint  vermeil,  qui  disait  d'une  voix  forte  :  J'ai  donné  mou 
mandement;  je  n'irai  point  répondre  à  tout  ce  que  vous  dites  ; 
mais  lisez-le,  ce  mandement;  et  vous  verrez  que  j'y  ai  résolu 
tous  vos  doutes.  Il  m'a  fallu  bien  suer  pour  le  faire,  dit-il  en 
portant  la  main  sur  le  front  :  j'ai  eu  besoin  de  toute  ma  doc- 
trine ;  et  il  m'a  fallu  lire  bien  des  auteurs  latins.  Je  le  crois , 
dit  un  homme  qui  se  trouva  là ,  car  c'est  un  bel  ouvrage  ;  et 
je  défie  ce  jésuite  qui  vient  si  souvent  vous  voir  d'en  faire  un 
meilleur.  Eh  bien ,  lisez-le  donc ,  reprit-il ,  et  vous  serez  plus 
instruit  sur  ces  matières  dans  un  quart  d'heure  que  si  je  vous 
vn  avais  parlé  deux  heures.  Voilà  comme  il  évitait  d'entrer  en 


LETTRES  PERSANES.  401 

couversalion  et  de  commettre  sa  suffisance.  Mais ,  comme  il 
se  vit  pressé ,  il  fut  obligé  de  sortir  de  ses  retranchements  ; 
et  il  commença  à  dire  théologiquement  force  sottises ,  soutenu 
d'un  dervis  qui  les  lui  rendait  très-respectueusement.  Quand 
deux  hommes  qui  étaient  là  lui  niaient  quelque  principe ,  il 
disait  d'abord  :  Cela  est  certain  ,  nous  l'avons  jugé  ainsi;  et 
nous  sommes  des  juges  infaillibles.  Et  comment,  lui  dis-je 
pour  lors,  êtes- vous  des  juges  infaillibles?  Ne  voyez- vous  pas, 
reprit-il ,  que  le  Saint-Esprit  nous  éclaire?  Cela  est  heureux , 
lui  répondis-je  ;  car,  de  la  manière  dont  vous  avez  parlé  tout 
aujourd'hui,  je  reconnais  que  vous  avez  grand  besom  d'être 
éclairé. 

A  Paris ,  le  18  de  la  luue  de  Reliiab  l ,  17I7. 


cm.  USBEK  A  IBBEN. 

A  Smynie. 

Les  plus  puissants  États  de  l'Europe  sont  ceux  de  l'empe- 
reur, des  rois  de  France ,  d'Espagne ,  et  d'Angleterre.  L'Italie 
et  une  grande  partie  de  l'Allemagne  sont  partagées  en  un 
nombre  inflni  de  petits  États ,  dont  les  princes  sont ,  à  pro- 
prement parler,  les  martyrs  de  la  souveraineté.  Nos  glorieux 
sultans  ont  plus  de  femmes  que  la  plupart  de  ces  princes 
n'ont  de  sujets.  Ceux  d'Italie,  qui  ne  sont  pas  si  unis,  sont 
plus  à  plaindre  ;  leurs  États  sont  ouverts  comme  des  cara- 
vansérails, où  Us  sont  obhgés  de  loger  les  premiers  qui 
viennent  :  il  faut  donc  qu'ils  s'attachent  aux  grands  prin- 
ces ,  et  leur  fassent  part  de  leur  frayeur  plutôt  que  de  leur 
anntié. 

/La  plupart  des  gouvernements  d'Europe  sont  monarchi- 
ques<-ou  plutôt  sont  ainsi  appelés  :  car  je  ne  sais  pas  s'il  y 
enajamais  eu  véritablement  de  tels  ;  au  moins  est-il  impos- 
sible qu'ils  aient  subsisté  longtemps  dans  leur  pureté.  C'est 
un  état  violent  qui  dégénère  toujours  en  despotisme  ou  en 
république.  La  puissance  ne  peutjamîus  être  également  par- 


402  LETTRES  PERSANES. 

tagée  entre  le  peuple  et  le  prince  ;  Téquilibre  est  trop  difficile 
à  garder  1  il  faut  que  le  poyi«ir  diminue  d'un  côté  pendant 
qu'U  atigmente  de  l'autre  ;  (mais  l'avantage  est  ordinair-eraent 
du  côté  du  prince ,  qui  est  à  leTtéte  des  armées.) 

Aussi  le  pouvoir  des  rois  d'Europe  est-U  Bien  grand ,  et  on 
peut  dire  qu'ils  l'ont  tel  qu'ils  le  veulent  ;  mais  ils  ne  l'exer- 
cent point  avec  tant  d'étendue  que  nos  sultans  :  première- 
ment ,  parce  qu'ils  ne  veulent  point  choquer  les  mœurs  et  la 
religion  des  peuples  ;  secondement ,  parce  qu'il  n'est  pas  de 
leur  intérêt  de  le  porter  si  loin. 

Rien  ne  rapproche  plus  les  priaces  de  la  condition  de  leurs 
sujets  que  cet  immense  pouvoir  qu'ils  exercent  sur  eux  ;  rien 
ne  les  soumet  plus  aux  revers  et  aux  caprices  de  la  fortune. 

L'usage  où  ils  sont  de  faire  mourir  tous  ceux  qui  leur  dé- 
plaisent ,  au  moindre  signe  qu'ils  font ,  renverse  la  proportion 
qui  doit  être  entre  les  fautes  et  les  peines ,  qui  est  comme 
l'âme  des  États  et  l'harmonie  des  empires;  et  cette  proportion, 
scrupuleusement  gardée  par  les  princes  chrétiens ,  leur  donne 
un  avantage  inQni  sur  nos  sultans. 

Un  Persan  qui,  par  imprudence  ou  par  malheur,  s'est  attiré 
la  disgrâce  du  prince,  est  sûr  de  mourir  :  la  moindre  faute  ou  le 
moindre  caprice  le  met  dans  cette  nécessité.  Mais  s'U  avait  at- 
tenté à  la  vie  de  son  souverain,  s'il  avait  voulu  li\Ter  ses  places 
aux  ennemis ,  il  en  serait  quitte  aussi  pour  perdre  la  vie  :  il 
ne  court  donc  pas  plus  de  risque  dans  ce  dernier  cas  que  dans 
le  premier. 

Aussi  dans  la  moindre  disgrâce ,  voyant  la  mort  certaine , 
et  ne  voyant  rien  de  pis ,  il  se  porte  naturellement  à  troubler 
l'État ,  et  à  conspirer  contre  le  souverain ,  seule  ressource  qui 
lui  reste. 

Il  n'en  est  pas  de  même  des  grands  d'Europe ,  à  qui  la 
disgrâce  n'ôte  rien  que  la  bienveillance  et  la  faveur.  Us  se 
retirent  de  la  cour,  et  ne  songent  qu'à  jouir  d'une  vie  tran- 
quille et  des  avantages  de  leur  naissance.  Conmie  on  ne  les  fait 
guère  périr  que  pour  le  crime  de  lèse-majesté,  ils  craignent  d  y 


LETTRES  PERSANES.  403 

tomber,  par  la  considération  de  ce  qu'ils  ont  à  perdre ,  et  du 
peu  qu'ils  ont  à  gagner  ;  ce  qui  fait  qu'on  voit  peu  de  révoltes , 
et  peu  de  princes  morts  d'une  mort  violente. 

Si ,  dans  cette  autorité  illimitée  qu'ont  nos  princes ,  ils  n'ap- 
portaient pas  tant  de  précautions  pour  mettre  leur  vie  en  sû- 
reté,  ils  ne  vivraient  pas  un  jour;  et  s'ils  n'avaient  à  leur 
solde  un  nombre  innoml)rable  de  troupes  pour  t}Tanniser  le 
reste  de  leurs  sujets,  leur  empire  ne  subsisterait  pas  un  mois. 

Il  n'y  a  que  quatre  ou  cinq  siècles  qu'un  roi  de  France  • 
prit  des  gardes ,  contre  l'usage  de  ces  temps-là  ,  pour  se  ga- 
rantir des  assassins  qu'un  petit  prince  d'Asie  ^  avait  envoyés 
pour  le  faire  périr  :  jusque-là  les  rois  avaient  vécu  tranquilles 
au  milieu  de  leurs  sujets ,  comme  des  pères  au  milieu  de  leurs 
enfants. 

Bien  loin  que  les  rois  de  France  puissent  de  leur  propre 
mouvement  ôterlavie  à  un  de  leurs  sujets,  comme  nos  sul- 
tans ,  ils  portent  au  contraire  toujours  avec  eux  la  grâce  de 
tous  les  criminels  ;  il  sufflt  qu'un  homme  ait  été  assez  heu- 
reux pour  voir  l'auguste  visage  de  son  prince ,  pour  qu'il  cesse 
d'être  indigne  de  vivre.  Ces  monarques  sont  comme  le  soleil , 
qui  porte  partout  la  chaleur  et  la  vie. 

A  Paris,  le  8  de  la  lune  de  Rebiab  2,  I7I7. 


CIV.  USBEK  AU  MEME. 

Pour  suJNTe  l'idée  de  ma  dernière  lettre ,  voici  à  peu  près  ce 
que  me  disait  l'autre  joiu*  un  Européen  assez  sensé  : 

Le  plus  mauvais  parti  que  les  princes  d'Asie  aient  pu  pren- 
dre, c'est  de  se  cacher  comme  ils  font.  Ils  veulent  se  rendre 
plus  respectables  ;  mais  ils  font  respecter  la  royauté ,  et  non 
pas  le  roi ,  et  attachent  l'esprit  des  sujets  à  un  certain  trône  , 
et  non  pas  à  une  certaine  personne. 

Cette  puissance  invisible  qui  gouverne  est  toujours  la  même 

'  Philippe-Aufiusle.  (P.i 

'  l/c  Vieux  de  la  Monlagoe.  (P  ; 


404  LKTTRKS  PERSANKS. 

pour  le  peuple.  Quoique  dix  rois,  qu'il  ne  counaît  que  de 
nom ,  se  soient  égorgés  l'un  après  l'autre  ,  il  ne  sent  aucune 
différence:  c'estcomme  s'il  avait  été  gouverné  successivement 
perdes  esprits. 

Si  le  détestable  parricide  •  de  notre  grand  roi  Henri  IV  avait 
porté  ce  coup  sur  un  roi  des  Indes  ,  maître  du  sceau  royal  et 
d'un  trésor  immense  qui  aurait  semblé  amassé  pour  lui ,  i) 
aurait  pris  tranquillement  les  rênes  de  l'empire  sans  qu'un 
seul  homme  eût  pensé  à  réclamer  sou  roi,  sa  famille  et  ses 
enfants. 

On  s'étonne  de  ce  qu'il  n'y  a  presque  jamais  de  changement 
dans  le  gouvernement  des  princes  d'Orient  ;  et  d'où  vient  cela , 
si  ce  n'est  de  ce  qu'il  est  t}'rannique  et  affreux  ? 

Les  changements  ne  peuvent  être  faits  que  par  le  prince 
ou  par  le  peuple  ;  mais  là  les  princes  n'ont  garde  d'en  faire , 
parce  que  dans  un  si  haut  degré  de  puissance  ils  ont  tout  ce 
qu'ils  peuvent  avoir  :  s'ils  changeaient  quelque  chose ,  ce  ne 
pourrait  être  qu'à  leur  préjudice. 

Quant  aux  sujets ,  si  quelqu'un  d'eux  forme  quelque  réso- 
lution ,  il  ne  saurait  l'exécuter  sur  l'État  ;  il  faudrait  qu'il 
contre-balançàt  tout  à  coup  une  puissance  redoutable-,  et 
toujours  unique;  le  temps  lui  manque  comme  les  moyens  : 
mais  il  n'a  qu'à  aller  à  la  source  de  ce  pouvour;  et  il  ne  lui 
faut  qu'un  bras  et  qu'un  instant. 

Le  meurtrier  monte  sur  le  trône  pendant  que  le  monarque 
eu  descend,  tombe,  et  va  expirera  ses  pieds. 

Un  mécontent  en  Europe  songe  a  entretenir  quelque  inlelLi- 
gence  secrète ,  à  se  jeter  chez  les  ennemis ,  à  se  saisir  de  quel- 
que place ,  à  exciter  quelques  vains  murmures  parmi  les  su- 
jets. Un  mécontent  en  Asie  va  droit  au  prince,  étonne,  frappe, 
renverse:  il  en  efface  jusqu'à  l'idée;  dans  un  instant,  l'esclave 
et  le  maître  ;  dans  un  instant ,  usurpateur  et  légitime. 

Mallieureiuc  le  roi  qui  n'a  qu'une  tête  !  il  semble  ne  réunir 

'  Ravaillac.  11  cnmmit  son  forfait  le  li  mai  1610.  (P.) 


LETTRES  PERSANES.  405 

sur  elle  toute  sa  puissance  que  pour  indiquer  au  premier  nm- 
bitieux  l'endroit  oi'i  il  la  trouvera  tout  entière. 

A  Paris,  le  17  de  la  lune  de  Rebiab  2,  17I7. 


CV.  USBEK  AU  MEME. 

Tous  les  peuples  d-'Europe  ne  sont  pas  également  soumis  à 
leurs  princes  :  par  exemple ,  l'humeur  impatiente  des  Anglais 
ne  laisse  guère  à  leur  roi  le  temps  d'appesantir  son  autorité . 
La  soumission  et  l'obéissance  sont  les  vertus  dont  ils  se  pi- 
quent le  moins.  Ils  disent  là-dessus  des  choses  bien  extraor- 
dinaires. Selon  eux,  il  n'y  a  qu'un  lien  qui  puisse  attacher 
les  hommes ,  qui  est  celui  de  la  gratitude  :  im  mari ,  une 
femme ,  un  père  et  un  fils ,  ne  sont  liés  entre  eux  que  par  l'a- 
mour qu'ils  se  portent ,  ou  par  les  bienfaits  qu'ils  se  procurent  ; 
et  ces  motifs  divers  de  reconnaissance  sont  l'origine  de  tous  les 
royaumes  et  de  toutes  les  sociétés. 

Mais  si  un  prince,  bien  loin  de  faire  vivre  ses  sujets  heu- 
reux, veut  les  accabler  et  les  détruire,  le  fondement  de  l'obéis- 
sance cesse;  rien  ne  les  lie,  rien  ne  les  attache  à  lui  ;  et  ils 
rentrent  dans  leur  Uberté  naturelle.  Ils  soutiennent  que  tout 
pouvoir  sans  bornes  ne  saurait  être  légitime ,  parce  qu'il  n'a 
jamais  pu  avoir  d'origine  légitime.  Car  nous  ne  pouvons  pas  , 
disent-ils ,  donner  à  un  autre  plus  de  pouvoir,  sur  nous  que 
nous  n'en  avons  nous-mêmes  :  or  nous  n'avons  pas  sur  nous- 
mêmes  un  pouvoir  sans  bornes  ;  par  exemple ,  nous  ne  pou- 
vons pas  nous  ôter  la  vie  :  personne  n'a  donc ,  concluent-ils , 
.sur  la  terre  un  tel  pouvoir. 

Le  crifne  de  lèse-majesté  n'est  autre  chose ,  selon  eux,  que 
le  crime  que  le  plus  faible  commet  contre  le  plus  fort  en  lui  dés- 
obéissant, de  quelque  manière  qu'il  lui  désobéisse.  Aussi  le 
peuple  d'Angleterre,  quisetrouvale  plusfort  contre  un  de  leure 
rois,  déclara-t-il  que  c'était  un  crime  de  lèse-majesté  à  un  prince 
de  faire  la  guerre  à  ses  sujets.  Us  ont  donc  grande  raison 
quand  ils  disent  que  le  précepte  de  leur  Alcoran ,  qui  ordonne 


406  LETTRES  PERSANES. 

de  se  soumettre  aux  puissances ,  n'est  pas  bien  difficile  à  sui- 
vre, puisqu'il  leur  est  impossible  de  ne  le  pas  observer; 
d'autant  que  ce  n'est  pas  au  plus  vertueux  qu'on  les  oblige  de 
se  soumettre ,  mais  à  celui  qui  est  le  plus  fort. 

Les  Anglais  disent  qu'un  de  leurs  rois  qui  avait  vaincu 
et  pris  prisonnier  un  prince  qui  s'était  révolté  et  lui  disputait 
la  couronne ,  ayant  voulu  lui  reprocher  son  infidélité  et  sa 
perfidie  :  Il  n'y  a  qu'un  moment,  dit  le  prince  infortuné, 
qu'il  vient  d'être  décidé  lequel  de  nous  deux  est  le  traître. 

Un  usurpateur  déclare  rebelles  tous  ceux  qui  n'ont  point 
opprimé  la  patrie  comme  lui  :  et ,  croyant  qu'il  n'y  a  pas  de 
loi  là  où  il  ne  voit  point  déjuges,  il  fait  révérer  comme  des 
arrêts  du  ciel  les  caprices  du  hasard  et  de  la  fortune. 

A  Paris,  le  20  de  la  lune  de  Rebiab  2,  17 17. 


CVI.  RHÉDI  A  USBEK. 

A  Paris. 

Tu  m'as  beaucoup  parlé,  dans  une  de  tes  lettres,  des  sciences 
et  des  arts  cultivés  en  Occident.  Tu  me  vas  regarder  comme 
un  barbare;  mais  je  ne  sais  si  l'utilité  que  l'on  en  retire  dé- 
dommage les  hommes  du  mauvais  usage  que  l'on  en  fait  tous 
les  jours. 

J'ai  ouï  dire  que  la  seule  invention  des  bombes  avait  ôté 
la  liberté  à  tous  les  peuples  d'Europe.  Les  princes  ne  pouvant 
plus  confier  la  garde  des  places  aux  bourgeois ,  qui ,  à  la  pre- 
mière bombe ,  se  seraient  rendus ,  ont  eu  un  prétexte  pour 
entretenir  de  gros  corps  de  troupes  réglées ,  avec  lesquelles  ils 
ont  dans  la  suite  opprimé  leurs  sujets. 

Tu  sais  que  depuis  l'invention  de  la  poudre  il  n'y  a  plus 
de  places  imprenables  ;  c'est-à-dire ,  Usbeck ,  qu'il  n'y  a  plus 
d'asile  sur  la  terre  contre  l'injustice  et  la  violence. 

Je  tremble  toujours  qu'on  ne  parvienne  à  la  fin  à  découvrir 
quelque  secret  qui  fournisse  une  voie  plus  abrégée  pour  faire 
périr  les  hommes ,  détruire  les  peuples  et  les  nations  entières. 


LETTRES  PERSANES.  40? 

Tu  as  lu  les  historiens;  fais-y  bien  attention  ;  presque  tou- 
tes les  monarchies  n'ont  été  fondées  que  sur  l'ignorance  des 
arts ,  et  n'ont  été  détruites  que  parce  qu'on  les  a  trop  cultivés. 
L'ancien  empire  de  Perse  peut  nous  en  fournir  un  exemple 
domestique. 

Il  n'y  a  pas  longtemps  que  je  suis  en  Europe  ;  mais  j'ai  ouï 
parler  à  des  gens  sensés  des  ravages  de  la  chimie.  Il  semble 
que  ce  soit  im  quatrième  fléau  qui  ruine  les  hommes  et  les 
détruit  en  détail,  mais  continuellement;  tandis  que  la  guerre, 
la  peste ,  la  famine ,  les  détruisent  en  gros ,  mais  par  intervalles . 

Que  nous  a  servi  l'invention  de  la  boussole  et  la  découverte 
de  tant  de  peuples ,  qu'à  nous  communiquer  leurs  maladies 
plutôt  que  leurs  richesses  ?  L'or  et  l'argent  avaient  été  établis 
par  une  convention  générale  pour  être  le  prix  de  toutes  les 
marchandises  et  un  gage  de  leur  valeur,  par  la  raison  que  ces 
métaux  étaient  rares ,  et  inutiles  à  tout  autre  usage  :  que  nous 
importait-il  donc  qu'ils  devinssent  plus  communs,  et  que, 
pour  marquer  la  valeur  d'une  denrée ,  nous  eussions  deux  ou 
trois  signes  au  lieu  d'un  ?  Cela  n'en  était  que  plus  incommode. 

Mais ,  d'un  autre  côté ,  cette  invention  a  été  bien  pernicieuse 
aux  pays  qui  ont  été  découverts.  Les  nations  entières  ont  été 
détruites;  et  les  hommes  qui  ont  échappé  à  la  mort  ont  été 
réduits  à  une  servitude  si  rude ,  que  le  récit  en  a  fait  frémir 
les  musulmans. 

Heureuse  l'ignorance  des  enfants  de  Mahomet  !  Aimable 
simplicité  si  chérie  de  notre  saint  prophète ,  vous  me  rappelez 
toujours  la  naïveté  des  anciens  temps ,  et  la  tranquillité  qui 
régnait  dans  le  cœur  de  nos  premiers  pères. 

A  Paris,  le  2  de  la  lune  de  Rhamazan,  17I7. 


CVII.  USBEK  A  RHEDI. 

A  Venise. 

Ou  tu  ne  penses  pas  ce  que  tu  dis,  ou  bien  tu  fais  mieux 
que  tu  ne  penses.  Tu  as  quitté  ta  patrie  pour  t'instruire,  et 


i'iS  LETTRES  PERSANES. 

lu  méprises  toute  instruction  :  tu  viens  pour  te  former  dans 
un  pays  où  l'on  cultive  les  beaux-arts,  et  tu  les  regardes 
comme  pernicieux.  Te  ledirai-je,  Rhédi?  je  suis  plus  d'accord 
avec  toi  que  tu  ne  l'es  avec  toi-même. 

As-tu  bien  réfléchi  à  l'état  barl)are  et  malheureux  où  nous 
entraînerait  la  perte  des  arts?  Il  n'est  pas  nécessaire  de  se 
l'imaginer,  on  peut  le  voir.  Il  y  a  encore  des  peuples  sur  la 
terre  chez  lesquels  un  singe  passablement  instruit  pourrait 
vivre  avec  honneur  ;  il  s'y  trouverait  à  peu  près  à  la  portée 
des  autres  habitants  :  on  ne  lui  trouverait  point  l'esprit  sin- 
gulier, ni  le  caractère  bizarre;  il  passerait  tout  comme  un  au- 
tre, et  serait  distingué  même  par  sa  gentillesse. 

Tu  dis  que  les  fondateurs  des  empires  ont  presque  tous 
ignoré  les  arts.  Je  ne  te  nie  pas  que  des  peuples  barbares 
n'aient  pu ,  comme  des  torrents  impétueux ,  se  répandre  sur 
la  terre ,  et  coumr  de  leurs  armées  féroces  les  royaumes  les 
mieux  policés.  Mais,  prends-y  garde,  ils  ont  appris  les 
arts  ou  les  ont  fait  exercer  aux  peuples  vaincus  ;  sans  cela 
leur  puissance  aurait  passé  comme  le  bruit  du  tonnerre  et  des 
tempêtes. 

Tu  crains,  dis-tu,  cjue  l'on  n'invente  quelque  manière  de 
destruction  plus  cruelle  que  celle  qui  est  en  usage.  Non  :  si 
une  fatale  invention  venait  à  se  découvrir,  elle  serait  bientôt 
prohibée  par  le  droit  des  gens  ;  et  le  consentement  unanime 
des  nations  ensevelirait  cette  découverte.  Il  n'est  point  de  l'in- 
térêt des  princes  de  faire  des  conquêtes  par  de  pareilles  voies  : 
ils  doivent  chercher  des  sujets ,  et  non  pas  des  terres. 

Tu  te  plains  de  l'invention  de  la  poudre  et  des  bombes  ;  tu 
trouves  étrange  qu'il  n'y  ait  plus  de  place  imprenable  :  c'est- 
ii<\ire  quetu  trouves  étrange  que  les  guerres  soient  aujourd'hui 
terminées  plus  tôt  qu'elles  ne  l'étaient  autrefois. 

Tu  dois  avoir  remarqué,  en  lisant  les  histoires ,  que,  depuis 
l'invention  de  la  poudre ,  les  batailles  sont  beaucoup  moins 
sanglantes  qu" elles  ne  l'étaient ,  parce  qu'il  n'y  a  presque  plus 
de  mêlée. 


LETTRES  PERSANES.  409 

Et  quaud  il  se  serait  trouvé  quelque  cas  particulier  où  un 
artaurait  été  préjudiciable,  doit-on  pour  cela  le  rejeter?  Pen- 
ses-tu, Riiédi ,  que  la  religion  que  notre  saint  prophète  a  ap- 
portée du  ciel  soit  pernicieuse ,  parce  qu'elle  servira  quelque 
jour  à  confondre  les  perfldes  chrétiens? 

Tu  crois  que  les  arts  amollissent  les  peuples ,  et  par  là  sont 
Ctiuse  de  la  chute  des  empires.  Tu  parles  de  la  ruine  de  celui 
des  anciens  Perses  ,  qui  fut  l'effet  de  leur  mollesse  ;  mais  il 
s'en  faut  bien  que  cet  exemple  décide ,  puisque  les  Grecs ,  qui 
les  subjuguèrent,  cultivaient  les  arts' avec  infiniment  plus 
de  soin  qu'eux. 

Quand  on  dit  que  les  arts  rendent  les  hommes  efféminés , 
on  ne  parle  pas  du  moins  des  gens  qui  s'y  appliquent,  puis- 
qu'ils ne  sont  jamais  dans  l'oisiveté ,  qui ,  de  tous  les  vices , 
est  celui  qui  amollit  le  plus  le  courage. 

Il  n'est  donc  question  que  de  ceux  qui  en  jouissent.  Mais 
comme  dans  un  pays  policé  ceux  qui  jouissent  des  commodi- 
tés d'un  art  sont  obligés  d'en  cultiver  im  autre ,  à  moins  que 
de  se  voir  réduits  à  une  pauvreté  honteuse  ,  il  s'ensuit  que 
l'oisiveté  et  la  mollesse  sont  incompatibles  avec  les  arts. 

Paris  est  peut-être  la  ville  du  monde  la  plus  sensuelle ,  et 
où  l'on  raffine  le  plus  sur  les  plaisirs  ;  mais  c'est  peut-être 
celle  où  l'on  mène  une  vie  plus  dure.  Pour  qu'un  homme 
vive  délicieusement ,  il  faut  que  cent  autres  travaillent  sans 
relâche.  Une  femme  s'est  mis  dans  la  tête  qu'elle  devait  paraî- 
tre à  une  assemblée  avec  une  certaine  parure  ;  il  faut  que  dès 
ce  moment  cinquante  artisans  ne  dorment  plus,  et  n'aient 
plus  le  loisir  déboire  et  de  manger  :  elle  commande,  et  elle 
est  obéie  plus  promptement  que  ne  serait  notre  monarque  ; 
parce  que  l'intérêt  est  le  plus  grand  monarque  de  la  terre. 

Celte  ardeur  pour  le  travail ,  cette  passion  de  s'enrichir, 
passe  de  condition  en  condition,  depuis  les  artisans  jusqu'aux 
grands.  Personne  n'aime  à  être  plus  pamTe  que  celui  qu'il 
vient  de  voir  immédiatement  au-dessous  de  lui.  Vous  voyez 
à  Paris  un  homme  qui  a  de  quoi  vi\Te  jusqu'au  jour  du  juge- 

35 


410  LETTRES  PERSANES. 

ment ,  qui  tra\  aille  sans  cesse ,  et  court  risque  d'accourcir  ses 
jours  pour  amasser,  dit-il ,  de  quoi  vivre. 

Le  même  esprit  gagne  la  nation  ;  on  n'y  voit  que  travail  et 
qu'industrie.  Où  est  donc  ce  peuple  efféminé  dont  tu  parles 
tant? 

Je  suppose ,  Rhédi ,  qu'on  ne  souffrît  dans  un  royaume  que 
les  arts  absolument  nécessaires  à  la  culture  des  terres,  qui  sont 
pourtant  en  grand  nombre,  et  qu'on  en  bannît  tous  ceux  qui  ne 
servent  qu'à  la  volupté  ou  à  la  fantaisie,  je  le  soutiens,  cet 
État  serait  le  plus  misérable  qu'il  y  eût  au  monde. 

Quand  les  habitants  auraient  assez  de  courage  pour  se  pas- 
ser de  tant  de  choses  qu'ils  doivent  à  leurs  besoins ,  le 
peuple  dépérirait  tous  les  jours  ;  et  l'État  deviendrait  si  fai- 
ble ,  qu'il  n'y  aurait  si  petite  puissance  qui  ne  fût  en  état  de 
le  conquérir. 

Je  pourrais  entrer  ici  dans  un  long  détail ,  et  te  faire  voir 
que  les  revenus  des  particuliers  cesseraient  presque  absolu- 
ment, et  par  conséquent  ceux  du  prince.  Il  n'y  aurait  presque 
plus  de  relation  de  facultés  entre  les  citoyens  ;  cette  circula- 
tion de  richesses  et  cette  progression  de  revenus ,  qui  vient  de 
la  dépendance  où  sont  les  arts  les  uns  des  autres ,  cesseraient 
absolument  ;  chacun  ne  tirerait  de  revenu  que  de  sa  terre,  et 
n'en  tirerait  précisément  ((ue  ce  qu'il  lui  faut  pour  ne  pas 
mourir  de  faim.  Mais ,  comme  ce  n'est  pas  la  centième  par- 
tie du  revenu  d'un  royaume ,  il  faudrait  que  le  nombre  des 
habitants  diminuât  à  proportion ,  et  qu'il  n'en  restât  que  la 
centième  partie. 

Fais  bien  attention  jusqu'où  vont  les  revenus  de  l'industrie. 
Un  fonds  ne  produit  annuellement  à  son  maître  que  la  ving- 
tième partie  de  sa  valeur;  mais,  avec  une  pistole  de  couleur, 
un  peintre  fera  un  tableau  qui  lui  en  vaudra  cinquante.  On  eu 
peut  dire  de  même  des  orfèvres ,  des  ouvriers  en  laine ,  en 
soie,  et  de  toutes  sortes  d'artisans. 

De  tout  ceci  il  faut  conclure ,  Rhédi ,  que  pour  qu'un  prince 
soit  puissant,  il  faut  que  ses  sujets  vivent  dans  les  délices; 


LETTRES  PERSANES.  411 

il  faut  qu'il  travaille  à  leur  procurer  toutes  sortes  de  superfluités 
avec  autant  d'attention  que  les  nécessités  de  la  vie. 

A  Paris,  le  14  de  la  lune  de  Ctialval,  1717. 


CVIII.  RICA  A  IBBE^. 

A  Smyrne. 

J'ai  vu  le  jeune  monarque.  Sa  vie  est  bien  précieuse  à  ses 
sujets;  elle  ne  l'est  pas  moins  à  toute  l'Europe,  par  les  grands 
troubles  que  sa  mort  pourrait  produire.  Mais  les  rois  sont 
comme  les  dieux;  et,  pendant  qu'ils  vivent,  on  doit  les 
croire  immortels.  Sa  physionomie  est  majestueuse,  mais  char- 
mante :  une  belle  éducation  semble  concourir  avec  un  heu- 
reux naturel ,  et  promet  déjà  un  grand  prince. 

On  dit  que  l'on  ne  peut  jamais  connaître  le  caractère  des 
rois  d'Occident  jusqu'à  ce  qu'ils  aient  passé  par  les  deux 
grandes  épreuves  de  leur  maîtresse  et  de  leur  confesseur.  On 
verra  bientôt  l'un  et  l'autre  travaillera  se  saisir  de  l'esprit  de 
celui-ci  ;  et  il  se  livrera  pour  cela  de  grands  combats.  Car,  sous 
un  jeune  prince ,  ces  deux  puissances  sont  toujours  rivales  ; 
mais  elles  se  concilient  et  se  réunissent  sous  un  vieux.  Sous 
un  jeune  prince ,  le  dervis  a  un  rôle  bien  difGcUe  a  soute- 
mr  :  la  force  du  roi  fait  sa  faiblesse  ;  mais  l'autre  triomphe 
également  de  sa  faiblesse  et  de  sa  force. 

Lorsque  j'arrivai  en  France,  je  trouvai  le  feu  roi  absolu- 
ment gouverné  par  les  femmes  ;  et  cependant ,  dans  l'âge  où 
il  était,  je  crois  que  c'était  le  monarque  de  la  terre  qui  en 
avait  le  moins  de  besoin.  J'entendis  un  jour  une  femme  qui 
disait  :  Il  faut  que  l'on  fasse  quelque  chose  pour  ce  jeune  co- 
lonel ,  sa  valeur  m'est  connue  ;  j'en  parlerai  au  ministre.  Une 
autre  disait  :  Il  est  surprenant  que  ce  jeune  abbé  ait  été  ou- 
blié ;  il  faut  qu'il  soit  évoque  :  il  est  homme  de  naissance ,  et 
je  pourrais  répondre  de  ses  mœurs.  11  ne  faut  pas  pourtant 
que  tu  t'imagines  que  celles  qui  tenaient  ces  discours  fussent 
des  favorites  du  prince  ;  elles  ne  lui  avaient  peut-être  pas  parlé 


412  LETTRES  PERSANES. 

deux  fois  en  leur  vie  :  cliose  pourtant  très-facile  à  faire  chez  les 
princes  européens.  INIais  c'est  qu'il  n'y  a  personne  qui  ait 
quelque  emploi  à  la  cour,  dans  Paris  ou  dans  les  provinces , 
qui  n'ait  une  femme  par  les  mains  de  laquelle  passent  toutes 
les  grâces  et  quelquefois  les  injustices  qu'il  peut  faire.  Ces 
femmes  ont  toutes  des  relations  les  unes  avec  les  autres ,  et 
forment  une  espèce  de  république  dont  les  membres  toujours 
actifs  se  secourent  et  se  servent  mutuellement  :  c'est  comme 
un  nouvel  État  dans  l'État  ;  et  celui  qui  est  à  la  cour,  à  Pa- 
ris ,  dans  les  provinces ,  qui  voit  agir  des  ministres ,  des 
magistrats,  des  prélats,  s'il  ne  connaît  les  femmes  qui  les  gou- 
vernent, est  comme  un  homme  qui  voit  bien  une  machine 
qui  joue ,  mais  qui  n'en  connaît  point  les  ressorts. 

Crois-tu,  Ibben,  qu'une  femme  s'avise  d'être  la  maîtresse 
d'un  ministre  pour  coucher  avec  lui?  Quelle  idée!  c'est 
pour  lui  présenter  cinq  ou  sbc  placets  tous  les  matins  ;  et 
la  bonté  de  leur  naturel  paraît  dans  l'empressement  qu'elles 
ont  de  faire  du  bien  à  une  infinité  de  gens  malheureux  qui 
leur  procurent  cent  mille  li\Tes  de  rente. 

On  se  plaint  en  Perse  de  ce  que  le  royaume  est  gouverné 
par  deux  ou  trois  femmes  :  c'est  bien  pis  en  France  ,  oii  les 
femmes  en  général  gouvernent ,  et  prennent  non-seulement 
on  gros  ,  mais  même  se  partagent  en  détail,  toute  l'autorité. 
A  Paris,  le  dernier  de  la  lune  de  Chalval,  I7I7. 


CIX.  USBEK  A  ***. 

11  y  a  une  espèce  de  livres  que  nous  ne  connaissons  point 
en  Perse ,  et  qui  me  paraissent  ici  fort  à  la  mode  :  ce  sont  les 
journaux.  La  paresse  se  sent  flattée  en  les  lisant  ;  on  est  ravi 
de  pouvoir  parcourir  trente  volumes  en  un  quart  d'heure. 

Dans  la  plupart  des  li\Tes ,  l'auteur  n'a  pas  fait  les  compli- 
ments ordinaires ,  que  les  lecteurs  sont  aux  abois  :  il  les  fait 
entrer  à  demi  morts  dans  une  matière  noyée  au  milieu 
d'une  mer  de  paroles.  Celui-ci  veut  s'immortaliser  par  un 


LETTRES  PERSANES.  il3 

in-douze  ;  celui-là  ,  par  un  in-quarto  ;  un  autre ,  qui  a  de  plus 
belles  inclinations ,  vise  à  l'in-folio  ;  il  faut  donc  qu'il  étende 
son  sujet  à  proportion  ;  ce  qu'il  fait  sans  pitié ,  comptant  pour 
rien  la  peine  du  pauvre  lecteur,  qui  se  tue  à  réduire  ce  que 
l'auteur  a  pris  tant  de  peine  à  amplifier. 

Je  ne  sais ,  *** ,  quel  mérite  il  y  a  à  faire  de  pareils  ouvra- 
ges :  j'en  ferais  bien  autant  si  je  voulais  ruiner  ma  santé  et 
un  libraire. 

Le  grand  tort  qu'ont  les  journalistes ,  c'est  qu'ils  ne  par- 
lent que  des  livres  nouveaux  :  comme  si  la  vérité  était  jamais 
nouvelle  !  Il  me  semble  que ,  jusqu'à  ce  qu'un  bomme  ait  lu 
tous  les  li\Tes  anciens ,  il  n'a  aucune  raison  de  leur  préférer 
les  nouveaux. 

Mais  lorsqu'ils  s'imposent  la  loi  de  ne  parler  que  des  ou- 
vrages encore  tout  chauds  de  la  forge,  ils  s'en  imposent 
une  autre,  qui  est  d'être  très-ennuyeux.  Ils  n'ont  garde  de 
critiquer  les  livres  dont  ils  font  les  extraits  ,  quelque  raison 
qu'ils  en  aient;  et,  en  effet,  quel  est  l'homme  assez  hardi 
pour  vouloir  se  faire  dix  ou  douze  ennemis  tous  les  mois  ? 

La  plupart  des  auteurs  ressemblent  aux  poètes,  qui  souffri- 
ront une  volée  de  coups  de  bâton  sans  se  plaindre ,  mais  quL, 
peu  jaloux  de  leurs  épaules ,  le  sont  si  fort  de  leurs  ouvrages , 
qu'ils  ne  sauraient  soutenir  la  moindre  critique.  Il  faut  donc 
bien  se  donner  de  garde  de  les  attaquer  par  un  endroit  si 
sensible  ;  et  les  journalistes  le  savent  bien.  Ils  font  donc  tout 
le  contraire  ;  ils  commencent  par  louer  la  matière  qui  est  trai- 
tée :  première  fadeur  ;  de  là  ils  passent  aux  louanges  de  l'au 
teur  :  louanges  forcées  ;  car  ils  ont  affaire  à  des  gens  qui  sont 
encore  en  haleine ,  tout  prêts  à  se  faire  faire  raison  ,  et  à  fou- 
droyer à  coups  de  plume  un  téméraire  journaliste. 

A  Paris,  le  5  de  la  lune  de  Zilcadé,  1718. 


414  LETTr.ES  PERSANES. 

ex.  RICA  A  ***. 

L'université  de  Paris  est  la  fille  aîuée  des  rois  de  France ,  et 
très-aînée,  car  elle  a  plus  de  neuf  cents  ans  '  :  aussi  rêve-t- 
elle  quelquefois. 

On  m'a  conté  qu'elle  eut ,  il  y  a  quelque  temps ,  un  grand 
démêlé  avec  quelques  docteurs  à  l'occasion  de  la  lettre  Q  ' , 
qu'elle  voulait  que  l'on  prononçât  comme  un  K.  La  dispute  s'é- 
chauffa si  fort ,  que  quelques-uns  furent  dépouillés  de  leurs 
biens  :  il  fallut  que  le  parlement  terminât  le  différend  ;  et  il 
accorda  permission ,  par  un  arrêt  solennel ,  à  tous  les  sujets  du 
roi  de  France  de  prononcer  cette  lettre  à  leur  fantaisie.  Il 
faisait  beau  voir  les  deux  corps  de  l'Europe  les  plus  respecta- 
bles occupés  à  décider  du  sort  d'une  lettre  de  l'alphabet! 

Il  semble ,  mon  cher  *** ,  que  les  têtes  des  plus  grands 
hommes  s' étrécissent  lorsqu'elles  sont  assemblées,  et  que  là 
oii  il  y  a  plus  de  sages ,  il  y  ait  aussi  moins  de  sagesse.  Les 
grands  corps  s'attachent  toujours  si  fort  aux  minuties ,  aux 
formalités ,  aux  vains  usages ,  que  l'essentiel  ne  va  jamais 
qu'après.  J'ai  ouï  dire  qu'un  roi  d'Aragon  ^  ayant  assemblé 
les  états  d'Aragon  et  de  Catalogne,  les  premières  séances 
s'employèrent  à  décider  en  quelle  langue  les  délibérations  se- 
raient conçues  :  la  dispute  était  vive ,  et  les  états  se  seraient 
rompus  mille  fois  ,  si  l'on  n'avait  imaginé  un  expédient ,  qui 
était  que  la  demande  serait  faite  en  langage  catalan,  et  la  ré- 
ponse en  aragonais. 

A  Paris,  le  25  de  la  lune  de  Zilhagé,  I7is. 


CXI.  RICA  A  ***. 

Le  rôle  d'une  jolie  femme  est  beaucoup  plus  grave  que 
l'on  ne  pense.  11  n'y  arien  de  plus  sérieux  que  ce  qui  se  passe 

'  Elle  fut  fondée  par  Charlcmasno,  dans  son  propre  palais.  (P.) 
'  Il  veut  parler  de  laf(aerellc  de  Ranwis. 
^  CVIail  en  IGlo.  —  l'hilippe  IV.  (P.) 


LETTRES  PERSANES.  415 

le  matin  à  sa  toilette ,  au  milieu  de  ses  domestiques  ;  un  général 
{l'armée n'emploie  pas  plus  d'attention  à  placer  sa  droite  ou  son 
corps  de  réserve ,  qu'elle  en  met  à  poser  une  mouche  qui  peut 
manquer,  mais  dont  elle  espère  ou  prévoit  le  succès. 

Quelle  gêne  d'esprit,  quelle  attention,  pour  concilier  sans 
cesse  les  intérêts  de  deux  rivaux,  pour  paraître  neutre  à 
tous  les  deux ,  pendant  qu'elle  est  livrée  à  l'im  et  à  l'autre ,  et 
se  rendre  médiatrice  sur  tous  les  sujets  de  plainte  qu'elle  leur 
donne  ! 

Quelle  occupation  pour  faire  venir  parties  de  plaisir  sur 
parties ,  les  faire  succéder  et  renaître  sans  cesse ,  et  prévenir 
tous  les  accidents  qui  pourraient  les  rompre  ! 

Avec  tout  cela  la  plus  grande  peine  n'est  pas  de  se  divertir, 
c'est  de  le  paraître.  Ennuyez-les  tant  que  vous  voudrez ,  elles 
vous  le  pardonneront ,  poursu  que  l'on  puisse  croire  qu" elles 
se  sont  bien  réjouies. 

Je  fus ,  il  y  a  quelques  jours ,  d'un  souper  que  des  femmes 
firent  à  la  campagne.  Dans  le  chemin,  elles  disaient  sans 
cesse  :  Au  moins  il  faudra  bien  rire  et  bien  nous  divertir. 

Kous  nous  trouvâmes  assez  mal  assortis,  et  par  conséquent 
assez  sérieux.  Il  faut  avouer,  dit  une  de  ces  femmes ,  que 
nous  nous  divertissons  bien  :  il  n'y  a  pas  aujourd'hui  dans 
Paris  une  partie  si  gaie  que  la  nôtre.  Comme  l'ennui  me  ga- 
gnait ,  une  femme  me  secoua ,  et  me  dit  :  Eh  bien  !  ne  som- 
mes-nous pas  de  bonne  humeur?  Oui,  lui  répondis-je  en 
bâillant  :  je  crois  que  je  crèverai  à  force  de  rire.  Cependant 
la  tristesse  triomphait  toujours  des  réflexions;  et,  quant  à 
moi ,  je  me  sentis  conduit  de  bâillement  en  bâillement  dans 
un  sommeil  léthargique  qui  finit  tous  mes  plaisirs. 

A  Paris,  le  u  de  la  lone  de  Maharran  ,  ITIS. 


CXII.  USBEK  A  "*. 

Le  règne  du  feu  roi  a  été  si  long,  que  la  fin  en  avait  fait 
oublier  le  cominencemcut.  C'est  aujourd'hui  la  mode  de  ne 


416  LETTRES  PERSANES. 

s'occuper  que  des  événements  arrivés  dans  sa  minorité  ;  et  on 
ne  lit  plus  que  les  mémoires  de  ces  temps-là. 

Voici  le  discours  qu'un  des  généraux  de  la  ville  de  Paris 
prononça  dans  un  conseil  de  guerre  ;  et  j'avoue  que  je  n'y 
comprends  pas  grand'chose. 

«  ]\Iessieurs ,  quoique  nos  troupes  aient  été  repoussées  avec 
«  perte ,  je  crois  qu'il  nous  sera  facile  de  réparer  cet  échec. 
«  J'ai  six  couplets  de  chanson  tout  prêts  à  mettre  au  jour,  qui, 
«  je  m'assure,  remettront  toutes  choses  dans  l'équilibre.  J'ai 
«  fait  choix  de  quelques  voix  très-nettes ,  qui ,  sortant  de  la 
«  cavité  de  certaines  poitrines  très-fortes ,  émouvront  merveil- 
«  leusement  le  peuple.  Ils  sont  sur  un  air  qui  a  fait  jusqu'à 
«  présent  un  effet  tout  particulier. 

«  Si  cela  ne  suffit  pas ,  nous  ferons  paraître  une  estampe  qui 
«  fera  voir  Mazarin  pendu. 

«  Par  bonheur  pour  nous ,  il  ne  parle  pas  bien  français  ;  et 
«  il  l'écorche  tellement',  qu'il  n'est  pas  possible  que  ses  af- 
«  faires  ne  déclinent.  Nous  ne  manquons  pas  de  fairebienremar- 
«  quer  au  peuple  le  ton  ridicule  dont  il  prononce.  Nous  rele- 
«  vâmes ,  il  y  a  quelques  jours ,  une  faute  de  grammaire  si 
««  grossière,  qu'on  en  fit  des  farces  par  tous  les  carrefours. 

«  J'espère  qu'avant  qu'il  soit  huit  jours  le  peuple  fera  du 
«  nom  de  Mazarin  un  mot  générique  pour  exprimer  toutes  les 
«  bêtes  de  somme ,  et  celles  qui  servent  à  tirer. 

«  Depuis  notre  défaite ,  notre  musique  l'a  si  furieusement 
«  vexé  sur  le  péché  originel ,  que ,  pour  ne  pas  voir  ses  par- 
«  tisans  réduits  à  la  moitié ,  il  a  été  obUgé  de  renvoyer  tous 
«  ses  pages. 

«  Ranimez-vous  donc ,  reprenez  courage  ;  et  soyez  sûrs  que 
«  nous  lui  ferons  repasser  les  monts  à  coups  de  sifflet.  « 

A  Paris ,  le  4  de  la  lune  de  Cliahban  ,  I7I8. 


LETTRES  PERSA>'ES.  417 

CXIII.  RHÉDI  A  USBEK. 
A  Paris. 

Pendant  le  séjour  que  je  fais  en  Europe ,  je  lis  les  historiens 
anciens  et  modernes  ;  je  compare  tous  les  temps  ;  j'ai  du  plai- 
sir à  les  voir  passer,  pour  ainsi  dire,  devant  moi  ;  et  j'arrête 
surtout  mon  esprit  à  ces  grands  changements  qui  ont  rendu 
les  âges  si  différents  des  âges,  et  la  terre  si  peu  semblable  à 
elle-même. 

Tu  n'as  peut-être  pas  fait  attention  à  une  chose  qui  cause 
tous  les  jours  ma  surprise.  Comment  le  monde  est-il  si  peu 
peuplé,  en  comparaison  de  ce  qu'il  était  autrefois  ?  Comment 
la  nature  a-t-elle  pu  perdre  cette  prodigieuse  fécondité  des 
premiers  temps.'  serait-elle  déjà  dans  sa  vieillesse,  et  tombe- 
rait-elle de  langueur  ? 

Pai  resté  plus  d'un  an  en  Italie ,  où  je  n'ai  \u  que  le  débris 
de  cette  ancienne  Italie  si  fameuse  autrefois.  Quoique  tout  le 
monde  habite  les  villes ,  elles  sont  entièrement  désertes  et  dé- 
peuplées :  il  semble  qu'elles  ne  subsistent  encore  que  pour 
marquer  le  lieu  où  étaient  ces  cités  puissantes  dont  l'histoire  a 
tant  parlé. 

Il  y  a  des  gens  qui  prétendent  que  la  seule  ville  de  Rome 
contenait  autrefois  plus  de  peuple  qu'un  grand  ro\aume  de 
l'Europe  n'en  a  aujourd'hui.  U  y  a  eu  tel  citoyen  romain  qui 
avait  dix  et  même  ^ingt  mille  esclaves ,  sans  compter  ceux 
qui  travaillaient  dans  les  maisons  de  campagne;  et,  comme 
on  y  comptait  quatre  ou  cinq  cent  mille  citoyens ,  on  ne  peut 
fixer  le  nombre  de  ses  habitants  sans  que  l'imagination  ne  se 
révolte. 

Il  y  avait  autrefois  dans  la  Sicile  de  puissants  royaumes  et 
des  peuples  nombreux  qui  en  ont  disparu  depuis  :  cette  île 
n'a  plus  rien  de  considérable  que  ses  volcans. 

La  Grèce  est  si  déserte,  cju'elle  ne  contient  pas  la  centième 
partie  de  ses  anciens  habitants. 

L'Espagne  ,  autrefois  si  remplie,  ne  fait  voir  aujourd'hui 


4t8  LETTRES  PERSANES. 

que  (les  campagnes  inhabitées  ;  et  la  France  n'est  rien  en  com- 
paraison de  cette  ancienne  Gaule  dont  parle  César. 

Les  pays  du  Nord  sont  fort  dégarnis  ;  et  il  s'en  faut  bien 
que  les  peuples  y  soient ,  comme  autrefois,  obligés  de  se  par- 
tager, et  d'envoyer  dehors ,  comme  des  essaims ,  des  colonies 
et  des  nations  entières  chercher  de  nouvelles  demeures. 

La  Pologne  et  la  Turquie  en  Europe  n'ont  presque  plus  de 
peuples. 

On  ne  saurait  trouver  dans  l'Amérique  la  deux-centième 
partie  des  hommes  qui  y  formaient  de  si  grands  empires. 

L'Asie  n'est  guère  en  meilleur  état.  Cette  Asie  mineure  qui 
contenait  tant  de  puissantes  monarchies  ,  et  un  nombre  si 
prodigieux  de  grandes  villes,  n'en  a  plus  que  deux  ou  trois. 
Quant  à  la  grande  Asie ,  celle  qui  est  soumise  au  Turc  n'est 
pas  plus  pleine  ;  et  pour  celle  qui  est  sous  la  domination  de 
nos  rois ,  si  on  la  compare  à  l'état  florissant  oii  elle  était  au- 
trefois ,  on  verra  qu'elle  n'a  qu'une  très-petite  partie  des  habi- 
tants qui  y  étaient  sans  nombre  du  temps  des  Xerxès  et  des 
Darius. 

Quant  aux  petits  États  qui  sont  autour  de  ces  grands  empi- 
res, ils  sont  réellement  déserts  :  tels  sontles  royaumes  d'Iri- 
mette,  de  Circassie,  et  de  Guriel.  Ces  princes,  avec  de  vastes 
États,  comptent  à  peine  cinquante  mille  sujets. 

L'Egypte  n'a  pas  moins  manqué  que  les  autres  pays. 

Enfin  je  parcours  la  terre ,  et  je  n'y  trouve  que  délabre- 
ment ;  je  crois  la  voir  sortir  des  ravages  de  la  peste  et  de  la 
famine. 

L'Afrique  a  toujours  été  si  inconnue ,  qu'on  ne  peut  en 
parler  si  précisément  que  des  autres  parties  du  monde  ;  mais, 
à  ne  faire  attention  qu'aux  côtes  de  la  Méditerranée  connues 
de  tout  temps ,  on  voit  qu'elle  a  extrêmement  déchu  de  ce 
qu'elle  était  province  romaine.  Aujourd'hui  ses  princes  sont 
si  faibles,  que  ce  sont  les  plus  petites  puissances  du  monde. 

Après  un  calcul  aussi  exact  qu'il  peut  l'être  dans  ces  sortes 
de  choses ,  j'ai  trouvé  qu'il  y  a  à  peine  sur  la  terre  la  dixième 


LETTRES /PERSANES.  419 

partie  des  hommes  qui  y  étaient  du  temps  de  César.  Ce  qu'il 
y  a  d'étonnant ,  c'est  qu'elle  se  dépeuple  tous  les  jours;  et  si 
cela  continue,  dans  dix  siècles  elle  ne  sera  qu'un  désert. 

Voilà,  mon  cher  Usbek ,  la  plus  terrible  catastrophe  qui  soit 
jamais  arrivée  dans  le  monde.  Mais  à  peine  s'en  est-on  aperçu, 
parce  qu'elle  est  arrivée  insensiblement,  et  dans  le  cours  d'un 
grand  nombre  de  siècles  ;  ce  qui  marque  un  vice  intérieur,  im 
venin  secret  et  caché ,  ime  maladie  de  langueur,  qui  afflige 
la  nature  humaine. 

A  Venise,  le  lO  de  la  lune  de  Pvhégeb ,  I7i8. 


CXIV.  USBEK  A  RHÉDI. 

A  Venise. 

Le  monde ,  mon  cher  Rhédi ,  n'est  point  incorruptible  ;  les 
cieux  mêmes  ne  le  sont  pas  :  les  astronomes  sont  des  témoins 
oculaires  de  tous  leurs  changements ,  qui  sont  les  effets  bien 
naturels  du  mouvement  universel  de  la  matière. 

La  terre  est  soumise,  comme  les  autres  planètes  ,  aux  mê- 
mes lois  des  mouvements  ;  elle  souffre  au  dedans  d'elle  un 
combat  perpétuel  de  ses  principes  :  la  mer  et  le  continent  sem- 
blent être  dans  une  guerre  éternelle  ;  chaque  instant  produit  de 
nouvelles  combinaisons. 

Les  hommes,  dans  une  demeure  si  sujette  aux  changements, 
sont  dans  un  état  aussi  incertain  :  cent  mille  causes  peuvent 
agir,  dont  la  plus  petite  peut  les  détruire,  et  à  plus  forte  raison 
augmenter  ou  diminuer  leur  nombre. 

Je  ne  te  parlerai  pas  de  ces  catastrophes  particulières ,  si 
communes  chez  les  historiens ,  qui  ont  détruit  des  villes  et 
des  royaumes  entiers  :  il  y  en  a  de  générales  ,  qui  ont  mis 
bien  des  fois  le  genre  humain  à  deux  doigts  de  sa  perte. 

Les  histoires  sont  pleines  de  ces  pestes  universelles  qui  ont 
tour  à  tour  désolé  l'univers.  Elles  parlent  d'une  ,  entre  au- 
tres, qui  fut  si  violente,  qu'elle  brûla  jusqu'à  la  racine  des 


420  LETTRES  PERSANES. 

plantes,  el  se  lit  sentir  dans  tout  le  monde  connu,  jusqu'à  rein* 
pire  du  Catay  :  un  degré  de  plus  de  corruption  aurait ,  peut- 
être  en  un  seul  jour,  détruit  toute  la  nature  humaine. 

Il  n'y  a  pas  deux  siècles  que  la  plus  honteuse  de  toutes  les 
maladies  se  lit  sentir  en  Europe ,  en  Asie  et  en  Afrique  ;  elle 
fit  dans  très-peu  de  temps  des  effets  prodigieux  :  c'était  fait 
des  hommes ,  si  elle  avait  continué  ses  progrès  avec  la  même 
furie.  Accablés  de  maux  dès  leur  naissance,  incapables  de 
soutenir  le  poids  des  charges  de  la  société  ,  ils  auraient  péri 
misérablement. 

Qu'aurait-ce  été  si  le  venin  eût  été  un  peu  plus  exalté  ?  et  il 
le  serait  devenu  sans  doute ,  si  l'on  n'avait  été  assez  heureux 
pour  trouver  un  remède  aussi  puissant  que  celui  qu'on  a  dé- 
couvert. Peut-être  que  cette  maladie ,  attaquant  les  parties  de 
la  génération,  aurait  attaqué  la  génération  même. 

IMais  pourquoi  parler  de  la  destruction  qui  aurait  pu  arriver 
au  genre  humain?  n'est-elle  pas  arrivée  en  effet,  et  le  déluge 
ne  le  réduisit-il  pas  à  une  seule  famille? 

Ceux  qui  connaissent  la  nature ,  et  qui  ont  de  Dieu  une  idée 
raisonnable,  peuvent-ils  comprendre  que  la  matière  et  les  cho- 
ses créées  n'aient  que  six  mille  ans  ?  que  Dieu  ait  différé  pen- 
dant toute  l'éternité  ses  ouvrages,  et  n'ait  usé  que  d'hier  de  sa 
puissance  créatrice  ?  Serait-ce  parce  qu'il  ne  l'aurait  pas  pu  , 
ou  parce  qu'il  ne  l'aurait  pas  voulu  ?  Mais  s'il  ne  l'a  pas  pu  dans 
un  temps,  il  ne  l'a  pas  pu  dans  l'autre.  C'est  donc  parce  qu'il 
ne  l'a  pas  voulu.  Mais,  comme  il  n'y  a  point  de  succession  dans 
Dieu ,  si  l'on  admet  qu'il  ait  voulu  quelque  chose  une  fois ,  il 
l'a  voulu  toujours,  et  dès  le  commencement. 

11  ne  faut  donc  pas  compter  les  années  du  monde  ;  le  nom- 
bre des  grains  de  sable  de  la  mer  ne  leur  est  pas  plus  compara- 
1)1  e  qu'un  instant. 

Cependant  tous  les  historiens  nous  parlent  d'un  premier 
père;  ils  nous  font  voir  la  nature  humaine  naissante.  N'est-il 
pas  naturel  de  pensvjr  qu'Adam  fut  sauvé  d'uu  malheur  com- 
n)uu  ,  comme  Noé  le  fut  du  déluge  ,  et  que  ces  grands  événe- 


LETTRES  PERSANES-  471 

jnents  ont  été  fréquents  sur  la  terre  depuis  la  création  du 
monde? 

Mais  toutes  les  destructions  ne  sont  pas  violentes.  Nous 
voyons  plusieurs  parties  de  la  terre  se  lasser  de  fournir  à  la 
subsistance  des  hommes  :  que  savons-nous  si  la  terre  entière 
n'a  pas  des  causes  générales ,  lentes ,  et  imperceptibles ,  de 
lassitude  '  ? 

J'ai  été  bien  aise  de  te  donner  ces  idées  générales  avant  de 
répondre  plus  particulièrement  à  ta  lettre  sur  la  diminution 
des  peuples,  arrivée  depuis  dix-sept  à  dix-huit  siècles.  Je  te 
ferai  voir  dans  une  lettre  suivante  qu'indépendamment  des 
causes  physiques  il  y  en  a  de  morales  qui  ont  produit  cet  effet. 
X  Paris,  le  8 de  la  lune  de  Cliahban  ,  1718. 


CXV.  USBEK  AU  MÊME. 

Tu  cherches  la  raison  pourquoi  la  terre  est  moins  peuplée 
qu'elle  ne  l'était  autrefois  ;  et  si  tu  y  fais  bien  attention ,  tu 
verras  que  la  grande  différence  vient  de  celle  qui  est  arrivée 
dans  les  mœurs. 

Depuis  que  la  religion  chrétienne  et  la  mahométane  ont 
partagé  le  monde  romain ,  les  choses  sont  bien  changées  ;  il 
s'en  faut  bien  que  ces  deux  religions  soient  aussi  favorables  à 
la  propagation  de  l'espèce  que  celle  de  ces  maîtres  de  l'univers. 

Dans  cette  dernière ,  la  polygamie  était  défendue  ;  et  en  cela 
elle  avait  un  très-grand  avantage  sur  la  religion  mahométane  : 
le  divorce  y  était  permis;  ce  qui  lui  en  donnait  un  autre  non 
moins  considérable  sur  la  chrétienne. 

Je  ne  trouve  rien  de  si  contradictoire  que  cette  pluralité  des 
femmes  permise  par  le  saint  Aicoran ,  et  l'ordre  de  les  satis- 
faire ordonné  dans  le  même  livre. Voyez  vos  femmes ,  dit  le 
prophète ,  parce  que  vous  leur  êtes  nécessaire  comme  leurs 
vêtements ,  et  qu'elles  vous  sont  nécessaires  comme  vos  vête- 

'  Ol  alinéa  fut  ajouté  dans  la  dernière  édition. 


422  LETTRES  PLRSANES. 

ments.  Voilà  un  précopte  qui  rend  la  vie  d'un  véritable 
musulman  bien  laborieuse.  Celui  qui  a  les  quatre  femmes 
établies  par  la  loi ,  et  seulement  autant  de  concubines  et  d'es- 
claves, ne  doit-il  pas  être  accablé  de  tant  de  vêtements? 

Vos  femmes  sont  vos  labourages,  dit  encore  le  propbète; 
approcbez-vous  donc  de  vos  labourages  :  faites  du  bien  pour 
vos  âmes ,  et  vous  le  trouverez  un  jour. 

Je  regarde  un  bon  musulman  comme  un  athlète  destiné  à 
combattre  sans  relâche ,  mais  qui ,  bientôt  faible  et  accablé  de 
ses  premières  fatigues ,  languit  dans  le  champ  même  de  la 
victoire,  et  se  trouve  pour  ainsi  dire  enseveli  sousses  propres 
triomphes. 

La  nature  agit  toujours  avec  lenteur,  et  pour  ainsi  dire  avec 
épargne  :  ses  opérations  ne  sont  jamais  violentes.  Jusque  dans 
SCS  productions  elle  veut  de  la  tempérance;  elle. ne  va  jamais 
qu'avec  règle  et  mesure  ;  si  on  la  précipite ,  elle  tombe  bientfjt 
dans  la  langueur  ;  elle  emploie  toute  la  force  qui  lui  reste  à  se 
conserver ,  perdant  absolument  sa  vertu  productrice  et  sa  pui.s- 
sance  générative. 

C'est  dans  cet  état  de  défaillance  que  nous  met  toujours  ce 
grand  nombre  de  femmes  ,  plus  propres  à  nous  épuiser  qu'à 
nous  satisfaire.  Il  est  très -ordinaire  parmi  nous  de  voir  un 
homme  dans  un  sérail  prodigieux  avec  un  très-petit  nom- 
bre d'enfants  ;  ces  enfants  même  sont  la  plupart  du  temps  fai- 
bles et  malsains ,  et  se  sentent  de  la  langueur  de  leur  père. 

Ce  n'est  pas  tout  :  ces  femmes ,  obligées  à  une  continence 
forcée,  ont  besoin  d'avoir  des  gens  pour  les  garder,  qui  ne  peu- 
vent être  que  des  eunuques;  la  religion,  la  jalousie,  et  la 
raison  même ,  ne  permettent  pas  d'en  laisser  approcher  d'au- 
tres :  ces  gardiens  doivent  être  en  grand  nombre ,  soit  aûu  de 
maintenir  la  tranquillité  au  dedans  parmi  les  guerres  que  ces 
femmes  se  font  sans  cesse ,  soit  enfin  pour  empêcher  les  entre- 
prises du  dehors.  Ainsi  un  homme  qui  a  dix  femmes  ou 
concubines  n'a  pas  trop  d'autant  d'eunuques  pour  les  garder. 
Mais  quelle  perte  pour  la  société  que  ce  grand  nombre  d'hoiii- 


LETTRES  PERSANES.  423 

mes  morts  dès  leur  naissance  !  quelle  dépopulation  ne  doit-il 
pas  s'ensuivre  ! 

Les  filles  esclaves  qui  sont  dans  le  sérail  pour  servir  avec 
les  eunuques  ce  grand  nombre  de  femmes ,  y  vieillissent  pres- 
que toujours  dans  une  affligeante  virginité  :  elles  ne  peuvent 
pas  se  marier  pendant  qu'elles  y  restent  ;  et  leurs  maîtresses , 
une  fois  accoutumées  à  elles ,  ne  s'en  défont  presque  jamais. 

Voilà  comment  un  seul  homme  occupe  lui  seul  tant  de  sujets 
de  l'un  et  l'auti-e  sexe  à  ses  plaisirs ,  les  fait  mourir  pour  l'État , 
Bt  les  rend  inutiles  à  la  propagation  de  l'espèce. 

Constantinople  et  Ispahan  sont  les  capitales  des  deux  plus 
grands  empires  du  monde  :  c'est  là  que  tout  doit  aboutir,  et 
que  les  peuples ,  attirés  de  mille  manières ,  se  rendent  de 
toutes  parts.  Cependant  elles  périssent  d'elles-mêmes,  et  elles 
seraient  bientôt  détruites ,  si  les  souverains  n'y  faisaient  venir, 
presque  à  chaque  siècle,  des  nations  entières  pour  les  repeu- 
pler. J'épuiserai  ce  sujet  dans  une  autre  lettre. 

A  Paris,  le  l3delalunedeChahban,  17 18. 

CXVI.  USBEK  AU  MÊME. 

Les  Romains  n'avaient  pas  moins  d'esclaves  que  nous  :  ils 
en  avaient  même  plus  -,  mais  ils  en  faisaient  un  meilleur  usage. 

Bien  loin  d'empêcher  par  des  voies  forcées  la  multiplication 
de  ces  esclaves ,  ils  la  favorisaient  au  contraire  de  tout  leur 
pouvoir  ;  ils  les  associaient  le  plus  qu'ils  pouvaient  par  des 
espèces  de  mariages.  Par  ce  moyen,  ils  remplissaient  leurs 
maisons  de  domestiques  de  tous  les  sexes ,  de  tous  les  âges  ;  et 
l'État,  d'un  peuple  innombrable. 

Ces  enfants,  qui  faisaient  à  la  longue  la  richesse  d'un 
maître,  naissaient  sans  nombre  autour  de  lui  :  il  était  seul 
chargé  de  leur  nourriture  et  de  leur  éducation.  Les  pères,  libres 
de  ce  fardeau ,  suivaient  uniquement  le  penchant  de  la  nature , 
et  multipliaient  sans  craindre  une  trop  nombreuse  famille. 

Je  t'ai  dit  que  parmi  nous  tous  les  esclaves  sont  occupés  à 


424  LETTRES  PERSANES. 

garder  nos  femmes,  et  à  rien  de  plus ,  qu'ils  sont ,  à  l'égard  de 
l'État ,  dans  une  perpétuelle  léthargie  :  de  manière  qu'il  faut 
restreindre  à  quelques  hommes  libres,  à  quelques  chefs  de  fa- 
mille ,  la  culture  des  arts  et  des  terres ,  lesquels  même  s'y 
donnent  le  moins  qu'ils  peuvent. 

Il  n'en  était  pas  de  même  chez  les  Romains.  La  républi- 
que se  servait  avec  un  avantage  infini  de  ce  peuple  d'esclaves. 
Chacun  d'eux  avait  son  pécule ,  qu'il  possédait  aux  condi- 
tions que  sou  maître  lui  imposait;  avec  ce  pécule  il  travaillait, 
et  se  tournait  du  côté  où  le  portait  son  industrie.  Celui-ci  fai- 
sait la  banque  ;  celui-là  se  donnait  au  commerce  de  la  mer  ; 
l'un  vendait  des  marchandises  en  détail  ;  l'autre  s'appliquait 
à  quelque  art  mécanique,  ou  bien  affermait  et  faisait  valoir 
des  terres  :  mais  il  n'y  en  avait  aucun  qui  ne  s'attachât  de 
tout  son  pouvoir  à  faire  profiter  ce  pécule ,  qui  lui  procurait 
en  même  temps  l'aisance  dans  la  servitude  présente ,  et  l'es- 
pérance d'une  liberté  future  :  cela  faisait  un  peuple  laborieux  , 
animait  les  arts  et  l'industrie. 

Ces  esclaves,  devenus  riches  par  leurs  soins  et  leur  travail , 
se  faisaient  affranchir,  et  devenaient  citoyens.  La  république 
se  réparait  sans  cesse ,  et  recevait  dans  son  sein  de  nouvelles 
familles ,  à  mesure  que  les  anciennes  se  détruisaient. 

J'aurai  peut-être ,  dans  mes  lettres  suivantes ,  occasion  de 
te  prouver  que  plus  il  y  a  d'hommes  dans  un  État ,  plus  le 
commerce  y  fleurit  ;  je  prouverai  aussi  facilement  que  plus  le 
commerce  y  fleurit,  plus  le  nombre  des  hommes  y  augmente  : 
ces  deux  choses  s'entr'aident,  et  se  favorisent  nécessairement. 

Si  cela  est,  combien  ce  nombre  prodigieux  d'esclaves,  tou- 
jours laborieux,  devait-il  s'accroître  et  s'augmenter  !  L'in- 
dustrie et  l'abondance  les  faisaient  naître  ;  et  eux ,  de  leur  côté , 
faisaient  naître  l'abondance  et  l'industrie. 

A  Paris,  le  IG  de  laluncdcChaliban,  1718, 


LETTRES  PERSANES.  125 

CXVII.  USBEK  AU  MÊiME. 

Nous  avons  jusqu'ici  parlé  des  pays  mahométans,  et  cher- 
ché la  raison  pourquoi  ils  étaient  moins  peuplés  que  ceux  qui 
étaient  soumis  à  la  domination  des  Romains  :  examinons  à 
présent  ce  qui  a  produit  cet  effet  cliez  les  chrétiens. 

Le  divorce  était  permis  dans  la  religion  païenne ,  et  il  fut 
défendu  aux  chrétiens.  Ce  changement ,  qui  parut  d'abord  de 
si  petite  conséquence ,  eut  insensiblement  des  suites  terribles, 
et  telles  qu'on  peut  à  peine  les  croire. 

On  ôta  non-seulement  toute  la  douceur  du  mariage ,  mais 
aussi  l'on  donna  atteinte  à  sa  fin  :  en  voulant  resserrer  ses 
nœuds ,  on  les  relâcha  ;  et  au  lieu  d'unir  les  cœurs ,  comme 
on  le  prétendait,  on  les  sépara  pour  jamais. 

Dans  une  action  si  libre ,  et  où  le  cœur  doit  avoir  tant  de 
part ,  on  mit  la  gêne ,  la  nécessité ,  et  la  fataUté  du  destin 
nîéme.  On  compta  pour  rien  les  dégoûts ,  les  caprices,  et  l'in- 
sociabilité  des  humeurs  ;  on  voulut  fixer  le  cœur,  c'est-à-dire 
ce  qu'il  y  a  de  plus  variable  et  de  plus  inconstant  dans  la 
natiure  :  on  attacha  sans  retour  et  sans  espérance  des  gens  ac- 
cablés l'un  de  l'autre,  et  presque  toujours  mal  assortis;  et  l'on 
fit  comme  ces  tyrans  qui  faisaient  Uer  des  hommes  vivants  à 
des  corps  morts. 

Rien  ne  contribuait  plus  à  l'attachement  mutuel  que  la  fa- 
culté du  divorce  :  un  mari  et  une  femme  étaient  portés  à  sou- 
tenir patiemment  les  peines  domestiques,  sachant  qu'ils  étaient 
maîtres  de  les  faire  finir  ;  et  ils  gardaient  souvent  ce  pouvoir 
en  main  toute  leur  vie  sans  en  user,  par  cette  seule  considé- 
ration qu'ils  étaient  Ubres  de  le  faire. 

Il  n'en  est  pas  de  môme  des  chrétiens ,  que  leurs  peines 
présentes  désespèrent  pour  l'avenir.  Ils  ne  voient  dans  les 
désagréments  du  mariage  que  leur  durée ,  et ,  pour  ainsi  dire , 
leur  éternité  :  de  là  viennent  les  dégoûts ,  les  discordes ,  les 
mépris  ;  et  c'est  autant  de  perdu  pour  la  postérité.  A  peine 
a-t-on  trois  ans  de  mariage,  qu'on  en  néglige  l'essentiel;  on 

30. 


426  LETTIŒS  PERSANES. 

passe  enseiiiH)le  trente  ans  de  froideur  :  il  se  forme  des  sépa- 
rations intestines  aussi  fortes  et  peut-être  plus  pernicieuses 
que  si  elles  étaient  publiques  :  chacun  vit  et  reste  de  son  côté , 
et  tout  cela  au  préjudice  des  races  futures.  Bientôt  un  homme, 
dégoûté  d'une  femme  étemelle,  se  livrera  aux  filles  de  joie  ^  : 
commerce  honteux  et  si  contraire  à  la  société ,  lequel ,  sans 
remplir  l'objet  du  mariage ,  n'en  représente  tout  au  plus  que 
les  plaisirs. 

Si  de  deux  personnes  ainsi  liées  il  y  en  a  une  qm  n'est  pas 
propre  au  dessein  de  la  nature  et  à  la  propagation  de  l'es- 
pèce, soit  par  son  tempérament,  soit  par  son  âge,  elle  ense- 
velit l'autre  avec  elle ,  et  la  rend  aussi  inutile  qu'elle  Test  elle- 
même. 

Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  si  l'on  voit  chez  les  chrétiens 
tant  de  mariages  fournir  un  si  petit  nombre  de  citoyens.  Le 
divorce  est  aboli  ;  les  mariages  mal  assortis  ne  se  raccommo- 
dent plus;  les  femmes  ne  passent  plus,  comme  chez  les  Ro- 
mains, successivement  dans  les  mains  de  plusieurs  maris, 
qui  en  tiraient,  dans  le  chemin ,  le  meilleur  parti  qu'il  était 
possible. 

J'ose  le  dire  :  si  dans  une  république  comme  Lacédémone , 
où  les  citoyens  étaient  sans  cesse  gênés  par  des  lois  singuliè- 
res et  subtiles ,  et  dans  laquelle  il  n'y  avait  qu'une  famille , 
qui  était  la  république ,  il  avait  été  établi  que  les  maris  chan- 
geassent de  femme  tous  les  ans ,  il  en  serait  né  un  peuple  in- 
nombrable. 

Il  est  assez  difllcile  de  faire  bien  comprendre  la  raison  qui 
a  porté  les  chrétiens  à  abolir  le  divorce.  Le  mariage,  chez 
toutes  les  nations  du  monde,  est  uu  contrat  suscqjtible 
de  toutes  les  conventions,  et  on  n'en  a  dû  bannir  que 
celles  qui  auraient  pu  en  affaiblir  l'objet  ;  mais  les  chrétiens 
ne  le  regardent  pas  dans  ce  point  de  vue  :  aussi  ont-ils  bien 
de  la  peine  à  dire  ce  que  c'est.  Ils  ne  le  font  pas  consister  dans 

■  Un  Persan  ne  pouvait  pas  parler  autrement  :  les  hommes  jugent  do 
lout  relativement  à  leur  àgc ,  à  leur  humeur,  et  à  leurs  passions.  (P.) 


LETTRES  PERSANES.  427 

le  plaisir  des  sens;  au  contraire,  comme  je  te  l'ai  déjà  dit,  il 
semble  qu'ils  veulent  l'en  bannir  autant  qu'ils  peuvent  :  mais 
c'est  une  image,  une  Ggure,  et  quelque  chose  de  mystérieux  , 
que  je  ne  comprends  point. 

A.  Paris ,  le  19  de  la  lune  de  Chahban  ,  I7i8. 


CXVIII.  USBEK  AU  MÊME. 

La  prohibition  du  divorce  n'est  pas  la  seule  cause  de  la 
dépopulation  des  pays  chrétiens  :  le  grand  nombre  d'eunuques 
qu'ils  ont  parmi  eux  n  en  est  pas  un  moins  considérable. 

Je  parle  des  prêtres  et  des  derùs  de  l'un  et  de  l'autre  sexe , 
qui  se  vouent  à  une  continence  étemelle  :  c'est  chez  les 
chrétiens  la  vertu  par  excellence  ;  en  quoi  je  ne  les  comprends 
pas ,  ne  sachant  ce  que  c'est  qu'une  vertu  dont  il  ne  résulte 
rien. 

Je  trouve  que  leurs  docteurs  se  contredisent  manifeste- 
ment quand  ils  disent  que  le  mariage  est  saint ,  et  que  le  cé- 
libat, qui  lui  est  opposé,  l'est  encore  davantage ,  sans  compter 
qu'en  fait  de  préceptes  et  de  dogmes  fondamentaux  le  bien 
est  toujours  le  mieux. 

Le  nombre  de  ces  gens  faisant  profession  de  célibat  est 
prodigieux.  Les  pères  y  condanmaient  autrefois  les  enfants 
dès  le  berceau  ;  aujourd'hui  ils  s'y  vouent  eux-mêmes  dès  l'âge 
de  quatorze  ans  :  ce  qui  revient  à  peu  près  à  la  même  chose. 

Ce  métier  de  continence  a  anéanti  plus  d'hommes  que  les 
pestes  et  les  guerres  les  plus  sanglantes  n'ont  jamais  fait. 
On  voit  dans  chaque  maison  religieuse  une  famille  éternelle  , 
où  il  ne  naît  personne ,  et  qui  s'entretient  aux  dépens  tle 
toutes  les  autres.  Ces  maisons  sont  toujours  ouvertes,  comnie 
autant  de  gouffres  oij  s'ensevelissent  les  races  futures. 

Cette  poUtique  est  bien  différente  de  celle  des  Romains ,  qui 
établissaient  des  lois  pénales  contre  ceux  qui  se  refusaient 
aux  lois  du  mariage,  et  voulaient  jouir  d'une  liberté  si  con- 
traire à  l'utilité  publicjue. 


428  LETTRES  PERSANES. 

Je  ne  te  parle  ici  que  des  pays  catholiques.  Dans  la  religion 
protestante ,  tout  le  monde  est  en  droit  de  faire  des  enfants  : 
elle  ne  souffre  ni  prêtres  ni  dervis  ;  et  si ,  dans  l'établissement 
de  cette  religion  qui  ramenait  tout  aux  premiers  temps ,  ses 
fondateurs  n'avaient  été  accusés  sans  cesse  d'intempérance , 
il  ne  faut  pas  douter  qu'après  avoir  rendu  la  pratique  du  ma- 
riage universelle ,  ils  n'en  eussent  encore  adouci  le  joug ,  et 
achevé  d'ôter  toute  la  barrière  qui  sépare,  en  ce  point,  le  Na- 
zaréen et  Mahomet. 

Mais ,  quoi  qu'il  en  soit ,  il  est  certain  que  la  religion  donne 
aux  protestants  un  avantage  infini  sur  les  catholiques. 

J'ose  le  dire  :  dans  l'état  présent  où  est  l'Europe ,  il  n'est 
pas  possible  que  la  religion  catholique  y  subsiste  cinq  cents 
ans. 

Avant  l'abaissement  de  la  puissance  d'Espagne ,  les  catholi- 
ques étaient  beaucoup  plus  forts  que  les  protestants.  Ces  der- 
niers sont  peu  à  peu  parvenus  à  un  équilibre,  et  aujourd'hui 
la  balance  commence  à  l'emporter  de  leur  côté.  Cette  supé- 
riorité augmentera  tous  les  jours  :  les  protestants  deviendront 
plus  riches  et  plus  puissants ,  et  les  catholiques  plus  faibles. 

Les  pays  protestants  doivent  être  et  sont  réellement  plus 
peuplés  que  les  catholiques  :  d'oii  il  suit,  premièrement,  que 
les  tributs  y  sont  plus  considérables,  parce  qu'ils  augmentent  à 
proportion  de  ceux  qui  les  payent;  secondement,  que  les  ter- 
res y  sont  mieux  cultivées  ;  enfin ,  que  le  commerce  y  fleurit 
davantage ,  parce  qu'il  y  a  plus  de  gens  qui  ont  une  fortune 
à  faire,  et  qu'avec  plus  de  besoins  on  y  a  plus  de  ressour- 
ces pour  les  remplir.  Quand  il  n'y  a  que  le  nombre  de  gens 
suffisants  pour  la  culture  des  terres ,  il  faut  que  le  com- 
merce périsse  ;  et  lorsqu'il  n'y  a  que  celui  qui  est  nécessaire 
pour  entretenir  le  commerce ,  il  faut  que  la  culture  des  terres 
manque,  c'est-à-dire  il  faut  que  tous  les  deux  tombent  en 
même  temps,  parce  que  l'on  ne  s'attache  jamais  à  l'un  que  ce 
lie  soit  aux  dépens  de  l'autre. 

Quant  aux  pays  catholiques,  non-seulement  la  culture  des 


LETTRES  PERSANES.  429 

terres  y  est  abandonnée,  mais  même  l'industrie  y  est  perni- 
cieuse; elle  ne  consiste  qu'à  apprendre  cinq  ou  six  mots  d'une 
langue  morte.  Dès  qu'un  homme  a  cette  provision  par  devers 
lui,  il  ne  doit  plus  s'embarrasser  de  sa  fortune  :  il  trouve  dans 
le  cloître  une  vie  tranquille,  qui  dans  le  monde  lui  aurait 
coûté  des  sueurs  et  des  peines. 

Ce  n'est  pas  tout ,  les  dervis  ont  en  leurs  mains  presque 
toutes  les  richesses  de  l'État  ;  c'est  une  société  de  gens  avares 
qui  prennent  toujours,  et  ne  rendent  jamais  :  ils  accumulent 
sans  cesse  des  revenus  pour  acquérir  des  capitaux.  Tant  de 
richesses  tombent,  pour  ainsi  dire ,  en  paralysie;  plus  de  cir- 
culation, plus  de  commerce,  plus  d'arts,  plus  de  manufac- 
tures. 

11  n'y  a  point  de  prince  protestant  qui  ne  lève  sur  ses  peu- 
ples beaucoup  plus  d'impôts  que  le  pape  n'en  lève  sur  ses 
sujets  ;  cependant  ces  derniers  sont  misérables ,  pendant  que 
les  autres  vivent  dans  l'opulence.  Le  commerce  ranime  tout 
chez  les  uns ,  et  le  nionacMsme  porte  la  mort  partout  chez 
les  autres. 

A  Paris ,  le  26  de  la  lune  de  Cliahban ,  I7I8. 

CXIX.  USBER  AU  MÊME. 

Nous  n'avons  plus  rien  à  dire  de  l'Asie  et  de  l'Europe  ;  pas- 
sons à  l'Afrique.  Ou  ne  peut  guère  parler  que  de  ses  côtes  ; 
parce  qu'on  n'en  connaît  pas  l'intérieur. 

Celles  de  Barbarie ,  où  la  religion  mahométane  est  établie , 
ne  sont  plus  si  peuplées  qu'elles  étaient  du  temps  des  Ro- 
mains, par  les  raisons  que  nous  avons  déjà  dites.  Quant  aux 
côtes  de  la  Guinée ,  elles  doivent  être  furieusement  dégarnies 
depuis  deux  cents  ans  que  les  petits  rois ,  ou  chefs  des  villa- 
ges, vendent  leurs  sujets  aux  princes  d'Europe ,  pour  les  por- 
ter dans  leurs  colonies  en  Amérique. 

Ce  qu'il  y  a  de  singulier,  c'est  que  cette  Amérique ,  qui  re- 
çoit tous  les  ans  tant  de  nouveaux  habitants ,  est  elle-même  dé- 


/i30  LETTRES  PERSANES. 

serte,  et  ne  profite  point  des  pertes  continuelles  de  l'Afrique. 
Os  esclaves ,  qu'on  transporte  dans  un  autre  climat ,  y  péris- 
sent à  milliers  ;  et  les  travaux  des  mines  ,  où  l'on  occupe  sans 
cesse  et  les  naturels  du  pays  et  les  étrangers ,  les  exhalaisons 
malignes  qui  en  sortent ,  le  vif-argent  dont  il  faut  faire  un 
continuel  usage ,  les  détniisent  sans  ressource. 

II  n'y  a  rien  de  si  extravagant  que  de  faire  périr  un  nombre 
innombrable  d'hommes  pour  tirer  du  foud  de  la  terre  l'or  el 
l'argent,  ces  métaux  d'eux-mêmes  absolument  inutiles,  et 
qui  ne  sont  des  richesses  que  parce  qu'on  les  a  choisis  pour  en 
être  les  signes. 

A  Paris,  le  dernier  de  la  lune  de  Cbahban,  llih. 


CXX.  USBEK  AU  MÉMï:. 

La  fécondité  d'un  peuple  dépend  quelquefois  des  plus  peti- 
tes circonstances  du  monde  :  de  manière  qu'il  ne  faut  sou- 
vent qu'un  nouveau  tour  dans  son  imagination  pour  le  rendre 
beaucoup  plus  nombreux  qu'il  n'était. 

Les  Juifs,  toujours  exterminés  et  toujours,  renaissants  ont 
réparé  leurs  pertes  et  leurs  destructions  continuelles  par  cette 
seule  espérance  qu'ont  parmi  eux  toutes  les  familles ,  d'y  voir 
naître  un  roi  puissant  qui  sera  le  maître  de  la  terre. 

Les  anciens  rois  de  Perse  n'avaient  tant  de  milliers  de  su- 
jets qu'à  cause  de  ce  dogme  de  la  religion  des  mages  ,  que  les 
actes  les  plus  agréables  à  Dieu  que  les  hommes  puissent  faire, 
c'était  de  faire  un  enfant ,  labourer  un  champ,  et  planter  un 
arbre. 

Si  la  Chine  a  dans  son  sein  un  peuple  si  prodigieux ,  cela 
ne  vient  que  d'une  certaine  manière  de  penser  ;  car,  conmu* 
les  enfants  regardent  leurs  pères  comme  des  dieux ,  quils  les 
respectent  comme  tels  dès  cette  vie,  qu'ils  les  honorent  après 
leur  mort  par  des  sacrifices  dans  lesquels  ils  croient  que  leurs 
âmes,  anéanties  dans  le  Tien,  reprennent  une  nouvelle  vie, 


LETTRES  PERSANES.  431 

chacun  est  porté  à  augmenter  une  famille  si  soumise  dans  cette 
vie ,  et  si  nécessaire  dans  Fautre. 

D'un  autre  côté ,  les  pays  des  mahométans  deviennent  tous 
les  jours  déserts,  à  cause  d'une  opinion  qui,  toute  sainte 
qu'elleest,nelaissepas  d'avoir  des  effets  très-pernicieux  lors- 
qu'elle est  enracinée  dans  les  esprits.  Nous  nous  regardons 
comme  des  voyageurs  qui  ne  doivent  penser  qu'à  une  autre 
patrie  ;  les  travaux  utiles  et  durables ,  les  soins  pour  assurer  la 
fortune  de  nos  enfants ,  les  projets  qui  tendent  au  delà  d'une 
vie  courte  et  passagère ,  nous  paraissent  quelque  chose  d'ex- 
travagant. Tranquilles  pour  le  présent ,  sans  inquiétude  pour 
l'avenir,  nous  ne  prenons  la  peine  ni  de  réparer  les  édifices  pu- 
blics, ni  de  défricher  les  terres  incultes,  ni  de  cultiver  celles 
qui  sont  en  état  de  i*ecevoir  nos  soins  .  nous  vivons  dans  une 
insensibilité  générale ,  et  nous  laissons  tout  faire  à  ia  Pro\  i- 
dence. 

C'est  un  esprit  de  vanité  qui  a  établi  chez  les  Européens 
l'injuste  droit  d'aînesse,  si  défavorable  à  la  propagation  en  ce 
qu'il  porte  l'attention  d'un  père  sur  un  seul  de  ses  enfants ,  et 
détourne  ses  yeux  de  tous  les  autres  ;  en  ce  qu'il  l'oblige,  pour 
rendre  solide  la  fortune  dun  seul,  de  s'opposer  à  l'établisse- 
ment de  plusieurs  ;  enfin  en  ce  qu'il  détruit  l'égalité  des  ci- 
toyens ,  qui  en  fait  toute  l'opulence. 

A  Paris,  le  4  de  la  lune  de  Rhamazau,  I718. 

CXXI.  USBEK  AU  MÊME. 

Les  pays  habités  par  les  sauvages  sont  ordinairement  peu 
peuplés,  par  l'éloignement  qu'ils  ont  presque  tous  pour  le  tra- 
vail et  la  culture  de  la  terre.  Cette  malheureuse  aversion  est 
si  forte  que,  lorsqu'ils  fout  quelque  imprécation  contre  quel- 
qu'un de  leurs  ennemis,  ils  ne  lui  souhaitent  autre  chose  que 
d'être  réduit  à  labourer  un  champ ,  croyant  qu'il  n'y  a  que 
la  chasse  et  la  pêche  qui  soient  un  exercice  noble  et  digne 
d'eux. 


'i32  LETTRES  PERSANES. 

Mais ,  comme  il  y  a  souvent  des  armées  où  la  chasse  et  la 
pêche  rendent  très-peu ,  ils  sont  désolés  par  des  famines  fré- 
quentes ;  sans  compter  qu'il  n" y  a  pas  de  pays  si  abondant  en 
gibier  et  en  poisson  qui  puisse  donner  la  subsistance  à  un 
grand  peuple ,  parce  que  les  animaux  fuient  toujours  les  en- 
droits trop  habités. 

D'ailleurs ,  les  bourgades  de  sauvages ,  au  nombre  de  deux 
ou  trois  cents  habitants,  isolées  les  unes  des  autres,  ayant 
des  intérêts  aussi  séparés  que  ceux  de  deux  empires  ,  ne  peu- 
vent pas  se  soutenir,  parce  qu'elles  n'ont  pas  la  ressource  des 
grands  États ,  dont  toutes  les  parties  se  répondent  et  se  secou- 
rent mutuellement. 

Il  y  a  chez  les  sauvages  une  autre  coutume  qui  n'est  pas 
moins  pernicieuse  que  la  première  :  c'est  la  cruelle  habitude 
où  sont  les  femmes  de  se  faire  avorter,  afm  que  leur  grossesse 
ne  les  rende  pas  désagréables  à  leurs  maris. 

Il  y  a  ici  des  lois  terribles  contre  ce  désordre ,  elles  vont 
jusqu'à  la  fureur.  Toute  iille  qui  n'a  point  été  déclarer  sa  gros- 
sesse au  magistrat  est  punie  de  mort  si  son  fruit  périt  :  la  pu- 
deur et  la  honte  ,  les  accidents  même,  ne  l'excusent  jamais. 
A  Paris,  le  9  de  la  lune  de  Rhamazan  ,  1718, 


CXXII.  USBEK  AU  MÊ^IE. 

L'effet  ordinaire  des  ^olo^sest  d'auaiblir  les  pays  d'où 
^  les  tire ,  sans  peuplilei^'^êiiAOïl  ontes  envcte. 
Il  faut  que  les  hommes  restent  où  ils  sont  :  il  y  a  dgs  mala- 
dies qui  viennent  de  ce  qu'on  cliang^^'ttn  bon  air  contre  un 
mauvais;  d'autros  qui  viennent  préctseïî^t  ffe^e^pnen 

chan^  ^'^-"^Ti      i\    ' 

•JZaiiL^chaige^,  comme  les  plantes '^'^ae&-pafticules4eja 

^rrc  de  chaque  pays.  Il  agjtJ:eUemen_t*^^^jQoiji^_que_ notre 

lempéraïupjit  en  pst  fixé.  T.nrsqup.jinn.s  sommes  transportées 

'  Ol  alinéa  sp  trouve  pour  la  première  fois  dans  le  supplément  de 
I7.yi.  (P.; 


LETTRES  PERSANES.  433 

dans  un  autre  pays,  nous  devenons  malades.  Les  liquides 
étant  accoutumés  à  une  certaine  consistance ,  les  solides  à 
une  certaine  disposition ,  tous,  les  deux,  à  ^m  certain  degré  de^ 
mouvement  ,^n'en  p€^'empIus'^ouffrir''d'aulres  ^eTTls  résT^     ;^^*^ 
lent  à  un  nouveau  pli.        T  ^  <    tL-iù.    .        /> .  />>^ 

Quand  un  paj:a_ÊStjifiseJl>  c'est  un  préjuge  de  quelque  vice    /„<>,^ 
particulier  de  l'a  nature  du  climat  :  ainsi ,  quand  ou  ôte  les 
hommes  d'un''^^rieureux  pour  les  envoyer  dans  un  tel  pays, 
on  fait  précisément  le,  contcaire^de_ce,quj(m-S£-p£Qpose.      p—^. 

Les  Romains  savaient  cela  par  expérience  ;  ils  reléguaiei]^^,  y 
tous  les  criminels  en  Sardaigne,  et  ils  y  faisaient  passer  des  Juifs. 
Il  fallut  se  consoler  de  leur  pfeftè  /  cnÔse.  que  le^  mépris  qu'ils 
avaient  pour  ces  misérables  rendait  très-facile. 

Le  grand  Cha-Abas ,  voulant  ôter  aux  Turcs  le  moyen  d'en- 
tretenir de  grosses  armées  sur  les  frontières ,  transporta  pres- 
que tous  les  Arméniens  hors  de  leur  pays ,  et  en  envoya  pl-.is 
de  vingt  mille  familles  dans  la  province  de  Guilan ,  qui  péri- 
rent presquetoutes  en  très-peu  de  temps. 

Tous  leSiransports'de  petfples  faits  à  Constantinople n'ont 
jamais  réussi. 

Ce  nombre  pfôcl^ïeïï^e  nègres  dont  nous  avons  parlé  n'a 
point,i;empli  l'Amérique. 

Depuis  la  destruction  des  Juifs  sous  Adrien ,  la  Palestine 
est  saijs-luUifen^ji^  ' 

Il  faut  donc  avouer  que  Its  grnndp«  destnn'tmns  sont  près-  , 
que  irréparables,  parce qu"un_4>Êi4ile_quijnan4]Ka^cenâ^ 
point  reste.dansie^méme  état  ;  et  si  par  hasard  il  se  rétablit , 
il  faut  des  siècles  pour  cela.  v_^  ^  '^^'^^T/-/, 

Que  si  dans  un  état  de  defaillanœlaïiToiiciare oes  civcm^^  i^^ 
tances  dont  nous  avons  parlé  vient  à  concourir,  non  seulement 
il  ne  se  répare  pas ,  mais  il  dépérit  tn^^s  les  jours ,  et  tend  à 
son  anéantissei^ftéîïfr*'' 

L'expulsion  des  IMaures  d'Espagna  se  fait  encore  sentir     f-    . 
comme  le  premier  jour  :  bien  loin  que  ce  vide  se  remplisse, 
il  devient  tous  les  jours  plus  grand. 

MONTESQUIEU.  37^ 


(Iy 


434  LETTRES  PERSANES. 

Depuis  la  dévastartion  de  T Amérique,  les  Esjjagjiols ,  qui 
ont  pris  la  place  de  ses  anciens  habitants  ,  ifCTatpu  la  fe^ei?^^'"'""^^^ 
pler  ;  au  contraire ,  par  une  fatalité  que  je  ferais  mieux  (lé  ^^ 
lôôÎTinier  une  justice  divine,  jes^jkgtructeursje  détruisent 
jM)Y-mpmfis_^t  se  consument  tous  les^  jours. 

Les  princes  ne  doivent-ilmic  point  son^pr  à-peiiplPT  Ae- 
fflrandjs_pay3  par  des  colonies.  Je  ne  dis  pas  qu'elles  ne  réassis- 
sent quelquefois  ;  il  y  a  des  climats  si  heureux ,  que  l'espèce 
s'y  multiplie  toujours  :  ténwin  ces  îles  '  qui  ont  été  peuplées 
'  par  des  malades  que  quelques  vaisseaux  y  avaient  abandon- 
nés ,  et  qui  y  recouvraient  aussitôt  la  santé. 

Mais  quand  ces  colç|nies  réus^aient ,  au  lieu  d'augmenter 
la  puissance,  elles  ne  fendent  que  la  _partagerj  à  ipoins  quel- 


les n'eussent  très-peu  d'étendue ,  comme  sont  celles  que  l'on 
envoie  pour  occuper  quelque  place  pour  le  commerce. 

Les  Carthaginois  avaient ,  comme  les  Espagnols  ,  décou- 
vert l'Amérique ,  ou  au  moins  de  graiides  îles  dans  lesquelles 
ils  faisaient  un  commerce  prodigieux  ;  mais  quand  ils  virent 
le  nombre  de  leurs  habitants  diminuer,  cette  sage  république 
défendit  à  ses  sujets  ce  commerce  et  cette  navigation. 

J'ose  le  dire ,  au  lieu  de  faire  passer  les  Espagnols  dans  les 
Indes ,  il  faudrait  foire  repasser  les  Indiens  et  tous  les  métis 
en  Espagne  ;  il  faudrait  rendre  à  cette  monarchie  tous  ses 
peuples  dispersés  ;  et,  si  la  moitié  seulement  de  ces  grandes 
colonies  se  conservait ,  l'Espagne  deviendrait  la  puissance  de 
l'Europe  la  plus  redoutable. 

On  peut  comparer  les  empires  à  un  arbre  dont  les  branches 
trop  étendues  ôtent  tout  le  suc  du  tronc ,  et  ne  servent  qu'à 
faire  de  l'ombrage. 

Rien  ne  devrait  corriger  les  princes  de  la  fureur  des  cou- 
quêtes  lointaines  que  l'exemple  des  Portugais  et  des  Es:_ 
pagnols. 

Ces  deux  nations  ayant  conquis ,  avec  une  rapidité  inconce- 
vable ,  des  royaumes  immenses ,  plus  étonnées  de  leurs  vic- 

'  I^auteur  parle  pettl-ètre  de  l'He  de  Botirbon.  (P.) . 


LETTRliS  PERSANES.  4.1S 

toires  que  les  peuples  vaincus  de  leur  défeite  (Songèrent  aux 
moyens  de  les  conserver,  et  prirent  imacime  pour  cela  une 
voie  différente.  ^ 

Les  Fspngnnls  ,  désesgéranLdfi  retenir  les^ stations  vaincues   '  '^' 
dans  la_fîdélitéijrirent  le  parti  de  les  exterminer,  et  d'y    ^ 
envoyer  d'Espagne  des  peuples  fidèles  :  jamais  dessein  horrible    . 
ne  fut  plus  ponctuellement  exécuté.  On  vit  im  peuple,  aussi      ^^^ 
nombreux  que  tous  ceux  de  l'Europe  ensemble,  disparaître  de 
la  terre  à  l'arrivée  de  ces  barbares ,  qui  semblèrent ,  en  décou- 
vrant les  Indes ,  avoir  voulu  en  même  temps  découvrir  aux 
hommes  quel  était  le  dernier  période  de  la  crilaÏÏte/' 

Par  cette  barbarie ,  ils  conservèrent  ce  pays  sous  leur  domi- 
nation. Juge  par  là  combien  les  conquêtes  sont  funestes .  puis- 
que les  effets  en  sont  tels  :  car  enlln  ce  remède  affreux  était 
unique.  Comment  auraient-ils  pu  retenir  tant  de  mUlioas 
d'iiommes  dans  l'obéissance?  Comment  soutenir  une  guerre 
civile  de  si  loin?  Que  seraient-ils  devenus,  s'ils  avaient  donné 
le  temps  à  ces  peuples  de  revenir  de  l'admiration  où  ils  étaient 
de  l'arrivée  de  ces  nouveaux  dieux  et  de  la  crainte  de  leurs 
foudres  ? 

Quant  aux  Portugais  ,  ils  prirent  une  voie  tout  opposée  ;  ils 
n'employèrent  pas  les  cruautés  :  aussi  furent-ils  bientôt  chassés 
de  tous  les  pays  qu'ils  avaient  découverts.  Les  Hollandais 
favorisèrent  la  rébellion  de  ces  peuples ,  et  en  profitèrent. 

Quel  prince  envierait  le  sort  de  ces  conquérants?  Qui  vou- 
drait de  ces  conquêtes  à  ces  conditions  ?  Les  uns  en  furent  aus- 
sitôt chassés  ;  les  autres  en  firent  des  déserts ,  et  rendirent 
de  même  leur  propre  pays.  1;  i/T     L  tSS^**^/,  ^ 

^  C'est  le  destin  de«;  héros  ilt».  .se-.gw»f!r  à  conquérir  desjiavF'^ 
qu'ils  perdent_§dj!i3am ,  oS  a  'souîiMtî^des  nations  qu'ils  sont 
obligés^eux- mêmes  de  détruire  :  comme  cet  insensé  qui  se 
consumait  à  acheter  des  statues  qu'il  jetait  dans  la  mer,  et  des 
glaces  qu'il  brisait  aussitôt.    ) 

A  Paris,  le  17  de  la  lune  de  Rliamazan,  1718. 


l-x 


436  LETTRES  PERSANES. 

CXXIII.  USBEK  AU  MÊME. 

La  douceur  du  gouvernement  contribue  merveilleusement 
à  la  propagation  de  l'espèce.  Toutes  les  républiques  en  sont 
une  preuve  constante ,  et ,  plus  que  toutes ,  la  Suisse  et  la 
Hollande,  qui  sont  les  deux  plus  mauvais  pays  de  l'Europe  , 
si  l'on  considère  la  nature  du  terrain  ,  et  qui  cependant  sont 
les  plus  peuplés. 

Rien  n'attire  plus  les  étrangers  que  la  liberté ,  et  l'opu- 
lence qui  la  suit  toujours  :  l'une  se  fait  rechercber  par  elle- 
même,  et  les  besoins  attirent  dans  les  pays  oiî  l'on  trouve 
l'autre. 

L'espèce  se  multiplie  dans  un  pays  où  l'abondance  fournit 
aux  enfants ,  sans  rien  diminuer  de  la  subsistance  des  pères. 

L'égalité  même  des  citoyens ,  qui  produit  ordinairement 
l'égalité  dans  les  fortunes  ,  porte  l'abondance  et  la  vie  dans 
toutes  les  parties  du  corps  politique ,  et  la  répand  partout. 

Il  n'en  est  pas  de  même  des  pays  soumis  au  pouvoir  arbi- 
traire :  le  prince ,  les  courtisans ,  et  quelques  particuUers , 
possèdent  toutes  les  richesses,  pendant  que  tous  les  autres 
gémissent  dans  une  pauvreté  extrême. 

Si  un  homme  est  mal  à  son  aise,  et  qu'il  sente  qu'il  fera 
i\es  enfants  plus  pauvTCS  que  lui ,  il  ne  se  mariera  pas  :  ou 
s'il  se  marie ,  il  craindra  d'avoir  un  trop  grand  nombre  d'en- 
fants, qui  pourraient  achever  de  déranger  sa  fortime,  et  qui 
descendraient  de  la  condition  de  leur  père. 

J'avoue  que  le  rustique  ou  paysan ,  étant  une  fois  marié, 
peuplera  indifféremment,  soit  qu'il  soit  riche,  soit  qu'il  soit 
pauvre  ;  cette  considération  ne  le  touche  pas  :  il  a  toujours  un 
héritage  sûr  à  laisser  à  ses  enfants ,  qui  est  son  hoyau  ;  et 
rien  ne  l'empêclie  de  suivre  aveuglément  l'instinct  de  la 
nature. 

IMais  à  quoi  sert  dans  un  État  ce  nombre  d'enfants  qui  lan- 
guissent dans  la  misère  ?  Ils  périssent  presque  tous  à  mesure 
qu'ils  naissent;  ils  ne  prospèrent  jamais  :  faibles  et  débiles, 
ils  meurent  en  détail  de  mille  manières ,  tandis  qu'ils  sont 


LETTRES  PERSA>ES.  437 

emportés  en  gros  par  les  fréquentes  maladies  populaires  que 
la  misère  et  la  mauvaise  nourriture  produisent  toujours  ; 
ceux  qui  en  échappent  atteignent  l'âge  viril  sans  en  avoir  la 
force ,  et  languissent  tout  le  reste  de  leur  vie. 

Les  hommes  sont  comme  les  plantes,  qui  ne  croissent  jamais 
heureusement  si  elles  ne  sont  bien  cultivées  ;  chez  les  peuples 
misérables  l'espèce  perd ,  et  même  quelquefois  dégénère. 

La  France  peut  fournir  un  grand  exemple  de  tout  ceci. 
Dans  les  guerres  passées  ,  la  crainte  où  étaient  tous  les  enfants 
de  famille  qu'on  ne  les  enrôlât  dans  la  milice  les  obligeait 
de  se  marier,  et  cela  dans  un  âge  trop  tendre  ,  et  dans  le  sein 
de  la  pauvreté.  De  tant  de  mariages  il  naissait  bien  des  en- 
fants que  l'on  cherche  encore  en  France ,  et  que  la  misère ,  la 
famine  et  les  maladies  en  ont  fait  disparaître. 

Que  si  sous  un  ciel  aussi  heureux ,  dans  un  royaume  aussi 
policé  que  la  France ,  on  fait  de  pareilles  remarques,  que  se- 
ra-ce dans  les  autres  États  ? 

A  Paris ,  le  23  de  la  lune  de  Rbamazan ,  I7I8. 


CXXIV.  USBEK  AU  MOLLAH  IMÉHÉMET  ALI, 

GARDIEN"   DES  TROIS  TOMBEAIX. 

A  Com. 

Que  nous  servent  les  jeûnes  des  immaums  et  les  ciliées  des 

mollahs  ?  La  main  de  Dieu  s'est  deux  fois  appesantie  sur  les 
enfants  de  la  loi.  Le  soleil  s'obscurcit  ;  et  semble  n'éclairer  plus 
que  leurs  défaites  :  leurs  armées  s'assemblent ,  et  elles  sont 
dissipées  comme  la  poussière. 

L'empire  desOsmanlins  est  ébranlé  par  les  deux  plus  grands 
échecs  qu'il  ait  jamais  reçus.  Un  moufti  chrétien  nelesoutient 
qu'avec  peine  :  le  grand  vizir  d'Allemagne  '  est  le  fléau  de 
Dieu,  envoyé  pour  châtier  les  sectateurs  d'Omar;  il  porte 

■  l.e  p'ince  Eugène ,  qui  Ijattit  les  Turcs  à  Peterwaradin.  (P.) 


438  LETTRES  PERSANES. 

partout  la  colère  du  ciel ,  irrité  contre  leur  rébellion  et  leur 
perfidie. 

Esprit  sacré  desiminaums,  tu  pleures  nuit  et  jour  sur  les 
enfants  du  propliète  que  le  détestable  Omar  a  dévoyés  ;  tes 
entrailles  s'émeuvent  à  la  vue  de  leurs  malheurs;  tu  désires 
leur  conversion ,  et  non  pas  leur  perte  ;  tu  voudrais  les  voir 
réunis  sous  l'étendard  d'Hali  par  les  larmes  des  saints ,  et  non 
pas  dispersés  dans  les  montagnes  et  dans  les  déserts  par  la  ter- 
reur des  infidèles. 

A  Paris,  le  I"  de  la  lune  de  Clialval ,  1718. 


^     .    .j^  CXXV.  USBEK  A  RHÉDI. 

{y  |)-Nr^  A.  Venise. 

Quel  peu]:  être  le  motif  de  ces  libéralités  nnmensesqueles 
princes  v'e^e'nt  sur  leurs  cocfffe'âds^^'Teulent-ils  se  les  àlta- 
cnërTîIsTeur  sont  déjà  acquis  autant  qu'ils  peuvent  l'être,  lit 
d'ailleurs ,  s'ils  acquièrent  quelques-uns  de  leurs  sujets  en 
les  achetant,  il  faut  bien,  parla  même  raison,  qu'ils  en  per- 
dent une  infinité  d'autres  en  les  appauvrissant.  ^^ 

Quand  je  pense  à  la  situation  des  princes ,  toujours  entourés 
d'hommes  avqÏÏés  etf  insatiables ,  je  ne  puis  que  les  plaindre; 
et  je  les  plains  encore  davantage  lorsqu'ils  n'ont  pas  la  force 
de  résister  à  des  demandes  toujours  onéreuses  à  ceux  qui  ne 
demandent  rien.  /Lr^srs^ 

Je  n'entends  jamais  parler  de  leurs  UliÊralités ,  des  grâces 
et  des  pensions  qu'ils  accordent,  que  je  ne  me  livre  à  mille 
véflexions  :  une  foule  d'idées  se  présente  à  mon  esprit  :  il  me 
.semble  que  j'entends  publier  cette  ordonnance  : 

«  Le  courage  infatigable  de  quelques-uns  de  nos  sujets  à  nous 
n  demander  des  pensions  ayant  exercé  sans  relâche  notre 
«  magnificence  royale ,  nous  avons  enfin  cédé  à  la  multitude 
«  des  requêtes  qu'ils  nous  ont  présentées ,  lesquelles  ont  fait 
"jusqu'ici  la  plus  grande  sollicitude  du  trône.   Ils  nous  ont 


LETTRES  PERSANES.  430 

«  représenté  qu'ils  n  ont  point  manqué  ,  depuis  notre  avéue- 
«  nient  à  la  couronne ,  de  se  trouver  à  notre  lever;  que  nous 
«  les  avons  toujours  vus  sur  notre  passage ,  immobiles  comme 
«  des  bornes ,  et  qu'ils  se  sont  extrêmement  élevés  pour  re- 
«  garder ,  sur  les  épaules  les  plus  liauîes,  notre  sérénité.  Nous 
avons  même  reçu  plusieurs  requêtes  de  la  part  de  quelques 
personnes  du  beau  sexe ,  qui  nous  ont  supplié  de  faire  aî- 
■  tention  qu'il  était  notoire  qu'elles  sont  d'un  entretien  très- 
n  difficile;  quelques-unes  même  très-surannées  nous  ont  prié , 
branlant  la  tête ,  de  faire  attention  qu'elles  out  fait  l'orne- 
ment de  la  cour  des  rois  nos  prédécesseurs  ;  et  que ,  si  les 
généraux  de  leurs  armées  ont  rendu  l'État  redoutable  par 
leurs  faits  militaires ,  elles  n'ont  point  rendu  la  cour  moins 
célèbre  par  lew^sjntrigues.  Ainsi ,  désirant  traiter  les  sup- 
pliants avec^^^JonteTeTleur  accorder  toutes  leurspfîèfésT' 
nous  avons  ordonné  ce  qui  suit  :  /  û-^^.^'tCL^ 

ij  «  Que  toî^uiBoi|reur  a^^^^dn^^enfants  retranchera  jour- 
«  nellement  M  cinquième  partie  du  pain  qu'il  leur  donne.  En- 
«  joignons  aux  pères  de  famille  de  faire  la  diminution  sur 
«  chacun  d'eux  aussijuste  que  faire  se  pourra.    ,  ,  . 

^  «  Défen"3o^s^«(è^ssemienf  à  tous  ceux  qui   ^pp'lïquent  à 
•'  la  cujM^eUe  leûrsTiéritages ,  ou  qui  les  ont  doûn^'à  titre ^ 
«  de  fern/è ,  d'y  faire  aucune  réparation  ,  de  quelque  espèce 
«  qu'elle  soit. 

«  Ordonnons  que  toutes  persormes  qui  s'exercent  à  des 

«  travaux  vils  et  mécaniques  ,  lesquelles  n'ont  jamais  été 

«  au  lever  de  notre  majesté,  n'achètent  désormais  d'habits  , 

n  à  eux,  à  leurs  femmes  et  à  leurs  enfants,  que  de  quatre 

<■  ans  en  quatre  ans  ;  leur  interdisons  en  outre  très'étroite- 

ment  ces  petites  réjouissances  qu'ils  avaient  coutume  de 

faire,  dans  leurs  familles,  les  principales  fêtes  de  l'année. 

«  Et ,  d'autant  que  nous  demeurons  averti  que  la  plupart 

«  des  bourgeois  de  nos  bonnes  villes  sont  entièrement  occupés 

«  à  pourvoir  à  l'établissement  de  leurs  filles ,  les(p.iel]es  ne  se 

«  sont  rendues  reconiaiandaljles  dans  notre   État  que  par 


440  LETTRES  PERSANES. 

«  uue  triste  et  ennuyeuse  modestie,  nous  ordonnons  qu'ils 
«  attendront  à  les  marier  jusqu'à  ce  qu'ayant  atteint  l'âge 
«  limité  par  les  ordonnances ,  elles  <iennent  à  les  y  contrain- 
<<  dre.  Défendons  à  nos  magistrats  de  pourvoir  à  l'éducation 
«  de  leurs  enfants.  » 

A  Paris  ,  le  1"  de  la  lune  de  Chalval,  I718. 


CXXVI.   BICA  A  ***. 

On  est  bien  embarrassé  dans  toutes  les  religions ,  quand 
il  s'agit  de  donner  une  idée  des  plaisirs  qui  sont  destinés  à 
ceux  qui  ont  bien  vécu.  On  épouvante  facilement  les  méchants 
par  une  longue  suite  de  peines  dont  on  les  menace  ;  mais , 
pour  les  gens  vertueux,  on  ne  sait  que  leur  promettre.  Il 
semble  que  la  nature  des  plaisirs  soit  d'être  d'une  courte  du- 
rée :  l'imagination  a  peine  à  en  représenter  d'autres. 

Tai  vu  des  descriptions  du  paradis  capables  d'y  faire  re- 
noncer tous  les  gens  de  bon  sens  :  les  uns  font  jouer  sans 
cesse  de  la  flûte  ces  ombres  heureuses;  d'autres  les  condam- 
nent au  supplice  de  se  promener  éternellement;  d'autres  en- 
fin, qui  les  font  rêver  là-haut  aux  maîtresses  d'ici-bas,  n'ont 
pas  cru  que  cent  millions  d'années  fussent  un  terme  assez 
long  pour  leur  ôtcr  le  goût  de  ces  inquiétudes  amoureuses. 

Je  me  souviens  à  ce  propos  d'une  histoire  que  j'ai  ouï  racon- 
ter à  un  homme  qui  avait  été  dans  le  pays  du  Mogol  ;  elle  fait 
voir  que  les  prêtres  indiens  ne  sont  pas  moins  stériles  que  les 
autres  dans  les  idées  qu'ils  ont  des  plaisirs  du  paradis. 

Une  femme  qui  venait  de  perdre  son  mari  vint  en  céré- 
monie chez  le  gouveraeur  de  la  ville  lui  demander  la  permis- 
sion de  se  brûler  ;  mais,  comme  dans  les  pays  soumis  aux 
mahométans  on  abolit  tant  qu'on  peut  cette  cruelle  coutume , 
il  la  refusa  absolument. 

Lorsqu'elle  vit  ses  prières  impuissantes ,  elle  se  jeta  dans  un 
furieux  emportement.  Voyez ,  disait-elle ,  comme  on  est  gêné! 
Il  ne  sera  seulement  pas  permis  à  une  pauvre  femme  de  se 


LETTRES  PERSANES.  441 

brûler  quand  elle  en  a  envie  !  A  t-on  jamais  vu  rien  de  pareil  ? 
RIa  mère,  matante,  mes  sœurs,  se  sont  bien  brûlées  !  Et,  quand 
je  vais  demander  permission  à  ce  maudit  gouverneur,  il  se  fâ- 
che, et  se  met  à  crier  comme  un  enragé. 

11  se  trouva  là,  par  hasard  ,  un  jeune  bonze.  Homme  infi- 
dèle ,  lui  dit  le  gouverneur,  est-ce  toi  qui  as  mis  cette  fureur 
dans  l'esprit  de  cette  femme  ?  >"on ,  dit-il ,  je  ne  lui  ai  jamais 
parlé  ;  mais ,  si  elle  m'en  croit ,  elle  consommera  son  sacri- 
fice ;  elle  fera  une  action  agréable  au  dieu  Brama  :  aussi  en 
sera-t-elle  bien  récompensée;  car  elle  retrouvera  dans  l'autre 
monde  son  mari ,  et  elle  recommencera  avec  lui  un  second 
mariage.  Que  dites-vous?  dit  la  femme  surprise.  Je  retrouve- 
rai mon  mari?  Ah  !  je  ne  me  brûle  pas.  Il  était  jaloux,  chagrin, 
et  d'ailleurs  si  vieux  ,  que  ,  si  le  dieu  Brama  n'a  point  fait 
sur  lui  quelque  réforme,  sûrement  il  n'a  pas  besoin  de  moi. 
Me  brûler  pour  lui!...  pas  seulement  le  bout  du  doigt  pour 
le  retirer  du  fond  des  enfers.  Deux  vieux  bonzes  qui  me 
séduisaient ,  et  qui  savaient  de  quelle  manière  je  vivais  avec 
lui ,  n'avaient  garde  de  me  tout  dire  ;  mais ,  si  le  dieu  Brama 
n'a  que  ce  présent  à  me  faire ,  je  renonce  à  cette  béatitude. 
Monsieur  le  gouverneur,  je  me  fais  mahométanc.  Et  pour 
vous ,  dit-elle  en  regardant  le  bonze ,  vous  pouvez ,  si  vous 
voulez ,  aller  dire  à  mon  mari  que  je  me  porte  fort  bien. 

A  Paris,  le  2  de  la  lune  de  Chalval,  1718. 


CXXVII.  RICA  A  USBEK. 

A  -^^ 

Je  t'attends  ici  demain  :  cependant  je  t'envoie  tes  lettres 
d'Ispahan.  Les  miennes  portent  que  l'ambassadeur  du  Grand 
Mogol  a  reçu  ordre  de  sortir  du  royaume.  On  ajoute  qu'on  a 
fait  arrêter  le  prince ,  oncle  du  roi ,  qui  est  chargé  de  sou  édu- 
cation ;  qu'on  l'a  fait  conduire  dans  im  château ,  où  il  est  très' 
étroitement  gardé ,  et  qu'on  l'a  privé  de  tous  ses  honneurs. 
Je  suis  touché  du  sort  de  ce  prince  ,  et  je  le  plains. 


4^2  LErrRES  PERSANES. 

Je  te  l'avoue ,  Usbek ,  je  n'ai  jamais  vu  couler  les  larmes  de 
personne  sans  être  attendri  :  je  sens  de  l'ijumanité  pour 
les  malheureux ,  comme  s'il  n'y  avait  qu'eux  qui  fussent  hom- 
mes; et  les  grands  même,  pour  lesquels  je  trouve  dans  mon 
cœur  de  la  dureté  quand  ils  sont  élevés ,  je  les  aime  sitôt 
qu'ils  tombent. 

En  effet,  qu'ont-ils  affaire ,  dans  la  prospérité,  d'une  inu- 
tile tendresse  ?  elle  approche  trop  de  l'égalité.  Ils  aiment  bien 
mieux  du  respect,  qui  ne  demande  point  de  retour.  Mais, 
sitôt  qu'ils  sont  déchus  de  leur  grandeur,  il  n'y  a  que  nos 
plaintes  qui  puissent  leur  en  rappeler  l'idée. 

Je  trouve  quelque  chose  de  bien  naïf,  et  même  de  bien 
grand ,  dans  les  paroles  d'un  prince  qui ,  près  de  tomber  entre 
les  mains  de  ses  ennemis ,  voyant  ses  courtisans  autour  de 
lui  qui  pleuraient  :  Je  sens ,  leur  dit-il ,  à  vos  larmes  que  je 
suis  encore  votre  roi. 

A  Paris ,  le  3  de  la  luue  de  Chai  val ,  17  r  8. 


CXXVIII.  RICA  A  IBBEN. 
A  Smyrne. 

Tu  as  ouï  parler  mille  fois  du  fameux  roi  de  Suède'.  Il 
assiégeait  une  place  dans  un  royaume  qu'on  nomme  la  Nor- 
wége  :  comme  il  visitait  la  tranchée ,  seul  avec  un  ingénieur, 
il  a  reçu  un  coup  dans  la  tête,  dont  il  est  mort.  On  a  fait  sur- 
le-champ  arrêter  son  premier  ministre  ^  :  les  états  se  sont 
assemblés,  et  l'ont  condamné  à  perdre  la  tête. 

Il  était  accusé  d'un  grand  crime  :  c'était  d'avoir  calomnié 
la  nation ,  et  de  lui  avoir  fait  perdre  la  confiance  de  son  roi , 
forfait  qui,  selon  moi,  mérite  mille  morts. 

'  Charles  XII.  Il  fut  tué  au  siège  de  Fredericshall,  le  12  décembrb 
1718,  à  l'âge  de  trente-six  ans.  «  Il  n'était  point  Alexandre,  mais  il  au- 
rait été  le  meilleur  soldat  d'Alexandre.  »  (Voyez  ["Esprit  des  Imîs  ,  liv.  X, 
ih.  xiri.)  (P.) 

'  Le  baron  de  Gortz.  (P.) 


LETTRES  PERSANES.  443. 

Car  eufiu ,  si  c'est  une  mauvaise  action  de  noircir  dans 
l'esprit  du  prince  le  dernier  de  ses  sujets ,  qu'est-ce  lorsque 
l'on  noircit  la  nation  entière ,  et  qu'on  lui  ôte  la  bienveillance 
de  celui  que  la  Providence  a  établi  pour  faire  son  bonheur? 

Je  voudrais  que  les  hommes  parlassent  aux  rois  comme  les 
anges  parlent  à  notre  saint  prophète. 

ïu  sais  que  dans  les  banquets  sacrés ,  où  le  seigneur  des 
seigneurs  descend  du  plus  subUme  trône  du  monde  pour  se 
communiquer  à  ses  esclaves ,  je  me  suis  fait  une  loi  sévère 
de  captiver  une  langue  indocile  ;  on  ne  m'a  jamais  vu  aban- 
donner une  seule  parole  qui  pût  être  amère  au  dernier  de  ses 
sujets.  Quand  il  m'a  fallu  cesser  d'être  sobre,  je  n'ai  point 
cessé  d'être  honnête  homme  ;  et,  dans  cette  épreuve  de  notre 
fidélité ,  j'ai  risqué  ma  vie ,  et  jamais  ma  vertu. 

Te  ne  sais  comment  il  arrive  qu'il  n'y  a  presque  jamais  de 
prince  si  méchant,  que  son  ministre  ne  le  soit  encore  davan- 
tage ;  s'il  fait  quelque  action  mauvaise ,  elle  a  presque  toujours 
été  suggérée;  de  manière  que  l'ambition  des  princes  n'est 
jamais  si  dangereuse  que  la  bassesse  d'âme  de  ses  conseillers. 
Mais  comprends-tu  qu'un  homme  qui  n'est  que  d'hier  dans 
le  ministère ,  qui  peut-être  n'y  sera  pas  demain,  puisse  devenir 
dans  un  moment  l'ennemi  de  lui-même ,  de  sa  famille ,  de 
sa  patrie ,  et  du  peuple  qui  naîtra  à  jamais  de  celui  qu'il  va 
faire  opprimer? 

Un  prince  a  des  passions  :  le  ministre  les  remue  ;  c'est  de 
ce  côté-là  qu'il  dirige  son  ministère  ;  il  n'a  point  d'autre  but , 
ni  n'en  veut  connaître.  Les  courtisans  le  séduisent  par  leurs 
louanges  ;  et  lui  le  flatte  plus  dangereusement  par  ses  conseils , 
par  les  desseins  qu'il  lui  inspire ,  et  parles  maximes  qu'il  lui 
propose. 

A  Paris,  le  25  de  la  lune  de  Sapliar,  17(9 


444  LETTRES  PERSANES. 

CXXIX.  RICA  A  USBEK. 

A  ***. 

Je  passais  l'autre  jour  sur  le  Pont-Neuf  avec  un  de  mes 
amis  :  il  rencontra  un  liomme  de  sa  connaissance ,  qu'il  me 
dit  être  un  géomètre  ;  et  il  n'y  avait  rien  qui  n'y  parût ,  car 
il  était  dans  une  rêverie  profonde  ;  il  fallut  que  mon  ami  le 
tirât  longtemps  par  la  manche ,  et  le  secouât  pour  le  faire 
descendre  jusqu'à  lui ,  tant  il  était  occupé  d'une  courbe  qui 
le  tourmentait  peut-être  depuis  plus  de  huit  jours.  Us  se 
firent  tous  deux  beaucoup  d'honnêtetés ,  et  s'apprirent  réci- 
proquement quelques  nouvelles  littéraires.  Ces  discours  les 
menèrent  jusque  sur  la  porte  d'un  café  oii  j'entrai  avec  eux. 

Je  remarquai  que  notre  géomètre  y  fut  reçu  de  tout  le 
monde  avec  empressement ,  et  que  les  garçons  du  café  eu 
faisaient  beaucoup  plus  de  cas  que  de  deux  mousquetaires 
qui  étaient  dans  un  coin.  Pour  lui ,  il  parut  qu'il  se  trouvait 
dans  un  lieu  agréable;  car  il  dérida  un  peu  sou  visage,  et  se 
mit  à  rire  comme  s'il  n'avait  pas  eu  la  moindre  teinture  de 
géométrie. 

Cependant  son  esprit  régulier  toisait  tout  ce  qui  se  disait 
danslaconversation.il  ressemblait  à  celui  qui,  dans  un  jardin, 
coupait  avec  son  épée  la  tête  des  fleurs  qui  s'élevaient  au- 
dessus  des  autres  '.  Martyr  de  sa  justesse,  il  était  offensé  d'une 
saillie,  comme  une  vue  délicate  est  offensée  par  une  lumière 
trop  vive.  Rien  pour  lui  n'était  indifférent,  pourvu  qu'il  fût 
vrai.  Aussi  sa  conversation  était-elle  singulière.  Il  était  ar- 
rivé ce  jour-là  de  la  campagne  avec  un  homme  qui  avait  vu  un 
château  superbe  et  des  jardins  magnifiques;  et  il  n'avait  vu  , 
lui ,  qu'un  bâtiment  de  soixante  pieds  de  long  sur  trente-cinq 

'  Hérodote  et  Diogène  Laërce  racontent  que  Périandre  envoya  con- 
sulter Tlirasybulo  de  Milet  sur  la  manière  la  plus  sûre  de  gouverner  ses 
Ëlats.  Celui-ci ,  pour  toute  réponse,  mena  l'ambassadeur  dans  un  champ, 
et,  prenant  son  épée ,  se  mit  à  couper  les  épis  qui  s'élevaient  au-dessus 
des  autres.  Périandre  suivit  ce  conseil  sanguinaire,  et  lit  périr  tous  les 
hommes  qui  exerçaient  quelque  influence  à  Corinlhe.  (P.) 


LETTRES  PERSANES.  445 

(le  large,  et  un  bosquet  barlong  de  dix  arpents  :  il  aurait 
fort  souhaité  que  les  règles  de  la  perspective  eussent  été 
tellement  observées ,  que  les  allées  des  avenues  eussent  paru 
partout  de  même  largeur  -,  et  il  aurait  donné  pour  cela  une 
méthode  infaillible.  Il  parut  fort  satisfait  d'un  cadran  qu'il  y 
avait  démêlé,  d'une  structure  fort  singulière  ;  et  il  s'échauffa 
fort  contre  un  savant  qui  était  auprès  de  moi ,  qui  malheu- 
reusement lui  demanda  si  ce  cadran  marquait  les  heures  ba- 
byloniennes. Un  nouvelliste  parla  du  bombardement  du  châ- 
teau de  Fontarabie  ;  et  il  nous  donna  soudain  les  propriétés 
de  la  ligne  que  les  bombes  avaient  décrites  en  l'air  ;  et,  charmé 
de  savoir  cela,  il  voulut  en  ignorer  entièrement  le  succès.  Un 
homme  se  plaignait  d'avoir  été  ruiné  l'hiver  d'auparavant 
par  une  inondation .  Ce  que  vous  me  dites  là  m'est  fort  agréable , 
dit  alors  le  géomètre  :  je  vois  que  je  ne  me  suis  pas  trompé 
dans  l'observation  que  j'ai  faite ,  et  qu'il  est  au  moins  tombé 
sur  la  terre  deux  pouces  d'eau  plus  que  l'année  passée. 

Un  moment  après  il  sortit,  et  nous  le  suivîmes.  Connue  il 
allait  assez  vite ,  et  qu'il  négligeait  de  regarder  devant  lui ,  il 
fut  rencontré  directement  par  un  autre  homme  :  ils  se  cho- 
quèrent rudement;  et  de  ce  coup  ils  rejaillirent,  chacun  de 
son  côté,  en  raison  réciproque  de  leur  vitesse  et  de  leurs 
masses.  Quand  ils  furent  un  peu  revenus  de  leur  étourdisse- 
ment ,  cet  homme ,  portant  la  main  sur  le  front ,  dit  au  géo- 
mètre :  Je  suis  bien  aise  que  vous  m'ayez  heurté,  car  j'ai 
une  grande  nouvelle  à  vous  apprendre  :  je  viens  de  donner 
mon  Horace  au  public.  Comment!  dit  le  géomètre,  il  y  a 
deux  mille  ans  qu'il  y  est.  Vous  ne  m'entendez  pas ,  reprit 
l'autre  :  c'est  une  traduction  de  cet  ancien  auteur  que  je  viens 
de  mettre  au  jour;  il  y  a  vingt  ans  que  je  m'occupe  à  faire 
des  traductions. 

Quoi  !  monsieur ,  dit  le  géomètre ,  il  y  a  vingt  ans  que  vous  ne 
pensez  pas  !  Vous  parlez  pour  les  autres ,  et  ils  pensent  pour 
vous.  Monsieur,  dit  le  savant,  croyez-vous  que  je  n'aie  pas 
rendu  un  grand  service  au  public,  de  lui  rendre  la  lecture  des 

•:i8 


446  LETTRES  PERSANES. 

bons  auteurs  familière  ?  Je  ne  dis  pas  tout  à  fait  cela  :  j'estime 
autant  qu  un  autre  les  sublimes  génies  que  vous  travestissez; 
mais  vous  ne  leur  ressemblerez  point;  car,  si  vous  traduisez 
toujours ,  on  ne  vous  traduira  jamais. 

Les  traductions  sont  comme  ces  monnaies  de  cui\Te  qui 
ont  bien  la  même  valeur  qu'une  pièce  d'or,  et  même  sont 
d'un  plus  grand  usage  pour  le  peuple  ;  mais  elles  sont  toujours 
faibles  et  d'un  mauvais  aloi. 

Vous  voulez,  dites-vous,  faire  renaître  parmi  nous  ces 
illustres  morts  :  et  j'avoue  que  vous  leur  donnez  bien  un 
corps;  mais  vous  ne  leur  rendez  pas  la  vie  :  il  y  manque  tou- 
jours un  esprit  pour  les  animer. 

Que  ne  vous  appliquez-vous  plutôt  à  la  recherche  de  tant 
de  belles  vérités  qu'un  calcul  facile  nous  fait  découvrir  tous 
les  jours?  Après  ce  petit  conseil,  ils  se  séparèrent ,  je  crois , 
très-mécontents  l'un  de  l'autre. 

A  Paris,  le  dernier  de  la  lune  de  Rebiab  2 ,  I7l9. 


CXXX.  RICA  A***. 

Je  te  parlerai  dans  cette  lettre  d'une  certaine  nation  qu'on 
appelle  les  nouvellistes,  qui  s'assemblent  dans  un  jardin  ma- 
gnifique, où  leur  oisiveté  est  toujours  occupée.  Ils  sont  très- 
inutiles  à  l'État ,  et  leurs  discours  de  cinquante  ans  n'ont  pas 
un  effet  différent  de  celui  qu'aurait  pu  produire  un  silence 
aussi  long  :  cependant  ils  se  croient  considérables ,  parce 
qu'ils  s'entretiennent  de  projets  magnifiques,  et  traitent  de 
grands  intérêts. 

La  base  de  leurs  conversations  est  une  curiosité  frivole  et 
ridicule  :  il  n'y  a  point  de  cabinet  si  mystérieux  qu'ils  ne 
prétendent  pénétrer  ;  ils  ne  sauraient  consentir  à  ignorer  quel- 
(jue  chose;  ils  savent  combien  notre  auguste  sultan  a  de 
femmes ,  combien  il  fait  d'enfants  toutes  les  années  ;  et  quoi- 
qu'ils ne  fassent  aucune  dépense  en  espions,  ils  sont  instruits 


LETTRES  PERSANES,  447 

des  mesures  qu'il  prend  pour  humilier  l'empereur  des  Turcs 
et  celui  des  Mogols. 

A  peine  ont-ils  épuisé  le  présent,  qu'ils  se  précipitent  dans 
l'avenir;  et,  marchant  au-devant  de  la  Providence,  ils  la  pré- 
viennent sur  toutes  les  démarches  des  hommes.  Ils  conduisent 
un  général  par  la  main  ;  et ,  après  l'avoir  loué  de  mille  sot- 
tises qu'il  n'a  pas  faites ,  ils  lui  en  préparent  mille  autres  qu'il 
ne  fera  pas. 

Ils  font  voler  les  armées  comme  les  grues ,  et  tomher  les 
murailles  comme  des  cartons  ;  Us  ont  des  ponts  sur  toutes 
les  rivières ,  des  routes  secrètes  dans  toutes  les  montagnes , 
des  magasins  immenses  dans  les  sables  brûlants  :  il  ne  leur 
manque  que  le  bon  sens. 

Il  y  a  un  homme,  avec  qui  je  loge,  qui  reçut  cette  lettre 
d'un  nouvelhste  ;  comme  elle  m'a  paru  singulière ,  je  la  gar- 
dai ;  la  voici  : 

«  MONSIEUB  , 

«  Je  me  trompe  rarement  dans  mes  conjectures  sur  les 
«  affaires  du  temps.  Le  1"  janvier  1711,  je  prédis  que  l'em- 
«  pereur  Joseph  mourrait  dans  le  cours  de  l'année  :  il  est  vrai 
«  que,  comme  il  se  portait  fort  bien ,  je  crus  que  je  me  fe- 
«  rais  moquer  de  moi  si  je  m'expliquais  d'une  manière  bien 
«  claire  ;  ce  qui  fit  que  je  me  servis  de  termes  un  peu  énigma- 
«  tiques  ;  mais  les  gens  qui  savent  raisonner  m'entendh-ent . 
«  bien.  Le  17  avril  de  la  même  année ,  il  mourut  de  la  petite 
«  vérole. 

«  Dès  que  la  guerre  fut  déclarée  entre  l'empereur  et  les 
«  Turcs ,  j'allai  chercher  nos  messieurs  dans  tous  les  coins  des 
«  Tuileries;  je  les  assemblai  près  du  bassin,  et  leur  prédis 
«  qu'on  ferait  le  siège  de  Belgrade  ,  et  qu'il  serait  pris.  J'ai  été 
«  assez  heureux  pour  que  ma  prédiction  ait  été  accomplie.  Il 
«  est  vrai  que,  vers  le  milieu  du  siège ,  je  pariai  cent  pistoles 
«  qu'il  serait  pris  le  18  août  *  ;  il  ne  fut  pris  que  le  lendemain  : 
«  peut-on  perdre  à  si  beau  jeu? 

>   *  1717. 


448  LETTRiiS  PERSANES. 

«  Lorsque  je  vis  que  la  flotte  d'Espagne  débarquait  en  Sar- 
«  daigne  ,  je  jugeai  qu  elle  en  ferait  la  conquête  :  je  le  dis,  et 
«  cela  se  trouva  vrai.  Enflé  de  ce  succès,  j'ajoutai  que  cette 
"  flotte  victorieuse  irait  débarquer  à  Final  pour  faire  la  con- 
«  quête  du  Milanez.  Comme  je  trouvai  de  la  résistance  à  faire 
«  recevoir  cette  idée,  je  voulus  la  soutenir  glorieusement  :  je 
«  pariai  cinquante  pistoles,  et  je  les  perdis  encore;  car  ce  diable 
«  d'Alberoni ,  malgré  la  foi  des  traités ,  envoya  sa  flotte  en  Si- 
«  cile,  et  trompa  tout  à  la  fois  deux  grands  politiques,  le  duc 
«  de  Savoie,  et  moi. 

«  Tout  cela,  monsieur,  me  déroute  si  fort,  que  j'ai  résolu 
«  de  prédire  toujours  et  de  ne  parier  jamais.  Autrefois  nous 
«  ne  connaissions  point  aux  Tuileries  l'usage  des  paris ,  et  feu 
«  M.  le  comte  de  L.  ne  les  souffrait  guère  ;  mais ,  depuis  qu'une 
«  troupe  de  petits-maîtres  s'est  mêlée  parmi  nous ,  nous  ne 
«  savons  plus  où  nous  en  sommes.  A  peine  ouvrons-nous  la 
«  bouche  pour  dire  une  nouvelle,  qu'un  de  ces  jeunes  gens 
<■■  propose  de  parier  contre. 

«  L'autre  jour,  comme  j'ouvrais  mon  manuscrit ,  et  accom- 
«  modais  mes  lunettes  sur  mon  nez ,  un  de  ces  fanfarons  ,  sai- 
«  sissant  justement  l'intervalle  du  premier  mot  au  second , 
«  me  dit  :  Je  parie  cent  pistoles  que  non.  Je  fis  semblant  de 
«  n'avoir  pas  fait  d'attention  à  cette  extravagance;  et ,  repre- 
n  nant  la  parole  d'une  voix  plus  forte ,  je  dis  :  M.  le  maréchal 
«  de  ***  ayant  appris...  Cela  est  faux  ,  me  dit-il,  vous  avez 
«  toujours  des  nouvelles  extravagantes  ;  il  n'y  a  pas  le  sens 
«  commun  à  tout  cela.  Je  vous  prie,  monsieur,  de  me  faire 
<'  le  plaisir  de  me  prêter  trente  pistoles;  car  je  vous  avoue 
«  que  ces  paris  m'ont  fort  dérangé.  Je  vous  envoie  la  copie  de 
«  deux  lettres  que  j"ai  écrites  au  ministre.  Je  suis  ,  etc.  » 

LETTBE    d'un    NOUVELLISTE   AU    MINISTRE. 

0  Monseigneur, 
«  Je  suis  le  sujet  le  plus  zélé  que  le  roi  ait  jamais  eu.  C'est 
«  moi  qui  obligeai  un  de  mes  amis  d'exécuter  le  projet  que 


LETTRES  PERSANES.  449 

«  j'avais  formé  d'un  livre  pour  démontrer  que  Louis  le  Grand 
«  étzdt  le  plus  grand  de  tous  les  princes  qui  ont  mérité  le  nom 
«  de  Grand.  Je  travaille  depuis  longtemps  à  un  autre  omTage 
«  qxii  fera  encore  plus  d"lionneur  à  notre  nation,  si  Votre 
o  Grandeur  veut  m'accorder  un  priNiiége  :  mon  dessein  est  de 
«  prouver  que ,  depuis  le  commencement  de  la  monarchie , 
«  les  Français  n'ont  jamais  été  battus ,  et  que  ce  que  les  his- 
«  toriens  ont  dit  jusqu'ici  de  nos  désavantages  sont  de  vérita- 
a  blés  impostures.  Je  suis  obbgé  de  les  redresser  en  bien  des 
«  occasions  ;  et  j'ose  me  flatter  que  je  brille  surtout  dans  la  cri- 
«  tique.  Je  suis,  monseigneur,  etc.  » 

«  MO^SEIGNELB, 

«  Depuis  la  perte  que  nous  avons  faite  de  M.  le  comte  de  L. , 
"  nous  vous  supplions  d'avoir  la  bonté  de  nous  permettre  d'é- 
«  Lire  un  président.  Le  désordre  se  met  dans  nos  conférences , 
«  et  les  affaires  d'État  n'}-  sont  pas  traitées  avec  la  même  dis- 
«  cussion  que  parle  passé;  nos  jeunes  gens  \ivent  absolument 
"  sans  égard  pour  les  anciens,  et  entre  eux  sans  discipline  :  c'est 
«  le  véritable  conseil  de  Pvoboam ,  où  les  jeunes  imposent  aux 
«  vieillards.  Kous  avons  beau  leur  représenter  que  nous  étions 
«  paisibles  possesseurs  des  Tuileries  vingt  ans  avant  qu'ils 
«  fussent  au  monde  ;  je  crois  qu'ils  nous  en  chasseront  à  la  fin, 
«  et  qu'obligés  de  quitter  ces  lieux ,  où  nous  avons  tant  de  fois 
«  évoqué  les  ombres  de  nos  héros  français ,  il  faudra  que  nous 
«  allions  tenir  nos  conférences  au  Jardin  du  Roi  ou  dans  quelque 

Lieu  plus  écarté.  Je  suis....  » 

A  Paris,  le  7  de  la  lune  de  GemmadI  2  ,  1 719. 

CXXXL  RHÉDI  A  RICA. 

A  Paris. 

Une  des  choses  qui  a  le  plus  exercé  ma  curiosité  en  arrivant 
en  Europe,  c'est  l'histoire  et  l'origine  des  répubhques.  Tu 
Bais  que  la  plupart  des  Asiatiques  n'ont  pas  seulement  d'idée 

38. 


450  LETTRES  PERSANES. 

de  cette  sorte  de  gouvernement,  et  que  l'imagination  ne  les  a 
pas  servis  jusqu'à  leur  faire  comprendre  qu'il  puisse  y  en  avoir 
sur  la  terre  d'autre  que  le  despotique. 

Les  premiers  gouvernements  du  monde  furent  monarchi- 
ques :  ce  ne  fut  que  par  hasard  et  par  la  succession  des  siècles 
que  les  républiques  se  formèrent. 

La  Grèce  ayant  été  abîmée  par  un  déluge ,  de  nouveaux  ha- 
bitants vinrent  la  peupler  :  elle  tira  presque  toutes  ses  colonies 
d'Egypte  et  des  contrées  de  l'Asie  les  plus  voisines;  et,  comme 
ces  pays  étaient  gouvernés  par  des  rois ,  les  peuples  qui  en 
sortirent  furent  gouvernés  de  même.  IMais  la  tyrannie  de  ces 
princes  devenant  trop  pesante ,  on  secoua  le  joug  ;  et  du  débris 
de  tant  de  royaumes  s'élevèrent  ces  républiques  qui  firent  si 
fortfleurir  la  Grèce,  seule  polie  au  milieu  des  barbares. 

L'amour  de  la  liberté,  la  haine  des  rois,  conserva  longtemps 
la  Grèce  dans  l'indépendance,  et  étendit  au  loinle  gouvernement 
républicain.  Les  villes  grecques  trouvèrent  des  alliés  dansl'Asie 
mineure  :  elles  y  envoyèrent  des  colonies  aussi  libres  qu'elles, 
qui  leur  servirent  de  remparts  contre  les  entreprises  des  rois 
de  Perse.  Ce  n'est  pas  tout  :  la  Grèce  peupla  l'Italie  ;  l'Italie , 
l'Espagne,  et  peut-être  les  Gaules.  On  sait  que  cette  grande 
Hespérie,  si  fameuse  chez  les  anciens,  était  au  commencement 
la  Grèce ,  que  ses  voisins  regardaient  comme  un  séjour  de  féli- 
cité :  les  Grecs,  qui  ne  trouvaient  point  chez  eux  ce  pays  heu- 
reux, Tallèrent  chercher  en  Italie;  ceux  de  l'Italie,  en  Espagne; 
ceux  d'Espagne,  dans  la  Bétique  ou  le  Portugal  :  de  manière 
que  toutes  ces  régions  portèrent  ce  nom  chez  les  anciens.  Ces 
colonies  grecques  apportèrent  avec  elles  un  esprit  de  liberté 
qu'elles  avaient  pris  dans  cedouxpays.  Ainsi,  on  ne  voit  guère, 
dans  ces  temps  reculés,  de  monarchies  dans  l'Italie,  l'Espa- 
gue,  les  Gaules.  On  verra  bientôt  que  les  peuples  du  nord  et 
d'Allemagne  n'étaient  pas  moins  libres;  et,  si  l'on  trouve  des 
vestiges  de  quelque  royauté  parmi  eux ,  c'est  qu'on  a  pris  pour 
des  rois  les  chefs  des  armées  ou  des  républiques. 

Tout  ceci  se  passait  en  Europe;  car,  pour  l'Asie  el  rAfri(]ue, 


LETTRES  PERSANES.  4ol 

elles  ont  toujours  été  accablées  sous  le  despotisme ,  si  vous  en 
exceptez  quelques  villes  de  l'Asie  mineure  dont  nous  avons 
parlé ,  et  la  république  de  Carthage  en  Afrique. 

Le  monde  fut  partagé  entre  deux  puissantes  républiques  : 
celle  de  Rome  et  celle  de  Carthage.  Il  n'y  a  rien  de  si  connu 
que  les  conimencelnents  de  la  république  romaine,  et  rien  qui 
lesoitsi  peu  quel'origine  de  celle  de  Carthage.  On  ignore  al)so- 
lument  la  suite  des  princes  africains  depuis  Didon,  et  comment 
ils  perdirent  leur  puissance.  C'eût  été  un  grand  bonheur  pour 
le  monde  que  l'agrandissement  prodigieux  de  la  république 
romaine ,  s'il  n'y  avait  pas  eu  cette  différence  injuste  entre 
les  citoyens  romains  et  les  peuples  vaincus;  si  l'on  avait  donné 
aux  gouverneurs  des  provinces  une  autorité  moins  grande;  si 
les  lois  si  saintes  pour  empêcher  leur  tyrannie  avaient  été  ob- 
servées, et  s'ils  ne  s'étaient  pas  servis,  pour  les  faire  taire,  des 
mêmes  trésors  que  leur  injustice  avait  amassés. 

Il  semble  que  la  liberté  soit  faite  pour  le  génie  des  peuples 
d'Europe ,  et  la  servitude  pour  celui  des  peuples  d'Asie.  C'est 
en  vain  que  les  Romains  offrirent  aux  Cappadociens  ce  pré- 
cieux trésor;  cette  nation  lâche  le  refusa ,  et  elle  courut  à  la 
servitude  avec  le  même  empressement  que  les  autres  peuples 
couraient  à  la  liberté. 

César  opprima  la  république  romaine ,  et  la  soumit  à  uu 
pouvoir  arbitraire. 

L'Europe  gémit  longtemps  sous  un  gouvernement  militaire 
et  violent ,  et  la  douceur  roumaine  fut  changée  eu  une  cruelle 
oppression. 

Cependant  une  infinité  de  nations  inconnues  sortirent  du 
nord ,  se  répandirent  comme  des  torrents  dans  les  provinces 
romaines;  et,  trouvant  autant  de  facilité  à  faire  des  conquê- 
tes qu'à  exercer  leurs  pirateries,  les  démembrèrent,  et  en  firent 
des  royaumes.  Ces  peuples  étaient  libres  ;  et  ils  bornaient  si 
fort  l'autorité  de  leurs  rois ,  qu'ils  n'étaient  proprement  que 
des  chefs  ou  des  généraux.  Ainsi  ces  royaumes ,  quoique  fonp- 
dés  parla  force,  ne  sentirent  point  le  joug  du  vainqueur.  Lors- 


452  LETTRES  PERSANES. 

que  les  peuples  d'Asie,  comme  les  Turcs  et  les  Tarlares, 
ûreut  des  conquêtes ,  soumis  à  la  volonté  d'un  seul,  ils  ne 
songèrent  qu'à  lui  donner  de  nouveaux  sujets,  et  à  établir  par 
les  armes  son  autorité  violente  ;  mais  les  peuples  du  nord ,  li- 
bres dans  leur  pays,  s'emparant  des  provinces  romaines,  ne 
donnèrent  point  à  leurs  chefs  une  grande  autorité.  Quelques-uns 
même  de  ces  peuples,  comme  les  Vandales  en  Afrique,  les 
Goths  en  Espagne ,  déposaient  leurs  rois  dès  qu'ils  n'en  étaient 
pas  satisfaits;  et,  chez  les  autres,  l'autorité  du  prince  était 
bornée  de  mille  manières  différentes  :  un  grand  nombre  de 
seigneurs  la  partageaient  avec  lui;  les  guerres  n'étaient  entre- 
prises que  de  leur  consentement  ;  les  dépouilles  étaient  par- 
tagées entre  le  chef  et  les  soldats  ;  aucun  impôt  en  faveur  du 
prince  ;  les  lois  étaient  faites  dans  les  assemblées  de  la  nation. 
Voilà  le  principe  fondamental  de  tous  ces  États ,  qui  se  formè- 
'•ent  des  débris  de  l'empire  romain. 

A  Venise,  le  20  de  la  lune  de  PiliégeË,  1710. 

CXXXII.  RICA  A  ***. 

Je  fus ,  il  y  a  cinq  ou  six  mois ,  dans  un  café  ;  j'y  remarquai 
un  gentilhomme  assez  bien  mis  qui  se  faisait  écouter  :  il  par- 
lait du  plaisir  qu'il  y  avait  de  vivre  à  Paris;  il  déplorait  sa  si- 
tuation d'être  obligé  de  vivre  dans  la  province.  J'ai,  dit-il , 
quinze  mille  livres  de  rentes  en  fonds  de  terre,  et  je  me  croirais 
plus  heureux  sij'avais  le  quart  de  ce  bien-là  en  argent  et  en 
effets  portables  partout.  J'ai  beau  presser  mes  fermiers,  et  les 
accabler  de  frais  de  justice ,  je  ne  fais  que  les  rendre  plus  insol- 
vables :  je  n'ai  jamais  pu  voir  cent  pistoles  à  la  fois.  Si  je  de- 
vais dix  mille  francs ,  on  me  ferait  saisir  toutes  mes  terres ,  et 
je  serais  à  l'hôpital. 

Je  sortis  sans  avoir  fait  grande  attention  à  tout  ce  discours; 
mais,  me  trouvant  hier  dansée  quartier,  j'entrai  dans  la  même 
maison,  etj'y  visun  homme  grave,  d'un  visage  pâle  et  allongé  , 
qui ,  au  milieu  de  cinq  ou  six  discoureurs ,  paraissait  morne 


LETTRES  PERSANES.  453 

et  pensif,  jusques  à  ce  que,  prenant  brusquement  la  parole  : 
Oui ,  messieurs ,  dit-il  en  haussant  la  voix ,  je  suis  ruiné  ;  je 
n'ai  plus  de  quoi  vivre;  car  j'ai  actuellement  chez  moi  deux 
cent  mille  livres ^en  billets  de  banque ,  et  cent  mille  écus  d'ar- 
gent :  je  me  trouve  dans  une  situation  affreuse;  je  me  suis  cru 
riche,  et  me  voilà  à  l'hôpital:  au  moins  si  j'avais  seulement 
une  petite  terre  oii  je  pusse  me  retirer,  je  serais  sûr  d'avoir 
de  quoi  vivre  ;  mais  je  n'ai  pas  grand  comme  ce  chapeau  en 
fonds  de  terre. 

Je  tournai  par  hasard  la  tête  d'un  autre  côté,  et  je  vis  un 
autre  homme  qui  faisait  des  grimaces  de  possédé.  A  qui  se  fier 
désormais  ?  s'écriait-il.  Il  y  a  un  traître  que  je  croyais  si  fort 
de  mes  amis  que  je  lui  avais  prêté  mon  argent,  et  il  me  l'a 
rendu!  quelle  perfidie  horrible!  Il  a  beau  faire,  dans  mon 
esprit  il  sera  toujours  déshonoré. 

Toutprès  de  là  était  un  homme  très-mal  vêtu,  qui,  élevant 
les  yeux  au  ciel,  disait  :  Dieu  bénisse  les  projets  de  nos  minis- 
tres !  puissé-je  voir  les  actions  à  deux  mille ,  et  tous  les  la- 
quais de  Paris  plus  riches  que  leurs  maîtres  !  J'eus  la  curiosité 
de  demander  son  nom.  C'est  un  homme  extrêmement  pauvre, 
nie  dit-on  ;  aussi  a-t-il  un  pauvre  métier  :  il  est  généalogiste  , 
et  il  espère  que  son  art  rendra ,  si  les  fortunes  continuent  ;  et 
que  tous  ces  nouveaux  riches  auront  besoin  de  lui  pour  réfor- 
mer leur  nom,  décrasser  leurs  ancêtres,  et  orner  leurs  carros- 
ses; il  s'imagine  qu'il  va  faire  autant  de  gens  de  qualité  qu'il 
voudra  ;  il  tressaille  de  joie  de  voir  multiplier  ses  pratiques. 

Enfin ,  je  vis  entrer  un  vieillard  pâle  et  sec,  que  je  reconnus 
pour  nouvelliste  avant  qu'il  se  fût  assis;  il  n'était  pas  du  nom- 
bre de  ceux  qui  ont  une  assurance  victorieuse  contre  tous  les 
revers,  et  présagent  toujours  les  victoires  et  les  trophées  : 
c'était  au  contraire  un  de  ces  trembleurs  qui  n'ont  que  des 
nouvelles  tristes.  Les  affaires  vont  bien  mal  du  côté  d'Espagne, 
dit-il  ;  nous  n'avons  point  de  cavalerie  sur  la  frontière,  et  il  est 
à  craindre  que  le  prince  Pio ,  qui  en  a  un  gros  corps ,  ne  fasse 
contribuer  tout  le  Languedoc.  Il  y  avait  vis-à-vis  de  moi  un 


454'  LETTRES  PERSANES. 

philosophe  assez  mal  en  ordre  qui  prenait  le  nouvelliste  eu 
pitié,  et  haussait  les  épaules  à  mesure  que  l'autre  haussait  la 
voix.  Je  m'approchai  de  lui,  et  il  me  dit  à  Toreille  :  Vous  voyez 
que  ce  fat  nous  entretient ,  il  y  a  une  heure,  de  sa  frayeur 
pour  le  Languedoc  ;  et  moi ,  j'aperçus  iiier  au  soir  une  tache 
dans  le  soleil,  qui,  si  elle  augmentait,  pourrait  faire  tomher 
toute  la  nature  en  engourdissement;  et  je  n'ai  pas  dit  un  seul 
mot. 

A  Paris,  le  17  de  la  lune  de  Rhamazan,  1719. 


CXXXIII.  RICA  A  ***. 

J'allai  l'autre  jour  voir  une  grande  bibliothèque  dans  un 
couvent  de  dervis ,  qui  en  sont  comme  les  dépositaires ,  nois 
qui  sont  obligés  d'y  laisser  entrer  tout  le  monde  à  certaines 
heures. 

En  entrant  je  vis  un  homme  grave  qui  se  promenait  au  mi- 
lieu d'un  nombre  innombrable  de  volumes  qui  l'entouraient. 
J'allai  à  lui ,  et  le  priai  de  me  dire  quels  étaient  quelques-uns 
de  ces  livres  que  je  voyais  mieux  reliés  que  les  autres.  IMon- 
sieur,  me  dit-il ,  j'habite  ici  une  terre  étrangère  :  je  n'y  con- 
nais personne  :  bien  des  gens  me  font  de  pareilles  questions  ; 
mais  vous  voyez  bien  que  je  n'irai  pas  lire  tous  ces  livres  pour 
les  satisfaire;  mais  j'ai  mon  bibliothécaire  qui  vous  donnera 
satisfaction ,  car  il  s'occupe  nuit  et  jour  à  déchiffrer  tout  ce 
que  vous  voyez  là  ;  c'est  un  homme  qui  n'est  bon  à  rien ,  et 
qui  nous  est  très  à  charge ,  parce  qu'il  ne  travaille  point  pour 
le  couvent.  Mais  j'entends  l'heure  du  réfectoire  qui  sonne. 
Ceux  qui  comme  moi  sont  à  la  tête  d'une  communauté  doivent 
être  les  premiers  à  tous  les  exercices.  En  disant  cela  ,  le  moine 
me  poussa  dehors  ,  ferma  la  porte ,  et ,  comme  s'il  eiit  volé , 
disparut  à  mes  yeux. 

De  Paris,  le2i  de  la  lune  de  Rhamazan ,  I719. 


LETTRES  PERSANES.  455 

CXXXIV.  RICA  AU  MÊME. 

Je  retouraai  le  lendemain  à  cette  bibliothèque ,  où  je  trouvai 
tout  un  autre  homme  que  celui  que  j'avais  vu  la  première  fois. 
Son  air  était  simple,  sa  physionomie  spirituelle,  et  son  abord 
très-affable.  Dès  que  je  lui  eus  fait  connaître  ma  curiosité ,  il 
se  mit  en  devoir  de  la  satisfaire ,  et  même ,  en  qualité  d'étran- 
ger, de  m'instruire. 

Mon  père ,  lui  dis-je ,  quels  sont  ces  gros  volumes  qui  tien- 
nent tout  ce  côté  de  bibliothèque  ?  Ce  sont ,  me  dit-il ,  les  inter- 
prètes de  l'Écriture.  Il  y  en  a  un  grand  nombre!  lui  repartis- 
je  :  il  faut  que  l'Écriture  fiit  bien  obscure  autrefois ,  et  bien 
claire  à  présent.  Reste-t-il  encore  quelques  doutes  ?  peut-il  y 
avoir  des  points  contestés  ?  S'il  y  en  a ,  bon  Dieu  !  s'il  y  en  a  ! 
me  répondit-il  :  il  y  en  a  presque  autant  que  de  lignes.  Oui  ! 
lui  dis-je  ;  et  qu'ont  donc  fait  tous  ces  auteurs.'  Ces  auteurs , 
me  repartit-il,  n'ont  point  cherché  dans  l'Écriture  ce  qu'il 
faut  croire,  mais  ce  qu'ils  croient  eux-mêmes  ;  ils  ne  l'ont  point 
regardée  comme  un  livre  où  étaient  contenus  les  dogmes 
qu'ils  devaient  recevoir,  mais  comme  un  ouvrage  qui  pourrait 
donner  de  l'autorité  à  leurs  propres  idées  :  c'est  pour  cela 
qu'ils  en  ont  corrompu  tous  les  sens ,  et  ont  donné  la  torture 
à  tous  les  passages.  C'est  un  pays  où  les  hommes  de  toutes 
les  sectes  font  des  descentes ,  et  vont  comme  au  pillage  ;  c'est 
un  champ  de  bataille  où  les  nations  ennemies  qui  se  rencon- 
trent livrent  bien  des  combats ,  où  l'on  s'attaque ,  où  l'on  s' es- 
carmouche de  bien  des  manières. 

Tout  près  de  là  vous  voyez  les  livres  ascétiques  ou  de  dévo- 
tion; ensuite  les  livres  de  morale,  bien  plus  utiles;  ceux  de 
théologie ,  doublement  inintelligibles ,  et  par  la  matière  qui 
y  est  traitée,  et  par  la  manière  de  la  traiter;  les  ouvrages  des 
mystiques,  c'est-à-dire  des  dévots  qui  ont  le  cœur  tendre. 
Ah  !  mon  père ,  lui  dis-je ,  un  moment  ;  n'allez  pas  si  vite  : 
parlez-moi  de  ces  mystiques.  Monsieur,  dit-il,  la  dévotion 
échauffe  un  cœur  disposé  à  la  tendresse ,  et  lui  fait  envoyer 


45Û  LETTRES  PERSANES. 

des  esprits  au  cerveau  qui  l'échauffent  de  luéiiie ,  d'où  naissent 
les  extases  et  les  ravissements.  Cet  état  est  le  délire  de  la  dé- 
votion ;  souvent  il  se  perfectionne ,  ou  plutôt  dégénère  en  quié- 
tisme  :  vous  savez  qu'un  quiétiste  n'est  autre  chose  qu'un 
homme  fou,  dévot  et  libertin. 

Voyez  les  casuistes ,  qui  mettent  au  jour  les  secrets  de  la 
nuit ,  qui  forment  dans  leur  imagination  tous  les  monstres 
que  le  démon  d'amour  peut  produire,  les  rassemblent,  les 
comparent ,  et  en  font  l'objet  éternel  de  leurs  pensées  :  heu- 
reux si  leur  cœur  ne  se  met  pas  de  la  partie ,  et  ne  devient 
pas  lui-même  complice  de  tant  d'égarejnents  si  naïvement 
décrits  et  si  nûment  peints  ! 

Vous  voyez ,  monsieur,  que  je  pense  librement ,  et  que  je 
vous  dis  tout  ce  que  je  pense.  Je  suis  naturellement  naïf;  et 
plus  encore  avec  vous ,  qui  êtes  un  étranger,  qui  voulez  savoir 
les  choses ,  et  les  savoir  telles  qu'elles  sont.  Si  je  voulais ,  je 
ne  vous  parlerais  de  tout  ceci  qu'avec  admiration  ;  je  vous  di- 
rais sans  cesse  :  Cela  est  divin  !  cela  est  respectable!  il  y  a  du 
merveilleux  !  Et  il  en  arriverait  de  deux  choses  l'une,  ou  que  je 
vous  tromperais ,  ou  que  je  me  déshonorerais  dans  votre  es- 
prit. 

Nous  en  restâmes  là  ;  une  affaire  qui  survint  au  dervis  rom- 
pit notre  conversation  jusqu'au  lendemain. 

De  Paris ,  le  23  de  la  lune  de  Rbamazau  ,  I7I9. 


CXXXV.  RICA  AU  MÊME. 

Je  revins  à  l'heure  marquée ,  et  mon  homme  ne  mena  pré- 
cisément dans  l'endroit  où  nous  nous  étions  quittés.  Voici , 
me  dit-il ,  les  grammairiens ,  les  glossateurs ,  et  les  commen- 
tateurs. Mon  père ,  lui  dis-je,  tous  ces  gens-là  ne  peuvent-ils 
pas  se  dispenser  d'avoir  du  bon  sens  ?  Oui ,  dit-il ,  ils  le  peu- 
vent; et  même  il  n'y  paraît  pas  ;  leurs  ouvrages  n'en  sont  pas 
plus  mauvais  :  ce  qui  est  très-commode  pour  eux.  Cela  esl 


LETTRES  PERSANES.  457 

vrai ,  lui  dis-je  ;  et  je  connais  bien  des  philosophes  qui  feraient 
bien  de  s'appliquer  à  ces  sortes  de  sciences-là. 

Voilà ,  poursuivit-il ,  les  orateurs ,  qui  ont  le  talent  de  per- 
suader indépendamment  des  raisons:  et  les  géomètres ,  qui 
obligent  un  homme  malgré  lui  d'être  persuadé ,  et  le  convain- 
quent avec  t\Tannie. 

Voici  les  li>Tes  de  métaphysique,  qui  traitent  de  si  grands 
intérêts,  et  dans  lesquels  l'infmi  se  rencontre  partout  ;  les  li- 
vres de  physique,  qui  ne  trouvent  pas  plus  de  merveilleux 
dans  l'économie  du  vaste  univers  que  dans  la  machine  la  plus 
simple  de  nos  artisans;  les  livres  de  médecine,  ces  monu- 
ments de  la  fragilité  de  la  nature  et  de  la  puissance  de  l'art , 
qui  font  trembler  quand  ils  traitent  des  maladies  même  les 
plus  légères ,  tant  ils  nous  rendent  la  mort  présente ,  mais  qui 
nous  mettent  dans  une  sécurité  entière  quand  ils  parlent  de 
la  vertu  des  remèdes,  comme  si  nous  étions  devenus  immor- 
tels. 

Tout  près  de  là  sont  les  li\Tes  d'anatomie,  qui  contiennent 
bien  moins  la  description  des  parties  du  corps  humain  que 
les  noms  barbares  qu'on  leur  a  donnés  :  chose  qui  ne  guérit 
ni  le  malade  de  son  mal ,  ni  le  médecin  de  son  ignorance. 

Voici  la  chimie ,  qui  haljite  tantôt  l'hôpital  et  tantôt  les  pe- 
tites-maisons, comme  des  demeures  qui  lui  sont  également 
propres. 

Voici  les  livres  des  sciences,  ou  plutôt  d'ignorance  occulte  ; 
tels  sont  ceux  qui  contiennent  quelque  espèce  de  diablerie  ; 
exécrables  selon  la  plupart  des  gens ,  pitoyables  selon  moi. 
Tels  sont  encore  les  U\Tes  d'astrologie  judiciaire.  Que  dites- 
vous  ,  mon  père  ?  Les  livres  d'astrologie  judiciaire ,  repartis-je 
avec  feu!  et  ce  sont  ceux  dont  nous  faisons  le  plus  de  cas  en 
Perse  ;  ils  règlent  toutes  les  actions  de  notre  vie ,  et  nous  dé^ 
terminent  dans  toutes  nos  entreprises;  les  astrologues  sont 
proprement  nos  directeurs  ;  ils  font  plus ,  ils  entrent  dans  le 
gouvernement  de  l'État.  Si  cela  est,  me  dit-il,  vous  vivez 
sous  un  joug  bien  plus  dur  que  celui  de  la  raison  :  voilà  ce 


^58  LETTRES  PERSANES. 

qui  s'appelle  le  plus  étrange  de  tous  les  empires;  je  plains 
bleu  une  famille ,  et  encore  plus  une  nation,  qui  se  laisse  si 
fort  dominer  par  les  planètes.  Nous  nous  servons,  lui  repar- 
tis-je,  de  l'astrologie,  comme  vous  vous  servez  de  l'algèbre. 
Chaque  nation  a  sa  science ,  selon  laquelle  elle  règle  sa  politi- 
que. Tous  les  astrologues  ensemble  n'ont  jamais  fait  tant  de 
sottises  en  notre  Perse  qu'un  seul  de  vos  algébristes  en  a  fait 
ici.  Croyez-vous  que  le  concours  fortuit  des  astres  ne  soit  pas 
une  règle  aussi  sûre  que  les  beaux  raisonnements  de  votre 
faiseur  de  systèmes  '  ?  Si  l'on  comptait  les  voix  là-dessus  en 
France  et  en  Perse ,  ce  serait  im  beau  sujet  de  triomplie  pour 
l'astrologie  ;  vous  verriez  les  mathématiciens  bien  humiliés. 
Quel  accablant  corollAire  en  pourrait-on  tirer  contre  eux  ! 
Notre  dispute  fut  interrompue ,  et  il  fallut  nous  quitter. 
De  Paris,  le  26  de  la  lune  de  Rhamazan,  1919. 

CXXXVI.  RICA  AU  MÊME. 

Dans  l'entrevue  suivante,  mon  savant  me  mena  dans  un  cabi- 
net particulier.  Voici  les  livres  d'histoire  moderne,  me  dit-il. 
Voyez  premièrement  les  historiens  de  l'Église  et  des  papes, 
livres  que  je  lis  pour  m'édifier,  et  qui  font  souvent  en  moi  un 
effet  tout  contraire. 

Là,  ce  sont  ceux  qui  ont  écrit  de  la  décadence  du  formi- 
dable empire  romain,  qui  s'était  formé  du  débris  de  tant  de 
monarchies ,  et  sur  la  chute  duquel  il  s'en  forma  aussi  tant 
de  nouvelles.  Un  nombre  infini  de  peuples  barbares ,  aussi 
inconnus  que  les  pays  qu'ils  habitaient ,  pamrent  tout  à  coup  . 
l'inondèrent,  le  ravagèrent,  le  dépecèrent,  et  fondèrent  tous  les 
royaumes  que  vousvoyez  à  présent  en  Europe.  Ces  peuples  n'é- 
taientpoint  proprement  barbares,  puisqu'ils  étaient  libres;  mais 
ils  le  sont  devenus  depuis  que ,  soumis  pour  la  plupart  à  une 
puissance  absolue ,  ils  ont  perdu  cette  douce  liberté  si  con- 
forme à  la  raison  ,  à  l'humanité ,  et  à  la  nature. 

•  Law.  (P.) 


LETTRES  PERSANES.  4.j9 

Vous  voyez  ici  les  historiens  de  l' Allemagne ,  laquelle  n"est 
qu'une  ombre  du  premier  empire ,  mais  qui  est ,  je  crois  ,  la 
seule  puissance  qui  soit  sur  la  terre  que  la  division  n'a  point 
affaiblie  ;  la  seule ,  je  crois  encore ,  qui  se  fortifie  à  mesure 
de  ses  pertes,  et  qui,  lente  à  profiter  des  succès,  devient  in- 
domptable par  ses  défaites. 

Voici  les  historiens  de  France ,  où  Ton  voit  d'abord  la  puis- 
sance des  rois  se  former,  mourir  deux  fois ,  renaître  de  même , 
languir  ensuite  pendant  plusieurs  siècles  ;  mais ,  prenant  in- 
sensiblement des  forces ,  accrue  de  toutes  parts ,  monter  à  son 
dernier  période  :  semblable  à  ces  fleuves  qui  dans  leur  course 
perdent  leurs  eaux ,  ou  se  cachent  sous  terre  ;  puis ,  reparais^ 
sant  de  nouveau ,  grossis  par  les  rivières  qui  s'y  jettent ,  en- 
traînent avec  rapidité  tout  ce  qui  s'oppose  à  leur  passage. 

Là ,  vous  voyez  la  nation  espagnole  sortir  de  quelques  mon- 
tagnes ;  les  princes  mahométans  subjugués  aussi  insensible- 
ment qu'ils  avaient  rapidement  conquis  ;  tant  de  royaumes 
réunis  dans  une  vaste  monarchie ,  qui  devint  presque  la  seule , 
jusqu'à  ce  qu'accablée  de  sa  fausse  opulence ,  elle  perdit  sa 
force  et  sa  réputation  même ,  et  ne  conserva  que  l'orgueil  de 
sa  première  puissance. 

Ce  sont  ici  les  historiens  d'Angleterre ,  oià  l'on  voit  la  li- 
berté sortir  sans  cesse  des  feux  de  la  discorde  et  de  la  sédition  ; 
le  prince  toujours  chancelant  sur  un  trône  inébranlable  ;  une 
nation  impatiente ,  sage  dans  sa  fureur  même ,  et  qui ,  maî- 
tresse de  la  mer  (  chose  inouïe  jusqu'alors  ) ,  mêle  le  com- 
merce avec  l'empire. 

Tout  près  de  là ,  sont  les  historiens  de  cette  autre  reine  de 
la  mer,  la  république  de  Hollande ,  si  respectée  en  Europe 
et  si  formidable  en  Asie ,  où  ses  négociants  voient  tant  de  rois 
prosternés  devant  eux. 

Les  historiens  d'Italie  vous  représentent  une  nation  autre- 
fois maîtresse  du  monde,  aujourd'hui  esclave  de  toutes  les 
autres  ;  ses  princes  divisés  et  faibles  ,  et  sans  autre  attribut  de 
souveraineté  qu'une  vaine  politique. 


4fiO  LETTRES  PERSANES. 

Voilà  les  historiens  des  républiques  de  la  Suisse ,  qui  est 
l'image  de  la  liberté  ;  de  Venise,  qui  n'a  de  ressources  qu'en 
son  économie  ;  et  de  Gênes ,  qui  n'est  superbe  que  par  ses  bâ- 
timents. 

Voici  ceux  du  Nord ,  et  entre  autres  de  la  Pologne ,  qui  use 
si  mal  de  sa  liberté  et  du  droit  qu  elle  a  d'élire  ses  rois ,  qu'il 
semble  qu'elle  veuille  consoler  par  là  les  peuples  ses  voisins , 
qui  ont  perdu  l'un  et  l'autre. 

Là-dessus ,  nous  nous  séparâmes  jusqu'au  lendemain. 

De  Paris,  le  2  de  la  lune  de  Chalval ,  1710. 


CXXXVII.  RICA  AU  MÊME. 

Le  lendemain,  il  me  mena  dans  un  autre  cabinet.  Ce  sont 
ici  les  poètes ,  me  dit-il;  c'est-à-dire  ces  auteurs  dont  le  mé- 
tier est  de  mettre  des  entraves  au  bon  sens ,  et  d'accabler  la 
raison  sous  les  agréments  comme  on  ensevelissait  autrefois 
les  femmes  sous  leurs  parures  et  leurs  ornements  '.  Vous  les 
connaissez  ;  ils  ne  sont  pas  rares  chez  les  Orientaux ,  où 
le  soleil ,  plus  ardent ,  semble  échauffer  les  imaginations 
mêmes. 

Voilà  les  poèmes  épiques.  Eh!  qu'est-ce  que  les  poèmes 
épiques  ?  En  vérité ,  me  dit-il ,  je  n'en  sais  rien  j  les  connais- 
seurs disent  qu'on  n'en  a  jamais  fait  que  deux ,  et  que  les  au- 
tres qu'on  donne  sous  ce  nom  ne  le  sont  point  :  c'est  aussi 

'  Pascal ,  dans  ses  Pensées ,  parle  de  la  poésie  à  peu  près  comme 
Montesquieu,  et  n'y  voit  que  des  mots  vides  de  sens;  comme  fatal  lau~ 
rier,  bel  astre,  etc.,  qu'on  appelle  des  beautés  poétiques.  Voltaire  en 
conclut  seulement  que  Pascal  parlait  de  ce  qu'il  ne  connaissait  pas,  et 
c'est, je  crois,  la  seule  fois  qu'il  ait  eu  raison  contre  Pascal.  Il  fut  bien 
plus  en  colère  contre  Montesquieu  ,  qui  pourtant  avait  excepté  nommé- 
ment les  poètes  dramatiques  du  mépris  qu'il  témoignait  pour  tous  les 
autres.  Cela  ne  suftisait  pas  ,  comme  de  raison ,  pour  apaiser  l'auteur  de 
la  flenriade;  et,  quand  on  lui  reprochait  les  traits  qu'il  lançait  contre 
Montesquieu  ,  il  se  contentait  de  répondre  :  «  Il  est  coupable  de  lèse- 
«  poésie  ;  >.  et  l'on  a\ouera  que  c'était  un  crime  que  Voltaire  ne  pouvait 
guère  pardonner.  (L.  H  ) 


LETTRES  PERSANES.  'îG( 

ce  que  je  ne  sais  pas.  Ils  disent  de  plus  qu'il  est  impossible 
d'en  faire  de  nouveaux  ;  et  cela  est  encore  plus  surprenant. 

Voici  les  poètes  dramatiques,  qui ,  selon  moi ,  sont  les  poè- 
tes par  excellence ,  et  les  maîtres  des  passions.  Il  y  en  a  de 
deux  sortes  :  les  comiques,  qui  nous  remuent  si  doucement  ; 
et  les  tragiques ,  qui  nous  troublent  et  nous  agitent  avec  tant 
de  violence. 

Voici  les  lyriques ,  que  je  méprise  autant  que  je  fais  cas  des 
autres,  et  qui  font  de  leur  art  une  harmonieuse  extrava- 
gance. 

On  voit  ensuite  les  auteurs  des  idylles  et  des  églogues ,  qui 
plaisent  même  aiLx  gens  de  cour  par  l'idée  qu'ils  leur  donnent 
d'une  certaine  tranquillité  qu'ils  n'ont  pas ,  et  qu'ils  leur  mon- 
trent dans  la  condition  des  bergers. 

De  tous  les  auteurs  que  nous  avons  vus ,  voici  les  plus  dan- 
gereux :  ce  sont  ceux  qui  aiguisent  les  épigrammes ,  qui  sont 
de  petites  flèches  déliées  qui  font  une  plaie  profonde,  et  inac- 
cessible aux  remèdes. 

Vous  voyez  ici  des  romans  ' ,  qui  sont  des  espèces  de  poè- 
tes, et  qui  outrent  également  le  langage  de  l'esprit  et  celui  du 
cœur;  qui  passent  leur  vie  à  chercher  la  nature  ,  et  la  man- 
quent toujours  ;  et  qui  font  des  héros  ,  qui  y  sont  aussi  étran- 
gers que  les  dragons  ailés  et  les  hippocentaures. 

J'ai  wx ,  lui  dis-je  ,  quelques-uns  de  vos  romans  ;  et ,  si  vous 
voyiez  les  nôtres ,  vous  seriez  encore  plus  choqué.  Ils  sont 
aussi  peu  naturels,  et  d'ailleurs  extrêmement  gênés  par  nos 
mœurs  ;  il  faut  dix  années  de  passion  avant  qu'un  amant  ait 
pu  voir  seulement  le  visage  de  sa  maîtresse.  Cependant  les 
auteurs  sont  forcés  de  faire  passer  les  lecteurs  dans  ces  en- 
nuyeux préhminaires.  Or,  il  est  impossible  que  les  incidents 
.soient  variés  :  on  a  recours  à  un  artifice  pire  que  le  mal  même 
qu'on  veut  guérir  ;  c'est  aux  prodiges.  Je  suis  sur  que  vous  ne 

'  Telle  est  la  véritable  leçon.  Les  éditions  de  l"2i  (la  première), 
1730,  1744,  et  1754  (la  dernière),  sont  uniformes  sur  ce  point.  Montes- 
«juieu  parait  avoir  pris  ici  romans  dans  le  sens  de  romnncicrs. 

39. 


4G2  LETTRES  PERSANES. 

trouverez  pas  bou  qu'une  magicienne  fasse  sortir  une  armée 
de  dessous  terre ,  qu'un  héros ,  lui  seul ,  en  détruise  une  de 
cent  mille  hommes.  Cependant  voilà  nos  romans  :  ces  aven- 
tures froides  et  souvent  répétées  nous  fout  languir,  et  ces  pro- 
diges extravagants  nous  révoltent. 

De  Paris,  le  6de  la  lune  de  Chalval ,  I7lff. 


CXXXVIII.  RICA  A  IBBKN. 
A  Smyrne. 

Les  ministres  se  succèdent  et  se  détruisent  ici  comme  les 
saisons  ;  depuis  trois  ans  j'ai  vu  changer  quatre  fois  de  système 
sur  les  Qnances.  On  lève  aujourd'hui ,  en  Perse  et  en  Turquie , 
les  subsides  de  la  même  manière  que  les  fondateurs  de  ces 
monarchies  les  levaient  :  il  s'en  faut  bien  qu'il  en  soit  ici  de 
même.  Il  est  vrai  que  nous  n'y  mettons  pas  tant  d'esprit  que 
les  Occidentaux.  Nous  croyons  qu'il  n'y  a  pas  plus  de  diffé- 
rence entre  l'administration  des  revenus  du  prince  et  de  ceux 
d'un  particuher  qu'il  y  en  a  entre  compter  cent  mille  tomans 
ou  en  compter  cent  ;  mais  il  y  a  ici  bien  plus  de  finesse  et  de 
mystère.  Il  faut  que  de  grands  génies  travaillent  nuit  et  jour  ; 
qu'ils  enfantent  sans  cesse ,  et  avec  douleur,  de  nouveaux  pro- 
jets ;  qu'ils  écoutent  les  avis  d'une  infinité  de  gens  qui  travail- 
lent pour  eux  sans  en  être  priés  ;  qu'ils  se  retirent  et  vivent 
dans  le  fond  d'un  cabinet  impénétrable  aux  grands  et  sacre 
aux  petits  ;  qu'ils  aient  toujours  la  tête  remplie  de  secrets  im- 
portants ,  de  desseins  miraculeux ,  de  systèmes  nouveaux  :  et 
qu'absorbés  dans  les  méditations  ils  soient  privés  non-seule- 
ment de  l'usage  de  la  parole,  mais  même  quelquefois  de  la 
politesse. 

Dès  que  le  feu  roi  eut  fermé  les  yeux ,  on  pensa  à  établir  um 
nouvelle  administration.  On  sentait  qu'on  était  mal ,  mais  on 
ne  savait  comment  faire  pour  être  mieux.  On  s'était  mal  trouvé 
de  l'autorité  sans  bornes  des  ministres  précédents  :  on  la  vou- 


LETTRES  PERSANES.  463 

lut  partager.  On  créa,  pour  cet  effet,  six  ou  sept  conseils  ;  et 
ce  ministère  est  peut-être  celui  de  tous  qui  a  gouverné  la  France 
avec  plus  de  sens  :  la  durée  en  fut  courte,  aussi  bien  que 
celle  du  bien  qu'il  produisit. 

La  France,  à  la  mort  du  feu  roi,  était  un  corps  accablé  de 
mille  maux  :  N***  ^  prit  le  fer  à  la  main,  retrancha  les  chairs 
inutiles,  et  appliqua  quelques  remèdes  topiques;  mais  il  restait 
toujours  un  vice  intérieur  à  guérir.  Un  étranger  ^  est  venu,  qui 
a  entrepris  cette  cure.  Après  bien  des  remèdes  violents,  il  a 
cru  lui  avoir  rendu  son  embonpoint ,  et  U  l'a  seulement  rendue 
bouffie. 

Tous  ceux  qui  étaient  riches  il  y  a  six  mois  sont  à  présent 
dans  la  pauvreté,  et  ceux  qui  n'avaient  pas  de  pain  regorgent 
de  richesses.  Jamais  ces  deux  extrémités  ue  se  sont  touchées 
de  si  près.  L'étranger  a  tourné  l'État  comme  un  fripier  tourne 
un  habit  :  il  fait  paraître  dessus  ce  qui  était  dessous  ;  et  ce  qui 
était  dessus ,  il  le  met  à  l'envers.  Quelles  fortunes  inespérées , 
incroyables  même  à  ceux  qui  les  ont  faites  !  Dieu  ne  tire  pas 
plus  rapidement  les  hommes  du  néant.  Que  de  valets  servis 
par  leurs  camarades ,  et  peut-être  demain  par  leurs  maîtres  ! 

Tout  ceci  produit  souvent  des  choses  bizarres.  Les  laquais 
qui  avaient  fait  fortune  sous  le  règne  passé  vantent  aujour- 
d'hui leur  naissance  :  ils  rendent ,  à  ceux  qui  viennent  de  quit- 
ter leur  livrée  dans  une  certaine  rue,  tout  le  mépris  qu'on  avait 
pour  eux  il  y  a  six  mois  ;  ils  crient  de  toute  leur  force  :  «  La 
noblesse  est  ruinée!  Quel  dé.sordre  dans  TÉtat!  quelle  confu- 
sion dans  les  rangs  !  On  ne  voit  que  des  inconnus  faire  fortune  !  » 
Je  te  promets  que  ceux-ci  prendront  bien  leur  revanche  sur 
ceux  qui  viendront  après  eux,  et  que,  dans  trente  ans,  ces 
gens  de  qualité  feront  bien  du  bruit. 

A  Pari-s,  le  1^^  de  la  lune  de  Zilcadé,  l72o 

'  Le  duc  de  Noailles.  (P.) 
*  Law  était  Écossais.  (P.) 


4ft4  LETTRES  PERSANES. 

CXXXIX.  RICA  AU  MÊME. 

Voici  un  grand  exemple  de  la  tendresse  conjugale,  non- 
seulement  dans  une  femme,  mais  dans  une  reine.  La  reine 
de  Suède  ' ,  voulant  à  toute  force  associer  le  prince  son  époux 
à  la  couronne,  pour  aplanir  toutes  les  difficultés,  a  envoyé 
aux  états  une  déclaration  par  laquelle  elle  se  désiste  de  la 
régence,  en  cas  qu'il  soit  élu. 

11  y  a  soixante  et  quelques  années  qu'une  autre  reine ,  nom- 
mée Christine ,  abdiqua  la  couronne  pour  se  donner  tout 
entière  à  la  philosopliie.  Je  ne  sais  lequel  de  ces  deux  exem- 
ples nous  devons  admirer  davantage. 

Quoique  japprouve  assez  que  cliacun  se  tienne  ferme  dans 
le  poste  où  la  nature  l'a  mis,  et  que  je  ne  puisse  louer  la  fai- 
blesse de  ceux  qui,  se  trouvant  au-dessous  de  leur  état.  Je 
quittent  comme  par  une  espèce  de  désertion ,  je  suis  cepen- 
dant frappé  de  la  grandeur  d'âme  de  ces  deux  princesses ,  et 
de  voir  l'esprit  de  l'une  et  le  cœur  de  l'autre  supérieurs  à  leur 
fortune.  Christine  a  songé  à  connaître  dans  le  temps  que  les 
autres  ne  songent  qu'à  jouir;  et  l'autre  ne  veut  jouir  que  pour 
mettre  tout  son  bonheur  entre  les  mains  de  son  auguste  époux. 
De  Paris ,  le  27  de  la  lune  de  Mabarram ,  17^0. 


CXI..  RICA  A  USBEK. 

A  "-. 

Le  parlement  de  Paris  vient  d'être  relégué  dans  une  petite 
>ille  qu'on  appelle  Pontoise^'.  Le  conseil  lui  a  envoyé  enregis- 
trer ou  approuver  une  déclaration  qui  le  déshonore  ;  et  il  l'a 
enregistrée  d'une  manière  qui  déshonore  le  conseil. 

On  menace  d'un  pareil  traitement  quelques  parlements  du 
royaume. 

'  Ulrique-Eléonore,  soeur  de  Charles  XII.  (P.) 

^  La  cause  de  son  exil  fut  la  résistance  qu'il  opposa  aux  mesures  dé- 
sastreuses de  Law.  (P.) 


"LETTRES  PliRSANES.  405 

Ces  conij)agiiies  sont  toujours  odieuses;  elles  n'approchent 
(les  rois  que  pour  leur  dire  de  tristes  vérités  ;  et  pendant  qu'une 
foule  de  courtisans  leur  représentent  sans  cesse  un  peuple 
heureux  sous  leur  gouvernement ,  elles  nennent  démentir  la 
flatterie,  et  apporter  au  pied  du  trône  les  gémissements  et  les 
larmes  dont  elles  sont  dépositaires. 

C'est  un  pesant  fardeau ,  mon  cher  Usbek ,  que  celui  de  la 
vérité,  lorsqu'il  faut  la  porter  jusqu'aux  princes  !  Ils  doivent 
bien  penser  que  ceux  qui  le  font  y  sont  contraints,  et  qu'ils 
ne  se  résoudraient  jamais  à  faire  des  démarches  si  tristes  et 
si  affligeantes  pour  ceux  qui  les  font ,  s'ils  n'y  étaient  forcés 
par  leur  devoir,  leur  respect ,  et  même  leur  amour. 

De  Paris,  le  21  'Je  la  lune  de  Cemmadi  1 ,  1720. 


CXLI.  RICA  AU  MÊME. 

A  '»-. 

J'irai  te  voir  sur  la  fin  de  la  semaine.  Que  les  jours  coule- 
ront agréablement  avec  toi! 

Je  fus  présenté,  il  y  a  quelques  jours,  à  une  dame  de  la 
cour,  qui  avait  quelque  envie  de  voir  ma  figure  étrangère.  Je 
la  trouvai  belle ,  digne  des  regards  de  notre  monarque ,  et  d'un 
rang  auguste  dans  le  lieu  sacré  où  son  cœur  repose. 

Elle  me  fit  mille  questions  sur  les  mœurs  des  Persans ,  et 
sur  la  manière  de  vivre  des  Persanes.  Il  me  parut  que  la  vie 
du  sérail  n'était  pas  de  son  goût ,  et  qu'elle  trouvait  de  la  ré- 
pugnance à  voir  un  homme  partagé  entre  dix  ou  douze  fem- 
mes. Elle  ne  put  voir  sans  envie  le  bonheur  de  l'un ,  et  sans 
pitié  la  condition  des  autres.  Comme  elle  aime  la  lecture , 
surtout  celle  des  poètes  et  des  romans ,  elle  souhaita  que  je 
lui  parlasse  des  nôtres  Ce  que  je  lui  en  dis  redoubla  sa  curio- 
sité :  elle  me  pria  de  lui  faire  traduire  un  fragment  de  quel- 
ques-uns de  ceux  que  jai  apportés.  Je  le  fis  ;  et  je  lui  envoyai , 
quelques  jours  après,  un  conte  persan  Peut-être  seras-tu 
bien  aige  de  le  voir  travesti 


4C6  LETTRES  PERSANES. 

Du  temps  de  Clieik-.Vli-Kan ,  il  y  avait  en  Perse  une  femme 
nommée  Zuléina  :  elle  savait  par  cœur  tout  le  saint  Alcoran  ; 
il  n'y  avait  point  de  dervis  qui  entendît  mieux  qu'elle  les  tra- 
ditions des  saints  prophètes  ;  les  docteurs  arabes  n'avaient  rien 
dit  de  si  mystérieux  qu'elle  n'en  comprit  tous  les  sens  ;  et  elle 
ioignait  à  tant  de  connaissances  im  certain  caractère  d'esprit 
enjoué,  qui  laissait  à  peine  deviner  si  elle  voulait  amuser  ceux 
à  qui  elle  parlait ,  ou  les  instruire. 

Un  jour  quelle  était  avec  ses  compagnes  dans  une  des  sal- 
les du  sérail ,  une  d'elles  lui  demanda  ce  qu'elle  pensait  de 
l'autre  vie,  et  si  elle  ajoutait  foi  à  cette  ancienne  tradition  de 
nos  docteurs,  que  le  paradis  n'est  fait  que  pour  les  hommes. 

C"est  le  sentiment  commun,  leur  dit-elle  :  il  n'y  a  rien  que 
Ton  n'ait  fait  pour  dégrader  notre  sexe.  Il  y  a  même  une  na- 
tion répandue  par  toute  la  Perse ,  qu'on  appelle  la  nation  juive , 
qui  soutient ,  par  l'autorité  de  ses  livres  sacrés ,  que  nous  n'a- 
vons point  d'âme. 

Ces  opinions  injurieuses  n'ont  d'autre  origine  que  l'orgueil 
des  hommes ,  qui  veulent  porter  leur  supériorité  au  delà  même 
de  leur  vie ,  et  ne  pensent  pas  que ,  dans  le  grand  jour,  toutes 
les  créatures  paraîtront  devant  Dieu  comme  le  néant ,  sans 
qu'il  y  ait  entre  elles  de  prérogatives  que  celles  que  la  vertu 
y  aura  mises. 

Dieu  ne  se  bornera  point  dans  ses  récompenses  ;  et  comme 
les  hommes ,  qui  auront  bien  vécu  et  bien  usé  de  l'empire 
qu'ils  ont  ici-bas  sur  nous ,  seront  dans  un  paradis  plein  de 
beautés  célestes  et  ravissantes  ,  et  telles  que,  si  un  mortel  les 
avait  vues ,  il  se  donnerait  aussitôt  la  mort ,  dans  l'impatience 
d'en  jouir,  aussi  les  femmes  vertueuses  iront  dans  un  lieu  de 
délices ,  où  elles  serojit  enivrées  d'un  torrent  de  voluptés ,  avec 
des  hommes  divins  qui  leur  seront  soumis  :  chacune  d'elles 
i'.ura  un  sérail  dans  lequel  ils  seront  enfermés ,  et  des  eunu- 
(jues ,  encore  plus  ûdèles  que  les  nôtres  ,  pour  les  garder. 

J'ai  lu,  ajouta-t-elle ,  dans  un  livre  arabe,  quiui  lionnne, 
uonuné  Ibraliim  ,  était  dune  jalousie  insupportable.  IJ  avait 


LETTRES  PERSANES.  467 

douze  femmes  extrêmement  belles ,  qu'il  traitait  dune  manière 
très-dure  ;  il  ne  se  fiait  plus  à  ses  eunuques  ni  aux  murs  de  son 
sérail  ;  il  les  tenait  presque  toujours  sous  la  clef,  enfermées  dans 
leur  chambre ,  sans  qu'elles  pussent  se  voir  ni  se  parler  ;  car 
il  était  même  jaloux  d'une  amitié  innocente  :  toutes  ses  ac- 
tions prenaient  la  teinture  de  sa  brutalité  naturelle  ;  jamais  une 
douce  parole  ne  sortit  de  sa  bouche,  et  jamais  Une  fit  un  moindre 
signe  qui  n'ajoutât  quelque  chose  à  la  rigueur  de  leur  esclavage. 

Un  jour  qu'il  les  avait  toutes  assemblées  dans  une  salle  de 
son  sérail,  une  d'entre  elles,  plus  hardie  que  les  autres,  lui  re^ 
procha  son  mauvais  naturel.  Quand  on  cherche  si  fort  les 
moyens  de  se  faire  craindre ,  lui  dit-elle ,  on  trouve  toujours  au- 
paravant ceux  de  se  faire  haïr.  >*ous  sommes  si  malheureuses , 
que  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  désirer  un  changement  ; 
d'autres,  à  ma  place,  souhaiteraient  votre  mort;  je  ne  sou- 
haite que  la  mienne  ;  et,  ne  pouvant  espérer  d'être  séparée  de 
vous  que  par  là ,  il  me  sera  encore  bien  doux  d'en  être  sépa- 
rée. Ce  discours,  qui  aurait  du  le  toucher,  le  fit  entrer  dans 
une  furieuse  colère  ;  il  tira  son  poignard ,  et  le  lui  plongea  dans 
le  sein.  Mes  chères  compagnes ,  dit-elle  d'une  voix  mourante, 
si  le  ciel  a  pitié  de  ma  vertu ,  vous  serez  vengées.  A  ces  mots , 
elle  quitta  cette  vie  infortunée  pour  aller  dans  le  séjour  des 
délices,  où  les  femmes  qui  ont  bien  vécu  jouissent  d'un  bon- 
heur qui  se  renouvelle  toujours. 

D'abord  elle  \-itune  prairie  riante,  dont  la  verdure  était  re- 
levée par  les  peintures  des  fleurs  les  plus  vives  :  un  ruisseau , 
dont  les  eaux  étaient  plus  pures  que  le  cristal ,  y  faisait  un 
nombre  infini  de  détours.  LUe  entra  ensuite  dans  des  boca- 
ges charmants ,  dont  le  silence  n'était  interrompu  que  par  le 
doux  chant  des  oiseaux.  De  magnifiques  jardins  se  présentè- 
rent ensuite  ;  la  nature  les  avait  ornés  avec  sa  simplicité  et 
toute  sa  magnificence.  Elle  trouva  enfin  un  palais  superbe  pré- 
paré pour  elle,  et  rempli  d'hommes  célestes  destinés  uses 
plaisbrs. 

Deux  d'entre  eux  se  présentèrent  aussitôt  pour  la  déshabil* 


468  LI'TTRIÎS  PJ.RSANES. 

1er  ;  d'autres  la  mirent  clans  le  bain ,  et  la  parfumèrent  des  plus 
délicieuses  essences  ;  on  lui  donna  ensuite  des  habits  infini- 
ment plus  riches  que  les  siens  ;  après  quoi  on  la  mena  dans 
une  grande  salle ,  où  elle  trouva  un  feu  fait  avec  des  bois  odo- 
riférants ,  et  une  table  couverte  des  mets  les  plus  exquis. 
Tout  semblait  concourir  au  ravissement  de  ses  sens  :  elle  en- 
tendait d'un  côté  une  musique  d'autant  plus  divine  qu'elle 
était  plus  tendre;  de  l'autre,  elle  ne  voyait  que  des  danses  de 
ces  hommes  divins,  uniquement  occupés  à  lui  plaire.  Cepen- 
dant tant  de  plaisirs  ne  devaient  servir  qu'à  la  conduire  in- 
sensiblement à  des  plaisirs  plus  grands.  On  la  mena  dans  sa 
chambre;  et,  après  l'avoir  encore  une  fois  déshabillée,  on  la 
porta  dans  un  Fit  superbe,  où  deux  hommes  d'une  beauté 
charmante  la  reçurent  dans  leurs  bras.  C'est  pour  lors  qu'elle 
fut  enivrée ,  et  que  ses  ravissements  passèrent  même  ses  dé- 
sirs. Je  suis  toute  hors  de  moi,  leur  disait-elle  :  je  croirais 
mourir,  si  je  n'étais  sûre  de  mon  immortalité.  C'en  est  trop, 
laissez-moi  ;  je  succombe  sous  la  violence  des  plaisirs.  Oui , 
vous  rendez  un  peu  le  calme  à  mes  sens;  je  commence  à  res- 
pirer, et  à  revenir  à  moi-même.  D'où  vient  que  l'on  a  ôté  les 
flambeaux  ?  Que  ne  puis-je  à  présent  considérer  votre  beauté 
divine?  Que  ne  puis-je  voir...  Mais  pourquoi  voir?  Vous  me 
faites  rentrer  dans  mes  premiers  transports.  O  dieux!  que  ces 
ténèbres  sont  aimables  !  Quoi  !  je  serai  immortelle ,  et  immor- 
telle avec  vous!  je  serai...  Non,  je  vous  demande  grâce,  car 
je  vois  bien  que  vous  êtes  gens  à  n'en  demander  jamais. 

Après  plusieurs  commandements  réitérés  ,  elle  fut  obéie  : 
mais  elle  ne  le  fut  que  lorsqu'elle  voulut  l'être  bien  sérieuse- 
ment. Elle  se  reposa  languissamment,  et  s'endormit  dans 
leurs  bras.  Deux  momentsde  sommeil  réparèrent  sa  lassitude  : 
elle  reçut  deux  baisers  qui  l'enflammèrent  soudain,  et  lui  firent 
ouvrir  les  yeux.  Je  suis  inquiète ,  dit-elle  ;  je  crains  que  vous 
ne  m'aimiez  plus.  C'était  un  doute  dans  lequel  elle  ne  voulait 
pas  rester  longtemps  :  aussi  eut-elle  avec  eux  tous  les  éclair- 
cissements qii'elle  pouvait  désirer.  Je  suis  désabusée ,  s'écria- 


LETTRES  PERSANES.  460 

K'IIe;  pardon!  pardon  !  je  suis  sdre  de  vous.  Vous  ne  médites 
rien,  mais  vous  prouvez  mieux  que  tout  ce  que  vous  me 
pourriez  dire  :  oui ,  oui ,  je  vous  le  confesse ,  on  n'a  jamai.s 
tant  aimé.  Mais  quoi  !  vous  vous  disputez  tous  deux  l'honneur 
de  me  persuader!  Ah!  si  vous  vous  disputez,  si  vous  joignez 
l'ambition  au  plaisir  de  ma  défaite ,  je  suis  perdue  ;  vous  serez 
tous  deux  vainqueurs ,  il  n'y  aura  que  moi  de  vaincue  ;  mais 
je  vous  vendrai  bien  cher  la  victoire. 

Tout  ceci  ne  fut  interrompu  que  par  le  jour.  Ses  fidèles  et 
aimables  domestiques  entrèrent  dans  sa  chambre,  et  firent 
lever  ces  deux  jeunes  hommes,  que  deux  vieillards  ramenèrent 
dans  les  lieux  où  ils  étaient  gardés  pour  ses  plaisirs.  Elle  se 
leva  ensuite ,  et  parut  d'abord  à  cette  cour  idolâtre  dans  les 
charmes  d'un  déshabillé  simple,  et  ensuite  couverte  des  plus 
somptueux  ornements.  Cette  nuit  l'avait  embellie;  elle  avait 
donné  de  la  vie  à  son  teint,  et  de  l'expression  à  ses  grâces. 
Ce  ne  fut  pendant  tout  le  jour  que  danses ,  que  concerts  ,  que 
festins,  que  jeux,  que  promenades;  et  l'on  remarquait  qu'A- 
naïs  se  dérobait  de  temps  en  temps ,  et  volait  vers  ses  deux 
jeunes  héros.  Après  quelques  précieux  instants  d'entrevue , 
elle  revenait  vers  la  troupe  qu'elle  avait  quittée,  toujours  avec 
un  visage  plus  serein.  Enfin  ,  sur  le  soir,  on  la  perdit  tout  à 
fait  :  elle  alla  s'enfermer  dans  le  sérail,  où  elle  voulait,  di- 
sait-elle, faire  connaissance  avec  ces  captifs  immortels  qui 
devaient  à  jamais  vivre  avec  elle.  Elle  visita  donc  les  appar- 
tements de  ces  lieux  les  plus  reculés  et  les  plus  charmants  ; 
où  elle  compta  cinquante  esclaves  d'une  beauté  miraculeuse; 
elle  erra  toute  la  nuit  de  chambre  en  chambre,  recevant 
partout  des  hommages  toujours  différents  et  toujours  les 
mêmes. 

Voilà  comment  l'immortelle  Anaïs  passait  sa  vie ,  tantôt 
dans  des  plaisirs  éclatants ,  tantôt  dans  de^  plaisirs  solitaires  ; 
admirée  d'une  troupe  brillante,  ou  bien  aimée  d'un  amant 
éperdu:  souvent  elle  quittait  un  palais  enchanté  pour  aller 
dans  une  grotte  champêtre;  les  fleurs  semblaient  naître  sous 

MONTKsnllF.L.  40 


47(1  TIITTRES  PERSANES. 

ses  pas,  et  les  jeux  se  présentaient  en  foule  au-devant  d'elle. 

Il  y  avait  plus  de  hultjours  qu'elle  étaitdans  cette  demeure 
heureuse,  que,  toujours  hors  d'elle-même,  elle  n'avait  pas 
fait  une  seule  réflexion  ;  elle  avait  joui  de  sou  bonheur  sans 
le  connaître,  et  sans  avoir  eu  un  de  ces  moments  tranquilles 
où  l'âme  se  rend  ,  pour  ainsi  dire ,  compte  à  elle-même ,  et 
s'écoute  dans  le  silence  des  passions. 

Les  bienheureux  ont  des  plaisirs  si  vifs ,  qu'ils  peuvent  ra- 
rement jouir  de  cette  liberté  d'esprit  :  c'est  pour  cela  qu'at- 
tachés invincibleuient  aux  objets  présents  ,  ils  perdent  entiè- 
rement la  mémoire  des  choses  passées ,  et  n'ont  plus  aucun 
souci  de  ce  qu'ils  ont  connu  ou  aimé  dans  l'autre  vie. 

MaisAnaïs,  dont  l'esprit  était  vraiment  philosophe  ,  avait 
passé  presque  toute  sa  vie  à  méditer;  elle  avait  poussé  ses  ré- 
llexionsl>eaucoup  plus  loin  qu'on  n"aurait  dû  l'attendre  d'une 
femme  laissée  à  elle-même  I^  retraite  austère  que  son  mari 
lui  avait  fait  garder  ne  lui  avait  laissé  que  cet  avantage.  C'est 
cette  force  d'esprit  qui  lui  avait  fait  mépriser  la  crainte  dont 
ses  compagnes  étaient  frappées,  et  la  mort,  qui  devait  être 
la  fin  de  ses  peines  et  le  commencement  de  sa  félicité. 

Ainsi  elle  sortit  peu  à  peu  de  l'ivresse  des  plaisirs,  et  s'en- 
ferma seule  dans  un  appartement  de  son  palais.  Elle  se  laissa 
aller  à  des  réflexions  bien  douces  sur  sa  condition  passée  et 
sur  sa  félicité  présente;  elle  ne  put  s'empêcher  de  s'attendrir 
sur  le  malheur  de  ses  compagnes  :  on  est  sensible  à  des  tour- 
ments que  l'on  a  partagés.  Anais  ne  se  tint  pas  dans  les  simples 
bornes  de  la  compassion  :  plus  tendre  envers  ces  infortujiées , 
elle  se  sentit  portée  à  les  secourir. 

Elle  donna  ordre  à  un  de  ces  jeunes  hommes  qui  étaient 
auprès  d'elle  de  prendre  la  figure  de  son  mari,  d'aller  dans 
son  sérail,  de  s'en  rendre  maître,  de  l'en  chasser,  et  d'y  res- 
tera sa  place  jusqu'à  ce  qu'elle  le  rappelât. 

L'exécution  fut  prompte:  il  fendit  les  airs,  arriva  à  la  porte 
du  sérail  d'Ibrahim,  qui  n'y  était  pas.  Il  frappe,  tout  lui  est 
ouvert;  les  eunuques  tombent  à  ses  pieds.  Il  vole  vers  les  ap- 


LtTTRtS  l'tRSANES.  471 

parlements  où  les  femiiies  d' Ibrahim  étaient  enfermées.  H 
avait,  eu  passant ,  pris  les  clefs  dans  la  poche  de  ce  jaloux  , 
a  qui  il  s'était  rendu  invisible.  Il  entre,  et  les  surprend  d'a- 
bord avec  son  air  doux  et  affable  ;  et ,  bientôt  après ,  il  les 
surprend  davantage  par  ses  empressements  et  par  la  rapidité 
de  ses  entreprises.  Toutes  eurent  leur  part  de  l'étonnement  ; 
et  elles  l'auraient  pris  pour  un  songe ,  s'il  y  eût  eu  moins  de 
réalité. 

Pendant  que  ces  nouvelles  scènes  se  jouent  dans  le  sérail , 
Ibrahim  heurte,  se  nomme,  tempête,  et  crie.  Après  avoir 
essuyé  bien  des  difficultés ,  il  entre ,  et  jette  les  eunuques  dans 
un  désordre  e.xtréme.  Il  marche  à  grands  pas  ;  mais  il  recule  eu 
arrière,  et  tombe  comme  des  nues  ,  quand  il  voit  le  faux  Ibra- 
liim  ,  sa  véritable  image,  dans  toutes  les  libertés  d'un  maître. 
Il  crie  au  secours  :  il  veut  que  les  eunuques  lui  aident  a  tuer 
cet  imposteur  ;  mais  il  n'est  pas  obéi.  11  n'a  plus  qu'une  faible 
ressource ,  c'est  de  s'en  rapporter  au  jugement  de  ses  femmes. 
Dans  une  heure  le  faux  Ibrahim  avait  séduit  tous  ses  juges. 
Il  est  chassé  et  traîné  indignement  hors  du  sérail,  et  il  aurait 
reçu  la  mort  mille  fois,  si  son  rival  n'avait  ordormé  qu'on  lui 
sauvât  la  vie.  Enfin  le  nouvel  Ibrahim ,  resté  maître  du  champ 
de  bataille,  se  montra  de  plus  en  plus  digne  d'un  tel  choix,  et  se 
signalapardes  miraclesjusqu  alors  inconnus.  Vous  ne  ressem- 
blez pas  à  Ibrahim,  disaient  ces  femmes.  Dites  ,  dites  plutôt 
que  cet  imposteur  ne  me  ressemble  pas,  disait  le  triomphant 
Ibrahim  :  comment  faut-il  faire  pour  être  votre  époux ,  si  ce 
que  je  fais  ne  suffit  pas? 

Ah!  nous  n'avons  garde  de  douter,  dirent  les  femmes.  Si 
vous  n'êtes  pas  Ibrahim ,  il  nous  suffit  que  vous  ayez  .si  bien 
mérité  de  l'être  :  vous  êtes  plus  Ibrahim  en  un  jour  qu'il  ne 
l'a  été  dans  le  cours  de  dix  années.  Vous  me  promettez  donc, 
reprit-il ,  que  vous  vous  déclarerez  en  ma  faveur  contre  cet 
imposteur?  ry'en  doutez  pas,  dirent-elles  d'une  commune 
voix;  nous  vous  jurons  une  fidélité  éternelle;  nous  n'avons 
été  que  trop  longtemps  abu.sées  :  le  traître  ne  soupçonnait 


472  LETTRES  PERSANES. 

poiut  notre  vertu ,  il  ne  soupçonnait  que  sa  faiblesse  ;  nons 
voyons  bien  que  les  hommes  ne  sont  point  faits  comme  lui  ; 
c'est  à  vous  sans  doute  qu'ils  ressemblent.  Si  vous  saviez  com- 
bien vous  nous  le  faites  haïr!  Ah!  je  vous  donnerai  souvent 
de  nouveaux  sujets  de  haine,  reprit  le  faux  Ibrahim  :  vous  ne 
connaissez  poiut  encore  tout  le  tort  qu'il  vous  a  fait.  Nous  ju- 
geons de  son  injustice  par  la  grandeur  de  votre  vengeance , 
reprirent-elles.  Oui ,  vous  avez  raison,  dit  l'homme  divin; 
j'ai  mesuré  l'expiation  au  crime  :  je  suis  bien  aise  que  vous 
soyez  contentes  de  ma  manière  de  punir.  3Iais  ,  dirent  ces 
femnies  ,  si  cet  imposteur  revient ,  que  ferons-nous.^  Il  lui 
serait ,  je  crois,  diflicile  de  vous  tromper,  répondit-il  :  dans 
la  place  que  j'occupe  auprès  de  vous,  on  ne  se  soutient  guère 
par  la  ruse  ;  et  d'ailleurs  je  l'enverrai  si  loin,  que  vous  n'enten- 
drez plus  parler  de  lui.  Pour  lors  je  prendrai  sur  moi  le  soin 
de  votre  bonheur.  Je  ne  serai  poiut  jaloux  ;  je  saurai  nfassurer 
de  vous  sans  vous  gêner  ;  j'ai  assez  bonne  opinion  de  mon 
mérite  pour  croire  que  vous  me  serez  fidèles  :  si  vous  n'étiez 
pas  vertueuses  avec  moi,  avec  qui  le  seriez-vous.^  Cette  con- 
versation dura  longtemps  entre  lui  et  ces  feuîmes  ,  qui ,  plus 
frappées  de  la  différence  des  deux  Ibrahim  que  de  leur  ressem- 
blance ,  ne  songeaient  pas  même  à  se  faire  éclaircir  de  tant  de 
merveilles.  Enfin  le  mari  désespéré  revint  encore  les  trouver  : 
il  trouva  toute  sa  maison  dans  la  joie ,  et  les  femmes  plus  in- 
crédules que  jamais.  La  place  n'était  pas  tenable  pour  un  ja- 
loux :  il  sortit  furieux;  et  un  instant  après  le  faux  Ibrahim  le 
suivit ,  le  prit ,  le  transporta  dans  les  airs ,  et  le  laissa  à  quatro 
cents  lieues  de  là. 

O  dieux!  dans  quelle  désolation  se  trouvèrent  ces  fenmies 
dans  l'absence  de  leur  cher  Ibrahim  !  Déjà  leurs  eunuques 
avaient  repris  leur  sévérité  naturelle  ;  toute  la  maison  était  en 
larmes  ;  elles  s'imaginaient  quelquefois  que  tout  ce  qui  leur 
était  arrivé  n'était  qu'un  songe  ;  elles  se  regardaient  toutes  les 
unes  les  autres,  et  se  rappelaient  les  moindres  circonstances 
de  CCS  étranges  aventures.  Enfin  Ibrahim  revint,  toujours  pUis 


LETTRES  PERSANES.  473 

aimable  ;  il  leur  parut  que  son  voyage  n'avait  pas  été  pénible. 
Le  nouveau  maître  prit  une  conduite  si  opposée  à  celle  de  l'au- 
tre, qu'elle  surprit  tous  les  voisins.  Il  congédia  tous  les  eu- 
nuques, rendit  sa  maison  accessible  à  tout  le  monde  ;  il  ne 
voulut  pas  même  souffrir  que  ses  femmes  se  voilassent.  C'était 
une  chose  singulière  de  les  voir  dans  les  festins ,  parmi  des 
hommes ,  aussi  libres  qu'eux.  Ibrahim  crut  avec  raison  que  les 
coutumes  du  pays  n'étaient  pas  faites  pour  des  citoyens  comme 
lui.  Cependantilne  se  refusait  aucune  dépense;  il  dissipa  avec 
une  immense  profusion  les  biens  du  jaloux,  qui,  de  retour 
trois  ans  après  des  pays  lointains  où  il  avait  été  transporté, 
ne  trouva  plus  que  ses  femmes  et  trente-six  enfants. 

De  Paris ,  le  26  de  la  lune  de  Gemmadi  l ,  1720. 


CXLII.  RICA  A  USBEK. 

A  •". 

Voici  une  lettre  que  je  reçus  hier  d'un  savant  ;  elle  te  paraî- 
tra singulière  : 

«Mo^'SIEUB, 

«  Il  y  a  six  mois  que  j'ai  recueilli  la  succession  d'un  oncle 
«  très-riche ,  qui  m'a  laissé  cinq  ou  six  cent  mille  livres  ,  et  une 
«  maison  superbement  meublée.  Il  y  a  plaisir  d'avoir  du  bien 
«  lorsqu'on  en  sait  faire  un  bon  usage.  Je  n'ai  point  d'ambition 
«  ni  de  goût  pour  les  plaisirs  ;  je  suis  presque  toujours  enfermé 
«  dans  un  cabinet,  où  je  mène  la  vie  d'un  savant.  C'est  dans 
«  ce  lieu  que  l'on  trouve  un  curieux  amateur  de  la  vénérable 
«  antiquité. 

«  Lorsque  mon  oncle  eut  fermé  les  yeux,  j'aurais  fort  sou- 
>  haité  de  le  faire  enterrer  avec  les  cérémomes  observées  par 
"  les  anciens  Grecs  et  Romains;  mais  je  n'avais  pour  lors  ni 
't  laerymatoires ,  ni  urnes,  ni  lampes  antiques. 

«  Mais  depuis  je  me  suis  bien  pourvu  de  ces  précieuses  rare- 
"  tés.  11  y  a  quelques  jours  que  je  vendis  ma  vaisselle  d'argent 

40 


474  LETTRES  PERSANES. 

«  pour  acheter  une  lampe  de  terre  qui  avait  servi  à  un  pliiloso- 
o  phe  stoïcien.  Je  me  suis  défait  de  toutes  les  glaces  dont  mon 
«  oncle  avait  couvert  presque  tous  les  murs  de  ses  apparte- 
«  ments ,  pour  avoir  un  petit  miroir  un  peu  fêlé ,  qui  fut  autre- 
«  fois  à  l'usage  de  Virgile  :  je  suis  charmé  d'y  voir  ma  figure 
«  représentée ,  au  lieu  de  celle  du  cygne  de  IMantoue.  Ce  n'e.st 
«  pas  tout  :  j'ai  acheté  cent  louis  d'or  cinq  ou  six  pièces  d« 
«  monnaie  de  cuivre  qui  avait  cours  il  y  a  deux  mille  ans.  Je  ne 
«  sache  pas  avoir  à  présent  dans  ma  maison  un  seul  meublt' 
«  qui  n'ait  été  fait  avant  la  décadence  de  l'empire.  J'ai  ini 
«  petit  cabinet  de  manuscrits  fort  précieux  et  fort  chers  :  quoi- 
«  que  je  me  tue  la  vue  à  les  lire ,  j'aime  beaucoup  mieux  m'en 
«  servir  que  des  exemplaires  imprimés ,  qui  ne  sont  pas  si  cor- 
«  l'ects ,  et  que  tout  le  monde  a  entre  les  mains.  Quoique  je  ne 
«  sorte  presque  jamais ,  je  ne  laisse  pas  d'avoir  une  passion  de- 
«  mesurée  de  connaître  tous  les  anciens  chemins  qui  étaient  du 
<<  temps  des  Romains.  Il  y  en  a  un  qui  est  près  de  chez  moi , 
n  qu'un  proconsul  des  Gaules  Gt  faire  il  y  a  environ  douze 
«  cents  ans  :  lorsque  je  vais  à  ma  maison  de  campagne,  je  ne 
<'  manque  jamais  d'y  passer,  quoiqu'il  soit  très-incommode, 
«  et  qu'il  m'allonge  de  plus  d'une  lieue  ;  mais  ce  qui  me  fait. 
■  enrager,  c'est  qu'on  y  a  mis  des  poteaux  de  bois  de  distance 
"  en  distance,  pour  marquer  l'éloiguenient  des  villes  voisines. 
»  .Je  suis  désespéré  de  voir  ces  misérables  indices ,  au  lieu 
«  des  colonnes  milliairès  qui  y  étaient  autrefois  :  je  ne  doute 
"  pas  que  je  ne  les  fasse  rétablir  par  mes  héritiers  ,  et  que  je 
»  ne  les  engage  à  celte  dépense  par  mon  testament.  Si  vous 
«  avez,  monsieur,  quelque  manuscrit  persan ,  vous  me  ferez 
«  plaisir  de  m'en  accommoder;  je  vous  le  payerai  tout  ce  que 
«  vous  voudrez ,  et  je  vous  donnerai ,  par-dessus  le  marché , 
"  quelques  ouvrages  de  ma  façon ,  par  lesquels  vous  verrez 
■<  que  je  ne  suis  point  un  membre  inutile  de  la  république 
"  des  lettres.  Vous  y  remarquerez ,  entre  autres  ,  une  disser- 
«  tation  où  je  prouve  que  la  couronne  dont  on  se  servait  au- 
»  trefois  dans  les  triomphes  était  de  chêne ,  et  non  pas  de 


LETTRES  PERSANES.  47S 

«  laurier;  vous  eu  admirerez  uue  autre  où  je  prouve,  par  de 
«  doctes  conjectures  tirées  des  plas  graves  auteurs  grecs ,  que 
«  Cainbyse  fut  blessé  à  la  jambe  gauche,  et  non  pas  à  la 
«  droite;  une  auti'e,  où  je  prouve  qu'un  petit  front  était  une 
«  beauté  très- recherchée  par  les  Romains.  Je  vous  enverrai 
«  encore  un  volume  in-quarto  ,  en  forme  d'e\plic<ition  d"un 
«  vers  du  sixième  livre  de  1"  Enéide  de  VirgUe.  Vous  ne  recevrez 
tout  ceci  que  dans  quelques  jours;  et  quant  à  présent  Je  me 
"  contente  de  vous  envoyer  ce  fragment  d'un  aucien  m\lho- 
«  logiste  grec  ,  qui  u  avait  point  paru  jusques  ici ,  et  que  j"ai 
"  découvert  dans  la  poussière  d"uue  bibliothèque.  .Te  vous 
«  quitte  pour  une  affaire  importante  que  j'ai  sur  les  bras  :  il 
«  s'agit  de  restituer  un  beau  passage  de  Pline  le  naturaliste, 
«  que  les  copistes  du  cinquième  siècle  ont  étrangement  dé(i- 
«  guré.  Je  suis,  etc.  » 

FBAGMENT    d'lN    ANCIEN    MYTHOLOGISTE. 

'■  Dans  une  île  près  des  Orcades ,  il  naquit  un  enfant  qu 
"  avait  pour  père  Éole,  dieu  des  vents,  et  pour  mère  une 
«  nymphe  de  Calédonie.  On  dit  de  lui  qu'il  apprit  tout  seul  à 
«  compter  avec  ses  doigts ,  et  que ,  dès  l'âge  de  quatre  ans  ,  il 
«  distinguait  si  parfaitement  les  métaux ,  que  sa  mère  a\  ant 
«  voulu  lui  donner  une  basue  de  laiton  au  lieu  d'une  d'or,  il 
«  reconnut  la  tromperie,  et  la  jeta  parterre. 

"  Dès  qu'il  fut  grand  ,  son  père  lui  apprit  le  secret  d'enfcr- 
"  merles  vents  dans  une  outre,  qu'il  vendait  ensuite  a  tous 
"  les  voyageurs  ;  mais  comme  la  marchandise  n'était  pas  fort 
'  prisée  dans  son  pays ,  il  le  quitta ,  et  se  mit  à  courir  le 
«  monde  en  compagnie  de  l'aveugle  dieu  du  hasard. 

«  Il  apprit  dans  ses  voyages  que ,  dans  la  Bétique  ,  l'or  re- 
"  luisait  de  toutes  parts  :  cela  fit  qu'il  y  précipita  ses  pas.  Il  y 
"  fut  fort  mal  reçu  de  Saturne ,  qui  régnait  pour  lors  ;  mais  ce 
«  dieu  ayant  quitté  la  terre,  il  s'avisa  d'aller  dans  tous  les 
"  carrefours ,  où  il  criait  sans  cesse  d'une  voi.x  rauque  :  Peu- 
«  pies  de  Bétique ,  vous  croyez  être  riches  parce  que  vous  avez 


476  LETTRES  PERSANES. 

«  de  l'or  et  de  l'argent  :  votre  erreur  me  fait  pitié.  Croyez- 
«  moi ,  quittez  le  pays  des  vils  métaux  ;  venez  dans  l'empire  de 
«  l'imagination ,  et  je  vous  promets  des  richesses  qui  vou-s 
<'  étonneront  vous-mêmes.  Aussitôt  il  ouvrit  une  grande  par- 
«  tie  des  outres  qu'il  avait  apportées ,  et  il  distribua  de  sa 
«  marchandise  à  qui  en  voulut. 

«  Le  lendemain  il  revint  dans  les  mêmes  carrefours ,  et  il 
«  s'écria  :  Peuples  de  Bétique ,  voulez-vous  être  riches  ?  Ima- 
'<  ginez-vous  que  je  le  suis  beaucoup ,  et  que  vous  l'êtes  beau- 
«  coup  aussi  ;  mettez-vous  tous  les  matins  dans  l'esprit  que 
«  votre  fortune  a  doublé  pendant  la  nuit  ;  levez-vous  ensuite  ; 
«  et,  si  vous  avez  des  créanciers ,  allez  les  payer  de  ce  que 
«  vous  aurez  imaginé,  et  dites-leur  d'imaginer  à  leur  tour. 

«  Il  reparut  quelques  jours  après,  et  il  parla  ainsi  :  Peu- 
«  pies  de  Bétique ,  je  vois  bien  que  votre  imagination  n'est 
«  pas  si  vive  que  les  premiers  jours  ;  laissez-vous  conduire  à 
«  la  mienne;  je  mettrai  tous  les  matins  devant  vos  yeux  un 
«  écriteau  qui  sera  pour  vous  la  source  des  richesses  :  vous 
<•  n'y  verrez  que  quatre  paroles  ;  mais  elles  seront  bien  signi- 
«  ficatives  ,  car  elles  régleront  la  dot  de  vos  femmes  ,  la  légl- 
«  time  de  vos  enfants,  le  nombre  de  vos  domestiques.  Et 
«  quant  à  vous  ,  dit-il  à  ceux  de  la  troupe  qui  étaient  le  plus 
«  près  de  lui;  quanta  vous,  mes  chers  enfants  (je  puis  vous 
«  appeler  de  ce  nom  ,  car  vous  avez  reçu  de  moi  une  seconde 
«  naissance  ) ,  mon  écriteau  décidera  de  la  magnificence  de 
«  vos  équipages ,  de  la  somptuosité  de  vos  festins ,  du  nombre 
«  et  de  la  pension  de  vos  maîtresses. 

«  A  quelques  jours  de  là  il  arriva  dans  le  carrefour,  tout 
«  essoufflé;  et,  transporté  de  colère,  il  s'écria  :  Peuples  de 
«  Bétique,  je  vous  avais  conseillé  d'imaginer,  et  je  vois  que 
»  vous  ne  le  faites  pas  :  eh  bien  !  à  présent  je  vous  l'ordonne. 
«  Là-dessus ,  il  les  quitta  brusquement  ;  mais  la  réflexion  le 
«  rappela  sur  ses  pas.  J'apprends  que  quelques-uns  de  vous 
«  sont  assez  détestables  pour  conserver  leur  or  et  leur  argent. 
"  Encore  passe  pour  l'argent;  mais  pour  de  l'or...  pour  de 


LETTRES  PERSANES.  477 

«  l'or...  Ah!  cela  me  met  dans  une  indignation  Je...  jure  par 
«  mes  outres  sacrées  que ,  s'ils  ne  viennent  me  l'apporter,  je 
«  les  punirai  sévèrement.  Puis  il  ajouta  d'un  air  tout  à  fait 
"  persuasif  :  Croyez-vous  que  ce  soit  pour  garder  ces  miséra- 
"  blés  métaux  que  je  vous  les  demande  ?  Une  marque  de  ma 
'<  candeur,  c'est  que ,  lorsque  vous  me  les  apportâtes  il  y  a 
«  quelques  jours,  je  vous  en  rendis  sur-le-champ  la  moitié. 
«  Le  lendemain ,  on  l'aperçut  de  loin ,  et  on  le  vit  s'insinuer 
0  avec  une  voix  douce  et  flatteuse  :  Peuples  de  Bétique ,  j'ap- 
'<  prends  que  vous  avez  une  partie  de  vos  trésors  dans  les  pays 
«  étrangers;  je  vous  prie,  faites-les-moi  venir;  vous  me  ferez 
«  plaisir,  et  je  vous  en  aurai  une  reconnaissance  éternelle. 

«  Le  fUs  d'Éole  parlait  à  des  gens  qui  n'avaient  pas  grande 
«  envie  de  rire  ;  ils  ne  purent  pourtant  s'en  empêcher  :  ce 
"  qui  fit  qu'il  s'en  retourna  bien  confus.  Mais ,  reprenant 
«  courage,  il  hasarda  encore  une  petite  prière.  Je  sais  que 
«  vous  avez  des  pierres  précieuses  ;  au  nom  de  Jupiter,  défai- 
«  tes-vous-en  :  rien  ne  vous  appauvrit  comme  ces  sortes  de 
«  choses  ;  défaites-vous-en,  vous  dis-je.  Si  vous  ne  le  pouvez 
«  pas  par  vous-mêmes ,  je  vous  donnerai  des  hommes  d'affai- 
«  res  excellents.  Que  de  richesses  vont  couler  chez  vous,  si 
«  vous  faites  ce  que  je  vous  conseille  !  Oui ,  je  vous  promets 
«  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  pur  dans  mes  outres. 

«  Enfin  il  monta  sur  un  tréteau  ,  et  prenant ,  une  voix  plus 
«  assurée ,  il  dit  :  Peuples  de  Bétique ,  j'ai  comparé  l'heureux 
«  état  dans  lequel  vous  êtes  avec  celui  où  je  me  trouvai  lors- 
"  que  j'arrivai  ici  :  je  vous  vois  le  plus  riche  peuple  de  la 
»  terre  ;  mais ,  pour  achever  votre  fortune ,  souffrez  que  je 
«  vous  ôte  la  moitié  de  vos  biens.  A  ces  mots,  d'une  aile  lé- 
«  gère  le  fils  d'Éole  disparut ,  et  laissa  ses  auditeurs  dans  une 
n  consternation  inexprimable  ;  ce  qui  fit  qu'il  revint  le  lende- 
«  main ,  et  parla  ainsi  :  Je  m'aperçus  hier  que  mon  discours 
«  vous  déplut  extrêmement  ;  eh  bien  !  prenez  que  je  ne  vous 
•  aie  rien  dit.  Il  est  vrai,  la  moitié,  c'est  trop.  Il  n'y  a  qu'à 
«  prendre  d'autres  expédients  pour  arriver  au  l)ut  que  je  me 


47«  LETTRES  PERSANES. 

«  suis  proposé.  Asseiiiblous  nos  richesses  dans  un  nicnie  en- 
'•  droit;  nous  le  pouvons  facilement,  car  elles  ne  tiennent 
«  pas  un  gros  volume.  Aussitôt  il  en  disparut  les  trois 
«  quarts.  » 

A  Paris ,  le  9  de  la  lune  de  Chahban ,  I720. 


CXLIII.  RICA  A  NATHANAEL  LEVI,  MEDECIN  JUIF. 
A  Livourne. 

Tu  me  demandes  ce  que  je  pense  de  la  vertu  des  amulettes  et 
de  la  puissance  des  talismans.  Pourquoi  t'adresses-tu  à  moi  i' 
tu  es  Juif,  et  je  suis  mahométan  :  c'est-à-dire  que  nous  som- 
mes tous  deux  bien  crédules. 

Je  porte  toujours  sur  moi  plus  de  deux  mille  passages  du 
saint  Alcoran;  j'attache  à  mes  bras  un  petit  paquet  où  sont 
écrits  les  noms  de  plus  de  deux  cents  dervis  :  ceux  d'Hali ,  de 
Fatmé ,  et  de  tous  les  purs ,  sont  cachés  en  plus  de  vingt  en- 
droits de  mes  habits. 

Cependant  je  ne  désapprouve  point  ceux  qui  rejettent  cette 
vertu  que  l'on  attribue  à  de  certaines  paroles.  Il  nous  est  bien 
plus  difflcile  de  répondre  à  leurs  raisonnements  qu'à  eux  de 
répondre  à  nos  expériences. 

Je  porte  tous  ces  chiffons  sacrés  par  une  longue  habitude , 
pour  me  conformer  à  une  pratique  universelle  ;  je  crois  que , 
s'ils  n'ont  pas  plus  de  vertu  que  les  bagues  et  les  autres  orne- 
ments dont  on  se  pare,  ils  n'en  ont  pas  moins.  IMais  toi,  tu 
mets  toute  ta  confiance  sur  quelques  lettres  mystérieuses  ;  et , 
sans  cette  sauvegarde,  tu  serais  dans  un  effroi  continuel. 

Les  hommes  sont  bien  malheureux  !  ils  flottent  sans  cesse 
entre  de  fausses  espérances  et  des  craintes  ridicules  ;  et ,  au 
lieu  de  s'appuyer  sur  la  raison,  ils  se  fout  des  monstres  qui 
les  intimident,  ou  des  fantômes  qui  les  séduisent. 

Quel  effet  veux-tu  que  produise  l'arrangement  de  certaines 
lettres?  quel  effet  veux-tu  que  leur  dérangement  puisse  trou- 


LETTRES  PERSANES.  /j79 

hier?  quelle  relaliou  out-elles  avec  les  veuts  pour  apaiser  les 
tempêtes,  avec  la  poudre  à  canon  pour  en  vaincre  Teftort , 
avec  ce  que  les  médecins  appellent  Thumeur  peccante  et  la 
cause  niorbilique  des  maladies  pour  les  guérir? 

Ce  qu'il  y  a  d'extraordinaire ,  c'est  que  ceux  qui  fatiguent 
leur  raison  pour  lui  faire  rapporter  de  certains  événements  à 
des  vertus  occultes  n'ont  pas  un  moindre  effort  à  faire  pour 
s'empêcher  d'en  voir  la  véritable  cause. 

Tu  me  diras  que  de  certains  prestiges  ont  fait  gagner  une 
bataille  ;  et  moi  je  te  dirai  qu'il  faut  que  tu  t'aveugles ,  pour 
ne  pas  trouver  dans  la  situation  du  terrain  ,  dans  le  nombre 
ou  dans  le  courage  des  soldats,  dans  l'expérience  des  capital' 
nés ,  des  causes  suffisantes  pour  produire  cet  effet  dont  tu 
veux  ignorer  la  cause. 

Je  te  passe  pour  un  moment  qu'il  y  ait  des  prestiges  :  passe- 
moi  à  mon  tour  ,  pour  un  moment ,  qu'il  n'y  en  ait  point  ; 
car  cela  n'est  pas  impossible.  Cette  concession  que  tu  me  fais 
n'empêche  pas  que  deux  armées  ne  puissent  se  battre  :  veux- 
tu  que  dans  ce  cas-là  ,  aucune  des  deux  ne  puisse  remporter 
la  victoire  ? 

Crois-tu  que  leur  sort  restera  incertain  jusqu'à  ce  qu'une 
puissance  invisible  vienne  le  déterminer?  que  tous  les  coups 
seront  perdus,  toute  la  prudence  vaine,  et  tout  le  courage 
inutile  ? 

Penses-tu  que  la  mort,  dans  ces  occasions,  rendue  pré- 
sente de  mille  manières ,  ne  puisse  pas  produire  dans  les  es- 
prits ces  terreurs  paniques  que  tu  as  tant  de  peine  à  expliquer  ? 
Veux-tu  que ,  dans  une  armée  de  cent  mille  hommes ,  il  ne 
puisse  pas  y  avoir  un  seul  homme  timide?  Crois-tu  que  le 
découragement  de  celui-ci  ne  puisse  pas  produire  le  découra- 
gement d'un  autre  ?  que  le  second ,  qui  quitte  un  troisième , 
ne  lui  fasse  pas  bientôt  abandonner  un  quatrième  ?  Il  n'en 
faut  pas  davantage  pour  que  le  désespoir  de  vaincre  saisisse 
soudain  toute  une  armée ,  et  la  saisisse  d'autant  plus  facile- 
ment qu'elle  se  trouve  plus  nombreuse. 


iM  LETTRES  PERSANES. 

Tout  le  monde  sait  et  tout  le  inonde  sent  que  les  honnnes , 
comme  toutes  les  créatures  qui  tendent  à  conserver  leur  être, 
aiment  passionnément  la  vie  :  on  sait  cela  en  général ,  et  on 
cherche  pourquoi,  dans  une  certaine  occasion  particulière, 
ils  ont  craint  de  la  perdre. 

Quoique  les  livres  sacrés  de  toutes  les  nations  soient  rem- 
plis de  ces  terreurs  paniques  ou  surnaturelles,  je  n'imagine 
rien  de  si  frivole ,  parce  que ,  pour  s'assurer  qu'un  effet  qui 
peut  être  produit  par  cent  mille  causes  naturelles  est  surnatu- 
rel ,  il  faut  avoir  auparavant  examiné  si  aucune  de  ces  causes 
u'a  agi  ;  ce  qui  est  impossible. 

Je  ne  t'en  dirai  pas  davantage ,  Nalhanaël  ;  il  me  semble 
que  la  matière  ne  mérite  pas  d'être  si  sérieusement  traitée. 
De  Paris,  le  20  de  la  lune  de  Chahban,  1720. 

P.  S.  Comme  je  finissais ,  j'ai  entendu  crier  dans  la  rue  une 
lettre  d'un  médecin  de  province  à  un  médecin  de  Paris  (car 
ici  toutes  les  bagatelles  s'impriment ,  se  publient ,  et  s'achè- 
tent). J'ai  cru  que  je  ferais  bien  de  te  l'envoyer,  parce  qu'elle 
a  du  rapport  à  notre  sujet.  Il  y  a  bien  des  choses  que  je  n'en- 
tends pas  ;  mais  toi ,  qui  es  médecin ,  tu  dois  entendre  le  lan- 
gage de  tes  confrères. 

LETTRE   d'un    MEDECIN    DE    PROVINCE 
A    UN    MÉDECIN   DE    PARIS. 

«  Il  y  avait  dans  notre  ville  un  malade  qui  ne  dormait  point 
«  depuis  trente-cinq  jours.  Son  médecin  lui  ordonna  l'opium  : 
«  mais  il  ne  pouvait  se  résoudre  à  le  prendre  ;  et  il  avait  la 
«  coupe  à  la  main ,  qu'il  était  plus  indéterminé  que  jamais. 
«  Enfin  il  dit  à  son  médecin  :  Monsieur ,  je  vous  demande 
«  quartier  seulement  jusqu'à  demain;  je  connais  un  homuie 
«  qui  n'exerce  pas  la  médecine,  mais  qui  a  chez  lui  un  nombre  in- 
«  nombrablede  remèdes  contre  l'insomnie  :  souffrezque  je  l'en- 
«  voie  quérir  ;  et ,  si  je  ne  dors  pas  cette  nuit ,  je  vous  pro- 
«  mets  que  je  reviendrai  à  vous.  I^e  médecin  congédié ,  le  ma- 


LETTRES  PERSANES.  481 

«  lade  fit  fermer  les  rideaux ,  et  dit  à  un  petit  laquais  :  Tiens , 
"  va-t'en  chez  M.  Anis,  et  dis-lui  qu'il  vienne  me  parler.  jM. 
><■  Anis  arrive.  Mon  cher  monsieur  Anis,  je  me  meurs;  je  ne 
«  puis  dormir  :  n'auriez-vous  point ,  dans  votre  boutique ,  la 
n  C  du  G. ,  ou  bien  quelque  livre  de  dévotion  composé  par 
«  un  R.  P.  J. ,  que  vous  n'ayez  pas  pu  vendre  ;  car  souvent 
<-  les  remèdes  les  plus  gardés  sont  les  meilleurs?  Monsieur , 
«  dit  le  libraire ,  j'ai  chez  moi  la  Cour  sainte  du  P.  Caussin , 
«  en  six  volumes ,  à  votre  service  ;  je  vais  vous  l'envoyer  :  je 
•<  souhaite  que  vous  vous  en  trouviez  bien.  Si  vous  voulez  les 
'<  oeuvTes  du  R.  P.  Rodriguez,  jésuite  espagnol,  ne  vous  en 
«  faites  faute.  Mais,  croyez-moi,  tenons-nous-en  au  P. 
«  Caussin  :  j'espère ,  avec  l'aide  de  Dieu ,  qu'une  période  du 
«  P.  Caussin  vous  fera  autant  d'effet  qu'un  feuillet  tout  entier 
«  de  la  C  du  G.  Là-dessus  M_Anis  sortit,  et  courut  chercher 
«  le  remède  à  sa  boutique.  La  Cour  sainte  arrive  ;  on  en  se- 
«  coue  la  poudre  ;  le  fils  du  malade ,  jeune  écolier ,  commence 
«  à  la  lire.  Il  en  sentit  le  premier  l'effet  ;  à  la  seconde  page  il  ne 
«  prononçait  plus  que  d'une  voLx  mal  articulée,  et  déjà  toute  la 
■<  compagnie  se  sentait  affaiblie  :  un  instant  après  tout  ronfla , 
«  excepté  le  malade,  qui  après  avoir  été  longtemps  éprouvé, 
«  s'assoupit  à  la  fin. 

«  Le  médecin  arrive  de  grand  matin.  Eh  bien  !  a-t-on  pris 
«  mon  opium .^  On  ne  lui  répond  rien  :  la  femme,  la  fille,  le 
«  petit  garçon  ,  tous  transportés  de  joie ,  lui  montrent  le  P. 
■-  Caussin.  Il  demande  ce  que  c'est;  on  lui  dit  :  Vive  le  P. 
«  Caussin! il  faut  l'envoyer  relier.  Qui  l'eût  dit.?  qui  l'eût 
«  cru  ?  c'est  un  miracle  !  Tenez ,  monsieur,  voyez  donc  le  P. 
«  Caussin  :  c'est  ce  volume-là  qui  a  fait  dormir  mon  père.  Et 
«  là-dessus  on  lui  expliqua  la  chose  comme  elle  s'était  pas- 
«  sée.  » 

Le  médecin  était  un  homme  subtil ,  rempli  des  mystères 
de  la  cabale ,  et  de  la  puissance  des  paroles  et  des  esprits  : 
cela  le  frappa  ;  et ,  après  plusieurs  réflexions ,  il  résolut  de 
changer  absolument  sa  pratique.  Voilà  un  fait  bien  singulier. 

41 


482  LETTRES  PERSANES. 

disait-il.  Te  tiens  une  expérience;  il  faut  la  pousser  plus  loin. 
Eh!  pourquoi  un  esprit  ne  pourrait-il  pas  transmettre  à  son 
ouvrage  les  mêmes  qualités  qu'il  a  lui-même?  ne  le  voyons- 
nous  pas  tous  les  jours  ?  Au  moins  cela  vaut-il  bien  la  peine 
(le  ressayer.  Je  suis  las  des  apothicaires  ;  leurs  sirops  ,  leurs 
juleps,  et  toutes  les  drogues  galéniques,  ruinent  les  malades 
et  leur  santé.  Changeons  de  méthode;  éprouvons  la  vertu  des 
esprits.  Sur  cette  idée,  il  dressa  une  nouvelle  pharmacie, 
comme  vous  allez  voir  par  la  description  que  je  vous  vais 
faire  des  principaux  remèdes  qu'il  mit  en  pratique. 

Tisane  purgative. 

Prenez  trois  feuilles  de  la  logique  d'Aristote  en  grec  ;  deux 
feuilles  d'un  traité  de  théologie  scolastique  le  plus  aigu, 
comme,  par  exemple,  du  subtil  Scot;  quatre  de  Paracelse; 
une  d'Avicenne  ;  six  d'Averroès  ;  trois  de  Porphyre  ;  autant 
de  Plotin  ;  autant  de  Jamblique.  Faites  infuser  le  tout  pendant 
vingt-quatre  heures,  et  prenez-en  quatre  prises  par  jour. 

Purgatif  plus  violent. 

Prenez  dix  A.  duC.  concernant  la  B.  et  la  C  des  J.  '  ;  fai- 
tes-les distiller  au  baiu-marie  :  mortifiez  une  goutte  de  l'hu- 
meur acre  et  piquante  qui  eu  viendra ,  dans  un  verre  d'eau 
commune  :  avalez  le  tout  avec  confiance. 

ï'omitif. 

Prenez  six  harangues;  une  douzaine  d'oraisons  funèbres 
indifféremment,  prenant  garde  pourtant  de  ne  point  se  servir 
de  celles  de  IM.  de  N.  '  ;  un  recueil  de  nouveaux  opéras  ;  cin- 
quante romans  ;  trente  mémoires  nouveaux.  Mettez  le  tout 
dans  un  matras  ;  laissez-le  en  digestion  pendant  deux  jours  ; 
puis  faites-le  distiller  au  feu  de  sable.  Et  si  tout  cela  ne  suf- 
fit pas, 

'  Dix  ArrHs  du  conseil  concernant  la  Bulle  et  la  Constitution  des 
Jésuites.  (P.) 
»  Fl(^nhipr,  évcque  de  Nîmes.  (P.) 


LETTRES  PERSANES.  't83 

Autre  plus  puissant. 

Prenez  une  feuille  de  papier  marbré  qui  ait  servi  à  couvrir 
un  recueil  des  pièces  des  J.  F.  '  ;  faites-la  infuser  l'espace  de 
trois  minutes  ;  faites  chauffer  une  cuillerée  de  cette  infusion  , 
et  avalez. 

Remède  très-simple  pour  guérir  de  l'asthme. 

Lisez  tous  les  ouvrages  du  R.  P.  Maimbourg,  ci-devant  jé- 
suite ,  prenant  garde  de  ne  vous  arrêter  qu'à  la  fin  de  chaque 
période  ;  et  vous  sentirez  la  faculté  de  respirer  vous  revenir 
peu  à  peu ,  sans  qu'il  soit  besoin  de  réitérer  le  remède. 

Pour  présercer  de  la  gale ,  gratelle ,  teigne ,  farcin  des  che- 
vaux. 

Prenez  trois  catégories  d'Aristote ,  deux  degrés  métaphysi- 
ques ,  une  distinction ,  six  vers  de  Chapelain ,  une  phrase  tirée 
des  lettres  de  M.  l'abbé  de  Saint-Cyran  ;  écrivez  le  tout  sur  un 
morceau  de  papier  que  vous  plierez ,  attacherez  à  un  ruban ,  et 
porterez  au  cou. 

Miraculum  chimicum,  de  violenta  fer  mental  ione ,  cumfumo, 
igné  etflamma. 

Misce  Quesnellianam  infusionem,  cum  iufusione  Lallema- 
niana  ;  fiât  fermentatio  cum  magna  vi ,  impetu  et  tonitru ,  aci- 
dis  pugnantibus ,  et  invicem  penetrantibus  alcalinos  sales  : 
f iet evaporatio  ardentiuni  spirituum.  Pone  liquorem  fermenta- 
tum  in  alanibico  :  nihil  inde  extrahes ,  et  uihil  inveuies,  nisi 
caput  mortuum. 

Lenitivum. 

Recipe  Molinse  anodyui  chartas  duas;  Escobaris  relaxativi 
paginas  sex;  Vasquii  emollieutis  folium  unum  :  infunde  in 
aquae  communis  libras  iij,  ad  consumptionem  dimidiac  partis  : 

'  Jésuites  français.  'P.) 


484  LETTRES  PERSANES. 

colentur  et  exprimantur  ;  et,  in  expressione,  dissolve  Bauni 
detersivi  et  Tamburini  abluentis  folia  iij. 
Fiat  clyster. 

In  chlorosim ,  guam  vulgus  pallidos  colores,  aiit  febrim 
amatoriam ,  ap/yeliat. 

Recipe  Aretini  figuras  iv;  R.  Thomae  Sanchii  de  niatrimo- 
iiio  folia  ij.  Jnfundantur  in  aquae  cotnrnunis  libras  quinque. 

Fiat  ptisana  aperiens. 

Voilà  les  drogues  que  notre  médecin  mit  en  pratique  avec 
un  succès  imaginable.  Il  ne  voulait  pas ,  disait-il ,  pour  ne  pas 
ruiner  ses  malades,  employer  des  remèdes  rares,  et  qui  ne 
se  trouvent  presque  point;  comme,  par  exemple,  une  épître 
dédicatoire  qui  n'ait  fait  bâiller  personne  ;  une  préface  trop 
courte  ;  un  mandement  fait  par  un  évêque  ;  et  l'ouvrage  d'un 
janséniste  méprisé  par  un  janséniste,  ou  bien  admiré  par 
un  jésuite.  Il  disait  que  ces  sortes  de  remèdes  ne  sont  pro- 
pres qu'à  entretenir  la  charlatanerie ,  contre  laquelle  il  avait 
une  antipathie  insurmontable. 

CXLIV.  RICA  A  USBEK. 

Je  trouvai ,  il  y  a  quelques  jours ,  dans  une  maison  de 
campagne  où  j'étais  allé,  deux  savants  qui  ont  ici  une 
grande  célébrité.  Leur  caractère  me  parut  admirable.  La  con- 
versation du  premier,  bien  appréciée,  se  réduisait  à  ceci  : 
Ce  que  j'ai  dit  est  vrai,  parce  que  je  l'ai  dit.  La  conversa- 
tion du  second  portait  sur  autre  chose  :  Ce  que  je  n'ai  pas  dit 
n'est  pas  VTai ,  parce  que  je  ne  l'ai  pas  dit. 

J'aimais  assez  le  premier  :  car  qu'un  homme  soit  opiniâ- 
tre, cela  ne  me  fait  absolument  rien  ;  mais  qu'il  soit  imper- 
tinent, cela  me  fait  beaucoup.  Le  premier  défend  ses  opi- 
nions; c'est  son  bien  :  le  second  attaque  les  opinions  des  au- 
tres; et  c'est  le  bien  de  tout  le  monde. 

O  mon  cher  Usbek  !  que  la  vanité  sert  mal  ceux  qui  en  ont 


LETTRES  PERS.\-\ES.  485 

une  dose  plus  forte  que  celle  qui  est  nécessaire  pour  la  con- 
servation de  la  nature  !  Ces  gens-là  veulent  être  admirés  à 
force  de  déplaire.  Ils  cherclient  à  être  supérieurs;  et  ils  ne 
sont  pas  seulement  égaux. 

Hommes  modestes ,  venez ,  que  je  vous  embrasse  :  vous 
faites  la  douceur  et  le  charme  de  la  vie.  Vous  croyez  que 
vous  n'avez  rien;  et  moi  je  vous  disque  vous  avez  tout.  Vous 
pensez  que  vous  n'humiliez  personne  ;  et  vous  humiliez  tout 
le  monde.  Et  quand  je  vous  compare  dans  mon  idée  avec  ces 
hommes  absolus  que  je  vois  partout,  je  les  précipite  de  leur 
tribunal,  et  je  les  mets  à  vos  pieds. 

De  Paris ,  le  22  de  la  luue  de  Chahban ,  1720. 


CXLV.  RICA  A'**. 

Un  homme  d'esprit  est  ordinairement  difficile  daus  les  so- 
ciétés. Il  choisit  peu  de  personnes  ;  il  s'ennuie  avec  tout  ce 
grand  nombre  de  gens  qu'il  lui  plaît  appeler  mauvaise  com- 
pagnie ;  il  est  impossible  qu'il  ne  fasse  un  peu  sentir  son  dé- 
goût :  autant  d'ennemis. 

Sûr  de  plaire  quand  il  voudra ,  il  néglige  très-souvent  de  le 
faire. 

Il  est  porté  à  la  critique,  parce  qu'il  voit  plus  de  choses 
qu'un  autre ,  et  les  sent  mieux. 

Il  ruine  presque  toujours  sa  fortune ,  parce  que  son  esprit 
lui  fournit  pour  cela  un  plus  grand  nombre  de  moyens. 

Il  échoue  dans  ses  entreprises ,  parce  qu'il  hasarde  beau- 
coup. Sa  vue,  qui  se  porte  toujours  loin,  lui  fait  voir  des  ob- 
jets qui  sont  à  de  trop  grandes  distances.  Sans  compter  que, 
dans  la  naissance  d'un  projet,  il  est  moins  frappé  des  difli- 
cultés  qui  viennent  de  la  chose  ,  que  des  remèdes  qui  sont 
de  lui,  et  qu'il  tire  de  son  propre  fonds. 

Il  néglige  les  menus  détails,  dont  dépend  cependant  la 
réussite  de  presque  toutes  les  grandes  affaires. 

L'homme  médiocre,  au  contraire,  cherche  à  tirer  parti 


486  LETTRES  PERSANES. 

de  tout  :  il  sent  bien  qu'il  n'a  rien  à  perdre  en  négligences. 

L'approbation  universelle  est  plus  ordinairement  pour 
l'homme  médiocre.  On  est  charmé  de  donner  à  celui-ci  ;  on 
est  enchanté  d'ôter  à  celui-là.  Pendant  que  l'envie  fond  sur 
l'un ,  et  qu'on  ne  lui  pardonne  rien ,  on  supplée  tout  en 
faveur  de  l'autre  :  la  vanité  se  déclare  pour  lui. 

Mais  si  un  homme  d'esprit  a  tant  de  désavantages,  que 
dirons-nous  de  la  dure  condition  des  savants? 

Je  n'y  pense  jamais  que  je  ne  me  rappelle  une  lettre  d'un 
d'eux  à  un  de  ses  amis.  La  voici. 

<•  MONSIEUB. 

«  Je  suis  un  homme  qui  m'occupe  toutes  les  nuits  à  regar- 
«  der,  avec  des  lunettes  de  trente  pieds  ,  ces  grands  corps  qui 
>'  roulent  sur  nos  têtes  ;  et  quand  je  veux  me  délasser ,  je 
«  prends  mes  petits  microscopes,  et  j'observe  un  cironou  une 
"  mite. 

«  Je  ne  suis  point  riche,  et  je  u  ai  qu'une  seule  chambre  ; 
«  je  n'ose  même  y  faire  du  feu ,  parce  que  j'y  tiens  mou 
«  thermomètre,  et  que  la  chaleur  étrangère  le  ferait  hausser. 
"  L'hiver  dernier,  je  pensai  mourir  de  froid  ;  et  quoique  mon 
<'  thermomètre,  qui  était  au  plus  bas  degré ,  m'avertît  que  mes 
«  mains  allaient  se  geler,  je  ne  me  dérangeai  point;  et  j'ai  la 
'<  consolation  d'être  instruit  exactement  des  changements  de 
«  temps  les  plus  insensibles  de  toute  l'année  passée. 

«  Je  me  communique  fort  peu,  et  de  tous  les  gens  que  je 
«  vois  je  n'en  connais  aucun.  Mais  il  y  a  un  homme  à  Stock- 
«  holm ,  un  autre  à  Leipsick  ,  un  autre  à  Londres  que  je  n'ai 
■  jamais  vus ,  et  que  je  ne  verrai  sans  doute  jamais ,  avec  les- 
«  quels  j'entretiens  une  correspondance  si  exacte,  que  je  ne 
«  laisse  pas  passer  un  courrier  sans  leur  écrire. 

«  Mais  quoique  je  ne  connaisse  personue  dans  mou  quar 
'<  lier,  je  suis  dans  inie  si  mauvaise  réputation,  que  je  serai 
«  à  la  fin  obligé  de  le  quitter.  Il  y  a  cinq  ans  que  je  fus  rude- 
«  ment  insulté  par  une  de  mes  \oisines,  pour  avoir  fait  la 


LETTRES  PERSANES.  .87 

n  dissection  d'un  cliien  qu'elle  prétendait  lui  appartenir.  La 
«  femme  d'un  boucher,  qui  se  trouva  là,  se  mit  de  la  par- 
«  tie  ;  et,  pendant  que  celle-là  m'accablait  d'injures,  celle-ci 
a  ni'assommait  à  coups  de  pierres ,  conjointement  avec  le 
«  docteur  *** ,  qui  était  avec  moi ,  et  qui  reçut  un  coup  ter- 
«  rible  sur  l'os  frontal  et  occipital ,  dont  le  siège  de  su  raison 
•<  fut  très-ébranlé. 

«  Depuis  ce  temps-là,  dès  qu'il  s'écarte  quelque  chien 
«  au  bout  de  la  rue ,  il  est  aussitôt  décidé  qu'il  a  passé  par 
1  mes  mains.  Une  bonne  bourgeoise  qui  en  avait  perdu  un 
«  petit,  qu'elle  aimait,  disait-elle,  plus  que  ses  enfants,  vint 
«  l'autre  jour  s'évanouir  dans  ma  chambre  ;  et ,  ne  le  trou- 
»  vant  pas  ,  elle  me  cita  devant  le  magistrat.  Je  crois  que 
«  je  ne  serai  jamais  délivré  de  la  malice  importune  de  ces 
«  femmes  qui,  avec  leurs  voix  glapissantes,  m'étourdissent 
«  sans  cesse  de  l'oraison  funèbre  de  tous  les  automates  qui 
«  sont  morts  depuis  dix  ans. 

«  Je  suis,  etc.  » 

Tous  les  savants  étaient  autrefois  accusés  de  magie.  Je 
n'en  suis  point  étonné.  Chacun  disait  en  lui-même  :  j'ai 
porté  les  talents  naturels  aussi  loin  qu'ils  peuvent  aller; 
cependant  un  certain  savant  a  des  avantages  sur  moi  :  il 
faut  bien  qu'il  y  ait  là  quelque  diablerie. 

A  présent  que  ces  sortes  d'accusations  sont  tombées  dans 
le  décri,  on  a  pris  un  autre  tour;  et  un  savant  ne  saurait 
guère  éviter  le  reproche  d'irréligion  ou  d'hérésie.  Il  a  beau 
être  absous  par  le  peuple  :  la  plaie  est  faite  ;  elle  ne  se 
fermera  jamais  bien.  C'est  toujours  pour  lui  un  endroit  ma- 
lade. Un  adversaire  viendra,  trente  ans  après ,  lui  dire  mo- 
destement :  A  Dieu  ne  plaise  que  je  dise  que  ce  dont  on 
vous  accuse  soit  vrai  !  mais  vous  avez  été  obligé  de  vous 
défendre.  C'est  ainsi  qu'on  tourne  contre  lui  sa  justifica- 
tion même. 

S'il  écrit  quelque  histoire,  et  qu'il  ait  de  la  noblesse  dans 
l'esprit,  et  quelque  droiture  dans  le  cncur,  on  lui  suscite 


488  LETTRES  PERSANES. 

mille  persécutions.  On  ira  contre  lui  soulever  le  magistrat  sur 
un  fait  qui  s'est  passé  il  y  a  mille  ans,  et  on  voudra  que  sa 
plume  soit  captive ,  si  elle  n'est  vénale. 

Plus  heureux  cependant  que  ces  hommes  lâches  qui  aban- 
donnent leur  foi  pour  une  médiocre  pension  ;  qui ,  à  pren- 
dre toutes  leurs  impostures  en  détail,  ne  les  vendent  pas 
seulement  une  obole;  qui  renversent  la  constitution  de  l'em- 
pire, diminuent  les  droits  d'une  puissance,  augmentent  ceux 
d'une  autre,  donnent  aux  princes,  ôtent  aux  peuples,  font 
revivre  des  droits  surannés ,  flattent  les  passions  qui  sont  en 
crédit  de  leur  temps,  et  les  vices  qui  sont  sur  le  trône, 
imposant  à  la  postérité  d'autant  plus  indignement,  qu'elle 
V  moins  de  moyens  de  détruire  leur  témoignage. 

Mais  ce  n'est  point  assez  ,  pour  un  auteur,  d'avoir  essuyé 
toutes  ces  insultes  ;  ce  n'est  point  assez  pour  lui  d'avoir  été 
dans  une  inquiétude  continuelle  sur  le  succès  de  son  ou- 
vrage :  il  voit  le  jour  enfin ,  cet  ouvrage  qui  lui  a  tant  coûté; 
il  lui  attire  des  querelles  de  toutes  parts.  Et  comment  les 
éviter?  Il  avait  un  sentiment;  il  l'a  soutenu  par  ses  écrits  : 
il  ne  savait  pas  qu'un  homme  à  deux  cents  lieues  de  lui 
avait  dit  tout  le  contraire.  Voilà  cependant  la  guerre  qui  se 
déclare. 

Encore  s'il  pouvait  espérer  d'obtenir  quelque  considéra- 
tion !  Non  :  il  n'est  tout  au  plus  estimé  que  de  ceux  qui  se 
sont  appliqués  au  même  genre  de  science  que  lui.  Un  phi- 
losophe a  un  mépris  souverain  pour  un  homme  qui  a  la  tête 
ciiargée  de  faits  ;  et  il  est  à  son  tour  regardé  comme  un  vision- 
naire par  celui  qui  a  une  bonne  mémoire. 

Quant  à  ceux  qui  font  profession  d'une  orgueilleuse  igno- 
rance, ils  voudraient  que  tout  le  genre  humain  fiit  enseveli 
dans  l'oubli  où  ils  seront  eux-mêmes. 

Un  homme  à  qui  il  manque  un  talent  se  dédommage  en 
le  méprisant  :  il  ôte  cet  obstacle  qu'il  rencontrait  entre  le 
mérite  et  lui ,  et  par  là  se  trouve  au  niveau  de  celui  dont  il 
redoute  les  travaux. 


LETTRES  PERSANES.  489 

Enfin ,  il  faut  joindre  à  une  réputation  équivoque  la  pri- 
vation des  plaisirs  et  la  perte  de  la  santé. 

De  Paris ,  le  20  de  la  lune  de  Chahban ,  1 720. 

CXLVI.  USBEKARHÉDl. 

A  Venise. 

Il  y  a  longtemps  que  l'on  a  dit  que  la  bonne  foi  était  l'àme 
d'un  grand  ministre. 

Un  particulier  peut  jouir  de  robscurité  où  il  se  trouve ,  il 
ne  se  décrédite  que  devant  quelques  gens  :  il  se  tient  couvert 
devant  les  autres  ;  mais  un  ministre  qui  manque  à  la  pro- 
bité à  autant  de  témoins  ,  autant  de  juges,  qu'il  y  a  de  gens 
qu'il  gouverne. 

Oserai-je  le  dire.'  le  plus  grand  mal  que  fait  un  ministre 
sans  probité  n'est  pas  de  desservir  son  prince  et  de  ruiner 
son  peuple  ;  il  y  en  a  un  autre ,  à  mon  avis ,  mille  fois  plus 
dangereux  :  c'est  le  mauvais  exemple  qu'il  donne. 

Tu  sais  que  j'ai  longtemps  voyagé  dans  les  Indes.  J'y  ai 
vu  une  nation ,  naturellement  généreuse ,  pervertie  en  un  ins- 
tant, depuis  le  dernier  des  sujets  jusqu'aux  plus  grands, 
par  le  mauvais  exemple  d'un  ministre  ;  j'y  ai  vu  tout  un 
peuple ,  cbez  qui  la  générosité ,  la  probité  ,  la  candeur  et  la 
bonne  foi  ont  passé  de  tout  temps  pour  les  qualités  natu- 
relles, devenir  tout  à  coup  le  dernier  des  peuples;  le  mal  se 
communiquer ,  et  n'épargner  pas  même  les  membres  les  plus 
sains;  les  hommes  les  plus  vertueux  faire  des  choses  indi- 
gnes ,  et  violer,  dans  toutes  les  occasions  de  leur  vie ,  les  pre- 
miers principes  de  la  justice ,  sur  ce  vain  prétexte  qu'on  la 
leur  avait  violée. 

Ils  appelaient  des  lois  odieuses  en  garantie  des  actions 
les  plus  lâches ,  et  nommaient  nécessité  l'injustice  et  la  perfi- 
die. 

J'ai  vu  la  foi  des  contrats  bannie ,  les  plus  saintes  con- 
ventions anéanties ,  toutes  les  lois  des  familles  renversées. 


490  LETTRES  PERSANES. 

J'ai  vu  des  débiteurs  avares ,  fiers  d'une  insolente  pauvreté  , 
instruments  indignes  de  la  fureur  des  lois  et  de  la  rigueur 
(les  temps,  feindre  un  payement  au  lieu  de  le  faire,  et 
porter  le  couteau  dans  le  sein  de  leurs  bienfaiteurs. 

J'en  ai  vu  d'autres,  plus  indignes  encore,  acheter  presque 
pour  rien  ,  ou  plutôt  ramasser  de  terre  des  feuilles  de  chêne. 
|)our  les  mettre  à  la  place  de  la  substance  des  veuves  et  des 
orphelins. 

J'ai  vu  naître  soudain ,  dans  tous  les  coeurs ,  une  soif  in- 
satiable des  richesses.  J'ai  vu  se  former,  en  un  moment ,  une 
détestable  conjuration  de  s'enrichir,  non  par  un  honnête  tra- 
vail et  une  généreuse  industrie ,  mais  par  la  ruine  du  prince , 
de  l'État  et  des  concitoyens. 

J'ai  vu  un  honnête  citoyen ,  dans  ces  temps  malheureux , 
ne  se  coucher  qu'en  disant  :  J'ai  ruiné  une  famille  aujour- 
d'hui; j'en  ruinerai  une  autre  demain. 

Je  vais ,  disait  un  autre ,  avec  un  homme  noir  qui  porte  une 
écritoire  à  la  main  et  un  fer  pointu  à  l'oreille,  assassiner 
tous  ceux  à  qui  j'ai  de  l'obligation. 

Un  autre  disait  :  Je  vois  que  j'accommode  mes  affaires  : 
il  est  vrai  que ,  lorsque  j'allai ,  il  y  a  trois  jours  ,  faire  un 
certain  payement ,  je  laissai  toute  une  famille  en  larmes , 
que  je  dissipai  la  dot  de  deux  honnêtes  filles,  que  j'ôtai  l'é- 
ducation à  un  petit  garçon  :  le  père  en  mourra  de  douleur, 
la  mère  périt  de  tristesse;  mais  je  n'ai  fait  que  ce  qui  e.-t 
permis  par  la  loi. 

Quel  plus  grand  crime  que  celui  que  commet  un  minis- 
tre, lorsqu'il  corrompt  les  mœurs  de  toute  une  nation,  de- 
grade  les  âmes  les  plus  généreuses,  ternit  l'éclat  des  dignités, 
obscurcit  la  vertu  même ,  et  confond  la  plus  haute  naissance 
dans  le  mépris  universel  ! 

Que  dira  la  postérité  lorsqu'il  lui  faudra  rougir  de  la  honte 
de  ses  pères .^  Que  dira  le  peuple  naissant,  lorsqu'il  compa- 
rera le  fer  de  ses  aïeux  avec  l'or  de  ceux  à  qui  il  doit  im- 
médiatement le  jour  ?  Je  ne  doute  pas  que  les  nobles  ne 


LETTRES  PERSANES.  4«i» 

retranchent  de  leurs  quartiers  un  indigne  degré  de  noblesse 
qui  les  déshonore  ,  et  ne  laissent  la  génération  présente  dans 
l'affreux  néant  où  elle  s'est  mise. 

De  Paris ,  le  1 1  de  la  lune  de  Rhamazan ,  1720. 


CXLVII.  LE  GRAND  EUNUQUE  A  USBEK. 
^  A  Paris. 

(^Les  choses  sont  venues  a  un  état  qui  ne  se  peut  plus  soute- 
nir :  tes  femmes  se  sont  imaginé  que  ton  départ  leur  laissait 
nnjLimpiinitp  entière-,  il  se  passe  ici  des  choses  horribles  : 
je  tremble  moi-même  au  cruel  récit  que  je  vais  te  faire. 

Zélis,  allant  il  y  a  quelques  jours  à  la  mosquée,  laissa 
tomber  son  voile ,  et  parut  presque  à  visage  découvert  devant 
tout  le  peuple. 

J'ai  tcou/é  ^chi  couchée  avec  une  de  ses  esclaves  ,  chose 
si  défepkie  par  lés  lois  du  sérail.     ]  " 

rai  surpris  ,  par  lé  plus  grand/hasard  du  monde,  une 
lettre  que  je  t'envoie  :  je  n'ai  jamais  pu  découvrir  à  qui  elle 
était  adressée. 

Hier  au  soir,  un  jeune  garçon  fut  trouvé  dans  le  jardin 
du  sérail,  et  il  se  sauva  par-deslïis  les  murailles.,  ^    , 

Ajoute  a  cela  ce  qui  n  est  pas  parvenu  a  ma  connaissance  f 
çar_sûrement_tu_es,tEaliL  .T'attends  tes  ordres;  et,  jusqu'à 
l'heureux  moment  que  je  les  recevrai ,  je  vais  être  dans  une 
situation  mortelle.  Mais  ,  si  tu  ne  mets  toutes  ces  femmes  à 
ma  discrétion ,  je  nelEe  répon^s^'liécun'e^dfelésr  et  j'aurai 
tous  les  jours  des  nouvelles  aussi  tristes  à  te  mander. 

Du  sérail  d'Ispahan,  le  i*"^  de  la  lune  de  Rhégeb,  1717- 

CXLVIII.  USBEK  AU  PREMIER  EUNUQUE.        f  j^Ç 

Au  sérail  d'Ispahan.        ^  ^ 
Recevez ,   par  cette  lettre ,  un  pouvoir  sans  mi'rnes  sur 
tout  le  sérail  ;  commandez  avec  "autant  d'autôFTté  que  moi- 


492  .  LETTRES  PERSANES. 

niênie  ;  q«ê4a_iiMii]j£^tia  teireiJULmarçlLenl^eç jvou    cou-, 
rez^d'appartenienlsen^aiipartenients  porter  les  puions" 
et  les  châtfmeîits  ;  qu'émeut  vive  dans  la  consternation ,  que 
tout  fonde  en  larmes  devant  vous  ;  iixter«)gez-40ut-4e  sérail  ; 
commencez  par  les  esclaves  ;  n'épargnez  pas  mon  aniour  ; 
-<]iue  tout  subisse  votre  triBunâTredoîMljre'^  mmSi.  au  joîir 
l£S  surets  les  ^U^achés;/puririez  ce  lieu  mf^mè',et  fmtes-'' 
y  rentrerla  vertu  bannie^Car,   dès  ce  moment,  je  mets 
sur  votre  tête  les  moindwïs  fautes  qui  se  commettront.  .Te 
soupçonne  Zélis  d'être  celle  à  qui  la  lettre  que  vous  avez  sur- 
prise s'adressait  :  examinez  cela  avec  des  yeux  de  lynx. 

De  '♦*,  le  1 1  de  la  lune  de  Zilhagé ,  171». 


CXLIX.  NARSIÏ  A  USBEK. 

A  Paris. 

(  Le  grand  eunuque  vi«ï{^e  mourir ,  magnifique  seigneur  ; 
comme  ie  suis  le  plus  vieux  de  tes  esclaves,  j'ai  pris  sa  place, 
juscpra  ce  q^  tu  aies  fait  connaître  sur  qui  tu  veux  jeter  les 
yeux.  ) 

Deux  jours  après  sa  mort  on  m'apporta  ime  de  tes  lettres 
qui  lui  était  adressée  :  jejiia^uisbiengardé  de  i'ouirir  ;  je  l'ai 
enveloppée  avec  respect,  et  l'ai  serrée  jusqu'à  ce  que  tu  m'aies 
fait  connaître  tes  sacrées  volontés. 

Hier ,  un  esclave  vint ,  au  milieu  de  la  nuit ,  me  dire  qu'il 
avait  trouvé  un  jeune  homme  dans  le  sérail  :  je  me  levai , 
j'examinai  la  chose,  et  je  trouvai  que  c'était  une  vision. 

Je  te  baise  les  pieds,  sublime  seigneur;  et  je  te  prie  de 
compter  sur  mon  zèle,  mon  expérience ,  et  ma  vieillesse.  ^ 
Du  sérail  d'Ispahan,  le  5  de  la  lune  de  Gemniadi  l ,  I7I8. 


^ 


LETTRES  PERSAÎfES.  493 

€L.  USBEK  A  NARSIT. 

Au  sérail  d'Ispahan. 

/Malheureux  que  vous  êtes!  vous  avez  dans  vos  mains  des 
lettres  qui  contiennent  des  ordres  prompts  et  violents  ;  le 
moindre  rettirxfemènl/peut  jiie  désespérer  ;  et  vous  denfeurez 
traaîquille/sous  un  vain  prétexte !y 

Il  se  passe  des  choses  horribles  ;  liai  peut-être  la  moitié  de 
mes  esclaves  qui  méritent  la  mort.  ^  vous  envoie  la  lettre  que 
le  premier  eunuque  m'écrivit  là-dessus  avant  de  mourir.  Si 
vous avigzauvertje^paquet  qui  lui  est  adressé,  vous  y  auriez 
trouvÊ_des  ordrjs  sanglants.  Lise^é'gdtfac^^rdres  ;  et  vous 
périrez ,  si  vous  ne  les  exécutez  paSi_ 

De  •*' ,  le  25  de  la  lune  de  Cliàlval ,  I7IS. 


eu.  SOLIM  A  USBEK 

A  Paris. 

Si  je  gardais  pl5^  long^ips  le  silence ,  je  serais  aussi  étJu^  i 
pable  que  tous  ces  criminels  que  tu  as  dans  le  serait*.    ^ 

J'^taisJe  confident  du.  grand  eunuque ,  Ie4iliisJi^àlÊ_xlÊ_Les 
esclaves.  Lorsqu'il  se  vit  près  de  sa  fin,  il  me  fit  appeler ,  et 
me  dit  ces  paroles  :  Je  me  meurs  ;  mais  le  seuLchagriu  que 
j'ai^€n  quittant- la-  vie ,  c'est  que  m€&  demies  regards  aient 
trouïéies  femmes  de  mon  maître  crtfmnellès.  Le  ciel  p'ufsiele""^' 
gaflinfîr  de  tous  les  malheurs  que  je  prévois  !  Puisse ,  après  ma 
mort,  mon  ombre  menaçante  venir  avertir  ces  perfides  de  leur 
devoir,  et  les  intimider  encore  !  Voilà  les  clefs  de  ces  redoutables 
lieux  ;  va  les  porter  au  plus  vieux  des  noirs.  Mais ,  si  après  ma 
mort  il  manque  de  vigilance,  songe  à  en  avertir  ton  maître. 
En  achevant  ces  mots ,  il  expira  dans  mes  bras. 

Je  sais  ce  qu'il  t'écrivit ,  quelque  temps  avant  sa  mort ,  sur 
la  conduite  de  tes  femmes.  11  y  a  dans  le  sérail  une  lettre  qui 
aurait  porté  la  terreur  avec  elle  ,  si  elle  avait  été  ouverte.  Celle 

42 


494  LiyrilUiS  PKRSANES. 

que  tu  as  écrite  depuis  a  été  surprise  à  trois  lieues  d'ici.  Je  ne 
sais  ce  que  c'est  :  tout  se  tourne  niall-.eureusement.     ^juux^r^- 
/^pflïïîthïtfeFemnies  ne  l^âîtïtnt  plus  aucune  retenue  :  de-  , 
|mis  la  mort  du  grand  eunuque ,  il  semble  que  tout  lei#soit^ 
-per  rnlsHâ  ffv]f_B-i^>"'^"^  "^"^  '•'^tPp2^n^'K^pv"ir?Ptconserv£J£_ 
la  modestie.  On  voit  ]esjî^ursje_corrgmpre  tous  les  jours.- 
On  neUgjJve  plus  sur  le  visage  de  tes  femnies  cette  vertu  maie 
et  sévère  qui  y  régnait  autrefois  :  une  jtienbuvelle ,  ré^SBâîie^'' 
dans  ces  lieux,  est  un  témoignage  infaillible,  selon  moi,  de 
quelque  satisfaction  nouvdle^Dans  les  plus  petites  choses ,  je 
remarque  des  libertés  jusq^aTôfsThcon^lîes.  Il  règne,  même 
paruii  tej  esclaves ,  une  certainejndolence  pour  leur  devoir  et 
pour  l'observation  des  règles  qui  me  surprend  ;  ils  n'ont  plus 
ce  zèle  ardent  pour  ton  service ,  qui  semblait  animer  le  sérail. 
Tes  femmes  ont  été  buit  jours  à  la  campagne ,  à  une  de  tes 
maisons  les.pUis  abandonnées.  On  dit  que  l'esclave  qui  en  a 
soin  a  été  ^^ne;  et  qu'un  jour  avant  qu'elles  arrivassent  il 
avait  fait  cacher  deux  hommes  dans  un  rédimde' pierre  qui 
est  dans  la  muraille  de  la  priâôijale  chambre ,  d'où  ils  sortaient 
le  soir  lorsque  nous  étions  retirés.  Le_vieux^eunuque_qui_est 
àj)résent  à  notre  tête  est  un  imbécile  à  qui  l'on  fait  croire  tout 
ce  qu'on  veut.  ""  "  ^~  '  " 


.Te  SUIS  âgîle  (Tune  colère  vengeresse  contre  tant  de  perfidies  ; 
vl  si  le  ciel  voulait ,  pour  le  bien  de  ton  service ,  que  tu  me 
jugeasses  capable  de  gouverner ,  je  te  promets  que,  stlfigjein- 
ines  n'étaient  pas  vertueuses ,  au  moins  elles  seraient  fidèles. 


Du  sérail  d'Ispahan,  le  Ode  la  lune  de  Rebiab  l  ,  1719. 

CLII.  INARSIT  A  USBEK. 

,  ,  A  Paris. 

Uoxaue  et  Zélis  ont  souhaité  d'aller  à  la  campagne  ;  je  n'ai 
pas  cru  devoir  le  leur  refuser.  Heureux  Usbek!  ty^as^desfeni- 
ines  fidèles  et  des  esclaves  vigilants  :  je  commande  en  des  lieux 


LETTRES  PERSANES.  495 

OÙ  la  vertu  semble  ^tre  choisi'Ttii  asile.  Compte  qu'il  ne  s'y 
passera  rien  que  tes  yeux  ne  puissent  soutenir. 

Il  est  arrivé  un  malheur  qui  me  met  en  grande  peine.  Quel- 
ques marcliandsjmnéniens ,  nouvellement  arrivés  à  Ispahan , 
avaient  apporté  une  de  tes  lettres  pour  moi  ;  j'ai  envoyé  un 
esclave  pour  la  chercher  :  il  a  été  volé  à  son  retour,  de  ma- 
nière que  la  lettre  est  perdue.  Écris-moi  donc  promptement  ; 
car  je  m'imagine  que ,  dans  ce  changement ,  tu  dois  avoir  des 
choses  de  conséquence  à  me  mander. 

Du  sérail  de  Fatroé,  le  6  de  la  lune  de  Rebiab  i ,  17I9. 


CLIII.  USBEK  A  SOLIM. 

Au  sérail  d'Ispalian.  . 

Je  te  mets  le  fer  à  la  main.  Je  te  confle  ce  que  j'ai  a  présent 
dans  le  monde  de  plus  cher ,  qui  est  ma  v^geanc^.  Entre  dans 
ce  nouvel/eri^oi ,  mais  n*y^^rtem  oo^rni  piti.é.  J'écris  à  mes 
femmes  de  t' obéir  aveuglégieat  :  dans  la  confusion  de  tant  de 
crimes  ,  elles  tomberont  devant  tes  regards.  Il  faut  que  je  te 
doive  mon  bonheur  et  mon  repos.  Rpnrls-moj  mon  sémil  comma 
jeilaUaiSfié-  Mais  commence  par  l'expier  :.e2çterQiine  les  cou- 
pables ,  et  fais  trembler  ceux  qui  se  proposaient  de  le  devenir. 
Oue  nTpeux-tu  pas  esperêrHèlôn  maître  pour  des  services  si 
signalés?  Il  ne  tiendra  ;lqu' à  toîae  té  mettre  au-dessus  de  ta 
condition  même ,  et  ofetôutes  les  récompenses  que  tu  as  jamais 
désirées. 

A  Paris,  le  4  de  la  lune  de  Chaliban ,  1719. 


CLIV.  USBEK  A  SES  FEMMES. 

Au  sérail  d'Ispahan. 

Puisse  cette  lettre  être  comme  la  foudre  qui  tombe  au  milieu 
des  étaïÔrs^et  des  tempêtes  !  Solim  est  votre  premie^eunuqu£j^ 
non  pas  pour  vous  garder ,  mais  pour  vous  punir.  Que  tout  le 


403  LETTRES  PERSANES. 

sérail  s'abaisse  devant  lui.  Il  doit  juger  vos  actions  passées; 
et ,  pour  l'avenir ,  il  vous  fera  vivre  sous  un  Jous  si  rigoureux, 
<Ul£-ïQUS_  regretterez  votre  liberté ,  si  vous  ne  regrettez  pas 
^  otre  vertu.  ~ 

A  Paris,  le  4  de  la  lane  deCliahban  ,  17IO. 


CLV.  USBEK  A  ISESSIR. 
A  Ispahan. 

Heureux  celui  qui,  connaissant  tout  le  prix  d'une  vie  douce 
et  tranquille ,  rép^e^ncœur  au  nuTieu  d^  ^faliiiîrërêt  ne 

A     fv"^    cJ^— -f.  ."U-.-     ^*^f<     ri-^    ^ £,    l-^^.«--    i„^:_.    Ù.^ii 

connaît  d  autre  terre  que  celle  qui  lui  a  donne  leiourf      " 

Je  vis  dans  un  climat  barbare,  preSenf'STôirt  ce^|Ui  m  ini- 
/jlporïiïîie ,  alïsent  de  tout  ce  qui  m^intéresse.  Ilûetristesse^som- 
bre  me  saisit;  je  tonibe  dans  un  aêcafeleMSib'aïfiCîx' :  il  me 
semble  que  je  m'anéantis  ;  etje  ne  m^^retrçuve  moi-même  que 
lorsqu'une  sombre  jalousie  vient^s'anuitfer^  ePen^>iater'"(ïâïis 
mon  âme  la  crainte,  les  soupçons,  la  haine  et  les  regrets. 

Tu  me  connais,  Nessir  ;  tu  as  toujours  vu  dans  mon  cœur 
comme  dans  le  tien.  Je  te  ferais  pitié,  si  tu  savais  mon  état 
déplorable.  J'attends  quelquefois  six  mois  entiers des_nouvelles 
du  sérail  ;  je  compte  tous  les  instants  qui  s'écoulent  :  mon 
impatience  me  les  allonge  toujours  ;  et  lorsque  celui  qui  a  été 
tant  attendu  est  près  d'arriver,  il  se  fait  dans  mon  cœur  une 
révolution  soudaine  ;  ma  main  tremble  d'où  vrir  une  lettre  fatale; 
cette  inquiétude  qui  me  désespérait,  je  Fâlrôuve  l'état  le  plus 
heureux  où  je  puisse  être ,  et  je  crains  d'en  sortir  par  un  coup 
plus  cruel  pour  moi  que  mille  morts. 

3Iais ,  quelque  raison  que  j'aie  eue  de  sortir  de  ma  patrie , 
quoique  je  doive  im  vie  à  ma  retraite  Je  ne  puis  plus ,  Isessir, 
-rester  dans  cet  cmreùiiiëxil.  Eh!  ne  mourrais-je  pas  tout  de 
même  en  proie  à  mes  chagrms.'  J'ai  pressé  mille  fois  Rica  de 
quitter  cette  terre  étrangère  ;jnais_ils' oppose  à  toutes  mes  ré- 
solutions; il  m'attache  ici  par  imllçprétextes  :  il  semble  qu'il 


LETTRES  PERSANES.  497 

ait  oublié  sa  patrie  j^u  plutôt  il  semble  qu'il  m'ait  çublié  nioi- 
iii^ie,  tant  il  est  insensible  à  mes  déplaisirs.  ^/ 
(_M;)ihe\i^eûx  que  je  suis  !  je  souhaite  de  revoir  ma  patrie , 
peut-être  pour  devenir  plus  malheureux  encore!  EhrqÎTyie- 
rai-je.'  Je  vais  rapporïer'ma  tête  à  mes  ennemis.  Ce  n'est  pas 
tout  :  j'entrerai  dansje  sérail  ;  il  faut  que  j'y  demande  compt_g 
du  tenips  fùneste'ïte/mon  absence;  et  si  j'y  trouve  des  eôupiî^/ 
blés ,  quÊJleiiendTai-je?  Et  si  la  seule  idée  m'dàfabîeïïeTi  loin, 
que  sera-ce  lorsque  nVa"^  pr'esènce  Ia?renïlfô  ]^s"vÎYe?'que 
sera-ce  s'il  faut  que  je  voie ,  s'il  faut  que  j'entende  ce  que  je 
n'ose  imaginer  sans  frémir?  que  sera-ce  enlin  s'il  faut  que  des 
châtiments  que  je  prononcerai  moi-même  soient  des  marques 
éternelles  de  ma  confusion  et  de  mon  désespoir? 

J'irai  m'enfermer  dans  des  murs  plus  terribles  pour  moi  que 
pour  les  femmes  qui  y  sont  gardées  ;  j'-y  porterai  tous  mes  soup- 
çons, leurs  eriipip^seluents  ne^^m^ell  déroberont  rien;  dans 
mon  lit ,  dans  leurs  bras  Je  ne  joiit^i  que  de  mesnTguiaudes;  " 
dans_uiLl£iup&_si4)êu" propre  au.x  i^Qlexidâs,  ma  jalousie  toMi- 
vera  à  en  faire.  RebutT^ndignê'dé  la  nature  humaine ,  esclaves 
vils  dont  le  cœur  a  été  fermé  pour  jamais  à  tous  les  sentiments 
de  l'amour ,  vous  ne  gémiriez  plus  sur  votre  condition ,  si  vous 
connaissiez  le  malheur  de  la  mienne. 

De  Paris ,  le  4  de  la  lune  de  Cliahban ,  17 1.^- 


>f. 


^A 


-  CLVI.  ROXANE  A  USBEK. 

/y  A  Paris. 


ù> 
i .' Iu)rc£mvia_  nuU  eiUl^ouyante_rggnent  dans  le  sérail  ; 
^n.  geulï  'àlfreux  rénvm)nne;  un  tigre  y  exerce  à  chaque  ins- 
tant Joute  sa  rage.  Il  a  mis  dans  les  supplic^-ueux  eunuques   - 
blancs,  qui  n'ont  avoué" qiie  leur  innocence;  il  a  vendu  urn^L^ 
partie  denos  esclaves,  et  nous  a  obligées  de  changer  'entré  ^ 
nous  celles  qui  nous  restaient.  Zachi  et  Zélis  ont  reçu  dans 
leur  chambre ,  dans  l'obscurité  de  la  nuit ,  un  traitement  in- 
digne ;  le  sacrilège  n'a  pas  craint  de  porter  sur  elles  ses  viles 

42. 


4«)8  LEITRES  i'ERSANES. 

mains.  11  nous  tient  ^fermées  chacune  dans  notre  apparte- 
ment; et,  quoique  nous  y  soyons^^ules ,  il noiis^-fait  vivre 
sous  le  voile.  Il  ne  nous  est  plus  "pWniis  de  nous  parler;  ce 
serait  un  crime  d^'nous  écrire  :  nous  ii'a^w^-pl«&^:ien^  de 
libre_quejesjpleurs. 

Une  troupe  de  nouveaux  eunuques  est  entrée  dans  le  sé- 
rail, où  ils  nous  assiègent  nuit  et  jour  ;  notre  sommeil  est  sans 
cesse  interrompu  par  leurs  méfiances  feintes  ou  véritables. 
M-e  qui  me  console  ,  c'est  que  tout  ceci  ne  durera  pas  long- 
"ïèmps ,  -€t  qiiP '^f's^1fi"s  "finirent  avec  ma  vi£  'iîlle^he  sera 
pas  longue,  cruel  Usbek  !  je  ne  te  donnerai  pas  le  temps  de 
faire  cesser  tous  ces  outrages.  7 

Du  sérail  d'Ispahan ,  le  2  de  la  lune  de  Maharram ,  I720. 


CLVII.  ZACHI  A  USBEK. 
k  Paris. 

O  ciel  i  un  barbare  m'a  outragée  jusque  dans  la  manière 
de  me  punir!  il  m'a  infligé  ce  châtiment  qui  commence  par 
alarmer  la  pudeur,  ce  châtiment  qui  met  dans  l'humiliation 
extrême,  ce  châtiment  qui  ramène,  pour  ainsi  dire,  à  l'en- 
fance. 

Mon  âme  ,  d'abord  anéantie  sous  la  honte,  reprenait  le  sen- 
timent d'elle-même ,  et  connnençait  à  s'indigner,  lorsque  mes 
cris  firent  retentir  les  voûtes  de  mes  appartements.  On  m'en- 
tendit demander  grâce  au  plus  vil  de  tous  les  humains ,  et  ten- 
ter sa  pitié  à  mesure  qu'il  était  plus  inexorable. 

Depuis  ce  temps ,  son  âme  insolente  et  servile  s'est  élevée 
sur  la  mienne.  Sa  présence ,  ses  regards ,  ses  paroles ,  tous 
les  malheurs  viennent  m'accabler.  Quand  je  suis  seule,  j'ai 
du  moins  la  consolation  de  verser  des  larmes  ;  mais  lorsqu'il 
s'offre  à  ma  vue ,  la  fureur  me  saisit  ;  je  la  trouve  impuissante, 
et  je  tombe  dans  le  désespoir. 

Le  tigre  ose  me  dire  que  tu  es  l'auteur  de  toutes  ces  bar- 
baries. Il  voulait  m'ôter  mon  amour,  et  profaner  jusques  aux 


LETTRES  PERSAiSES.  499 

sentiments  de  mon  cœur.  Quand  il  me  prononce  le  nom  de 
celui  que  j'aime,  je  ne  sais  plus  me  plaindre  :  je  ne  puis  plus 
que  mourir. 

J'ai  soutenu  ton  absence ,  et  j'ai  conservé  mon  amour, 
par  la  force  de  mon  amour.  Les  nuits ,  les  jours ,  les  mo- 
ments ,  tout  a  été  pour  toi.  J'étais  superbe  de  mon  amour 
même;  et  le  tien  me  faisait  respecter  ici.  Mais  à  présent... 
Non,  je  ne  puis  plus  soutenir  l'humiliation  où  je  suis  descen- 
due. Si  je  suis  innocente ,  reviens  pour  m' aimer  ;  reviens ,  si 
je  suis  coupable ,  pour  que  j'expire  à  tes  pieds. 

Du  sérail  d'Ispahan,  le  2  de  la  lune  de  Maharram ,  l7io. 


CLVIII.  ZÉLIS  A  USBEK. 

f.  \  Paris. 

A  mille  lieues  de  moi ,  vous  me  jugez  coupable  !  à  mille 
lieues  de  moi ,  vous  me  punissez  ! 

Qu'uu  eunuque  barbare  porte  sur  moi  ses  viles  mains  ,  il 
agit  par  votre  ordre  :  c'estje  tyran  qui  m'outrage .  et  noo-paii  - 
celui  qui  exerce  la  tvrannie.  ,      . 

Vous  pcrtTPèJ ,  a  votre  fantaise ,  redoifhlér  vos  mauvais  tmi. 
terne nts^  Mon  cœur  est  tranquille  depuis  qu'iLjie_peut-^»lttS' 
vous  aimer.  Votre  âme  se  dégrade ,  '^t  vous'devèuez  cruel. 
Soyez  sur  que  voiis  n*eïës^Int  heureux.  Adieu. 

Du  sérail  d'Ispahan ,  le  2  de  la  lune  de  Maharram,  1720. 


CLIX.  SOLIM  A  USBEK. 

A.  Paris. 


Je  me  plains,  magnifique  seigneur,  et  je  te  plains  :  jamai.s 
serviteur  fidèle  n'est  descendu  dans  l'affreuy  de^poir'oîi  je 
suiS:^oici  tes  malheurs. e^tJes  miens  ;  je  ne  t'en  écris  qu'en 
tremblant. 

.Te  jure,  par  tous  les  propliètes  du  ciel ,  que  depuis  que  tu 


^■"^ 

MO  LLTTRES  PERSANES. 

in  as -coiiffe  tes  femmes  j'ai  veillé  nuit  et  jour  sur  elles  ;  que 
je  n'ai  jamais  suspénàti  un  moment  le  cours  de  mes  in^etu- 
des.  J'ji  comniencp.  mij)n  ministère  pàr1[es_châtiments ,  et  je  les 
ai  suspendus  sans  sortîràe  mon  austérité  naturelle. 

Mais  que  dis-je?  pourquoi  te  V^arnier'lci  une. fidélité  qui  t'a 
été  inutile  ?  Oublie  tous  mes  services  passés  ;  regarde-m(n/ 
commejïnjtraître ,  et  punis-moi  de  tous  les  crimes  que  jfe  n^a 
|ni,empêcher.  ,      J^^'L 

C^Roxaue,  la  superbe Roxane. . .  6  ci^l  !  à  qui  se  fier  désSi'mSîs? 
Tu  soupçonnais  Zachi,  et  tu  avaK-pour  Roxaneame  séeurité 
entière  :  mais  sa  vertu  f.iJroncîfe'était  une  cruelle  imposture  ; 

^     ç^aiticjfcojle  de  sa  perfluie.  Je  l'ai  surprise  dans  les  bras  d'un 
^  jeune  homme ,  qui ,  dès  qu'il  s'est  vu  découvert ,  est  venu  sur 

^,.  mqi;;il  m'a  doiiné  deux  coups  de  poignard.  Les  eunuques, 
ciÊcoufus'aû'bruiT,  l'ont  entouré  :  il  s'est  défendu  longtemps, 
en  a  blessé  plusieurs;  il  voulait  même  rentrer  dans  la  cham- 
bre, pour  mourir,  disait-il,  aux  yeux  de  Roxane.  Mais  enfin 
il  a  cédé  au  nombre ,  et  il  est  tombé  à  nos  pieds. 

Je  ne  sais  si  j'attendrai ,  sublime  seigneur,  tes  ordres  sévè- 
res. Tu  as  mis  ta  vengeance  en  mes  mains;  jetie- dois,  pas  Ja 
faire^  languir. 

Du  sérail  d'Ispahan ,  le  8  de  la  lune  de  Rebiab  l ,  I720. 


CLX.  SOLIM  A  USBEK. 

A  Paris. 

.l'ai  pris  mon  parti;  tes  malheurs  vont  disparaître  jievaJs 
punir 

Je  sens  déjà  une  joie  secrète;  mon  âme  et  la  tienne  vont 
s'apaiser  :  nous  allons  exterminer  le  crime ,  et  l'innocence  va 
pâlir.. 

^^O  vous  qui  semblez  n'être  raïtesque  pour  ignorer  tous  vos 
sens  et  être  iifdîgnèês^e  vos  désirs  mêmes ,  éternelles  victimes 
de  la  honte  et  de  la  pudeur,  que  ne  puis-je  vous  faire  entrer  à 


LETTRES  PERSANES.  501 

grands  lloîs"3tans  ce  sérail  malheureux  ,  poiir_vi}ifs  vnirpfon- 
iiées^e  tout  le  sang  (|ue  j'y  vais  répandre  ! 

Du  sérail  d'Ispahan ,  le  8  de  la  lune  de  Rebiab  I ,  l72o. 

CLXI.  ROXAJN'E  A  USBER. 
y'  -       A  Paris. 

Cûtti ,  je  t  ai  trompé  :  j'ai-seduii  tes  eunuques  ,  je  me  suis 
jouée  de  ta  jalousie ,  et  j'aisîTîe'ton  aTfreux  serail  Sicë'iî^*'^^ 
lietï'île^dellces  et  de  plaisirs. 

Je  vais  mourir  ;  le  poison  va  couler  dans  mes  veines  :  car 
que  ferais-je  ici ,  puisque  le  seul  homme  qui  me  retenait  à  la 
vie  n'est  plus?  Je  meurs,  mais  mon. ombre  s'envole  bien  ac- 
compagnée :  je  viens  d'envoyer  devant  moi  ces  gardiens  sa- 
crilèges qui  ont  répandu  le  plus  beau  sang  du  monde.  ' ,      '  '  ^, 

/comment  as-tu  pensé  que  je  fusse  assez  crédule  pour  m'i- 
maginer  que  je  ne  fusse  dans  le  monde  que  pour  adorer  tes 
caprices  ;  que ,  pendant  que  tu  te  permets  tout ,  tu  eusses  le 
droit  d'affliger  tous  mes  désirs.'  rson  :  j'^i  pn  vivrp.dans  la  ser- 
vitude; mais  j'ai  toujours  été  libre.  J'ai  réformé  tes  lois  sur 
celles' de lana^re ;  et jnon  esprit  s'est  toujours  tenu  dans  l'in- 
déaeadinœr^ 

^u  devrais  me  rendre  grâces  encore  du  sacrifice  que  je  t'ai 
fait  ;  de  ce  que  je  me  suis  abaissée  jusqu'à  te  paraître  fidèle  ; 
de  ce  que  j'ai  lâcliement  gardé  dans  mon  cœur  ce  que  j'aurais 
dd  faire  paraître  à  toute  la  terre  ;  enfin  de  ce  que  j'ai  profané 
la  vertu  en  souffrant  qu'on  appelât  de  ce  nom  ma  soumission 
à  tes  fantidsies.  ^ 

Tu  étais  étonné  de  ne  point  trouver  en  moi  les  transports 
de  l'amour  :  si  tu  m'avais  bien  connue ,  tu  y  aurais  trouvé 
toute  la  violence  de  la  haine. 

c^Mais  tu  as  eu  longtemps  l'avantage  de  croire  qu'un  cœur 
comme  le  mien  t'était  soumis.  Nous  étions  tous  deu.x  heureux  -. 
tu  me  croyais  trompée ,  et  je  te  trompais. 


^^^^^■^^-^ 


b02  LEITRES  PERSANES. 

Ce  langage,  sans  doute ,  te  paraît  nouveau.  Serait-il  passi- 
ble qu'après  t'avoir  accablé  de  douleurs,  je  te  forçasse  encore 
d'admirer  mou  courage?  Mais  c'en  est  fait  :  le  poison  me 
consume ,  ma  force  m'abandonne  ;  la  plume  me  tombe  des 
mains  ;  je  sens  affaiblir  jusqu'à  ma  liaiue  ;  je  me  meurs  '.  / 
Du  sérail  d'ispahan ,  le  8  de  la  lune  de  Rebiab  i ,  1720. 

'  Cet  ouvrage,  malgré  sa  forme  épistolaire  et  quelques  teintes  romanes- 
ques ,  n'est  au  fond  que  le  résultat  des  premières  études  de  l'auteur, 
et  une  des  esquisses  du  grand  ouvrage  de  sa  vie,  de  ['Esprit  des  lois. 
Voltaire,  dans  un  de  ces  accès  d'humeur  trop  fréquents  chez  lui,  a  dit  des 
Lettres  persanes  :  n  Ce  livre  si  frivole  et  si  aisé  à  faire.  »  11  n'est  pas  si 
frivole ,  ce  me  semble;  et  l'on  peut  douter  que  beaucoup  d'autres  l'eus- 
sent fait  aisément.  Il  y  a  bien  quelques  idées  ou  peu  justes ,  ou  hasardées , 
ou  susceptibles  d'être  contredites  avec  fondement  ;  l'auteur  y  parait  fort 
tranchant:  il  était  jeune.  Dans  la  suite,  il  décida  beaucoup  moins,  dis- 
cuta beaucoup  plus,  et  instruisit  beaucoup  mieux  :  il  était  mûr.  D'ailleurs, 
il  faut  songer  que ,  sous  le  nom  d'Usbek  ou  de  Rica ,  il  risque  souvent , 
pour  s'égayer  avec  le  lecteur,  ce  qu'il  n'aurait  peut-être  pas  risqué  en  son 
propre  nom.  Lui-même  a  soin  de  nous  en  avertir,  lorsqu'il  fait  dire  à  son 
philosophe  persan  qu'<7  a  pris  le  goût  du  pays  où  il  est  (la  France),  où 
Von  aime  à  soutenir  des  opinions  extraordinaires ,  et  à  réduire  tout  en 
paradoxes.  (L\  H.) 


FIN    DES    LETTRES   PERSANES. 


LE  TEMPLE  DE  GNIDE'. 


Non  tnurmura  vcstra,  columbœ  , 

Brachia  non  fiedercc,  non  vincant  oscilla  conckœ- 
(  Fragm.  d'un  t'pithal.  de  l'empereur  Gallien.) 


PREFACE  DU  TRADUCTEUR. 


Un  ambassadeur  de  France  à  la  Porte  ottomane ,  connu  par  son  goiii 
pour  les  lettres ,  ayant  acheté  plusieurs  manuscrits  grecs ,  il  les  porta 
en  France.  Quelques-uns  de  ces  manuscrits  m'étant  tombés  entre  les 
mains,  j'y  ai  trouvé  l'ouvrage  dont  je  donne  ici  la  traduction. 

Peu  d'auteurs  grecs  sont  venus  jusqu'à  nous,  soit  qu'ils  aient  péri 
dans  la  ruine  des  bibliothèques,  ou  par  la  négligence  des  familles  qui 
les  possédaient. 

Nous  recouvrons  de  temps  en  temps  quelques  pièces  de  ces  trésors. 
On  a  trouvé  des  ouvrages  jusque  dans  les  tombeaux  de  leurs  auteurs ,  et, 
ce  qui  est  à  peu  près  la  même  chose ,  on  a  trouvé  celui-ci  parmi  les  li- 
vres d'un  évèque  grec 

On  ne  sait  ni  le  nom  de  l'auteur,  ni  le  temps  auquel  il  a  vécu.  Tout  ce 
qu'on  en  peut  dire ,  c'est  qu'il  n'est  pas  antérieur  à  Sapho ,  puisqu'il  en 
parle  dans  son  ouvrage. 

Quant  à  ma  traduction  ,  elle  est  lidèle.  J'ai  cru  que  les  beautés  qui 
n'étaient  point  dans  mon  auteur  n''étaient  point  des  beautés,  et  j'ai  sou- 
vent quitté  l'expression  la  moins  vive  pour  prendre  celle  qui  rendait 
mieux  sa  pensée. 

J'ai  été  encouragé  à  cette  traduction  par  le  succès  qu'a  eu  celle  du 
Tasse.  Celui  qui  l'a  faite  ne  trouvera  pas  mauvais  que  je  coure  la  même 
carrière  que  lui.  Il  s'y  est  distingué  d'une  manière  à  ne  rien  craindre  de 
ceux  mêmes  à  qui  il  a  donné  le  plus  d'émulation. 

Ce  petit  roman  est  une  espèce  de  tableau  où  Ton  a  peint  avec  choix 
les  objets  les  plus  agréables.  Le  public  a  trouvé  des  idées  riantes,  une 
certaine  magniticence  dans  les  descriptions,  et  de  la  naïveté  dans  les 
sentiments. 

Il  y  a  trouvé  un  caractère  original  qui  a  fait  demander  aux  critiques 
quel  en  était  le  modèle  :  ce  qui  devient  un  grand  éloge ,  lorsque  l'ouvrage 
n'est  pas  méprisable  d'ailleurs. 

I  Le  Temple  de  Gnide  parut  en  1723,  quatre  ans  après  les  Lettres  persanes. 
Montesquieu,  qui  était  alors  président  du  parlement  de  Bordeaux,  garda  encore 
une  fois  l'anonyme  :  il  craignait  peut-être  de  compromettre  la  dignité  de  son 
caractère,  en  s'avouant  le  peintre  de  la  volupté.  Quoi  qu'il  en  soit ,  ce  petit-ou- 
vrage obtint  un  très-grand  succès ,  et  fut  traduit  dans  toutes  les  langues.  Léo- 
nard et  Colardeau  l'ont  mis  en  vers  français. 


504  LE  TEMPLE  DE  GMDE. 

Quelques  savanls  n'y  ont  point  reconnu  ce  qu'ils  appellent  l'art.  Il  n'est 
point ,  disent-Ils ,  selon  les  règles.  Mais  si  l'ouvrage  a  plu ,  vous  verrez 
((ue  le  cœur  ne  leur  a  pas  dit  toutes  les  règles. 

Un  homme  qui  se  mêle  de  traduire  ne  souffre  point  patiemment  que 
l'on  n'estime  pas  son  auteur  autant  qu'il  le  fait;  et  j'avoue  que  ces  mes- 
sieurs m'ont  mis  dans  une  furieuse  colère  :  mais  je  les  prie  de  laisser  les 
jeunes  gens  juger  d'un  livre  qui,  en  quelque  langue  qu'il  ait  été  écril , 
a  certainement  été  fait  pour  eux.  Je  les  prie  de  ne  point  les  troubler  dans 
leurs  décisions.  Il  n'y  a  que  des  têtes  bien  frisées  et  bien  poudrées  qui 
connaissent  tout  le  mérite  du  Temple  de  Guide. 

A  l'égard  du  beau  sexe,  à  qui  je  dois  le  peu  de  moments  heureux  que 
je  puis  compter  dans  ma  vie ,  je  souhaite  de  tout  mon  cœur  que  cet  ou- 
vrage puisse  lui  plaire.  Je  l'adore  encore ,  et,  s'il  n'est  plus  l'objet  de 
mes  occupations ,  il  l'est  de  mes  regrets. 

Que  si  les  gens  graves  désiraient  de  moi  quelque  ouvrage  moins  fri- 
vole, je  suis  en  état  de  les  satisfaire.  Il  y  a  trente  ans  que  je  travaille  a 
un  livre  de  douze  pages ,  qui  doit  contenir  tout  ce  que  nous  savons  sur 
la  métaphysique,  la  politique  et  la  morale,  et  tout  ce  que  de  grands 
auteurs  ont  oublié  dans  les  volumes  qu'ils  ont  donnés  sur  ces  scien- 
ces-là 


PREMIER  CHArST. 


Vénus  préfère  leséjourde  Gnide  à  cdui  de  Paphos  et  d'Amathonte. 
Elle  ne  descend  point  de  l'Olympe  sans  venir  parmi  les  Gnidiens.  Elle 
a  tellement  accoutumé  ce  peuple  heureux  à  sa  vue ,  qu'il  ne  sent  plus 
cette  horreur  sacrée  qu'inspire  la  présence  des  dieux.  Quelquefois  elle 
se  couvre  d'un  nuage,  et  on  la  reconnaît  à  l'odeur  divine  qui  sort  de 
ses  cheveux  parfumés  d'ambroisie. 

La  ville  est  au  milieu  d'une  contrée  sur  laquelle  les  dieux  ont  versé 
leurs  bienfaits  à  pleines  mains.  On  y  jouit  d'un  printemps  éternel  ;  la 
terre,  heureusement  fertile,  prévient  tous  les  souhaits;  les  troupeaux 
y  paissent  sans  nombre  ;  les  vents  semblent  n'y  régner  que  pour  ré- 
pandre partout  l'esprit  des  fleurs;  les  oiseaux  y  chantent  sans  cesse  •. 
vous  diriez  que  les  bois  sont  harmonieux  ;  les  ruisseaux  murmurent 
dans  les  plaines  ;  une  chaleur  douce  fait  tout  éclore  ;  l'air  ne  s'y  respire 
qu'avec  la  volupté. 

Auprès  de  la  ville  est  le  palais  de  Vénus.  Vulcain  lui-même  en  a  bâti 
les  fondements;  il  travailla  pour  son  infidèle  quand  il  voulut  lui  faire 
oublier  le  cruel  affront  qu'il  lui  fit  devant  les  dieux. 

Il  me  serait  impossible  de  donner  une  idée  des  charmes  de  ce  pa- 


LE  TEMPLE  DE  GNIDE.  505 

lais  :  il  n'y  a  que  les  Grâces  qui  puissent  dc^criie  les  choses  qu'elles 
ont  faites.  L'or,  l'azur,  les  rubis,  les  diamants,  y  brillent  de  toutes 
parts...  Mais  j'en  peins  les  richesses,  et  non  pas  les  beautés. 

Les  jardins  en  sont  enchantés  :  Flore  et  Pomone  en  ont  pris  soin  ; 
leurs  nymphes  les  cultivent.  Les  fruits  y  renaissent  sous  la  main  qui 
les  cueille;  les  fleurs  succèdent  aux  fruits.  Quand  Vénus  s'y  promène 
entourée  de  ses  Gnidiennes ,  vous  diriez  que ,  dans  leurs  jeux  folâtres, 
elles  vont  détruire  ces  jardins  délicieux  ;  mais ,  par  une  vertu  secrète , 
tout  se  réparc  en  un  instant. 

Venus  aime  à  voir  les  danses  naïves  des  filles  de  Gnide.  Ses  nym- 
phes se  confondent  avec  elles.  La  déesse  prend  part  à  leurs  jeux ,  elle 
se  dépouille  de  sa  majesté  :  assise  au  milieu  d'elles ,  elle  voit  régner 
dans  leurs  cœurs  la  joie  et  l'innocence. 

On  découvre  de  loin  une  grande  prairie ,  toute  parée  de  l'émail  des 
fleurs.  Le  berger  vient  les  cueilUr  avec  sa  bergère;  mais  celle  qu'elle 
a  trouvée  est  toujours  la  plus  belle,  et  U  croit  que  Flore  l'a  faite  exprès. 

Le  fleuve  Céphée  arrose  cette  prairie ,  et  y  fait  mille  détours.  Il  ar- 
rête les  bergères  fugitives;  il  faut  qu'elles  donnent  le  tendre  baiser 
qu'elles  avaient  promis. 

Lorsque  les  nymphes  approchent  de  ses  bords ,  il  s'arrête  ;  et  ses 
flots ,  qui  fuyaient ,  trouvent  des  flots  qui  ne  fuient  plus.  Mais ,  lors- 
qu'une d'elles  se  baigne ,  il  est  plus  amoureux  encore  :  ses  eaux  tour- 
nent autour  d'elle  ;  quelquefois  il  se  soulève  pour  l'embrasser  mieux  ; 
il  l'enlève,  il  fuit,  il  l'entraîne.  Ses  compagnes  timides  commencent 
à  pleurer;  mais  il  la  soutient  sur  ses  flots;  et,  charmé  d'un  fardeau 
si  cher,  il  la  promène  sur  sa  plaine  liquide  ;  enfin ,  désespéré  de  la 
quitter,  il  la  porte  lentement  sur  le  rivage ,  et  console  ses  compagnes. 

A  côté  de  la  prairie  est  un  bois  de  myrtes ,  dont  les  routes  font  mille 
détours.  Les  amants  y  viennent  se  conter  leurs  peines  :  l'Amour,  qui 
les  amuse ,  les  conduit  par  des  routes  toujours  plus  secrètes. 

Non  loin  de  là  est  un  bois  antique  et  sacré ,  oii  le  jour  n'entre  qu'à 
jieine;  des  chênes,  qui  semblent  immortels,  portent  au  ciel  une  tôte 
qui  se  dérobe  aux  yeux.  On  y  sent  une  frayeur  religieuse  :  vous  diriez 
<!ue  c'était  la  demeure  des  dieux,  lorsque  les  hommes  n'étaient  pas 
encore  sortis  de  la  terre. 

Quand  on  a  trouvé  la  lumière  du  jour,  on  monte  une  petite  colline 
sur  laquelle  est  le  temple  de  Vénus  :  l'univers  n'a  rien  de  plus  saint  ni 
de  plus  sacré  que  ce  lieu . 

Ce  fut  dans  ce  temple  que  Vénus  vit  poui  la  première  fois  Adonis  : 

MONTESQCin .  43 


606  LE  TEMPLE  DE  GNIDE. 

le  poiho»  coula  au  cœur  de  la  déesse.  Quoi  !  dit-elle ,  j'aimerais  un 
mortel?  liélas!  je  sens  que  je  l'adore.  Qu'on  ne  m'adresse  plus  de 
vœux  :  il  n'y  a  plus  à  Gnide  d'autre  dieu  qu'Adonis. 

Ce  fut  dans  ce  lieu  qu'elle  appela  les  Amours ,  lorsque ,  piquée  d'un 
défi  téméraire ,  elle  les  consulta.  Elle  était  en  doute  si  elle  s'exposerait 
nue  aux  regards  du  berger  troyen.  Elle  cacha  sa  ceinture  sous  ses  che- 
veux ;  ses  nymphes  la  parfumèrent  ;  elle  monta  sur  son  cliar  traîné  par 
des  cygnes,  et  arriva  dans  la  Phrygie.  Le  berger  balançait  entre  Ju- 
uon  et  Pallas;  il  la  vit,  et  ses  regards  errèrent  et  moururent.  La 
pomme  d'or  tomba  aux  pieds  de  la  déesse ,  il  voulut  parler,  et  son  de- 
sordre décida. 

Ce  fut  dans  ce  temple  que  la  jeune  Psyché  vint  avec  sa  mère ,  lors- 
que l'Amour,  qui  volait  autour  des  lambris  dorés,  fut  surpris  lui-même 
par  un  de  ses  regards.  11  sentit  tous  les  maux  qu'il  fait  souffrir.  C'est 
ainsi ,  dit-il,  que  je  biesse!  Je  ne  puis  soutenir  mon  arc  ni  mes  flè- 
ches. Il  tomba  sur  le  sein  de  Psyché.  Ah  !  dit-il ,  je  commence  à  sentir 
que  je  suis  le  dieu  des  plaisirs. 

Lorsqu'on  entre  dans  ce  temple ,  on  sent  dans  le  cœur  un  charme 
secret  qu'il  est  iînpossible  d'exprimer  :  l'ànie  est  saisie  de  ces  ravisse- 
ments que  les  ditîux  ne  sentent  eux-mêmes  que  lorsqu'ils  sont  dans 
la  demeure  céleste. 

'l'ont  ce  que  la  nature  a  de  riant  est  joint  à  tout  ce  que  l'art  a  pu 
imaginer  de  plus  noble  et  de  plus  digne  des  dieux. 

Une  main ,  s-ins  doute  immorlclle ,  l'a  partout  orné  de  peintures  qui 
.semblent  respù-er.  On  y  voit  la  naissance  de  Vénus ,  le  ravissement 
des  dieux  qui  la  virent ,  son  embarras  de  se  voir  toute  nue,  et  cette 
pudeur  qtii  est  la  pretiiière  des  grâces. 

On  y  voit  les  amours  de  Mars  et  delà  déesse.  Le  peintre  a  représenté 
le  dieu  sur  son  char,  lier  et  même  terrible.  La  Renommée  vole  autour 
de  lui;  la  Peur  et  la  Mort  marchent  devant  ses  coursiers  couverts  d"é- 
cume;  il  entre  dans  la  mêlée,  et  une  poussière  épaisse  commence  a 
le  dérober.  D'un  autre  côté ,  on  le  voit  couché  languissamment  sur  un 
lit  de  roses;  il  sourit  à  Vénus  :  vous  ne  le  reconnaissez  qu'à  quelques 
traits  divins ,  qui  restent  encore.  Les  Plaisirs  font  des  guirlandes  dont 
ils  lient  les  deux  amants  ;  leurs  yeux  semblent  se  confondre;  ils  soû- 
lèrent ;  et ,  attentifs  l'un  à  l'autre ,  ils  ne  regardent  pas  les  Amours  quj 
se  jouent  autour  d'eux. 

il  y  a  un  api)arlement  séparé  où  le  peintre  a  représenté  les  noce» 
de  Vénus  et  de  Vulcain  :  toute  la  cour  céleste  v  est  assemblée.  Le 


LE  TEMPLE  DE  GNIDE.  507 

dieu  paraît  moins  sombre ,  mais  aussi  pensif  qu'à  l'ordinaire.  La  déesse 
regarde  d'un  air  froid  la  joie  commune;  elle  lui  donne  négligemment 
une  main  qui  semble  se  dérober;  elle  retire  de  dessus  lui  des  regards 
qui  portent  à  peine ,  et  se  tourne  du  côté  des  Grâces. 

Dans  un  autre  tableau ,  on  voit  Junon  qui  fait  la  cérémonie  du  ma- 
riage. Vénus  prend  la  coupe  pour  jurer  à  Vulcain  une  fidélité  éter- 
nelle :  les  dieux  sourient ,  et  Vulcain  l'écoute  avec  plaisir. 

De  l'autre  côté,  ou  voit  le  dieu  impatient  qui  entraîne  sa  divine 
épouse  :  elle  fait  tant  de  résistance ,  que  l'on  croirait  que  c'est  la  CûUt 
deCérès  que  Plu  ton  va  ravir,  si  l'œil  qui  voit  Vénus  pouvait  jamais  se 
tromper. 

Plus  loin  de  là ,  on  le  voit  qui  l'enlève  pour  l'emporter  sur  le  lit  nup- 
tial. Les  dieux  suivent  en  foule.  La  déesse  se  débat ,  et  veut  écliapper 
des  bras  qui  la  tiennent.  Sa  robe  fuit  ses  genoux ,  la  toile  vole  :  mais 
Vulcain  répare  ce  beau  désordre ,  plus  attentif  à  la  cacher  qu'ardent 
à  la  ravir. 

Enfin  on  le  voit  qui  vient  de  la  poser  sur  le  lit  que  l'Hymen  a  pré- 
paré :  il  l'enferme  dans  les  rideaux ,  et  il  croit  l'y  tenir  pour  jamais. 
La  troupe  importune  se  retire  :  il  est  charmé  de  la  voir  s'éloigner.  Les 
déesses  jouent  entre  elles  ;  mais  les  dieux  paraissent  tristes  ;  et  la  tris- 
tesse de  Mars  a  quelque  chose  d'aussi  sombre  que  la  noire  jalousie. 

Charmée  de  la  magnificence  de  son  temple ,  la  déesse  elle-même  y 
a  voulu  établir  son  culte  :  elle  en  a  réglé  les  cérémonies ,  institué  les 
fêtes ,  et  elle  y  est  en  même  temps  la  divinité  et  la  prêtresse. 

Le  culte  qu'on  lui  rend  presque  par  toute  la  terre  est  plutôt  une  pro- 
fanation qu'une  religion.  Elle  a  des  temples  où  toutes  les  filles  de  la 
ville  se  prostituent  en  son  honneur,  et  se  font  une  dot  des  profits  de 
leur  dévotion.  Elle  en  a  où  chaque  femme  mariée  va  une  fois  en  sa 
vie  se  donner  à  celui  qui  la  choisit ,  et  jette  dans  le  sanctuaire  l'argent 
qu'elle  a  reçu.  11  y  en  a  d'autres  où  les  courtisanes  de  tous  les  pays, 
plus  honorées  que  les  matrones,  vont  porter  leurs  offrandes.  11  y  en  a 
enfin  où  les  hommes  se  font  eunuques ,  et  s'habillent  en  femmes  pour 
servir  dans  le  sanctuaire,  consacrant  à  la  déesse  et  le  sexe  qu'ils 
n'ont  plus  et  celui  qu'ils  ne  peuvent  pas  avoir. 

Mais  elle  a  voulu  que  le  peuple  de  Guide  eût  un  culte  plus  pur,  et 
lui  rendît  des  honneurs  plus  dignes  d'elle.  Là  les  sacrifices  sont  des 
soupirs,  et  les  oITrandes  un  cœur  tendre.  Chaque  amant  adresse  ses 
vœux  à  sa  maîtresse,  et  Vénus  les  reçoit  pour  elle. 


508  LE  TEMPLE  DE  GNIDL". 

PailoiU  011  se  liouve  la  beauté ,  ou  l'adore  comme  Vénus  même; 
car  la  beauté  est  aussi  divine  qu'tiUe. 

Les  cœurs  amoureux  viennent  dans  le  temple  ;  ils  vont  embrasser 
les  autels  de  la  Fidélité  et  de  la  Constance. 

Ceux  qui  sont  accablés  des  rigueurs  d'une  cruelle  y  viennent  sou- 
pirer :  ils  sentent  diminuer  leurs  tourments  ;  ils  trouvent  dans  leur 
cœur  la  flatteuse  espérance. 

La  déesse,  qui  a  promis  de  faire  le  bonheur  des  vrais  amants,  le 
mesure  toujours  à  leurs  peines. 

La  jalousie  est  une  i)assion  qu'on  peut  avoir,  mais  qu'on  doit  taire. 
On  adore  en  secret  les  ca[»rices  de  sa  maîtresse ,  comme  on  adore 
les  décrets  des  dieux ,  qui  deviennent  plus  justes  lorsqu'on  ose  s'en 
plaindre. 

On  met  au  rang  des  faveurs  divines  le  feu,  les  transports  de  l'amour, 
et  la  fureur  môme;  car  moins  on  est  maître  de  son  cœur,  plus  il  est 
à  la  déesse. 

Ceux  qui  n'ont  point  donné  leur  cœur  sont  des  profanes ,  qui  ne 
peuvent  pas  entrer  dans  le  temple  :  ils  adressent  de  loin  des  vœux  à 
la  déesse ,  et  lui  demandent  de  les  délivrer  de  cette  liberté  qui  n'est 
qu'uue  impuissance  de  former  des  désirs. 

La  déesse  inspire  aux  fdles  de  la  modestie  :  celte  qualité  charmanle 
donne  un  nouveau  prix  à  tous  les  trésors  qu'elle  cache. 

Mais  jamais,  dans  ces  lieux  fortunés,  elles  n'ont  rougi  d'une  i)as- 
sion  sincère,  d'un  sentiment  naïf,  d'un  aveu  tendre. 

Le  cœur  fixe  toujours  lui-même  le  moment  auquel  il  doit  se  rendre  ; 
uiais  c'est  une  profanation  de  se  rendre  sans  aimer. 

L'Amour  est  attentif  à  la  félicité  des  Gnidiens  :  il  choisit  les  traits 
dont  il  les  blesse.  Lorsqu'il  voit  une  amante  affligée,  accablée  des  ri- 
gueurs d'un  amant,  il  prend  une  flèche  trempée  dans  les  eaux  du 
fleuve  d'oubli.  Quand  U  voit  deux  amants  qui  commencent  à  s'aimer, 
il  tire  sans  cesse  sur  eux  de  nouveaux  traits.  Quand  il  en  voit  dont 
l'amour  s'affaiblit ,  il  le  fait  soudain  renaître  ou  mourir;  car  il  épar- 
gne toujours  les  derniers  jours  d'une  passion  languissante  :  on  ne 
passe  point  par  les  dégoftts  avant  de  cesser  d'aimer;  mais  de  pins 
grandes  douceurs  font  oublier  les  moindres. 

L'Amour  a  ùtc  de  son  carquois  les  traits  cruels  dont  il  blessa  Phè- 
dre et  Ariane,  qui ,  môles  d'amour  et  de  haine,  servent  à  montrer  sa 
puissance ,  comme  la  foudre  sert  à  faire  connaître  l'empire  de  Jupiter. 


LE  TEMPLE  DE  GNIDE.  509 

A  mesure  que  le  dieu  donne  le  plaisir  d'aimer,  Vénus  y  joint  le 
bonheur  de  plaire. 

Les  filles  entrent  chaque  jour  dans  le  sanctuaire,  pour  faire  leur 
prière  à  Vénus.  Elles  y  expriment  des  sentiments  naïfs  comme  le  cœur 
qui  les  fait  naître.  Reine  d'Amathonte,  disait  une  d'elles,  ma  flamme 
pour  Thyrsis  est  éteinte  ;  je  ne  te  demande  pas  de  me  rendre  mon 
amour;  fais  seulement  qu'Ixiphile  m'aime. 

Une  autre  disait  tout  bas  :  Puissante  déesse ,  donne-moi  la  force  de 
cacher  quelque  temps  mou  amour  à  mon  berger,  pour  augmenter  le 
prix  de  l'aveu  que  je  veux  lui  en  faire. 

Déesse  de  Cythère,  disait  une  autre,  je  cherche  la  solitude;  les 
jeux  de  mes  compagnes  ne  me  plaisent  plus.  J'aime  peut-être.  .\li  ! 
si  j'aime  quelqu'un  ,  ce  ne  peut  être  que  Daphnis. 

Dans  les  jours  de  fêtes ,  les  fdles  et  les  jeunes  garçons  viennent  ré- 
citer des  hymnes  en  l'honneur  de  Vénus  :  souvent  ils  chantent  sa 
gloire ,  en  chantant  leurs  amours. 

Un  jeune  Gnidien ,  qui  tenait  par  la  main  sa  maîtresse ,  chantait 
ainsi  :  Amour,  lorsque  tu  vis  Psyché ,  tu  te  blessas  sans  doute  des 
mêmes  traits  dont  tu  viens  de  blesser  mon  cœur  :  ton  bonheur  n'é- 
tait pas  différent  du  mien  ;  car  tu  sentais  mes  feux ,  et  moi  j'ai  senti 
tes  plaisirs. 

J'ai  vu  tout  ce  que  je  décris.  J'ai  été  à  Gnide  ;  j'y  ai  vu  Tliémire , 
et  je  l'ai  aimée  :  je  l'ai  vue  encore ,  et  je  l'ai  aimée  davantage.  Je  res- 
terai toute  ma  vie  à  Gnide  avec  elle ,  et  je  serai  le  plus  heureux  des 
mortels. 

Nous  irons  dans  le  temple ,  et  jamais  il  n'y  sera  entré  un  amant  si 
fidèle  ;  nous  irons  dans  le  palais  de  Vénus ,  et  je  croiiai  que  c'est  le  pa- 
lais de  Thémire  ;  j'irai  dans  la  prairie ,  et  je  cueillerai  des  fleurs  que  je 
mettrai  sur  son  sein.  Peut-être  que  je  pourrai  la  conduire  dans  le  bo- 
cage oii  tant  de  routes  vont  se  confondre  ;  et  quand  elle  sera  égarée... 
L'Amour,  qui  m'inspire,  me  défend  de  révéler  ses  mystères. 


SECOND  CHANT. 


Il  y  a  à  Gnide  un  antre  sacré  que  les  nymphes  habitent,  où  la  déesse 
rend  ses  oracles.  La  terre  ne  mugit  point  sous  les  pieds  ;  les  cheveux 
ne  se  dressent  point  sur  la  tête  ;  il  n'y  a  point  de  prêtresses  comme  à 

13. 


510  Lli  TEMPLt  DE  GNIDE. 

Delphes ,  où  Apollon  agite  la  Pythie  ;  mais  Vénus  elle-tnême  écoute 
les  mortels ,  sans  se  jouer  de  leurs  espérances  ni  de  leurs  craintes. 

Une  coquette  de  l'île  de  Crète  était  venue  à  Gnide;  elle  marchait 
entourée  de  tous  les  jeunes  Gnidiens  .  elle  souriait  à  l'un ,  jwrlait  à 
l'oreille  à  l'autre ,  soutenait  son  bras  sur  un  troisième ,  criait  à  ileux 
autres  de  la  suivre.  Elle  était  belle ,  et  parée  avec  art  ;  le  son  de  sa 
voix  était  imposteur  comme  ses  yeux.  O  ciel!  que  d'alarmes  ne  causâ- 
t-elle point  aux  vraies  amantes  !  Elle  se  présenta  à  l'oracle  aussi  hère 
que  les  déesses;  mais  soudain  nous  entendîmes  une  voix  qui  sortait  du 
sanctuaire  :  Perfide  !  comment  oses-tu  porter  tes  artifices  jusque  dans  les 
iieuxoù  je  règneavec  la  candeur?  Xevais  te  punir  d'une  manière  cruelle  : 
jet'ôteraites  charmes ,  mais  je  te  laisserai  le  cœur  comme  il  est.  Tu  ap- 
pelleras tous  les  hommes  que  tu  verras  ;  ils  te  fuiront  comme  une  om- 
bre plaintive,  et  tu  mourras  accablée  de  refus  et  de  mépris. 

Une  courtisane  de  Nocrétis  vint  ensuite  toute  brillante  des  dépouil- 
les de  ses  amants.  Va,  dit  la  déesse,  tu  te  trompes,  si  tu  crois  faire 
la  gloire  de  mon  empire  :  ta  beauté  fait  voir  qu'il  y  a  des  plaisirs , 
mais  elle  ne  les  donne  pas.  Ton  cœur  est  comme  le  fer  ;  et ,  quand 
tu  verrais  mon  fds  même ,  tu  ne  saurais  l'aimer.  Va  prodiguer  tes 
faveurs  aux  hommes  lâches  qui  les  demandent  et  qui  s'en  dégoûtent  ; 
va  leur  montrer  des  charmes  que  l'on  voit  soudain,  et  que  l'on  perd 
pour  toujours.  Tu  n'es  propre  qu'à  faire  mépriser  ma  puissance. 

Quelque  temps  après  vint  un  homme  riche  qui  levait  les  tributs  du 
roi  de  Lydie.  Tu  me  demandes,  dit  la  déesse,  une  chose  que  je  ne 
saurais  faire ,  quoique  je  sois  la  déesse  de  l'amour.  Tu  achètes  des  beau 
tés  pour  les  aimer  ;  mais  tu  ne  les  aimes  pas ,  parce  que  tu  les  achè- 
tes. Tes  trésors  ne  te  seront  point  inutiles  ;  ils  te  serviront  à  te  dégoû- 
ter de  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  charmant  dans  la  nature. 

Un  jeune  homme  de  Doride,  nommé  Aristée,  se  présenta  ensuite. 
11  avait  vu  à  Gnide  la  charmante  Camille;  il  en  était  éperdument 
amoureux;  il  sentait  tout  l'excès  de  son  amour,  et  il  venait  deman- 
der à  Vénus  qu'il  pût  l'aimer  davantage. 

Je  connais  ton  cœur,  lui  dit  la  déesse  ;  tu  sais  aimer.  J'ai  trouvé 
Camille  digne  de  toi  :  j'aurais  pu  la  donner  au  plus  grand  roi  du 
monde  ;  mais  les  rois  la  méritent  moins  que  les  bergers. 

Je  parus  ensuite  avec  Thémire.  La  déesse  me  dit  :  Il  n'y  a  point 
dans  mon  empire  de  mortel  qui  me  soit  plus  soumis  que  toi.  Mais  que 
veux-tu  que  je  fasse  ?  Je  ne  saurais  le  rendre  plus  anwureux ,  ni  Thé- 
mire  plus  charmante.  Ah!  lui  dis-je,  grande  déesse,  j'ai  nulle  grâces 


LE  TEMPLE  DE  GMDE.  :>  1 1 

à  vous  demander  ;  faites  que  Théraire  ne  pense  qu'à  moi  ;  qu'elle  ne 
voie  que  moi  ;  qu'elle  se  réveille  en  songeant  à  moi  ;  qu'elle  craigne 
de  me  perdre  quand  je  suis  présent;  qu'elle  m'espère  dans  mon  ab- 
sence; que,  toujours  charmée  de  me  voir,  elle  regrette  encore  tous 
les  moments  qu'elle  a  passés  sans  moi. 


ïROISlÈiME  CHANT. 


11  y  a  à  Giiide  des  jeux  sacrés  qui  se  renouvellent  tous  les  ans  :  les 
femmes  y  viennent  de  toutes  parts  disputer  le  prix  de  la  beauté.  Là , 
les  bergères  sont  confondues  avec  les  filles  des  rois;  car  la  beauté 
seule  y  porte  les  marques  de  l'empire.  Vénus  y  préside  elle-même. 
Elle  décide  sans  balancer;  elle  sait  bien  quelle  est  la  mortelle  heu- 
reuse qu'elle  a  le  plus  favorisée.  . 

Hélène  remporta  ce  prix  plusieurs  fois  :  elle  triompha  lorsque  Thé- 
sée l'eut  ravie  ;  elle  triompha  lorsqu'elle  eut  été  enlevée  par  le  fils  de 
Priam  ;  elle  triompha  enfin  lorsque  les  dieux  l'eurent  rendue  à  Rléné- 
las  après  dix  ans  d'espérances.  Ainsi  ce  prince ,  au  jugemant  de  Vénus 
même ,  se  vit  aussi  heureux  époux  que  Thésée  et  Paris  avaient  été 
heureux  amants. 

Il  vint  trente  filles  de  Corinthe ,  dont  les  cheveux  tombaient  à 
grosses  boucles  sur  les  épaules.  Il  en  vint  dix  de  Salamine,  qui  n'a- 
vaient encore  vu  que  treize  fois  le  cours  du  soleil.  11  eu  vint  quinze  de 
l'île  de  Lesbos  ;  et  elles  se  disaient  l'ime  à  l'autre  :  Je  me  sens  tout 
émue  ;  il  n'y  a  rien  de  si  charmant  que  vous  ;  si  Vénus  vous  voit  des 
mêmes  yeux  que  moi ,  elle  vous  couronnera  au  milieu  de  toutes  les 
beautés  de  Tmiivers. 

Il  vmt  cinquante  femmes  de  Milet.  Rien  n'apprck;hait  de  la  blan- 
cheur de  leur  teint  et  de  la  régularité  de  leurs  traits;  tout  faisait  voir 
ou  promettait  un  beau  corps  ;  et  les  dieux ,  qui  les  formèrent ,  n'au- 
raient rien  fait  de  plus  digne  d'eux ,  s'ils  n'avaient  plus  cherché  à  leur 
donner  des  perfections  que  des  grâces. 

11  vint  cent  femmes  de  l'île  de  Chj'pre.  Nous  avons ,  disaient-elles , 
passé  notrejeunessedansle  temple  de  Vénus;  nous  lui  avons  consacre 
notre  virginité  et  notre  pudeur  même.  Nous  ne  rougissons  point  do 
nos  charmes  :  nos  manières,  (pielquefois  hardies  et  toujours  libres, 


512  LE  TEMPLE  DE  GNIDE. 

doivent  nous  donner  de  l'avantage  sur  une  pudeur  qui  s'alarme  sans 
cesse. 

Je  vis  les  filles  de  la  superbe  Laccdémone  :  leur  robe  c(ait  ouverte 
par  les  côtés,  depuis  la  ceinture,  de  la  manière  la  plus  immodesle; 
et  cependant  elles  faisaient  les  prudes ,  et  soutenaient  qu'elles  ne  vio- 
laient la  pudeur  que  par  amour  pour  la  patrie. 

Mer  fameuse  par  tant  de  naufrages ,  vous  savez  conserver  des  dépôts 
précieux.  Vous  vous  calmâtes  lorsque  le  navire  Argo  porta  la  toison 
d'or  sur  votre  plaine  liquide;  et,  lorsque  cinquante  beautés  sont  par- 
ties de  Colchos,  et  se  sont  confiées  à  vous,  vous  vous  êtes  courbée 
sous  elles. 

Je  vis  aussi  Oriane,  semblable  aux  déesses  :  toutes  les  beautés  d?.- 
Lydie  entouraient  leur  reine.  Elle  avait  envoyé  devant  elle  cent  jeu- 
nes filles  qui  avaient  présenté  à  Vénus  une  offrande  de  deux  cents 
talents.  Candaule  était  venu  lui-môme ,  plus  distingué  par  son  amour 
que  par  la  pourpre  royale  :  il  passait  les  jours  et  les  nuits  à  dévorer 
de  ses  regards  les  charmes  d'Oriane  ;  ses  yeux  erraient  sur  son  beau 
corps ,  et  ses  yeux  ne  se  lassaient  jamais.  Hélas  !  disait-il ,  je  suis  heu- 
reux ;  mais  c'est  une  chose  qui  n'est  sue  que  de  Vénus  et  de  moi  : 
mon  bonheur  serait  plus  grand  s'il  donnait  de  l'envie.  Belle  reine, 
quittez  ces  vains  ornements;  faites  tomber  cette  toile  importune; 
montrez- vous  à  l'univers;  laissez  le  prix  de  la  beauté,  et  demandez 
des  autels. 

Auprès  de  là  étaient  vingt  Babyloniennes  ;  elles  avaient  des  robes 
de  pourpre  brodées  d'or  :  elles  croyaient  que  leur  luxe  augmentait 
leur  prix.  Il  y  en  avait  qui  portaient ,  pour  preuve  de  leur  beauté , 
les  richesses  qu'elle  leur  avait  fait  acquérir. 

Plus  loin  je  vis  cent  fenunes  d'Egypte ,  qui  avaient  les  yeux  et  les 
cheveux  noirs.  Leurs  maris  étaient  auprès  d'elles ,  et  ils  disaient  : 
Les  lois  nous  soumettent  à  vous  en  l'honneur  d'Isis  ;  mais  votre 
beauté  a  sur  nous  un  empire  plus  fort  que  celui  des  lois  :  nous  vous 
obéissons  avec  le  môme  plaisir  que  l'on  obéit  aux  dieux  ;  nous  som- 
mes les  plus  heureux  esclaves  de  l'uràvers. 

Le  devoir  vous  répond  de  notre  fidélité;  mais  il  n'y  a  que  l'amour 
qui  puisse  nous  promettre  la  vôtre. 

Soyez  moins  sensibles  à  la  gloire  que  vous  acquerrez  à  Guide  qu'aux 
hommages  que  vous  pouvez  trouver  dans  votre  maison  auprès  d'un 
inari  tranquille,  qui,  i)cndant  que  voas  vons  occupez  des  affaires  du 


LE  TEMl'LE  DL-.  GMDE.  5J3 

detiors,  doit  attendre  dans  le  sein  de  votre  famille  le  cœur  que  vous 
lui  rapportez. 

11  vint  des  femmes  de  cette  ^ille  puissante  qui  envoie  ses  vaisseaux 
au  bout  de  l'umvers  :  les  ornements  fatiguaient  leur  tète  superbe; 
toutes  les  parties  du  monde  semblaient  avoir  contribué  à  leur  parure. 

Dix  beautés  vinrent  des  lieux  où  commence  le  jour  :  elles  étaient 
filles  de  l'Aurore ,  et ,  pour  la  voir,  elles  se  levaient  tous  les  jours 
avant  elle.  Elles  se  plaignaient  du  Soleil,  qui  faisait  disparaître  leur 
mère;  elles  se  plaignaient  de  leur  mère,  qui  ne  se  montrait  à  elles 
que  comme  au  reste  des  mortels. 

Je  vis  sous  une  tente  une  reine  d'un  peuple  des  Indes.  Elle  était 
entourée  de  ses  filles,  qui  déjà  faisaient  espérer  les  cbarmes  de  leur 
mère;  des  eunuques  la  servaient,  et  leurs  yeux  regardaient  la  terre  : 
car,  depuis  qu'ils  avaient  respiré  l'air  de  Guide ,  ils  avaient  senti  re- 
doubler leur  affreuse  mélancolie. 

Les  femmes  de  Cadis ,  qui  sont  aux  extrémités  de  la  terre ,  dispu- 
tèrent aussi  le  prix.  Il  n'y  a  point  de  pays  dans  l'univers  où  une  belle 
ne  reçoive  des  hommages  ;  mais  il  n'y  a  que  les  plus  grands  homma- 
ges qui  puissent  apaiser  l'ambition  d'une  belle. 

Les  filles  de  Gnide  parurent  ensuite  :  belles  sans  ornements,  elles 
avaient  des  grâces  au  lieu  de  perles  et  de  rubis.  On  ne  voyait  sur  leur 
tète  que  les  présents  de  Flore  ;  mais  ils  y  étaient  plusdignes  des  em- 
brassements  de  Zéphyre.  Leur  robe  n'avait  d'autre  mérite  que  celui 
de  marquer  une  taille  charmante ,  et  d'avoir  été  filée  de  leurs  propres 
mains. 

Parmi  toutes  ces  beautés  on  ne  vit  point  la  jeime  Camille.  Elle  avait 
dit  :  Je  ne  veux  point  disputer  le  prix  de  la  beauté;  il  me  suffit  que 
mon  cher  Aristée  me  trouve  belle. 

Diane  rendait  ces  jeux  célèbres  par  sa  présence.  Elle  n'y  venait 
point  disputer  le  prix  ;  car  les  déesses  ne  se  comparent  point  aux 
mortelles.  Je  la  vis  seule ,  elle  était  belle  comme  Vénus ,  je  la  vis 
auprès  de  Vénus,  elle  n'était  plus  que  Diane. 

Il  n'y  eut  jamais  un  si  grand  spectacle  :  les  peuples  étaient  séparés 
des  peuples;  les  yeux  erraient  de  pays  en  pays,  depuis  le  couchant 
juscju'à  l'aurore  :  il  semblait  que  Guide  fut  tout  l'univers. 

Les  dieux  ont  partagé  la  beauté  entre  les  nations ,  comme  la  na- 
ture l'a  partagée  entre  les  déesse.-.  Là,  on  voyait  la  beauté  fière  de 
l'allas;  ici,  la  grandeur  et  la  majesté  de  Junon;  plus  loin,  la  sim- 


Ô14  LE  TEMPLE  DE  GNIDE. 

plicité  (le  Diane,  la  délicatesse  de  Tliétis,  le  ciiarme  des  Grâces,  et 
quelquefois  le  sourire  de  Vénus. 

11  semblait  que  chaque  peuple  eût  une  manière  particulière  d'ex- 
primer sa  pudeur,  et  que  toutes  ces  femmes  voulussent  se  jouer  des 
yeux  :  les  unes  découvraient  la  gorge ,  et  cachaient  leurs  épaules  ; 
les  autres  montraient  les  épaules,  et  couvraient  la  gorge;  celles  qui 
vous  dérobaient  le  pied  vous  payaient  par  d'autres  charmes;  et  là  on 
rougissait  de  ce  qu'ici  on  appelait  bienséance. 

Les  dieux  sont  si  charmés  de  Tliémire ,  qu'ils  ne  la  regardent  ja- 
mais sans  sourire  de  leur  ouvrage.  De  toutes  les  déesses,  il  n'y  a 
que  Vénus  qui  la  voie  avec  plaisir,  et  que  les  dieux  ne  raillent  point 
d'un  peu  de  jalousie. 

Comme  ou  remarque  une  rose  au  milieu  des  fleurs  qui  naissent 
dans  l'herbe ,  on  distingua  Théraire  de  tant  de  belles.  Elles  n'eurent 
pas  le  temps  d'être  ses  rivales;  elles  furent  vaincues  avant  de  la 
craindre.  Dès  qu'elle  parut,  Vénus  ne  regarda  qu'elle.  Elle  appela 
les  Grâces  :  Allez  la  couronner,  leur  dit-elle;  de  toutes  les  beautés 
([ue  je  vois,  c'est  la  seule  qui  vous  ressemble. 


QUATRIÈME  CHANT. 


Pendant  que  Thémire  était  occupée  avec  ses  compagnes  au  culte 
de  la  déesse,  j'entrai  dans  un  bois  solitaire;  j'y  trouvai  le  tendre 
Aristée.  Nous  nous  étions  vus  le  jour  que  nous  allâmes  consulter 
l'oracle;  c'en  fut  assez  pour  nous  engager  à  nous  entretenir  :  car 
Vénus  met  dans  le  cœur,  en  la  présence  d'un  habitant  de  Gnide ,  le 
rfiarme  secret  que  trouvent  deux  amis  lorsque  après  une  longue  ab- 
sence ils  sentent  dans  leurs  bras  le  doux  objet  tle  leurs  inquiétudes. 

Ravis  l'un  de  l'autre,  nous  sentîmes  que  notre  cœur  se  donnait;  il 
semblait  que  la  tendre  amitié  était  descendue  du  ciel  pour  se  placer 
au  milieu  de  nous.  Nous  nous  racontâmes  mille  choses  de  notre  vie. 
Voici  à  peu  près  ce  que  je  lui  dis  : 

Je  suis  né  à  Sybaris ,  où  mon  père  Antiloque  était  prêtre  de  Vénus. 
On  ne  met  point  dans  cette  ville  de  différence  entre  les  voluptés  et 
les  besoins  ;  on  bannit  tous  les  arts  qui  pourraient  troubler  un  som- 
meil tranquille  ;  on  donne  des  prix ,  aux  dépens  du  public,  à  ceux 
qui  peuvent  découvrir  des  voluptés  nouvelles;  les  citoyens  ne  se 


LE  TEMPLE  DE  GMDE.  515 

souviennent  que  des  bouffons  qui  les  ont  divertis,  et  ont  perdu  la 
mémoire  des  magistrats  qui  les  ont  gouvernés. 

On  y  abuse  de  la  fertilité  du  terroir,  qui  y  produit  une  abondance 
éternelle;  et  les  faveurs  des  dieux  sur  Sybaris  ne  servent  qu'à  encou- 
rager le  luxe  et  la  mollesse. 

Les  hommes  sont  si  efféminés ,  leur  parure  est  si  semblable  à  celle 
des  femmes ,  ils  composent  si  bien  leur  teint ,  ils  se  frisent  avec  tant 
d'art,  ils  emploient  tant  de  temps  à  se  corriger  à  leur  miroir,  qu'il 
semble  qu'il  n'y  ait  qu'un  sexe  dans  toute  Ja  ville. 

Les  femmes  se  livrent,  au  lieu  de  se  rendre;  cbaque  jour  voit  finir 
les  désirs  et  les  espérances  de  chaque  jour  -.  on  ne  sait  ce  que  c'est 
que  d'aimer  et  d'être  aimé ,  on  n'est  occupé  que  de  ce  qu'on  appelle 
si  faussement  jouir. 

Les  faveurs  n'y  ont  que  leur  réalité  propre;  et  toutes  ces  circons- 
tances qui  les  accompagnent  si  bien,  tous  ces  riens  qui  sont  d'un  si 
grand  prix,  ces  engagements  qui  paraissent  toujours  plus  grands, 
ces  petites  choses  qui  valent  tant ,  tout  ce  qui  prépare  un  heureux 
moment ,  tant  de  conquêtes  an  lieu  d'une,  tant  de  jouissances  avant 
la  dernière,  tout  cela  est  inconnu  à  Sybaris. 

Encore  si  elles  avaient  la  moindre  modestie,  cette  faible  image  de 
la  vertu  pourrait  plaire  :  mais  non  ;  les  yeux  sont  accoutumés  à  tout 
voir,  et  les  oreilles  à  tout  entendre. 

Bien  loin  que  la  multiplicité  des  plaisirs  donne  aux  Sybarites  plus 
de  délicatesse ,  ils  ne  peuvent  plus  tUstinguer  un  sentiment  d'avec  un 
sentiment. 

Ils  passent  leur  vie  dans  une  joie  purement  extérieure  :  ils  quit- 
tent un  i)laisir  qui  leur  déplaît  pour  un  plaisir  qui  leur  déplaira  encore  ; 
tout  ce  qu'ils  imaginent  est  un  nouveau  sujet  de  dégoût. 

Leur  àme,  incapable  de  sentir  les  plaisirs,  semble  n'avoir  de  dé- 
licatesse que  pour  les  peines  :  un  citoyen  fut  fatigué  toute  une  nuit 
d'une  rose  qui  s'était  repliée  dans  son  lit. 

La  mollesse  a  tellement  affaibli  leurs  corps,  qu'ils  ne  sajraient  re- 
muer les  moindres  fardeaux  ;  ils  peuvent  à  peine  se  soutenir  sur  leurs 
pieds;  les  voitures  les  plus  douces  les  font  évanouir;  lorsqu'ils  sont 
dans  les  festins,  l'estomac  leur  manque  à  tous  les  instants. 

Ils  passent  leur  vie  sur  des  sièges  renversés,  sur  lesquels  ils  sont 
obligés  de  se  reposer  tout  le  jour  sans  être  fatigués;  ils  sont  brisés 
quand  ils  vont  languir  ailleurs. 
Incapables  de  porter  le  poids  des  armes ,  timides  devant  leurs  con- 


5<6  LK  TEMPLE  DE  GNIDE. 

citoyens  ,  lâches  «levant  les  étrangers  ,  ils  sont  des  esclaves  tout  prêts 
l)onr  le  premier  maître. 

Dès  que  je  sus  penser,  j'eus  du  dégoût  pour  la  malheureuse  Syha- 
ris.  J'aime  la  vertu ,  et  j'ai  toujours  craint  les  dieux  immortels.  Non , 
disais-je ,  je  ne  respirerai  pas  plus  longtemps  cet  air  empoisonné  :  tous 
ces  esclaves  de  la  mollesse  sont  faits  pour  vivre  dans  leur  patrie,  et 
moi  pour  la  quitter. 

J'allai  pour  la  dernière  fois  au  temple;  et,  m'approchant  des  autels 
où  mon  père  avait  tant  de  fois  sacrifié  :  Grande  déesse,  dis-je  à  haute 
^oix ,  j'abandonne  ton  temple ,  et  non  pas  ton  culte  :  en  quelque  lieu 
de  la  terre  que  je  sois ,  je  ferai  fumer  pour  toi  de  l'encens  ;  mais  il  sera 
plus  pur  que  celui  qu'on  t'offre  à  Sybaris. 

Je  partis,  et  j'arrivai  en  Crète.  Cette  île  est  toute  pleine  des  mo- 
numents de  la  fureur  de  l'Amour.  On  y  voit  le  taureau  d'airain ,  ou- 
vrage de  Dédale,  pour  tromper  ou  pour  satisfaire  les  égarements  de 
Pasiphaé  ;  le  labyrinthe ,  dont  l'Amour  seul  sut  éluder  l'artifice  ;  le 
tombeau  de  Phèdre ,  qui  étonna  le  soleil ,  comme  avait  fait  sa  mère  ; 
et  le  temple  d'Ariane ,  qui,  désolée  dans  les  déserts,  abandonnée  par 
un  ingrat ,  ne  se  repentait  pas  encore  de  l'avoir  suivi. 

Oh  y  voit  le  palais  d'idoménée,  dont  le  retour  ne  fut  pas  plus  heu- 
reux que  celui  des  autres  capitaines  grecs;  car  ceux  qui  échappèrent 
aux  dangers  d'un  élément  colère  trouvèrent  leur  maison  plus  funeste 
encore.  Vénus  irritée  leur  fit  embrasser  des  épouses  perfides,  et  ils 
moururent  do  la  main  qu'ils  croyaient  la  plus  chère. 

Je  quittai  cette  ile,  si  odieuse  à  une  déesse  qui  devait  faire  quel- 
(pie  jour  la  félicité  de  ma  vie. 

Je  me  rembarquai ,  et  la  tempête  me  jeta  à  Lcsbos.  C'est  encore 
une  île  peu  chérie  de  Avenus  :  elle  a  ôté  la  pudeur  du  visage  des  fem- 
mes, la  faiblesse  de  leur  corps,  et  la  timidité  de  leur  âme.  Grande 
Vénus,  laisse  brûler  les  femmes  de  Lesbosd'un  feu  légitime;  épar- 
gne à  la  nature  humaine  tant  d'horreurs. 

Mitylène  est  la  capitale  de  Lesbos  ;  c'est  la  patrie  de  la  tendre  Sa- 
pho.  Immortelle  comme  les  Muses,  cette  fille  infortunée  brûle  d'un 
feu  qu'elle  ne  peut  éteindre.  Odieuse  à  elle-même ,  trouvant  ses  en- 
nuis dans  ses  charmes  ,  elle  hait  son  sexe ,  et  le  cberche  toujours. 
Comment ,  dit-elle ,  une  flamme  vaine  peut-elle  être  si  cruelle?  Amour, 
tu  es  cent  fois  plus  redoutable  quand  tu  te  joues  que  quand  tu  t'irrites. 

Enfin  je  quittai  Lesbos,  et  le  sort  me  fit  trouver  une  ile  plus  pro- 
fane encore;  c'élait  celle  de  Lemnos.  Vénus  n'y  a  point  de  temple; 


LE  TEMPLE  DE  GNIDE.  517 

jamais  les  Lemniens  ne  lui  adressèrent  de  vœux .  Nous  rejetons,  disent- 
ils,  un  culte  qui  amollit  les  coeurs.  La  déesse  les  en  a  souvent  punis; 
mais,  sans  expier  leur  crime,  ils  en  portent  la  peine  :  toujours  plus 
impies  à  mesure  qu'ils  sont  plus  affligés. 

Je  me  remis  en  mer,  cherchant  toujours  quelque  terre  chérie  des 
dieux;  les  vents  me  portèrent  à  Délos.  Je  restai  quelques  mois  dans 
cette  île  sacrée  :  mais ,  sf)it  que  les  dieux  nous  préviennent  quelque- 
fois sur  ce  qui  nous  arrive,  soit  que  notre  âme  retienne  de  la  divi- 
nité, dont  elle  est  émanée,  quelque  faible  connaissance  de  l'avenir, 
je  sentis  que  mon  destin ,  que  mon  bonheur  même  m'appelaient  dans 
un  autre  pays. 

Une  nuit  que  j'étais  dans  cet  état  tranquille  où  l'âme  plus  à  elle- 
même  semble  être  délivrée  de  la  chaîne  qui  la  tient  assujettie ,  il 
m'apparut,  je  ne  sus  pas  d'abord  si  c'était  une  mortelle  ou  une 
déesse.  Un  charme  secret  était  répandu  sur  toute  sa  personne  :  elle 
n'était  point  belle  comme  Vénus ,  mais  elle  était  ravissante  comme 
elle;  tous  ses  traits  n'étaient  point  réguliers,  mais  ils  enchantaient 
tous  ensemble;  vous  n'y  trouviez  point  ce  qu'on  admire ,  mais  ce 
qui  pique  ;  ses  cheveux  tombaient  négligemment  sur  ses  épaules , 
mais  cette  négligence  était  heureuse  ;  sa  taille  était  charmante  ;  elle 
avait  cet  air  que  la  nature  donne  seule,  et  dont  elle  cache  le  secret 
aux  peintres  mêmes.  Elle  vit  mon  étonnemeut ,  elle  eu  sourit.  Dieux  ! 
tjuel  souris!  Je  suis,  me  dit-elle  d'une  voix  qui  pénétrait  le  cœur,  la 
seconde  des  Grâces  ;  Vénus,  qui  m'envoie,  veut  te  rendre  heureux  ; 
mais  il  faut  que  tu  ailles  l'adorer  dans  son  temple  de  Gnide.  Elle  fuit  ; 
mes  bras  la  suivirent,  mon  songe  s'envola  avec  elle;  et  il  ne  me 
resta  qu'un  doux  regret  de  ne  la  plus  voir,  mêlé  du  plaisir  de  l'a- 
voir vue. 

Je  quittai  donc  l'île  de  Délos  :  j'arrivai  à  Gnide.  Je  puis  dire  que 
d'abord  je  respirai  l'amour.  Je  sentis...  je  n'^  puis  pas  bien  exprimer 
ce  que  je  sentis.  Je  n'aimais  pas  encore ,  mais  je  cherchais  à  aimer  : 
mon  cœur  s'échauffait  ajmme  dans  la  présence  de  quelque  beauté 
divine.  J'avançai ,  et  je  vis  de  loin  de  jeunes  filles  qui  jouaient  dans 
la  prairie  ;  je  fus  d'abord  entraîné  vers  elles.  Insensé  que  je  suis! 
disais-je  ;  j'ai ,  sans  aimer,  tous  les  égarements  de  l'amour  ;  mon  caur 
vole  déjà  vers  des  objets  inconnus,  et  ces  objets  lui  donnent  de  l'in- 
quiétude. J'approchai ,  je  vis  la  charmante  Thémire  ••  sans  doute  que 
nous  étions  faits  l'un  pour  l'autre.  Je  ne  regardai  qu'elle,  et  je  crois 
que  je  Serais  mort  de  douleur,  si  elle  n'avait  tourné  sur  moi  quelques 

4i 


518  LK  TEMPLK  DE  GMDE. 

regards.  Grande  Vénus,  m'écrai-je,  puisque  vous  devez  me  rendre 
heureux  ,  faites  que  ce  soit  avec  cette  bergère  :  je  renonce  à  toutes 
les  autres  beautés  ;  elle  seule  peut  remplir  vos  promesses  et  tous  les 
vœux  que  je  ferai  jamais. 


CirsQUIÈME  CHANT. 


Je  parlais  encore  au  jeune  Aristée  de  mes  tendres  amours  ;  ils  lui 
(ireut  soupirer  les  siens.  Je  soulageai  son  cœur,  en  le  priant  de  me 
les  raconter.  Voici  ce  qu'il  me  dit  :  je  n'oublierai  rien;  car  je  suis 
inspiré  par  le  même  dieu  qui  le  faisait  parler. 

Dans  tout  ce  récit  vous  ne  trouverez  rien  que  de  très-simple  :  mes 
aventuros  ne  sont  que  les  sentiments  d'un  cœur  tendre,  que  mes 
plaisirs ,  que  mes  peines;  et  comme  mon  amour  pour  Camille  fait  le 
bonheur,  il  fait  aussi  toute  l'iiistoire  de  ma  vie. 

Camille  est  fille  d'un  des  principaux  habitants  de  Gnide;  elle  est 
belle,  elle  a  une  physionomie  qui  va  se  peindre  dans  tous  les  cœurs  ; 
les  femmes  qui  font  des  souhaits  demandent  aux  dieux  les  grâces  de 
Camille;  les  hommes  qui  la  voient  veulent  la  voir  toujours,  ou  crai- 
gnent de  la  voir  encore. 

Elle  a  une  taille  charmante,  un  air  noble,  mais  modeste,  des  yeux 
vifs  et  tout  prêts  à  être  tendres ,  des  traits  faits  exprès  l'un  pour 
l'autre,  des  charmes  invisiblemeut  assortis  pour  la  tyrannie  des 
cœurs. 

Camille  ne  cherche  point  à  se  parer,  mais  elle  est  mieux  parée 
que  les  autres  femmes. 

Elle  a  un  esprit  que  la  nature  refuse  presque  toujours  aux  belles. 
Elle  se  prête  également  au  sérieux  et  à  l'enjouement.  Si  vous  voulez , 
elle  pensera  sensément;  si  vous  voulez,  elle  badinera  comme  les 
Grâces. 

Plus  ou  a  d"esprit,  plus  on  en  trouve  à  Camille.  Elle  a  quelque 
chose  de  si  naïf,  qu'il  semble  qu'elle  ne  parle  pas  le  langage  du  cœur. 
Tout  ce  qu'elle  dit,  tout  ce  qu'elle  fait,  aies  charmes  de  la  siippli- 
cité  :  vous  trouvez  toujours  une  bergère  naïve.  Des  grâces  si  légères , 
si  fines,  si  délicates,  se  font  remarquer,  mais  se  font  encore  mieux 
sentir. 

Avec  tout  cela  Camille  m'aime  :  elle  est  ravie  (juand  elle  me  voit , 


LE  TEMPLE  DE  GNIDE.  519 

elle  est  fâchée  quand  je  ia  quitte  ;  et  comme  si  je  pouvais  vivre  sans 
elle ,  elle  me  fait  promettre  de  revenir.  Je  lui  dis  toujours  que  je 
l'aime  ,  elle  me  croit  ;  je  lui  dis  que  je  l'adoro  ,  elle  le  sait;  mais  elle 
est  ravie  comme  si  elle  ne  le  savait  pas.  Quand  je  lui  dis  qu'elle  fait 
la  félicité  de  ma  vie,  elle  me  dit  que  je  fais  le  bonheur  de  la  sienne. 
Enfin  elle  m'aime  tant ,  qu'elle  me  ferait  presque  croire  que  je  suis 
digne  de  sou  amour. 

Il  y  avait  un  mois  que  je  voyais  Camille  sans  oser  lui  dire  que  je 
l'aimais ,  et  sans  oser  prescjne  me  le  dire  à  moi-même  :  plus  je  la  trou- 
vais aimable  ;  moins  j'espérais  d'être  celui  qui  la  rendrait  sensible.  Ca- 
mUle ,  tes  charmes  me  touchaient  ;  mais  ils  me  disaient  que  je  ne  te 
méritais  pas. 

Je  cherchais  partout  à  l'oublier  ;  je  voulais  effacer  de  mon  cœur  ton 
adorable  image.  Que  je  suis  heureux  !  je  n'ai  pu  y  réussh"  :  cette  image 
y  est  restée ,  et  elle  y  vivra  toujours. 

Je  dis  à  Camille  :  J'aimais  le  bruit  du  monde ,  et  je  cherche  la  so- 
litude; j 'avais  des  vues  d'ambition,  et  je  ne  désire  plus  que  ta  présence  ; 
je  voulais  errer  sous  des  climats  reculés,  et  mon  cœur  n'est  plus  ci- 
toyen que  des  lieux  où  tu  respires  :  tout  ce  qui  n'est  point  toi  s'est 
évanoui  de  devant  mes  yeux. 

Quand  Camille  m'a  parié  de  sa  tendresse ,  elle  a  encore  quelque 
chose  à  me  dire;  elle  croit  avoir  oublié  ce  qu'elle  m'a  juré  raille  fois. 
Je  suis  si  charaié  de  l'entendre ,  que  je  feins  quelquefois  de  ne  la  pas 
croire,  pour  qu'elle  touche  encore  mon  cœur  ;  bientôt  règne  entre 
nous  ce  doux  silence  ,  qui  est  le  plus  doux  langage  des  amants. 

Quand  j'ai  été  absent  de  Camille,  je  veux  lui  rendre  compte  de  ce 
que  j'ai  pu  voir  ou  entendre.  De  quoi  m'entretiens-tu  ?  me  dit-elle  ; 
parle-moi  de  nos  amours  ;  ou ,  si  tu  n'as  rien  jjensé ,  si  tu  n'as  rien  à 
me  dire ,  cruel ,  laisse-moi  parler. 

Quelquefois  elle  me  dit  en  m'embrassant  :  Tu  es  triste.  Il  est  vrai , 
lui  dis-je;  mais  la  tristesse  des  amants  est  délicieuse;  je  sens  couler 
mes  larmes ,  et  je  ne  sais  pourquoi ,  car  tu  m'aimes  ;  je  n'ai  point  de 
sujet  de  me  plaindre ,  et  je  me  plains.  Ne  me  retire  i>oint  de  la  langueur 
où  je  suis  ;  laisse-moi  soupirer  en  même  temps  mes  peines  et  mes 
plaisirs. 

Dans  les  transports  de  l'amour,  mon  âme  est  trop  agitée  ;  elle  est 
entraînée  vers  son  bonheur  sans  en  jouir  :  au  lieu  qu'à  présent  je 
goûte  ma  tristesse  même.  N'essuie  point  mes  larmes  :  qu'importe  que 
je  pleure,  puisque  je  suis  heureux  ? 


520  LE  TEMPLE  DE  GNIDE. 

Quelquefois  Camille  me  dit  :  Aime-moi.  Oui,  je  t'aime.  Mais 
comment  m'aimes-tu  ?  Hélas  !  lui  dis-je ,  je  t'aime  comme  je  t'aimais  : 
car  je  ne  puis  comparer  l'amour  que  j'ai  pour  toi  qu'à  celui  que  j'ai 
eu  pour  toi-même. 

J'entends  louer  Camille  par  tous  ceux  qui  la  connaissent  :  ces  louan- 
ges me  louchent  comme  si  elles  m'étaient  personnelles ,  et  j'en  suis 
plus  flatté  qu'elle-même. 

Quand  il  y  a  quelqu'un  avec  nous,  elle  parle  avec  tant  d'esprit  que 
je  suis  enchanté  de  ses  moindres  paroles;  mais  j'aimerais  encore 
mieux  qu'elle  ne  dit  rien. 

Quand  elle  fait  des  amitiés  à  quelqu'un ,  je  voudrais  être  celui  à  qui 
elle  fait  des  amitiés,  quand,  tout  à  coup,  je  fais  réflexion  que  je  ne 
serais  point  aimé  d'elle. 

Prends  garde,  Camille ,  aux  impostures  des  amants.  Ils  te  diront 
qu'ils  t'aiment ,  et  ils  diront  vrai  -.  ils  te  diront  qu'ils  t'aiment  autant 
que  moi  :  maisje  jure  par  les  dieux  que  je  t'aime  davantage. 

Quand  je  l'aperçois  de  loin,  mon  esprit  s'égare;  elle  approche,  et 
mon  cœur  s'agite  ;  j'arrive  auprès  d'elle ,  et  il  semhle  que  mon  âme 
veut  me  quitter,  que  cette  âme  est  à  Camille ,  et  qu'elle  va  l'animer. 

Quelquefois  je  veux  lui  dérober  une  faveur;  elle  me  la  refuse,  et 
dans  un  instant  elle  m'en  accorde  une  autre.  Ce  n'est  point  un  artifice  : 
combattue  par  sa  pudeur  et  son  amour,  elle  voudrait  me  tout  refuser, 
elle  voudrait  pouvoir  me  tout  accorder. 

Elle  me  dit  :  Ne  vous  suffit-il  pas  que  je  vous  aime  ?  que  pouvez- 
vous  désirer  après  mon  cœur?  Je  désire ,  lui  dis-je ,  que  tu  fasses  pour 
moi  une  faute  que  l'amour  fait  faire,  et  que  le  grand  amour  justifie. 

Camille,  si  je  cesse  un  jour  de  l'aimer,  puisse  la  Parque  se  trom- 
per, et  prendre  ce  jour  pour  le  dernier  de  mes  jours!  puisse-t-elle 
effacer  le  reste  d'une  vie  que  je  trouverais  déplorable  quand  je  me 
souviendrais  des  plaisirs  que  j'ai  eus  en  aimant  ! 

Aristée  soupira ,  et  se  tut  :  et  je  vis  bien  qu'il  ne  cessa  de  parler 
de  Camille  que  pour  penser  à  elle. 


SIXIÈME  CHANT. 


Pendant  que  nous  parlions  de  nos  amours ,  nous  nous  égarâmes  ; 
et  après  avoir  erré  longtemps ,  nous  entrâmes  dans  une  grande  prairie  ; 


LE  TEMPLE  DE  GMDE.  521 

nous  Tûmes  conduits ,  par  un  chemin  de  fleurs,  au  pied  d'un  rocber 
affreux.  Nous  vîmes  un  antre  obscur;  nous  v  entrâmes,  croyant  que 
c'était  la  demeure  de  quelque  mortel.  O  dieux  !  qui  aurait  pensé  que 
ce  lieu  eût  été  si  funeste?  A  peine  y  eus-je  mis  le  pied,  que  tout  mon 
corps  frémit,  mes  cheveux  se  dressèrent  sur  la  tète.  Une  main  invi- 
sible m'entraînait  dans  c«  fatal  séjour  :  à  mesure  que  mon  cœur  s'a- 
gitait ,  il  cherchait  à  s'agiter  encore.  Ami,  m'écriai-je ,  entrons  plus 
avant,  dussions-nous  voir  augmenter  nos  peines!  J'avance  dans  ce 
lieu,  où  jamais  le  soleil  n'entra,  et  que  les  vents  n'agitèrent  jamais. 
J'y  vis  la  Jalousie  :  son  aspect  était  plus  sombre  que  terrible  ;  la 
Pâleur,  la  Tristesse,  le  Silence,  l'entouraient,  et  les  Ennuis  vo- 
laient autour  d'elle.  Elle  souffla  sur  nous,  elle  nous  mit  la  main  sur 
le  cœur,  elle  nous  frappa  sur  la  tète;  et  nous  ne  vimes,  nous  n'i- 
maginâmes plus  que  des  monstres.  Entrez  plus  avant,  nous  dit-elle  , 
malheureux  mortels  ;  allez  trouver  une  déesse  plus  puissante  que  moi. 
Nous  vimes  une  aifreuse  divinité  à  la  lueur  des  langues  enflammées 
des  serpents  qui  sifflaient  sur  sa  tête;  c'était  la  Fureur.  Elle  dé- 
tacha un  de  ses  serpents,  et  le  jeta  sur  moi;  je  voulus  le  prendre  • 
déjà,  sans  que  je  l'eusse  senti ,  il  s'était  glissé  dans  mon  cœur.  Je 
restai  un  moment  comme  stupide  ;  mais,  dès  que  le  poison  se  fut 
répandu  dans  mes  veines ,  je  crus  être  au  miUeu  des  enfers  ;  mon  àme 
fut  embrasée,  et,  dans  sa  violence,  tout  mon  corps  la  contenait  à 
peine  ;  j'étais  si  agité  qu'il  me  semblait  que  je  tournais  sous  le  fouet 
des  Furies.  Nous  nous  abandonnâmes  à  nos  transports;  nous  fîmes 
cent  fois  le  tour  de  cet  antre  éjwuvantable  ;  nous  allions  de  la  Jalou- 
sie à  la  Fureur,  et  de  la  Fureur  à  la  Jalousie  ;  nous  criions  :  Thémire  ! 
nous  criions  :  Camille  !  Si  Thémire  ou  Camille  étaient  venues ,  nous 
les  aurions  décliirées  de  nos  propres  mains. 

Enfin  nous  trouvâmes  la  lumière  du  jour;  elle  nous  parut  impor- 
tune, et  nous  regrettâmes  presque  l'antre  affreux  que  nous  avions 
quitté.  Nous  tombâmes  de  lassitude  ,  et  ce  repos  même  nous  parut 
insupportable.  Nos  yeux  nous  refusèrent  des  larmes,  et  notre  cœur 
ne  put  plus  former  de  soupirs. 

Je  fus  pourtant  un  moment  tranquille  :  le  sommeil  commençait  à 
vci-ser  sur  moi  ses  doux  pavots.  O  dieux  !  ce  sommeil  même  devint 
cruel.  Ty  voyais  des  images  plus  terribles  pour  moi  que  les  pâle> 
ombres;  je  me  réveillais  à  chaque  instant,  sur  une  infidéUlé  de 
1  hémire  ;  je  la  voyais.. .  Non ,  je  n'ose  encore  le  dire  ;  et  ce  que  j'ima- 

4i. 


522  LIi  TEMPLE  DE  GNIDE. 

ginais  seulement  pendant  la  veille ,  je  le  trouvais  réel  dans  les  hoireurs 
de  cet  affreux  sommeil. 

Il  faudra  donc  ,  dis-je  en  me  levant,  que  je  fuie  également  les  té- 
nèbres et  la  lumière.  Thémire,  la  cruelle  Thémire,  m'agite  comme 
les  Furies.  Qui  l'eût  cru ,  que  mon  bonheur  serait  de  l'oublier  pour 
jamais  ! 

Un  accès  de  fureur  me  reprit.  Ami ,  rn'écriai-je ,  lève-toi  !  Allons 
exterminer  les  troupeaux  qui  paissent  dans  cette  prairie  ;  poursuivons 
ces  bergers,  dont  les  amours  sont  si  paisibles.  Mais  non  ;  je  vois  de  loin 
un  temple  :  c'est  peut-être  celui  de  l'Amour  ;  allons  le  détruire ,  allons 
briser  sa  statue ,  et  lui  rendre  nos  fureurs  redoutables.  Nous  courû- 
mes; et  il  semblait  que  l'ardeur  de  commettre  un  crime  nous  donnât 
des  forces  nouvelles  ;  nous  traversâmes  les  bois ,  les  prés ,  les  guérets  ; 
nous  ne  filmes  pas  arrêtés  un  instant  :  une  colline  s'élevait  en  vain , 
nous  y  montâmes;  nous  entrâmes  dans  le  temple  :  il  était  consacré  à 
Bacchus.  Que  la  puissance  des  dieux  est  grande!  notre  fureur  fut 
aussitôt  calmée.  Nous  nous  regardâmes ,  et  nous  vîmes  avec  surpiise 
le  désordre  où  nous  étions. 

Grand  dieu!  m'écriai-je,  je  te  rends  moins  grâces  d'avoir  apaisé 
ma  fureur  que  de  m'avoir  épargné  un  grand  crime.  Et  m'approchant 
delà  prêtresse  :  Nous  sommes  aimés  du  dieu  que  vous  servez;  il 
vient  de  calmer  les  transports  dont  nous  étions  agités;  à  peine  som- 
mes-nous entrés  dans  ce  lieu ,  que  nous  avons  senti  sa  faveur  présente. 
Nous  voulonslui  faire  un  sacrifice  :  daignez  l'oOrir  pour  nous,  divine 
prêtresse.  J'allai  chercher  une  victime ,  et  je  l'apportai  à  ses  pieds. 

Pendant  que  la  prêtresse  se  préparait  à  donner  le  coup  mortel , 
Avistée  prononça  ces  paroles  :  Divin  Bacchus,  tu  aimes  à  voir  la 
joie  siu-  le  visage  des  hommes  :  nos  plaisirs  sont  un  culte  pour  toi  ; 
et  tu  ne  veux  être  adoré  que  par  les  mortels  les  plus  heureux. 

Quelquefois  tu  égares  doucement  notre  raison  ;  mais ,  quand  quel- 
que divinité  cruelle  nous  Ta  ôtée ,  il  n'y  a  que  loi  qui  puisse  nous  la 
rendre. 

La  noire  Jalousie  tient  l'Amour  sous  son  esclavage  ;  mais  tu  lui 
ôtes  l'empire  qu'elle  prend  sur  nos  cœurs,  et  tu  la  fais  rentrer  dans 
sa  demeure  affreuse. 

Après  que  le  sacrifice  fut  fait,  tout  le  peuple  s'assembla  autour  de 
nous,  et  je  racontai  à  la  prêtresse  comment  nous  avions  été  tourmentés 
dans  la  demeure  de  la  Jalousie.  Et  tout  à  coup  nous  entendîmes  un 


LE  TEMPLE  DE  GNIDE.  523 

grand  bruit  et  un  mélange  confus  de  voix  et  d'instruments  de  musi- 
que. Nous  sortîmes  du  temple ,  et  nous  vîmes  arriver  une  troupe  de 
baccliantes  qui  frappaient  la  terre  de  leurs  thyrses ,  criant  à  haute 
voix  :  Évohc!  Le  vieux  Silène  suivait,  monté  sur  sonàue;  sa  lôte 
semblait  cherclier  la  tene  ;  et  sitôt  qu'on  abandonnait  son  corps  ,  il 
se  balançait  comme  par  mesure.  La  troupe  avait  le  visage  barbouillé 
de  lie.  Pan  paraissait  ensuite  avec  sa  flûte;  et  les  Satyres  entouraient 
leur  roi.  La  joie  régnait  avec  le  désordre  :  une  folie  aimable  mêlait 
ensemble  les  jeux ,  les  railleries ,  les  danses,  les  chansons.  Enfin  je  vis 
Bacchus  :  il  était  sur  son  char  traîné  par  des  tigres,  tel  que  le  Gange 
le  vit  au  bout  de  l'univers ,  portant  partout  la  joie  et  la  victoire. 

A  ses  côtés  était  la  belle  Ariane.  Princesse,  vous  vous  plaigne?  en- 
core de  l'infidélité  de  Thésée ,  lorsque  le  dieu  prit  votre  couronne  et 
la  plaça  dans  le  ciel.  Il  essuya  vos  larmes.  Si  vous  n'aviez  pas  cessé 
de  pleurer,  vous  auriez  rendu  un  dieu  plus  malheureux  que  vous, 
qui  n'étiez  qu'une  mortelle.  Il  vous  dit  :  Aimez-moi;  Thésée  fuit;  ne 
vous  souvenez  plus  de  son  amour;  oubliez  jusqu'à  sa  perfidie.  Je 
vous  rends  immortelle  pour  vous  aimer  toujours. 

Je  vis  Bacchus  descendre  de  son  char;  je  vis  descendre  Ariane: 
elle  entra  dans  le  temple.  Aimable  dieu,  s'écria-t-elle ,  restons  dans 
ces  lieux,  et  soupirons-y  nos  amours  ;  faisons  jouir  ce  doux  climat 
d'une  joie  éternelle.  C'est  auprès  de  ces  lieux  que  la  reine  des  cœurs 
a  posé  son  empire  :  que  le  dieu  de  la  joie  règne  auprès  d'elle ,  et  aug- 
mente le  bonheur  de  ces  peuples  déjà  si  fortunés. 

Pour  moi ,  grand  dieu ,  je  sens  déjà  que  je  t'aime  davantage.  Quoi  ! 
tu  pourrais  quelque  jour  me  paraître  encore  plus  aimable  !  11  n'y  a 
que  les  immortels  qui  puissent  aimer  à  l'excès,  et  aimer  toujours 
davantage;  il  n'y  a  qu'eux  qui  obtiennent  plus  qu'ils  n'espèrent ,  et 
qui  sont  plus  Iwrnés  quand  ils  désirent  que  quand  ils  jouissent. 

Tu  seras  ici  mes  étemelles  amours.  Dans  le  ciel  on  n'est  occupe  que 
de  sa  gloire  :  ce  n'est  que  sur  la  terre  et  dans  les  lieux  champêtres 
que  l'on  sait  aimer  ;  et ,  pendant  que  cette  troupe  se  livrera  à  une  joie 
insensée,  ma  joie,  mes  soupirs  et  mes  larmes  mêmes  te  rediront 
sans  cesse  mes  amours. 

Le  dieu  sourit  à  Ariane  ;  il  la  mena  dans  le  sanctuaire.  La  joie 
s'empara  de  nos  cœurs  :  nous  sentîmes  une  émotion  divine.  Saisisdes 
égarements  de  Silène  et  des  transports  des  bacchantes ,  nous  prîmes 
un  thyrse,  et  nous  nous  mêlâmes  dans  les  danses  et  dans  les  concerts. 


524  LE  TEMPLE  DE  GNIDE- 

SEPTIÈME  CHANT. 


Nous  quittâmes  les  lieux  consacrés  à  Bacclius;  mais  bientôt  nous 
criâmes  sentir  que  nos  maux  n'avaient  été  que  suspendus.  Il  est  vrai 
que  nous  n'avions  point  cette  fureur  qui  nous  avait  agités  ;  mais 
la  sombre  tristesse  avait  saisi  notre  âme  ,  et  nous  étions  dévorés  de 
soupçons  et  d'in(juictudes. 

Il  nous  semblait  que  les  cruelles  déesses  ne  nous  avaient  agités  que 
pour  nous  faire  pressentir  des  malheurs  auxquels  nous  étions  destinés. 

Quelquefois  nous  regrettions  le  temple  de  Bacchus  ;  bientôt  nous 
étions  entraînés  vers  celui  de  Gnide  :  nous  voulions  voir  Tliémire  et 
Camille ,  ces  objets  puissants  de  notre  amour  et  de  notre  jalousie. 

Mais  nous  n'avions  aucune  de  ces  douceurs  que  l'on  a  coutume  de 
sentir  lorsque,  sur  le  point  de  revoir  ce  qu'on  aime,  l'àme  est  déjà 
ravie,  et  semble  goûter  d'avance  tout  le  bonheur  qu'elle  se  promet. 

Peut-être ,  dit  Aristée,  que  je  trouverai  le  berger  Lycas  avec  Ca- 
mille .  que  sais-je  s'il  ne  lui  parle  pas  dans  ce  moment?  O  dieux  ! 
l'intidèle  prend  plaisir  à  l'entendre! 

On  disait  l'autre  jour,  repris-je,  que  Thyrsis,  quia  tant  aimé  Thé- 
mire  ,  devait  arriver  à  Gnide  :  il  l'a  aimée  ;  sans  doute  qu'il  l'aime 
encore  :  il  faudra  que  je  dispute  un  cœur  que  je  croyais  tout  à  moi. 

L'autre  jour  Lycas  chantait  ma  Camille  :  que  j'étais  insensé!  j'étais 
ravi  de  l'entendre  louer. 

Je  mesouviensqueThyrsisportaàmaThémiredes (leurs nouvelles  -. 
malheureux  que  je  suis!  elle  lésa  mises  sur  son  sein!  C'est  un  pré- 
sent de  Thyrsis,  disait-elle.  Ah!  j'aurais  dû  les  arracher,  et  les  fouler 
à  mes  pieds. 

Il  n'y  a  pas  longtemps  que  j'allais  avec  Camille  faire  à  Vénus  un 
sacrifice  de  deux  tourterelles  :  elles  m'échappèrent,  et  s'envolèrent 
dans  les  airs. 

J'avais  écrit  sur  des  arbres  mon  nom  avec  celui  de  Tliémire;  j'a- 
vais écrit  mes  amours;  je  les  Usais  et  relisais  sans  cesse  :  un  matin 
je  les  trouvai  effacées. 

Camille,  ne  désespère  point  un  malheureux  qui  t'aime  -.  J  amour 
qu'on  irrite  peut  avoir  tous  les  effets  delà  haine. 

Le  premier  Gniilion  qui  regardera  ma  Thémire,   je  le  poursuivrai 


LE  TEMPLE  DE  G.MDE.  525 

jusque  dans  le  xx-nipte;  et  je  le  punirai,  fùt-il  aux.  pieds  de  Vénus. 

Cependant  nous  arrivâmes  près  de  l'antre  sacré  où  la  déesse  rend 
ses  oracles.  Le  peuple  était  comme  les  flots  de  la  mer  agitée  :  ceux- 
ci  venaient  d'entendre ,  les  autres  allaient  chercher  leur  réponse. 

Nous  entrâmes  dans  la  foule  :  je  perdis  l'heureux  Aristée;  déjà  il 
avait  embrassé  sa  Camille ,  et  moi  je  cherchais  encore  ma  Théraire. 

Je  la  trouvai  enfin.  Je  sentis  ma  jalousie  redoubler  à  sa  vue,  je 
sentis  renaître  mes  premières  fureurs;  mais  elle  me  regarda,  et  je 
devins  tranquille.  C'est  ainsi  que  les  dieux  renvoient  les  Furies, lors- 
qu'elles sortent  des  enfers. 

O  dieux  !  me  dit-elle ,  que  tu  m'as  coûté  de  larmes  !  Trois  fois  le 
soleil  a  parcouru  sa  carrière  ;  je  craignais  de  t'a  voir  perdu  pour  jamais . 
cette  parole  me  fait  trembler.  J'ai  été  consulter  l'oracle.  Je  n'ai  \mnt 
demandé  si  tu  m'aimais;  hélas!  je  ne  voulais  que  savoir  si  tu  vivais 
encore  :  Vénus  vient  de  me  répondre  que  tu  m'aimes  toujours. 

Excuse,  lui  dis-je,  un  infortuné  qui  t'aurait  haïe  si  son  âme  en 
était  capable.  Les  dieux,  dans  les  mains  desquels  je  suis,  peuvejit 
me  faire  perdre  la  raison  :  ces  dieux ,  Thémire ,  ne  peuvent  pas  m'ôter 
mon  amour. 

La  cruelle  Jalousie  m'a  agité  conune  dans  le  Tartare  on  tourmente 
les  ombres  criminelles  :  j'en  tire  cet  avantage ,  que  je  sens  mieux  II- 
bonheur  qu'il  y  a  d'être  aimé  de  toi ,  après  l'affreuse  situation  où  ma 
mis  la  crainte  de  te  perdre. 

Viens  d  me  avec  moi ,  viens  dans  ce  bois  solitaire  :  il  faut  qu'à  force 
d'aimer  j'expie  les  crimes  que  j'ai  faits.  C'est  un  grand  crime,  Thé- 
mire  ,  de  te  croire  infidèle. 

Jamais  les  bois  de  l'Elysée,  que  les  dieux  ont  faits  exprès  pour 
la  tranquillité  des  ombres  qu'ils  chérissent  ;  jamais  les  forêts  de 
Dodone ,  qui  parlent  aux  humains  de  leur  félicité  future ,  ni  les  jar- 
dins des  Hespérides ,  dont  les  arbres  se  courbent  soas  le  poids  de 
l'or  qui  compose  leurs  fruits ,  ne  furent  plus  charmants  que  ce  bo- 
cage enchanté  par  la  présence  de  Thémire. 

Je  me  souviens  qu'un  satyre  ,  qui  suivait  une  nymphe  qui  fuyait 
toutéplorée,  nous  vit,  et  s'arrêta.  Heureux  amants  !  s'écria-t-U,  vos 
yeux  savent  s'entendre  et  se  répondre;  vos  soupirs  sont  payés  par 
des  soupirs  :  mais  moi,  je  passe  ma  vie  sur  les  traces  d'une  bergère 
farouche,  malheureux  pendant  que  je  la  poursuis  ,  plus  malheureux 
encore  lorsque  je  l'ai  atteinte. 

Une  jeune  nymphe,  seule  dans  ce  bois,  nous  aperçut  et  sou[)ira. 


52»  CÉPHISE  ET  L'AMOUR. 

Non ,  (lit-elle ,  ce  n'est  que  pour  augmenter  mes  toniments  que  le 
cruel  Amour  me  fait  voir  un  amant  si  tendre. 

Nous  trouvâmes  Apollon  assis  auprès  d'une  fontaine  :  il  avait  suivi 
Diane,  qu'un  daim  timide  avait  menée  dans  ces  bois.  Je  le  reconnus 
à  ses  blonds  cheveux ,  et  à  la  troupe  immortelle  qui  était  autour  do 
lui.  Il  accordait  sa  lyre  :  elle  attire  les  rochers;  les  arbres  la  suivent, 
les  lions  restent  immobiles.  Mais  nous  entrâmes  plus  avant  dans  les 
forêts ,  appelés  en  vain  par  cette  divine  harmonie. 

Où  croyez-vous  que  je  trouvai  l'Amour  ?  Je  le  trouvai  sur  les  lèvres 
de  Thémire;  je  le  trouvai  ensuite  sur  son  sein;  il  s'était  sauvé  à  ses 
pieds ,  je  l'y  trouvai  encore  ;  il  se  cacha  sous  ses  genoux  ,je  le  suivis  ; 
et  je  l'aurais  toujours  suivi,  si  ïhémire  tout  en  pleurs,  Thémire 
irritée ,  ne  m'eût  airêté.  Il  était  à  sa  dernière  retraite  :  elle  est  si  char- 
mante, qu'il  ne  saurait  la  quitter.  C'est  ainsi  qu'une  tendre  fauvette, 
que  la  crainte  et  l'amour  retiennent  sur  ses  petits ,  reste  immobile 
sous  la  main  avide  qui  s'approche ,  et  ne  peut  consentir  à  les  aban- 
donner. 

Malheureux  que  je  suis  !  Thémire  écouta  mes  plaintes ,  et  elle 
n'en  fut  point  attendrie  ;  elle  entendit  mes  prières  ,  et  elle  devint 
plus  sévère.  Enfin  je  fus  téméraire  :  elle  s'indigna ,  je  tremblai  ;  elle 
me  parut  fâchée,  je  pleurai;  elle  me  rebuta  ,  je  tombai,  et  je  sentis 
que  mes  soupirs  allaient  être  mes  derniers  soupirs ,  si  Thémire  n'a- 
vait mis  la  mainsiir  mon  cœur,  et  n'y  eût  rappelé  la  vie. 

Non ,  dit-elle ,  je  ne  suis  pas  si  cruelle  que  toi  ;  car  je  n'ai  jamais 
voulu  te  faire  mourir,  et  tu  veux  m'entraînerdansla  nuit  du  tombeau. 

Oa\re  ces  yeux  mourants ,  si  tu  ne  veux  que  les  miens  se  ferment 
pour  jamais. 

Elle  m'embrassa  :  je  reçus  ma  grâce ,  hélas  !  sans  espérance  de  de- 
venir coupable'. 


Comme  la  pièce  suivante  m'a  paru  être  du  même  auteur,  j'ai  cru  devoir 
la  traduire ,  et  la  mettre  ici. 

CÉPHISE  ET  L'AMOUR. 

Un  jour  que  j'errais  dans  les  bois  d'Idalie  avec  la  jeune  Céphise,  je 
trouvai  l'Amour  qui  dormait  couché  sur  des  (leurs  ,  et  couvert  par 

'  Celte  bagatelle  ingénieuse  et  déJicate  est  d'autant  plus  froide  qu'elle 
est  plus  travaillée,  et  qu'elle  annonce  la  prétention  d'êlrc  poëtc  en  prose, 


CÉPHISE  ET  L'AMOUR.  527 

qiielques  branches  de  myrte  qui  cédaient  doucement  aux  iialeines 
des  zéphyrs.  Les  Jeux  elles  Ris,  qui  le  suivent  toujours,  étaient  allés 
folâtrer  loin  de  lui  :  il  était  seul.  J'avais  l'Amour  en  mon  pouvoir  ; 
son  arc  el  son  carquois  étaient  à  ses  côtés  ;  et ,  si  j'avais  voulu , 
j'aurais  volé  les  aimes  de  l'Amour.  Céphise  prit  l'arc  du  plus  grand 
des  dieux  ;  elle  y  mit  un  trait  sans  que  je  m'en  aperçusse,  et  le  lança 
contre  moi.  Je  lui  dis  en  souriant  :  Prends-en  un  second  ;  fais-moi 
une  autre  blessure  ;  celle-ci  est  trop  douce.  Elle  voulut  ajuster  un 
autre  trait  ;  il  lui  tomba  sur  le  pied ,  et  elle  cria  doucement  :  c'était 
le  trait  le  plus  pesant  qui  fût  dans  le  carquois  de  l'Amour.  Elle,  le 
reprit,  le  fit  voler;  il  me  frappa,  je  me  baissai.  Ah!  Céphise,  tu 
veux  donc  me  faire  mourir?  Elle  s'approcha  de  l'Amour.  Il  dort 
profondément,  dit-elle;  il  s'est  fatigué  à  lancer  ses  traits.  11  faut 
cueillir  des  fleurs,  pour  lui  lier  les  pieds  et  les  mains.  Ah  !  je  n'y  puis 
consentir  :  car  il  nous  a  toujours  favorisés.  Je  vais  donc ,  dit-elle , 
prendre  ses  armes,  et  lui  tirer  une  flèche  de  toute  ma  force.  Mais  il 
se  réveillera  ,  lui  dis-je.  Eh  bien  !  qu'il  se  réveille  :  que  pourra-t-il 
faire  que  nous  blesser  davantage.' Non,  non  :  laissons-le  dormir; 
nous  resterons  auprès  de  lui ,  et  nous  en  serons  plus  enflammés. 

Céphise  prit  alors  des  feuUles  de  myrte  et  de  roses.  Je  veux ,  dit- 
elle  ,  en  couvrir  l'Amour.  Les  Jeux  et  les  Ris  le  chercheront ,  et  ne 
pourront  plus  le  trouver.  Elle  les  jeta  sur  lui  ;  et  elle  riait  de  voir  le 
petit  dieu  presque  enseveli.  ^lais  à  quoi  m'amusé-je.'  dit-elle  ;  il  faut 
lui  couper  les  ailes ,  afin  qu'il  n'y  ait  plus  sur  la  terre  d'hommes  vola- 
ges ;  car  ce  dieu  va  de  cœur  en  cœur,  et  porte  partout  l'inconstance. 
Elle  prit  ses  ciseaux  ,  s'assit  ;  et ,  tenant  d'une  main  le  bout  des  ailes 
dorées  de  l'Amour,  je  sentis  mon  cœur  frappé  de  crainte.  Arrête,  Cé- 
phise! Elle  ne  m'entendit  pas.  Elle  coupa  le  sommet  des  ailes  de  l'A- 
mour, laissa  ses  ciseaux  ,  et  s'enfuit. 

Lorsqu'il  se  fut  réveillé, il  voulut  voler;  et U sentit  un  poids  qu'il  ne 
connaissait  pas.  Il  vit  sur  les  fleurs  le  bout  de  ses  ailes;  il  se  mit  à  pleurer. 
Jupiter,  qui  l'aperçut  du  haut  de  l'Olympe  ,  lui  envoya  un  nuage  qui 
le  porta  dans  le  palais  de  Guide ,  et  le  posa  sur  le  sein  de  Vénus.  Ma 

sans  avoir  rien  du  feu  de  la  poésie.  L'esprit  y  est  prodigué,  la  grâce 
étudiée.  L'auteur  est  hors  de  son  genre ,  qui  est  la  pensée;  et  il  y  rentre 
sans  cesse  malgré  lui,  et  au  préjudice  du  sentiment.  Sa  force  déplacée 
le  trahit  :  c'est  un  aigle  qui  voltige  dans  des  bocages  ;  on  sent  qu'il  y  est 
gêné ,  et  qu'il  resserre  avec  peine  un  vol  fait  pour  les  hauteurs  des  mon- 
tagnes et  l'immensité  des  cieux.  (L.  H.) 


SÎS  ARSACE  ET  ISxMËNlE. 

mère ,  dit-il ,  je  battais  de  mes  ailes  sur  votre  sein  ;  on  me  les  a  cou- 
pées :  que  vais-jc  devenir?  Mon  fils ,  dit  la  belle  Cypris,  ne  pleurez 
point;  restez  sur  mon  sein;  ne  bougez  pas  :  la  chaleur  va  les  faire  re- 
naître. Ne  voyez-vous  pas  qu'elles  sont  plus  grandes  ?  Embrassez-moi  : 
elles  croissent;  vous  les  aurez  bientôt  comme  vous  les  aviez;  j'en 
vois  déjà  le  sommet  qui  se  dore  :  dans  un  moment...  C'est  assez  : 
volez,  volez,  mon  fds.  Oui,  dit-il,  je  vais  me  hasarder.  Il  s'envola  ; 
il  se  reposa  auprès  de  Vénus,  et  revint  d'abord  sur  son  sein.  Il  reprit 
l'essor  ;  il  alla  se  reposer  un  peu  plus  loin,  et  revint  encore  sur  le  sein 
de  Vénus.  Il  l'cmbra-ssa ,  elle  lui  sourit;  il  l'embrassa  encore,  et  ba- 
dina avec  elle  ;  et  enfin  il  s'éleva  dans  les  airs,  d'où  il  règne  sur  toute  la 
nature. 

L'Amour,  pour  se  venger  de  Céphise,  l'a  rendue  la  plus  volage  de 
loutes  les  belles.  11  la  fait  brûler  chaque  jour  d'une  nouvelle  flamme. 
Elle  m'a  aimé,  elle  a  aimé  Daphnis,  et  elle  aime  aujourd'hui  Cléon. 
Cruel  Amour,  c'est  moi  que  vous  punissez!  Je  veux  bien  porter  la 
peine  deson  crime;  mais  n'auriez-vous  point  d'autres  tourments  à  me 
faire  souffrir  .3 


ARSACE  ET  ISMENIE, 

HISTOIRE    ORIENTALE  '. 


Sur  la  fin  du  règne  d'Artamène,  la  Cactriane  fut  agitée  par  des  dis- 
cordes civiles.  Ce  prince  mourut  accablé  d'ennuis,  et  laissa  son  trône 
a  sa  fille  Isménie.  Aspar,  premier  eunuque  du  palais ,  eut  la  principale 
direction  des  affaires.  11  désirait  beaucoup  le  bien  de  l'État,  et  il  dési- 
rait fort  peu  le  pouvoir.  II  connaissait  les  hommes ,  et  jugeait  bien  des 
événements.  Son  esprit  était  naturellement  conciliateur,  et  son  âmt 
semblait  s'approcher  de  toutes  les  autres.  La  paix  ,  qu'on  n'osait  plus 
espérer,  fut  rétablie.  ïelfut  le  prestige  d'Aspar;  chacun  rentra  dans 
le  devoir,  et  ignora  pres(|ue  qu'il  en  fût  sorti.  Sans  effort  et  sans  bruit, 
il  .savait  faire  les  grandes  choses. 

'  Ce  petit  roman  parut  pour  la  première  fois  en  1783,  dans  les  Œu- 
vres posthumes  de  l'auteur.  Montesquieu  craignait  qu'il  ne  fut  trop 
éloigné  de  nos  mœurs  pour  être  bien  reçu  en  France.  Voyez  sa  lettre  à 
r;ili!)é  (le  Cuaseo,  en  date  du  15  décembre  I7ôi. 


ARSACE  ET  ISMÊME.  529 

La  paix  fut  troublée  par  le  roi  d'Hircanie.  Il  envoya  desanibassa- 
ileurs  pour  demander  Isménie  en  mariage  ;  et,  sur  ses  refus,  il  entra 
dans  la  Bactriane.  Cette  entrée  fut  singulière.  Tantôt  il  paraissait 
armé  de  toutes  pièces,  et  prêt  à  combattre  ses  ennemis;  tantôt  on  le 
voyait  vêtu  comme  un  amant  que  l'amour  conduit  auprès  de  sa  maî- 
tresse. 11  menait  avec  lui  tout  ce  qui  était  propre  à  un  appareil  de  no- 
ces; des  danseurs,  des  joueurs  d'instruments,  des  farceurs,  des  cuisi- 
niers, des  eunuques,  des  femmes;  et  il  menait  avec  lui  une  formida- 
ble armée.  Il  écrivait  à  la  reine  les  lettres  du  monde  les  plus  tendres , 
et  d'un  autre  côté  il  ravageait  tout  le  pays  :  un  jour  était  employé  à  des 
festins,  un  autre  à  des  expéditions  militaires.  Jamais  on  n'a  vu  une  si  par- 
faite image  delà  guerre  etdela  pai\,  et  jamais  il  n'y  eut  tant  de  disso- 
lution et  tant  de  discipline.  Un  village  fuyait  la  cruauté  du  vainqueur, 
un  autre  était  dans  la  joie,  lesdanses  et  les  festins;  et,  par  un  étrange 
caprice,  il  cherchait  deux  choses  incompatibles,de  se  faire  craindre,  et 
de  se  faire  aimer  :il  ne  fut  ni  craint,  ni  aimé.  Ou  opposa  une  armée  à 
la  sienne,  et  une  seule  bataille  finit  la  guerre.  Un  soldat  nouvellement 
arrivé  dans  l'armée  des  Bactriens  fit  des  prodiges  de  valeur;  il  perça 
jusqu'au  lieu  où  combattait  vaillamment  le  roi  d'Hircanie,  et  le  fit 
prisonnier.  11  remit  ce  prince  à  un  officier  ;  et ,  sans  dire  son  nom , 
il  allait  rentrer  dans  la  foule  :  mais ,  suivi  par  les  acclamations,  il  fut 
mené  comme  en  triomphe  à  la  tente  du  général.  11  parut  devant  lui 
avec  une  noble  assurance ,  il  parla  modestement  de  son  action.  Le 
général  lui  offrit  des  récompenses  ;  il  s'y  montra  insensible  :  il  voulut 
le  combler  d'honneurs;  il  y  parut  accoutumé. 

Aspar  jugea  qu'un  tel  homme  n'était  pas  d'une  naissance  ordinaire. 
Il  le  fit  venir  à  la  cour;  et  quand  il  le  vit,  il  se  confirma  encore  plus 
dans  cette  pensée.  Sa  présence  lui  donna  de  l'admiration  ;  la  tristes.se 
même  qui  paraissait  sur  son  visage  lui  inspira  du  respect  :  il  loua  sa 
valeur,  et  lui  dit  les  choses  les  plus  flatteuses.  «  Seigneur,  lui  dit  l'é- 
tranger, excusez  un  malheureux  que  l'horreur  de  sa  situation  rend 
presque  incapable  de  sentir  vos  bontés,  et  encore  plus  d'y  répondre.  » 
Ses  yeux  se  rempUrent  de  larmes,  et  l'eunuque  en  fut  attendri. 
«  Soyez  mon  ami ,  lui  dit-il,  puisque  vous  êtes  malheureux.  Il  y  a  ; 
un  moment  que  je  vous  admirais,  à  présent  je  vous  aime;  je  vou-  t 
drais  vous  consoler,  et  que  vo\is  fissiez  usage  de  ma  raison  et  de  la 
vôtre.  Venez  prendre  un  appartement  dans  mon  palais  ;  celui  qui 
l'iiabite  aime  la  vertu,  et  vous  n'y  serez  point  étranger.  " 

Le  lendemain  fut  un  jour  de  fête  pour  fous  les  Bactriens.  La  reine 


530  ARSACE  ET  ISMÉNIE. 

sortit  (le  sou  palais,  suivie  de  toute  sa  cour.  Elle  paraissait  sur  son 
char,  au  milieu  d'un  peuple  immense.  Un  voile  qui  couvrait  son  vi- 
sage laissait  voir  une  taille  charmante  ;  ses  traits  étaient  cachés ,  et 
l'amour  des  peuples  semblait  les  leur  montrer. 

Elle  descendit  de  son  char,  et  entra  dans  le  temple.  Les  grands  do 
Bactriane  étaient  autour  d'elle.  Elle  se  prosterna,  et  adora  les  dieux 
dans  le  silence;  puis  elle  leva  son  voile ,  se  recueillit ,  et  dit  à  haute 
voix  : 

<■  Dieux  immortels,  la  reine  de  Bactriane  vient  vous  rendre  grâces 
de  la  victoire  que  vous  lui  avez  donnée.  Mettez  le  comble  à  vos  fa- 
veurs, en  ne  permettant  jamais  qu'elle  en  abuse.  Faites  qu'elle  n'ait 
ni  passions ,  ni  faiblesses ,  ni  caprices  ;  que  ses  craintes  soient  de  faire 
le  mal,  ses  espérances  de  faire  le  bien;  et  puisqu'elle  ne  peut  être 
heureuse...  dit-elle  d'une  voix  que  les  sanglots  parurent  arrêter,  fai- 
tes du  moins  que  son  peuple  le  soit.  » 

Les  prêtres  finirent  les  cérémonies  prescrites  pourlecultedesdieux  ; 
la  reine  sortit  du  temple,  remonta  sur  son  char,  et  le  peuple  la  sui- 
vit jusqu'au  palais. 

Quelques  moments  après,  Aspar  rentra  chez  lui  :  il  cherchait  l'é- 
tranger, et  il  le  trouva  dans  une  affreuse  tristesse.  Il  s'assit  auprès  de 
lui  ;  et  ayant  fait  retirer  tout  le  monde,  il  lui  dit  :  «  Je  vous  conjure 
de  vous  ouvrir  à  moi.  Croyez- vous  qu'un  cœur  agité  ne  trouve  point 
dç  douceur  à  confier  ses  peines.'  C'est  comme  si  l'on  se  reposait  dans 
un  lieu  plus  tranquille.  —  Il  faudrait ,  lui  dit  l'étranger,  vous  racon- 
ter tous  les  événements  de  ma  vie.  —  C'est  ce  que  je  vous  demande, 
reprit  Aspar  ;  vous  parlerez  à  un  homme  sensible  :  ne  me  cachez  rien  ; 
tout  est  important  devant  l'amitié.  » 

Ce  n'était  pas  seulement  la  tendresse  et  un  sentiment  de  pitié  qui 
<lonnait  celle  curiosité  à  Aspar.  Il  voulait  attacher  cet  homme  exti  aor- 
dinaire  à  la  cour  de  Bactriane  ;  il  désirait  de  connaître  à  fond  un 
homme  qui  était  déjà  dans  l'ordre  de  ses  desseins,  et  qu'il  destinait 
dans  sa  pensée  aux  plus  grandes  choses. 

L'étranger  se  recueillit  un  moment,  et  commença  ainsi  : 

<i  L'amour  a  fait  tout  le  bonheur  et  tout  le  malheur  de  ma  vie. 
D'abord  il  l'avait  semée  de  peines  et  de  plaisirs;  il  n'y  a  laissé  dans 
la  suite  que  les  pleurs ,  les  plaintes  et  les  regrets. 

»  Je  suis  né  dans  la  Médie  ,  et  je  puis  compter  d'illustres  aïeux. 
Mon  père  remporta  (le  grandes  victoires  à  la  tète  des  armées  des  Mè- 


ARSACL  ET  IS.MÉME.  53 1 

(les.  Je  le  perdis  dans  mon  enfance,  et  ceux  qui  m'elevèrent  me  firent 
regarder  ses  vertus  comme  la  plus  belle  partie  de  mon  héritage. 

'<  A  l'âge  de  quinze  ans  on  m'établit.  On  ne  me  donna  point  ce 
nombre  prodigieux  de  femmes  dont  on  accable  en  Métlie  les  gens  de 
ma  naissance.  Ou  voulut  suivre  la  nature,  et  m'apprendre  que  si  les 
besoins  des  sens  étaient  bornés,  ceux  du  cteur  l'étaient  encore  davan- 
tage. 

«  Ardasire  n'était  pas  plus  distioguée  de  mes  autres  femmes  par 
son  rang  que  par  mon  amour.  Elle  avait  une  fierté  mêlée  de  quelque 
chose  de  si  tendre ,  ses  sentiments  étaient  si  nobles ,  si  différents  de 
ceux  qu'une  complaisance  étemelle  met  dans  le  cœur  des  femmes 
d'Asie;  elle  avait  d'ailleurs  tant  de  beauté ,  que  mes  yeux  ne  virent 
qu'elle,  et  mon  cœur  ignora  les  autres. 

«  Sa  physionomie  était  ravissante  ;  sa  taille ,  son  air,  ses  grâces ,  le 
son  de  sa  voix,  le  charme  de  sesdiscours,  tout  m'enchantait.  Je  vou- 
lais toujours  l'entendre;  je  ne  me  lassais  jamais  de  la  voir.  Il  n'y  avait 
rien  pour  moi  de  si  parfait  dans  la  nature;  mon  imagination  ne  pou- 
vait me  dire  que  ce  que  je  trouvais  en  elle;  et  quand  je  pensais  au 
Iwnheur  dont  les  humains  peuvent  être  capables ,  je  voyais  toujours 
le  mien. 

«  Ma  naissance ,  mes  richesses ,  mon  âge ,  et  quelques  avantages 
personnels,  déterminèrent  le  roi  à  me  donner  sa  fille.  C'est  une  cou- 
tume inviolable  des  Mèdes,  que  ceux  qui  reçoivent  un  pareil  honneur 
renvoient  toutes  leurs  femmes.  Je  ne  vis  dans  cette  grande  alliance 
que  la  perte  de  ce  que  j'avais  dans  le  monde  de  plus  cher  ;  mais  il  me 
fallut  dévorer  mes  larmes,  et  montrer  de  la  gaieté.  Pendant  que  toute 
la  cour  me  félicitait  d'une  faveur  dont  elle  est  toujours  enivrée ,  Ar- 
dasire ne  demandait  point  à  me  voir;  et  moi  je  craignais  sa  présence, 
et  je  la  cherchais.  J'allai  dans  son  appartement;  j'étais  désolé.  «  Ar- 
dasire, lui  dis-je,  je  vous  perds...  »  Mais,  sans  me  faire  ni  caresses 
ni  reproches ,  sans  lever  les  yeux ,  sans  verser  de  larmes ,  elle  gard;» 
un  profond  silence;  une  pâleur  mortelle  paraissait  sur  son  visage,  et 
j'y  voyais  une  certaine  indignation  mêlée  de  désespoir. 

«  Je  voulus  l'embrasser;  elle  me  parut  glacée,  je  ne  lui  sentis  de 
mouvement  que  pour  échapper  de  mes  bras. 

'<  Ce  ne  fut  point  la  crainte  de  mourir  qui  me  fit  accepter  la  prin- 
cesse, et,  si  je  n'avais  tremble  iK)ur  Ardasire,  je  me  serais  sans  doute 
exposé  à  la  plus  affreuse  vengeance.  Maisqnand  jeme  représentais  que 


532  ARSACE  ET  ISMÉiNlE. 

mon  refus  serait  infailliblement  suivi  de  sa  mort,  mon  esprit  se  confon- 
dait, et  je  m'abandonnais  à  mou  malheur. 

«  Je  fus  conduit  dans  le  palais  du  roi ,  et  il  ne  me  fut  plus  permis 
d'en  sortir.  Je  vis  ce  lieu  fait  pour  l'abattement  de  tous  ,  et  les  déli- 
ces d'un  s€ul  ;  ce  lieu  où,  malgré  le  silence,  les  soupirs  de  l'amour 
sont  à  peine  entendus  ;  ce  lieu  où  régnent  la  tristesse  et  la  magnifi- 
cence ,  où  tout  ce  qui  est  inanimé  est  riaut ,  et  tout  ce  qui  a  de  la  vie 
est  sombre,  où  tout  semeutavec  le  maître,  et  tout  s'engourdit  avcclui. 

«  Je  fus  présenté  le  même  jour  à  la  princesse;  elle  pouvait  m'acca- 
bler  de  ses  regards ,  et  il  ne  me  lut  pas  permis  de  lever  les  miens. 
Étrange  effet  de  la  grandeur!  Si  ses  yeux  pouvaient  parler,  les  miens 
ne  pouvaient  répondre.  Deux  eunuques  avaient  un  poignard  à  la 
main  ,  prêts  à  expier  dans  mon  sang  l'affront  de  la  regarder. 

"  Quel  état  pour  un  cœur  comme  le  mien,  d'aller  porter  dans 
mon  lit  l'esclavage  de  la  cour,  suspendu  entre  les  caprices  et  les  dé- 
dains superbes;  de  ne  sentir  plus  que  le  respect ,  et  de  perdre  pour 
jamais  ce  qui  peut  faire  la  consolation  de  la  servitude  môme ,  la  dou- 
ceur d'aimer  et  d'être  aimé  ! 

«  Mais  quelle  fut  ma  situation  lorsqu'un  eunuque  de  la  princesse 
vint  me  faire  signer  l'ordre  de  faire  sortir  de  mon  palais  toutes  mes 
femmes!  'c  Signez,  me  dit-il  ;  sentez  la  douceur  dece  commandement  : 
«  je  rendrai  compte  à  la  princesse  de  votre  promptitude  à  obéir.  » 
Mon  visage  se  couvrit  de  larmes  ;  j'avais  commencé  d'écrire ,  et  je 
m'arrêtai.  »  De  grâce,  dis-je  à  l'eunuque,  attendez  ;  je  me  meurs...  — 
"  Seigneur,  me  dit-il,  ily  va  de  votre  tête  etde  la  mienne;  signez  :  nous 
«  commençons  à  devenir  coupables  -.  on  compte  les  moments;  je  de- 
«  vrais  être  de  retour.  »  Mamaùi  tremblante  ou  rapide  (car  mon  es- 
prit était  perdu)  traça  les  caractères  les  plus  funestes  que  je  pusse 
former. 

«  Mes  femmes  furent  enlevées  la  veille  de  mon  mariage  ;  mais  Ar- 
dasire ,  qui  avait  gagné  un  de  mes  eunuques ,  mit  une  esclave  de  sa 
taille  et  de  son  air  sous  ses  voiles  et  ses  habits,  et  se  cacha  dans  un 
lieu  secret.  Elle  avait  fait  entendre  à  l'eunuque  qu'elle  voulait  se  re- 
tirer parmi  les  prêtresses  des  dieux. 

«  Ardasire  avait  l'âme  trop  haute  pour  qu'une  loi  qui ,  sans  aucun 
sujet,  privait  de  leur  étatdes  femmes  légitimes,  pût  lui  paraître  faite 
pour  elle.  L'abus  du  pouvoir  ne  lui  faisait  point  respecter  le  pouvoir. 
Elle  appelait  de  cette  tyrannie  à  la  nature ,  et  de  son  impuissance  à 
sou  désespoir. 


ARSACE  ET  ISMÉNiE.  hSi 

«  La  cérémonie  du  mariage  se  fit  dans  le  palais.  Je  menai  la  prin- 
cesse dans  ma  maison.  Là,  les  concerts,  les  danses,  les  festins ,  tout 
parut  exprimer  une  joie  que  mon  cœur  était  bien  éloigné  de  sentir. 
«  La  nuit  étant  venue ,  toute  la  cour  nous  quitta.  Les  eunuiiues 
conduisirent  la  princesse  dans  son  appartement  :  hélas  !  c'était  celui 
où  j'avais  fait  tant  de  serments  à  Ardasire.  Je  me  retirai  dans  le  mien, 
plein  de  rage  et  de  désespoir. 

«  Le  moment  fixé  pour  l'hymen  arriva.  J'entrai  dans  ce  corridor, 
presque  inconnu  dans  ma  maison  même ,  par  où  l'amour  m'avait  con- 
duit tant  de  fois.  Je  marchais  dans  les  ténèbres,  seul,  triste ,  pensif, 
quand  tout  à  coup  un  flambeau  fut  découvert.  Ardasire,  un  poignard 
à  la  main,  parut  devant  moi.  «  Arsace,  dit-elle,  allez  dire  à  votre 
«  nouvelle  épouse  que  je  meurs  ici;  dites-lui  que  j'ai  disputé  votre 
«  cœur  jusqu'au  dernier  soupir.  »  Elle  allait  se  frapper;  j'arrêtai  sa 
inain.  «  Ardasire,  m'écriai-je,  quel  affreux  spectacle  veux-tu  me 
«donner!...»  et  lui  ouvrant  mes  bras  :  «  Commence  par  frapper 
"  celui  qui  a  cédé  le  premier  à  une  loi  barbare.  "  Je  la  vis  pâlir,  et  le 
poignard  lui  tomba  des  mains.  Je  l'embrassai ,  et  je  ne  sais  par  quel 
cliarme  mon  âme  sembla  se  calmer.  Je  tenais  ce  cher  objet  ;  je  me 
livrai  tout  entier  au  plaisir  d'aimer.  Tout,  jusqu'à  l'idée  de  mon 
malheur,  fuyait  de  ma  pensée.  Je  croyais  posséder  Ardasire;  et  il 
me  semblait  que  je  ne  pouvais  plus  la  perdre.  Étrange  effet  de  l'amoui .' 
mon  cœur  s'échauffait ,  et  mon  âme  devenait  tranquille. 

«  Les  paroles  d'Ardasire  me  rappelèrent  à  moi-même.  «  ArsitC", 
"  me  dit-elle ,  quittons  ces  lieux  infortunés ,  fuyons.  Que  craignons- 
«  nous.'  nous  savons  aimer  et  mourir...  —  Ardasire,  lui  dis-je,  je 
"  jure  que  vous  serez  toujours  à  moi  ;  vous  y  serez  comme  si  vous  ne 
"  sortiez  jamais  de  ces  bras  :  je  ne  me  séparerai  jamais  de  vous.  J'at- 
«  teste  les  dieux  que  vous  seule  ferez  le  bonheur  de  ma  vie...  Vous 
"  me  proposez  un  généreux  dessein  :  l'amour  me  l'avait  inspiré  :  il  me 
"  l'inspire  encore  par  vous;  vous  allez  voir  si  je  vous  aime.  » 

«  Je  la  quittai,  et,  plein  d'impatience  et  d'amour,  j'allai  partout  don- 
ner mes  ordres.  La  porte  de  l'appartement  de  la  princesse  fut  fermée. 
Je  pris  tout  ce  que  je  pus  emporter  d'or  et  de  pierreries.  Je  fis  pren- 
dre à  mes  esclaves  divers  chemins ,  et  partis  seul  avec  Ardasire  dans 
l'horreur  de  la  nuit,  espérant  tout,  craignant  tout,  perdant  quelque- 
lois  mon  audace  naturelle ,  saisi  par  toutes  les  passions ,  quelquefois  par 
les  remords  mêmes,  ne  sachant  si  je  suivais  mon  devoir,  ou  l'amour, 
qui  le  fait  oublier. 

45. 


534  ARSACE  ET  ISMENIE. 

»  Je  ne  vous  «lirai  point  les  périls  infinis  que  nous  courûmes.  Ar- 
«lasire,  malgré  la  l'ailjlesse  de  sou  sexe,  m'encourageait;  clic  était 
mourante ,  et  elle  me  suivait  toujours.  Je  fuyais  la  présence  des  hom- 
mes, car  tous  les  hommes  étaient  devenus  mes  ennemis  :  je  ne  cher- 
chais que  les  déserts.  J'arrivai  dans  ces  montagnes  qui  sont  remplies 
de  tigres  et  de  Uons.  La  présence  de  ces  animaux  me  rassurait.  «  Ce 
'<  n'est  point  ici ,  disais-je  à  .\rdasire ,  que  les  eunuques  de  la  princesse 
"  et  les  gardes  du  roi  de  Médie  viendront  nous  chercher.  »  Mais  en- 
fin les  bêtes  féroces  se  multiplièrent  tellement ,  que  je  commençai  à 
crauidre.  Je  faisais  tomber  à  coups  de  flèches  celles  qui  s'approchaient 
trop  près  de  nous  ;  car,  au  lieu  de  me  charger  des  choses  nécessaires 
à  la  vie,  je  m'étais  muni  d'armes  qui  pouvaient  partout  me  les  pro- 
curer. Pressé  de  toutes  parts ,  je  fis  du  feu  avec  des  cailloux ,  j'allumai 
du  bois  sec;  je  passais  la  nuit  auprès  de  ces  feux ,  et  faisais  du  bnnt 
avec  mes  armes.  Quelquefois  je  mettais  le  feu  aux  forêts ,  et  je  chas- 
sais devant  moi  ces  bêles  intimidées.  J'entrai  dans  un  pays  plus  ou- 
vert, et  j'a(hi[iirai  ce  vaste  silence  de  la  nature.  Il  me  représentait  ce 
temps  où  les  dieux  naquirent,  et  où  la  beauté  parut  la  première;  l'a- 
mour l'échaulla,  et  tout  fut  animé. 

'<  Enfin  nous  sortîmes  de  la  Médie.  Ce  fut  dans  une  cabane  de  pas- 
teurs que  je  me  crus  le  maître  du  monde ,  et  que  je  pus  dire  que  j'é- 
tais à  Ardasire,  et  qu'Ardasùe  était  à  moi. 

«  jN'ous  arrivâmes  dans  la  Margiane;  nos  esclaves  nous  y  rejoigjii- 
rent.  Là,  nous  vécûmes  à  la  campagne,  loin  du  monde  et  du  bruit. 
Charmés  l'un  de  l'autre ,  nous  nous  entretenions  de  nos  plaisirs  pré- 
sents et  de  nos  peines  passées. 

'<  Ardasire  me  racontait  quels  avaient  été  ses  sentiments  dans  tout 
le  temps  qu'on  nous  avait  arrachés  l'un  à  l'autre ,  ses  jalousies  pen- 
dant qu'elle  crut  que  je  ne  l'aimais  plus ,  sa  douleur  quand  elle  vit 
que  je  l'aimais  encore,  sa  fureur  contre  une  loi  barbare ,  sa  colère 
coutre  moi  qui  m'y  soumettais.  Elle  avait  d'abord  formé  le  dessein 
d'immoler  la  princesse;  elle  avait  rejeté  cette  idée  :  elle  aurait  trouvé 
<lu  plaisir  à  mourir  à  mes  yeux  ;  elle  n'avait  point  doute  que  je  ne 
fusse  attendri.  Quand  j'étais  dans  ses  bras,  disait-elle ,  quand  elle  me 
projwsa  de  quitter  ma  patrie ,  elle  était  déjà  sûre  de  moi. 

«  Ardasire  n'avait  jamais  été  si  heureuse;  elle  était  charmée.  Nous 
ne  vivions  point  dans  le  faste  de  la  Médie ,  mais  nos  mœurs  étaient 
plus  <louces.  Elle  voyait  dans  tout  ce  que  nous  avions  perdu  les  grands 
sacrifices  que  je  lui  avais  faits.  Elle  était  seule  avec  moi.  Dans  les  se- 


ARSACE  ET  ISMÉNIE.  535 

rails ,  dans  ces  lieux  de  délices ,  on  trouve  toujours  l'idée  d'une  i  ivale; 
et  lorsqu'on  y  jouit  de  ce  qu'on  aime,  plus  on  aime,  et  plus  on  est 
alarmé. 

«  Mais  Ardasire  n'avait  aucune  défiance  ;  le  cœur  était  assuré  du 
cœur.  Il  semble  qu'un  tel  amour  donne  un  air  riant  à  tout  ce  qui  nous 
entoure,  et  que,  parce  qu'un  objet  nous  plaît,  il  ordonne  à  toute  la 
nature  de  nous  plaire;  il  semble  qu'un  tel  amour  soit  cette  enfance  ai- 
mable devant  qui  tout  se  joue ,  et  qui  sourit  toujours. 

«  Je  sens  une  espèce  de  douceur  à  vous  parler  de  cet  beureux  temps 
de  notre  vie.  Quelquefois  je  perdais  Ardasire  dans  les  boi.s ,  et  je  la 
retrouvais  aux  accents  de  sa  voix  cbarmante.  Elle  se  parait  des  (leurs 
que  je  cueillais;  je  me  parais  de  celles  qu'elle  avait  cueillies.  Le  chant 
des  oiseaux ,  le  murmure  des  fontaines,  les  danses  et  les  concerts  de 
nos  jeunes  esclaves,  une  douceur  partout  répandue,  étaient  des  té- 
moignages continuels  de  notre  bonheur. 

»  Tantôt  Ardasire  était  une  bergère  qui ,  sans  parure  et  sans  or- 
nement ,  se  montrait  à  moi  avec  sa  naïveté  naturelle  ;  tantôt  je  la 
voyais  telle  qu'elle  était  lorsque  j'étais  enchanté  dans  le  sérail  de 
aiédie. 

■'  Ardasire  occupait  ses  femmes  à  des  ouvrages  charmants  :  elles 
filaient  la  laine  d'Hircanie  ;  elles  employaient  la  pourpre  de  Tyr.  Toute 
la  maison  goûtait  une  joie  naïve.  Nous  descendions  avec  plaisir  à  lé- 
galitéde  la  nature;  nous  étions  heureux,  et  nous  voulions  vivre  avec 
des  gens  qui  le  fussent.  Le  bonheur  faux  rend  les  hommes  durs  et 
superbes,  et  ce  bonheur  ne  se  communique  point;  le  vrai  bonheur 
les  rend  doux  et  sensibles,  et  ce  bonheur  se  partage  toujours. 

«  Je  me  souviens  qu'Ardasire  fit  le  mariage  d'une  de  ses  favorites 
avec  un  de  mes  affranchis.  L'amour  et  la  jeunesse  avaient  formé 
cet  hymen.  La  favorite  dit  à  Ardasire  :  «  Ce  jour  est  aussi  le  prc- 
«  mier  jour  de  votre  byménée.  —  Tous  les  jours  de  ma  vie,  répon- 
"  dit-elle ,  seront  ce  premier  jour.  » 

><  Vous  serez  peut-être  surpris  qu'exilé  et  proscrit  ne  la  Slédic, 
n'ayanteu  qu'un  moment  pour  me  préparer  à  partir,  ne  pou  vaut  empor- 
ter que  l'argent  et  les  pierreries  qui  se  trouvaient  sous  ma  main ,  je 
pusse  avoir  assez  de  richesses  dans  la  Margiane  pour  y  avoir  un  jui- 
lais ,  un  grand  nombre  de  domestiques ,  et  toutes  sortes  de  conniio- 
dités  pour  la  vie.  J'en  fus  surpris  moi-même,  et  je  le  suis  encore, 
l'ar  une  fatalité  que  je  ne  saurais  vous  expliquer,  je  ne  voyais  au- 
cune ressource,  et  j'en  trouvais  partout.  L'or,  les  pierreries,  les  bi- 


536  ARSACE  ET   ISMÉNIE. 

ioux,  semblaient  se  présentera  moi.  C'étaient  des  liasards,  me  di- 
rez-vous.  Mais  des  hasards  si  réitérés ,  et  perpétuellement  les  mômes  ; 
ne  pouvaient  guère  être  des  hasards.  Ardasire  crut  d'abord  que  je 
voulais  la  surprendre ,  et  que  j'avais  porté  des  richesses  qu'elle  ne 
connaissait  pas.  Je  crus  à  mon  tour  qu'elle  en  avait  qui  m'étaient  in- 
connues. Mais  nous  vîmes  bien  l'un  et  l'autre  que  nous  étions  dans 
l'erreur.  Je  trouvai  plusieurs  fois  dans  ma  chambre  des  rouleaux  oii 
il  y  avait  plusieurs  centahies  de  doriques  ;  Ardasire  trouvait  dans  la 
sienne  des  boîtes  pleines  de  pierreries.  Un  jour  que  je  me  promenais 
dans  mon  jardin,  un  petit  coffre  plein  de  pièces  d'or  parut  à  mes 
yeux ,  et  j'en  aperçus  un  antre  dans  le  creux  d'un  chêne ,  sous  lequel 
j'allais  ordinairement  me  reposer.  Je  passe  le  reste.  J'étais  sûr  qu'il 
n'y  avait  pas  dans  la  Médie  un  seul  homme  qui  eût  quelque  connais- 
sance du  lieu  où  je  m'étais  retiré  ;  et  d'ailleurs  je  savais  que  je  n'a- 
vais aucun  secours  à  attendre  de  ce  côté-là.  Je  me  creusais  la  tête 
pour  pénétrer  d'où  me  venaient  ces  secours;  toutes  les  conjectures 
que  je  faisais  se  détruisaient  les  unes  les  autres.  » 

«  On  fait ,  dit  Aspar,  en  interrompant  Arsace ,  des  contes  merveil- 
leux de  certains  génies  puissants  qui  s'attachent  aux  hommes ,  et 
leur  font  de  grands  biens.  Rien  de  ce  que  j'ai  ouï  dire  là-dessus  r  a 
fait  impression  sur  mon  esprit  ;  mais  ce  que  j'entends  m'étonne  da- 
vantage :  vous  dites  ce  que  vous  avez  éprouvé ,  et  non  pas  ce  que 
«  vous  avez  oui  dire.  " 

«  Soit  que  ces  secours ,  reprit  Arsace ,  fussent  humains  ou  surna- 
turels, il  est  certain  qu'ils  ne  me  manquèrent  jamais ,  et  que,  de  la 
môme  manière  qu'une  infinité  de  gens  trouvent  partout  la  misère, 
je  trouvai  partout  les  richesses;  et,  ce  qui  vous  surprendra,  elles 
venaient  toujours  à  point  nommé  :  je  n'ai  jamais  vu  mon  trésor  près 
de  finir  qu'un  nouveau  n'ait  d'abord  reparu ,  tant  l'intelligence  qui 
veillait  sur  nous  était  attentive.  Il  y  a  plus  ;  ce  n'étaient  pas  seulement 
nos  besoins  qui  étaient  prévenus ,  mais  souvent  nos  fantaisies.  Je 
n'aime  guère,  ajouta-t-il,  à  dire  des  choses  merveilleuses  :  je  vous 
dis  ce  que  je  suis  forcé  de  croire,  et  non  pas  ce  qu'il  faut  que  vous 
croyiez. 

«  La  veille  du  mariage  de  la  favorite,  un  jeune  homme,  beau 
comme  l'Amour,  vint  me  porter  un  panier  de  très-beau  fruit.  Je  lui 
donnai  quelques  pièces  d'argent;  il  les  prit,  laissa  le  panier,  et  ne 
parut  plus.  Je  portai  le  panier  à  Ardasire;  je  le  trouvai  plus  pesant 
que  je  ne  pensais.  Nous  mangeâmes  le  fruit ,  et  nous  trouvâmes  «pic 


ARSACE  ET  ISiMÉME.  537 

le  fond  était  plein  <le  dariques.  «  C'est  le  génie ,  dit-on  dans  toute  la 
«  maison ,  qui  a  apporté  un  trésor  ici  pour  les  dépenses  des  noces.  " 

«  Je  suis  convaincue,  disait  Ardasire  ,  que  c'est  un  génie  qui  fait 
"  ces  prodiges  en  notre  faveur.  \u\  intelligences  supérieures  à  nous , 
«  rien  ne  doit  être  plus  agréable  que  l'amour  :  l'amour  seul  a  une 
«  perfection  qui  peut  nous  élever  jusqu'à  elles.  Arsace,  c'est  un  gé- 
«  nie  qui  connaît  mon  cœur,  et  qui  voit  à  quel  point  je  vous  aime. 
«  Je  voudrais  le  voir,  et  qu'il  pût  me  dire  à  quel  point  vous  m'ai- 
«  mez.  » 

«  Je  reprends  ma  narration. 

«  La  passion  d'Ardasire  et  la  mienne  prirent  des  impressions  de  no- 
tre différente  éducation  et  de  nos  différents  caractères.  Ardasire  ne 
respirait  que  pour  aimer;  sa  passion  était  sa  vie;  toute  son  âme  était 
de  l'amour.  Il  n'était  pas  en  elle  de  m'aimer  moins;  elle  ne  pouvait 
non  plus  m'aimer  davantage.  ÎNIoi ,  je  parus  aimer  avec  plus  d'empor- 
tement ,  parce  qu'il  semblait  que  je  n'aimais  pas  toujours  de  m{me. 
Ardasire  seule  élait  capable  de  m'occuper  ;  mais  il  y  eut  des  choses 
qui  purent  me  distraire.  Je  suivais  les  cerfs  dans  les  forêts ,  et  j'allais 
combattre  les  bêtes  féroces. 

«  Bientôt  je  m'imaginai  que  je  menais  une  vie  trop  obscure.  Je  me 
trouve,  disais-je,  dans  les  États  du  roi  de  Margiane  :  pourquoi  n'i- 
rais-je  point  à  la  cour.'  La  gloire  de  mon  père  venait  s'offrir  à  mon 
esprit.  C'est  un  poids  bien  pesant  qu'un  grand  nom  à  soutenir,  quand 
les  vertus  des  hommes  ordinaires  sont  moins  le  terme  où  il  faut  s  ar- 
rêter que  celui  dont  on  doit  partir  !  Il  semble  que  les  engagements 
que  les  autres  prennent  pour  nous  soient  plus  forts  que  ceux  que 
nous  prenons  nous-mêmes.  Quand  j'étais  en  Médie ,  disais-je ,  il  fal- 
lait que  je  m'abaissasse ,  et  que  je  cachasse  avec  plus  de  soin  mes  ver- 
tus que  mes  vices.  Si  je  n'étais  pas  esclave  de  la  cour,  je  l'étais  de 
sa  jalousie.  Mais  à  présent  que  je  me  vois  maître  de  moi ,  que  je  suis 
indépendant ,  parce  que  je  suis  sans  patrie ,  libre  au  milieu  des  forêts 
comme  les  lions,  je  commencerai  à  avoir  une  âme  commune  si  je 
reste  un  homme  commun. 

«  Je  m'accoutumai  peu  à  peu  à  ces  idées.  Il  est  attaché  à  la  nature 
qu'à  mesure  que  nous  sommes  heureux  nous  voulons  l'être  davan- 
tage. Dans  la  félicité  même  il  y  a  des  impatiences.  C'est  que,  comme 
notre  esprit  est  une  suite  d'idées ,  notre  cœur  est  une  suite  de  désirs. 
Quand  nous  sentons  que  notre  bonheur  ne  peut  plus  s'augmenter, 
nous  voulons  lui  donner  une  modification  nouvelle.  Quelquefois  mon 


538  ARSACE  ET  ISMÉNIE. 

ambition  était  irritée  par  mon  amour  même  •  j'espérais  que  je  serais 
plus  digne  d'Ardasire ,  et ,  malgré  ses  prières ,  malgré  ses  larmes ,  je 
la  quittai. 

«  Je  ne  vous  dirai  point  l'affreuse  violence  que  je  me  fis.  Je  fus  cent 
fois  sur  le  point  de  revenir.  Je  voulais  m'aller  jeter  aux  genoux  d'Ar- 
dasire; mais  la  honte  de  me  démentir,  la  certitude  que  je  n'aurais 
plus  la  force  de  me  séparer  d'elle ,  l'Iiabitude  que  j'avais  prise  de 
commander  à  mon  cœur  des  choses  difficiles ,  tout  cela  me  fit  conti- 
nuer mon  chemin. 

'<  Je  fus  reçu  du  roi  avec  toutes  sortes  de  distinctions.  A  peine 
eus-jele  temps  de  m'apercevoir  que  je  fusse  étranger.  J'étais  de  ton- 
tes les  parties  de  plaisir;  il  me  préféra  à  tous  ceux  de  mon  âge,  et  il 
n'y  eut  point  de  rang  ni  de  dignité  que  je  ne  pusse  espérer  dans  la 
Margiane. 

«  J'eus  bientôt  une  occasion  ée  justifier  sa  faveur.  La  cour  de  Mar- 
giane vivait  depuis  longtemps  dans  une  profonde  paix.  Elle  apprit 
qu'une  multitude  infinie  de  barbares  s'était  présentée;  sur  la  fron- 
tière ,  qu'elle  avait  taillé  en  pièces  l'armée  qu'on  lui  avait  opposée  , 
et  qu'elle  marchait  à  grands  pas  vers  la  capitale.  Quand  la  ville  aurait 
été  prise  d'assaut,  la  cour  ne  serait  i)as  tombée  dans  une  plus  alTreiise 
consternation.  Ces  gens-là  n'avaient  jamais  connu  que  la  prospérité, 
ils  ne  savaient  pas  distinguer  les  malheurs  d'avec  les  malheurs,  et 
ce  qui  peut  se  rétablir  d'avec  ce  qui  est  irréparable.  On  assembla  a 
la  hâte  un  conseil  ;  et ,  comme  j'étais  auprès  du  roi ,  je  fus  de  ce  con- 
seil. Le  roi  était  [lerdu,  et  ses  conseillers  n'avaient  plus  de  sens.  Il 
était  clair  qu'il  était  impossible  de  les  sauver,  si  on  ne  leur  rendait 
le  courage.  Le  premier  ministre  ouvrit  les  avis.  Il  i)roposa  de  faire 
sauver  le  roi,  et  d'envoyer  au  général  ennemi  les  clefs  de  la  ville.  11 
allait  dire  ses  raisons,  et  tout  le  conseil  allait  les  suivre.  Je  me  levai 
pendant  qu'il  parlait,  et  je  lui  tins  ce  discours  :  «  Si  tu  dis  encore  un 
"  mot ,  je  te  tue.  11  ne  faut  pas  qu'un  roi  magnanime  et  tous  les  bra- 
«  ves  gens  qui  sont  ici  perdent  un  temps  précieux  à  écouter  tes  là- 
«  ches  conseils.  »  Et  me  tournant  vers  le  roi  :  «  Seigneur,  un  grand  État 
«  ne  tombe  pas  d'un  seul  coup.  Vous  avez  une  infinité  de  ressources  ; 
'<  et  quand  vous  n'en  aurez  [dus,  vous  délibérerez  avec  cet  homme 
«  si  vous  devez  mourir,  ou  suivre  de  lâches  conseils.  Amis,  je  jure 
«  avec  vous  que  nous  défendrons  le  roi  jusqu'au  dernier  soui)ir.  Sui- 
"  vons-le,  armons  le  peuple,  et  faisons-lui  part  de  notre  courage.  >■ 
"  Ou  se  mil  en  défense  dans  la  ville,  et  je  me  saisis  d'un  poste  au 


ARSACE  ET    ISMEME.  539 

ileliors  avec  une  Iroiipc  de  gens  ;l'élite,  composée  de  .Margiens  et  de 
quelques  braves  gens  qui  étaient  à  moi.  Nous  battîmes  plusieurs  de 
leurs  partis.  Un  corps  de  cavalerie  einpêcliait  qu'on  ne  leur  envoyât 
des  vivres.  Us  n'avaient  point  de  machines  pour  (aire  le  siège  de  la 
ville.  Notre  corps  d'armée  grossissait  tous  les  jours.  Ils  se  retirèrent, 
et  la  Margiane  fut  délivrée. 

'i  Dans  le  bruit  et  le  tumulte  de  cette  cour,  je  ne  goûtais  que  de 
fausses  joies.  Ardasire  me  manquait  partout,  et  toujours  mon  co'ur 
se  tournait  vers  elle.  J'avais  connu  mon  bonheur,  et  je  l'avais  fui; 
favais  quitté  des  plaisirs  réels ,  pour  cherclier  des  erreurs. 

■•  Ardasire,  depuis  mon  départ,  n'avait  point  eu  de  sentiment  qui 
n'eût  d'abord  été  combattu  par  un  autre.  Elle  avait  toutes  les  pas- 
.sions;  elle  n'était  contente  d'aucune.  Elle  voulait  se  taire,  elle  vou- 
lait se  plaindre;  elle  prenait  la  plume  pour  m'écrire ,  le  dépit  lui  fai- 
sait changer  de  pensées;  elle  ne  pouvait  se  résoudre  à  me  marquer  de 
la  sensibilité,  encore  moins  de  l'indifférence;  mais  enfin  la  douleur 
de  son  àme  fixa  ses  résolutions ,  et  elle  m'écrivit  cette  lettre  : 

"  Si  vous  aviez  gardé  dans  votre  cœur  le  moindre  sentiment  de 
»  pitié ,  vous  ne  m'auriez  jamais  quittée  ;  vous  auriez  répondu  à  un 
»  amour  si  tendre,  et  respecté  nos  malheurs;  vous  m'auriez  sacrifie 
«  des  idées  vaines,  cruel!  vous  croiriez  perdre  quelque  chose  en  per- 
»  dant  un  cœur  qui  ne  brûle  que  pour  vous.  Comment  pouvez-vous 
<t  savoir  si ,  ne  vous  voyant  plus ,  j'aurai  le  courage  de  soutenir  la  vie. ' 
'<  Et  si  je  meurs ,  barbare ,  pouvez-vous  douter  que  ce  ne  soit  par 
«A'ousPO  dieux,  par  vous,Arsacc!  Mon  amour,  si  industrieux  a 
"  s'affliger,  ne  m'avait  jamais  fait  craindre  ce  genre  de  supplice.  Je 
■•  croyais  que  je  n'aurais  jamais  à  pleurer  que  vos  malheurs  ,  et  que 
"  je  serais  toute  ma  vie  insensible  sur  les  miens...  ■ 

'<  Je  ne  pus  lire  cette  lettre  sans  verser  des  larmes.  Mon  cœur  hit 
saisi  de  tristesse ,  et  au  sentiment  de  pitié  se  joignit  un  cruel  remords 
de  faire  le  malheur  île  ce  que  j'aimais  plus  que  ma  vie. 

«  11  me  vint  dans  l'esprit  d'engager  Ardasire  a  venir  a  la  cour  :  je 
ne  restai  sur  cette  idée  qu'un  moment. 

"  La  cour  de  >Iargiane  est  presque  la  seule  d'\sie  où  les  femmes 
ne  sont  point  séparées  du  commerce  des  hommes.  Le  roi  était  jeune  -. 
je  pensai  qu'il  pouvait  tout ,  et  je  pensai  qu'il  pouvait  aimer.  Ardasire 
aurait  pu  lui  plaire ,  et  cette  idée  était  pour  moi  plus  effrayante  que 
mille  morts. 


5«0  ARSACE  ET  ISMliNIE, 

«  Je  n'avais  d'aiilre  parti  à  prendre  que  de  retourner  auprès  d'elle. 
Vous  serez  étonné  quand  vous  saurez  ce  qui  m'arrêta. 

"  J'attendais  à  tout  moment  des  marques  brillantes  de  la  recon- 
naissance du  roi.  Je  m'imaginai  que,  paraissant  aux  yeux  d'Ardasire 
avec  un  nouvel  éclat,  je  me  justifierais  plus  aisément  auprès  d'elle. 
ie  pensai  qu'elle  m'en  aimerait  plus,  et  je  goûtais  d'avance  le  plaisir 
li'aller  porter  ma  nouvelle  fortune  à  ses  pieds. 

"  Je  lui  appris  la  raison  qui  me  faisait  différer  mon  départ;  et  ce 
fut  cela  môme  qui  la  mit  au  désespoir. 

«  Ma  faveur  auprès  du  roi  avait  été  si  rapide,  qu'on  l'attribua  au 
goût  que  la  princesse,  sœur  du  roi ,  avait  paru  avoir  pour  moi.  C'est 
une  de  ces  choses  que  l'on  croit  toujours  lorsqu'elles  ont  été  dites 
une  fois.  Un  esclave  qu'Ardasire  avait  mis  auprès  de  moi  lui  écrivit 
ce  qu'il  avait  entendu  dire.  L'idée  d'une  rivale  fut  désolante  pour  elle. 
Ce  fut  bien  pis  lorsqu'elle  apprit  les  actions  que  je  venais  de  faire. 
Elle  ne  douta  point  que  tant  de  gloire  ne  dût  augmenter  l'amour. 
<i  Je  ne  suis  point  princesse ,  disait-elle  dans  son  indignation  ;  mais 
«  je  sens  bien  qu'il  n'y  en  a  aucune  sur  la  terre  que  je  croie  mériter 
<<  que  je  lui  cède  un  cœur  qui  doit  être  à  moi;  et,  si  je  l'ai  fait  voir 
"  en  .Médie ,  je  le  ferai  vpir  en  Margiane.  ■» 

•<  Après  mille  pensées  elle  se  fixa,  et  prit  cette  résolution  : 

«  Elle  se  défit  de  la  plupart  de  ses  esclaves ,  en  choisit  de  nou- 
veaux ,  envoya  meubler  un  palais  dans  le  pays  des  Sogdiens ,  se  dé- 
guisa ,  prit  avec  elle  des  eunuques  <|ui  ne  m'étaient  pas  connus ,  vint 
secrètement  à  la  cour.  Elle  s'aboucha  avec  l'esclave  qui  lui  était  af- 
fidé,  et  prit  avec  lui  des  mesures  pour  m'enlever  dès  le  lendemain. 
Je  devais  aller  me  baigner  dans  la  rivière.  L'esdave  me  mena  dans 
nn  endroit  du  rivage  où  Ardasire  m'attendait.  J'étais  à  peiue  désha- 
billé ,  qu'on  me  saisit  ;  on  jeta  sur  mol  une  robe  de  femme  ;  on  me 
fit  entrer  dans  une  litière  fermée  :  on  marcha  jour  et  nuit.  Nous 
eûmes  bientôt  quitté  la  Margi;ïne,  et  nous  arrivâmes  dans  le  pays 
des  Sogdiens.  On  m'enferma  dans  un  vaste  palais  :  on  me  faisait  en- 
tendre que  la  princesse,  qu'on  disait  avoir  du  goût  pour  moi,  m'a- 
vait fait  enlever,  et  conduire  secrètement  dans  \mc  terre  de  son 
apanage. 

..  Ardasire  ne  voulait  point  être  connue ,  ni  que  je  fusse  connu  •. 
elle  cherchait  à  jouir  de  mon  erreur.  Tous  ceux  qui  n'étaient  pas  du 
secietla  prenaient  pour  la  princesse.  Mais  un  homme  enfermé  dans 
.V)n  palais  aurait  démenti  si»n  caractère.  On  nie  laissa  donc  mes  ha- 


ARSACE  LT  ISMEME.  5il 

bits  de  femme ,  et  ou  crat  que  j'étais  une  lille  nouvellement  achetée , 
et  destinée  à  la  servir. 

«  J'étais  dans  ma  dix-septième  année.  On  disait  que  j'avais  toute 
la  fraîcheur  de  la  jeunesse,  et  on  me  louait  sur  ma  beauté,  comme 
si  j'eusse  été  une  fille  du  palais. 

«  Ardasire ,  qui  savait  que  la  passion  pour  la  gloire  m'avait  déter- 
miné à  la  quitter,  songea  a  amollir  mou  courage  par  toutes  sortes  de 
moyens.  Je  fus  mis  entre  les  mains  de  deux  eunuques.  On  passait 
les  journées  à  me  parer;  on  composait  mon  teint;  on  me  baignait;  on 
versait  sur  moi  les  essences  les  plus  délicieuses.  Je  ne  sortais  jamais 
de  la  maison  ;  on  m'apprenait  a  travailler  moi-même  à  ma  parure  ; 
et  surtout  ou  voulait  m'accoutumer  à  cette  obéissance  sous  laquelle 
les  femmes  sont  abattues  dans  les  grands  sérails  d'Orient. 

"  J'étais  indigné  de  me  voir  traité  ainsi.  11  n'y  a  rien  que  je  n'eusse 
osé  pour  rompre  mes  chaînes  ;  mais ,  me  voyant  sans  armes ,  entouré 
de  gens  qui  avaient  toujours  les  yeux  sur  moi ,  je  ne  craignais  pas 
d'entrepreiKlre ,  mais  de  manquer  mon  entreprise.  J'espérais  que 
dans  la  suite  je  serais  moins  soigneusement  gardé ,  que  je  pourrais 
corrompre  quelque  esclave ,  et  sortir  de  ce  séjour,  ou  mourir. 

<'  Je  l'avouerai  même,  uneespècede  curiosité  de  voirie  dénouement 
de  tout  ceci  semblait  ralentir  mes  pensées.  Dans  la  honte ,  la  dou- 
leur, et  la  confusion ,  j'étais  surpris  de  n'en  avoir  pas  davantage. 
Mon  àme  formait  des  projets  ;  ils  finissaient  tous  par  un  certain  trou- 
ble ;  un  charme  secret ,  une  force  inconnue ,  me  retenaient  dans  ce 
palais. 

«  La  feinte  princesse  était  toujours  voilée ,  et  je  n'entendais  jamais 
sa  voix.  Elle  passait  presque  toute  la  journée  à  me  regarder  par  une 
jalousie  pratiquée  à  ma  chambre.  Quelquefois  elle  me  faisait  venir  a 
son  appartement.  Là,  ses  filles  chantaient  les  airs  les  plus  tendres  : 
il  me  semblait  que  tout  exprimait  son  anour.  Je  n'étais  jamais  assez 
près  d'elle  ;  elle  n'était  occupée  que  de  moi  ;  il  y  avait  toujours  quel- 
que chose  a  racconunoder  à  ma  pamre  :  elle  défaisait  mes  cheveux 
pour  les  arranger  encore  ;  elle  n'était  jamais  contente  de  ce  qu'elle 
avait  fait. 

n  Un  jour  on  vint  me  diie  qu'elle  me  permettait  de  venir  la  voir. 
Je  la  trouvai  sur  un  sofa  de  pourpre  :  ses  voiles  la  couvraient  en- 
core; sa  tète  était  mollement  i>enchée  ,  et  elle  semblait  être  dans  une 
douce  langueur.  J'approchai,  cl  une  de  ses  femmes  me  parla  ainsi  : 
«  L'amour  vous  favorise;  c'est  lui  qui  sous  ce  déguisement  vous  a 

HONTESQLIEC.  46 


542  ARSACE  ET  ISMÉNIE. 

<  lait  venir  ii  i.  La  jn  incesse  vous  aime  :  tous  Icô  cœurs  lui  seraient 
"  soumis,  et  elle  ne  vent  qne  le  vôtre.  » 

«  Comment ,  dis-jc  en  soupirant ,  pourrais-je  tlonner  un  cœur  qui 
'<  n'est  pas  à  moi  ?  Ma  chère  Ardasire  en  est  la  maîtresse  ;  elle  la  sera 
«  toujours.  » 

«  Je  ne  vis  puint  iju'Ardasire  marquât  d'émotion  à  ces  iraroles  ; 
mais  elle  m'a  dit  depuis  qu'elle  n'a  jamais  senti  une  si  grande  joie. 

<(  Téméraire  !  me  dit  cette  fem.me ,  la  princesse  doit  être  offensée 
"  comme  les  dieux  ,  lorsqu'on  est  assez  malheureux  pour  ne  pas  les 
"  aimer.  » 

«  Jelui  rendrai,  répondis-je,  toutes  sortes  d'hommages;  mon  respect, 
»  ma  reconnaissance  ne  finiront  jamais  :  mais  le  destin  ,  le  cruel  destin 
«  ne  me  permet  point  de  l'aimer.  Grande  princesse ,  ajoutai-jeen  me 
«  jetant  à  ses  gaioux ,  je  vous  conjure  par  votre  gloire  d'oublier  un 
«  liomme  qui,  par  un  amour  éternel  pour  une  autre ,  ne  sera  jamais 
»  digne  de  vous.  » 

«  J'entendis  qu'elle  jeta  un  profond  soupir  :  je  ciiis  m' apercevoir 
ijue  son  visage  était  couvert  de  lamies.  Je  me  reprochais  mon  in- 
sensibilité; j'aurais  voulu  (  ce  que  je  ne  trouvais  pas  possible)  être 
lidèle  à  mon  amour,  et  ne  pas  désespérer  le  sien. 

'  On  me  ramena  dans  mon  appartement  ;  et ,  quelques  jours  après , 
je  reçus  ce  billet ,  écrit  d'une  main  qui  m'était  inconnue  : 

"  L'amour  de  la  princesse  est  violent ,  mais  il  n'est  pas  tyrannique  : 
"  elle  ne  se  plaindra  ptis  même  de  vos  refus,  si  vous  lui  faites  voir 
«  qu'ils  sont  légitimes.  Venez  donc  lui  apprendre  les  raisons  que 
"  vous  avez  pour  être  si  fidèle  à  cette  Ardasire.  >• 

«  Je  fus  reconduit  auprès  d'elle.  Je  lui  racontai  toute  l'histoire  de 
ma  vie.  Lorsque  je  lui  parlais  démon  amour,  je  l'entendais  soupirer. 
Elle  tenait  ma  main  dans  la  sienne,  et  dans  ces  moments  touchants 
elle  la  serrait  malgré  elle. 

«  Recommencez ,  me  disait  une  de  ses  femmes ,  à  cet  endroit  oii 
«  vous  fûtes  si  désespéré,  lorsque  le  roi  de  Médie  vous  donna  sa  fille. 
«  Redites- nous  les  craintes  que  vous  eûtes  pour  Ardasire  dans  votre 
<•  fuite,  l'arlez  à  la  princesse  des  plaisirs  que  vous  goûtiez  lorsque 
■<  vous  étiez  dans  votre  solitude  chez  les  Margiens.  » 

'<  Je  n'avais  jamais  dit  toutes  les  circonstances  :  je  répétais,  et  elle 
croyait  apprendre  ;  je  finissais,  et  elle  s'imaginait  que  j'allais  com- 
mencer. 


ARSACE  ET  ISMÉME.  b\3 

«  Le  lendemain  je  reçus  ce  billet  ; 

«  Je  compreiwls  bien  voire  amour,  et  n'exij^c  poiiil  que  ^olls  me 
«  le  sacrifiiez.  Mais  ôles-vous  sur  que  cette  Anlasire  vous  aime  eii- 
«  core?  Peut-être  refusez-vous  pour  une  ingrate  le  cœur  d'une  priu- 
«  cesse  qui  vous  adore.  » 

«  Je  fis  cette  réponse  : 

"  Ardasire  m'aime  à  un  tel  point  que  je  ne  saurais  demander  aux 
■  dieux  qu'ils  augmentent  son  amour.  Hélas!  peut-être  qu'elle  m'a 

trop  aimé.  Je  me  souviens  d'une  lettre  quelle  m'écrivit  quelque; 
"  temps  après  que  je  l'eus  quillée.  Si  vous  aviez  vu  les  expressions 
•>  terribles  et  tendres  de  sa  douleur,  vous  en  auriez  été  touchée.  Je 
<'  crains  que ,  pendant  que  je  suis  retenu  dans  ces  lieux  ,  le  désespoir 
<<  de  ra'avoir  perdu ,  et  son  dégoût  pour  la  vie  ,  ne  lui  lassent  prejidre 
'<  une  résolution  qui  me  mettrait  au  tombeau.  » 

«  Elle  me  fit  celte  réponse  .• 

«  Soyez  heureux  ,  .\rsace,  et  donnez  tout  voire  amour  à  la  beauté 
«  qui  vous  aime  :  pour  moi,  je  ne  veux  que  votre  amitié.  » 

"  Le  lendemain  je  fus  reconduit  dans  son  appartement.  La, je  sentis 
fout  ce  qui  peut  porter  à  la  volupté.  On  avait  répandu  dans  la  cham- 
bre les  parfums  les  plus  agréables.  Elle  était  sur  un  lit  qui  n'étail 
fermé  que  par  des  guirlandes  de  fleiirs  :  elle  y  paraissait  languissam- 
nient  couchée.  Elle  me  tendit  la  main,  et  me  tiX  asseoir  auprès  d'elle. 
Tout,  jusqu'au  voile  qui  lui  couvrait  le  visage,  avait  de  la  grâce.  Je 
voyais  la  forme  de  son  beau  corps.  Une  simple  toile  qui  se  mouvait 
sur  elle  me  faisait  tour  à  tour  [lerdre  et  trouver  d  s  beautés  ravissan- 
tes. Elle  remarqua  que  mes  yeux  étaient  occupés;  et  quand  elle  les 
vit  s'enflammer,  la  toile  sembla  s'ouvrir  d'elle-même  :  je  \is  tous  les 
trésorsd'une  beauté  divine.  Uans  te  moment  elle  me  serra  la  main  ; 
mes  yeux  errèrent  partout. 

«  Il  n'y  a  ,  m'écriai-je ,  que  ma  clière  .\rdasire  qui  soit  aussi  belle  ; 
«  mais  j'atteste  les  dieux  (|ue  ma  IMélité...  "  Elle  se  jeta  à  mon  cou, 
et  me  serra  dans  ses  bras.  Tout  d'un  coup  la  chambre  s'ob.scurcit , 
son  voile  s'ouvrit;  elle  me  donna  un  baiser.  Je  fus  tout  hors  de  moi. 
Une  flamme  subite  coula  dans  mes  veines,  et  échauffa  tnis  mes  sens 
L'idée  d'Ardasire  .s'éloigna  de  moi.  Un  reste  de  souvenir...  mais  il 
ue  me  paraissait  qu'iu)  songe...  J'allais...  j'allais  la  préférer  à  clic- 


544  ARSACE  ET  ISMÉNIE. 

même.  Déjà  j'avais  porté  mes  mains  sur  son  sein  ;  elles  couraient  ra- 
pidement partout  :  l'amour  ne  se  montrait  que  par  sa  fureur;  il  se 
précipitait  à  la  victoire;  un  moment  de  plus,  et  Ardasire  ne  pou- 
vait pas  se  défendre  :  lorsque  tout  à  coup  elle  fit  un  effort  ;  elle  fut 
secourue ,  elle  se  déroba  de  moi ,  et  je  la  perdis. 

'<■  Je  retournai  dans  mon  appartement ,  surpris  moi-même  ds  mon 
inconstance.  Le  lendemain  on  entra  dans  ma  chambre,  on  me  ren- 
dit les  habits  de  mon  sexe,  et  le  soir  on  me  mena  chez  cdle  dont 
l'idée  m'enchantait  encore.  J'approchai  d'elle,  je  me  mis  à  ses  ge- 
noux ;  et ,  transporté  d'amour,  je  parlai  de  mon  bonheur,  je  me 
plaignis  de  mes  propres  refus,  je  demandai,  je  promis,  j'exigeai, 
j'osai  tout  dire ,  je  voulus  tout  voir,  j'allais  tout  entreprendre.  Mais 
je  trouvai  un  changement  étrange  :  elle  me  parut  glacée  ;  et  lorsqu'elle 
m'eut  assez  découragé,  qu'elle  eut  joui  de  tout  mon  embarras,  elle 
me  parla,  et  j'entendis  sa  voix  pour  la  première  fois  :  «  Ne  voulez- 
<t  vous  point  voir  le  visage  de  celle  que  vous  aimez  ?. . .  »  Ce  son  de  voix 
me  frappa  :  je  restai  immobile;  j'espérai  que  ce  serait  Ardasire,  et 
je  le  craignis  :  «  Découvrez  ce  bandeau,  »  me  dit-elle.  Je  le  fis, 
et  je  vis  le  visage  d' Ardasire.  Je  voulus  parler,  et  ma  voix  s'arrêta. 
L'amour,  la  surprise,  la  joie ,  la  honte,  toutes  les  passions  me  saisirent 
tour  à  tour.  «  Vous  êtes  Ardasire?  lui  dis-je.  —  Oui,  perfide,  ré- 
X  pondit-elle,  je  la  suis.  —  Ardasire,  lui  dis-je  d'une  voix  eutre- 
«  coupée,  pourquoi  vous  jouez-vous  ainsi  d'un  malheureux  amour?  » 
Je  voulus  l'embrasser.  «  Seigneur,  dit-elle,  je  suis  à  vous.  Hélas! 
«  j'avais  espéré  de  vous  revoir  plus  fidèle.  Contentez-vous  de  com- 
"  mander  ici.  Punissez  moi,  si  vous  voulez,  de  ce  que  j'ai  fait... 
«  Arsace,  ajouta-t-elle  en  pleurant,  vous  ne  le  méritez  pas.  » 

«  Ma  chère  Ardasire,  lui  dis-je,  pourquoi  me  désespérez-vous? 
«  Auriez-vous  voulu  que  j'eusse  été  insensible  à  des  charmes  que  j'ai 
«  toujours  adorés  ?  Comptez  que  vous  n'êtes  pas  d'accord  avec  vous- 
«  même.  N'était-ce  pas  vous  que  j'aimais?  Ne  sont-cepas  ces  beautés 
«  qui  m'ont  toujours  charmé?  —  Ah  !  dit-elle,  vous  auriez  aimé  une 
«  autre  que  moi.  —  Je  n'aurais  point ,  lui  dis-je,  aimé  une  autre  que 
«  vous.  Tout  ce  qui  n'aurait  [joint  été  vous  m'aurait  déplu.  Qu'cùt- 
«  ce  été ,  lorsque  je  n'aurais  point  vu  cet  adorable  visage ,  que  je 
«  n'aurais  pas  entendu  cette  voix,  que  jen'aurais  pas  trouvé  cesyeux  ? 
«  Mais,  de  giàce,  ne  me  désespérez  pas;  songez  que,  de  toutes  les 
"  infidélités  que  l'on  peut  faire ,  j'ai  sans  doute  commis  la  moindre.  » 

<c  Je  connus  à  la  langueur  de  se*  yeux  qu'elle  n'était  plus  irritée  ; 


ARSACE  ET  ISMÉNIE.  i4  ^ 

je  le  connus  à  sa  voix  mourante.  Je  la  tins  dans  mes  bras.  Qu'on 
est  heureux  quand  on  tient  dans  ses  bras  ce  que  l'on  aime  !  Com- 
ment exprimer  ce  bonheur,  dont  l'excès  n'est  que  pour  les  vrais 
amants;  lorsque  l'amour  renaît  après  lui-même,  lorsque  tout  pro- 
met, que  tout  demande,  que  tout  obéit;  lorsqu'on  sent  qu'on  a 
tout,  et  que  l'on  sent  que  l'on  n'en  a  pas  assez;  lorsque  l'âme  sem- 
ble s'abandonner,  et  se  porter  au  delà  de  la  nature  même  ? 

«  Ardasire,  revenue  à  elle,  médit  :  «  Mon  cberArsace,  l'amour 
«  que  j'ai  eu  pour  vous  m'a  fait  faire  des  choses  bien  extraordinaires. 
«  Mais  un  amour  bien  violent  n'a  de  règle  ni  de  loi.  On  ne  le  con- 
«  naît  guère ,  si  l'on  ne  met  ses  caprices  au  nombre  de  ses  plus 
«  grands  plaisirs.  Au  nom  des  dieux ,  ne  me  quitte  plus.  Que  peut- 
«  il  te  manquer.'  Tu  es  heureux  si  tu  m'aimes.  Tu  es  sur  que  jamais 
«  mortel  n'a  été  tant  aimé.  Dis-moi ,  promets-moi ,  jure-moi  que 
«  tu  resteras  ici  » 

«  Je  lui  fis  mille  serments  :  ils  ne  furent  interrompus  que  par 
mes  embrassements  ;  et  elle  les  crut. 

"  Heureux  l'amour  lors  même  qu'il  s'apaise,  lorsque,  après  qu'il 
a  cherché  à  se  faire  sentir,  il  aime  à  se  faire  connaître;  lorsque, 
après  avoir  joui  des  beautés ,  il  ne  se  sent  plus  touché  que  par  les 
grâces  ! 

«  Nous  vécûmes  dans  la  Sogdiane  dans  une  félicité  que  je  ne  sau- 
rais vous  exprimer.  Je  n'avais  resté  que  quelques  mois  dans  la  Mar- 
giane ,  et  ce  séjour  m'avait  déjà  guéri  de  l'ambition.  J'avais  eu  la 
faveur  du  roi  ;  mais  je  m'aperçus  bientôt  qu'il  ne  pouvait  me  par- 
donner mon  courage  et  sa  frayeur.  Ma  présence  le  mettait  dans  l'em- 
barras ;  il  ne  pouvait  donc  pas  m' aimer.  Ses  courtisans  s'en  aperçu- 
rent ,  et  dès  lors  ils  se  donnèrent  bien  de  garde  de  me  trop  estimer  : 
et,  pour  que  je  n'eusse  pas  sauvé  l'État  du  péril,  tout  le  mondi 
convenait  à  la  cour  qu'il  n'y  avait  pas  eu  de  péril. 

"■  Ainsi ,  également  dégoûté  de  l'esclavage  et  des  esclaves ,  je  no 
connus  plus  d'autre  passion  que  mon  amour  pour  Ardasire;  et  jp 
m'estimai  cent  fcHS  plus  heureux  de  rester  dans  la  seule  dépendance 
que  j'aimais ,  que  de  rentrer  dans  une  autre  que  je  ne  pouvais  que 
haïr. 

«  Il  nous  parut  que  le  génie  nous  avait  suivis  ;  nous  nous  retrou- 
vâmes dans  la  même  abondance,  et  nous  vîmes  toujours  de  nouveaux 
prodiges. 

46. 


546  ARSACE  ET  ISMÉNIH. 

«  Un  pécheur  vint  nous  vendre  un  poisson  :  on  m'ap[)Oiia  une  bague 
fort  riche  qu'on  avait  trouvée  dans  son  gosier. 

«  Un  jour,  manquant  d'argent ,  j'envoyai  venthe  quelques  pierre- 
ries à  la  ville  prochaine  :  on  m'en  apporta  le  prix  ,  et  quelques  jours 
après  je  vis  sur  ma  table  les  pierreries. 

«  Grands  dieux  !  dis-je  en  moi-même ,  il  m'est  donc  impossible  de 
m'appauTfir! 

»  Nous  voulûmes  tenter  le  génie,  et  nous  lui  demandâmes  une 
somme  immense.  Il  nous  fit  bien  voir  que  nos  vœux  étaient  indiscrets. 
Nous  trouvâmes  quelques  jours  après  sur  la  table  la  plus  petite  somme 
que  nous  eussions  encore  reçue.  Nous  ne  pûmes,  en  la  voyant,  nous 
empêcher  de  rire.  «  Le  génie  nous  joue,  dit  Ardasire.  Ah  !  m'écriai-je , 
«les  dieux  sont  de  bons  dispensateurs  :  la  médiocrité  qu'ils  nous 
«  accordent  vaut  bien  mieux  que  les  trésors  qu'ils  nous  refusent.  » 

«  Nous  n'avions  aucune  des  passions  tristes.  L'aveugle  ambition, 
la  soif  d'acquérir,  l'envie  de  dominer,  semblaient  s'éloigner  de  nous, 
et  être  les  passions  d'un  autre  univers.  Ces  sortes  de  biens  ne  sont 
faits  que  pour  entrer  dans  le  vide  des  âmes  que  la  nature  n'a  point 
remplies.  Ils  n'ont  été  imaginés  que  par  ceux  qui  se  sont  trouvés  in- 
capables de  bien  sentir  les  autres. 

«  Je  vous  ai  déjà  dit  que  nous  étions  adorés  de  cette  petite  nation 
qui  formait  notre  maison.  Nous  nous  aimions,  Ardasire  et  moi;  et 
sans  doute  que  l'effet  naturel  de  l'amour  est  de  rendre  heureux  ceux 
qui  s'aiment.  Mais  cette  bienveillance  générale,  que  nous  trouvons 
dans  tous  ceux  qui  sont  autoiu-  de  nous  peut  rendre  plus  heureux  que 
l'amour  même.  Il  est  impossible  que  ceux  qui  ont  le  cœur  bien  fait 
ne  se  plaisent  au  milieu  de  cette  bienveillance  générale.  Étrange  effet 
de  la  nature!  l'homme  n'est  jamais  si  peu  à  lui  que  loi-squ'il  pai-aît 
l'être  davantage.  Le  cœur  n'est  jamais  le  cœur  que  quand  il  se  donne, 
l)arce  que  ses  jouissances  sont  hors  de  lui. 

«C'est  ce  qui  fait  que  ces  idées  de  grandeur  qui  retirent  toujours 
le  cœur  vers  lui-même  trompent  ceux  qui  en  sont  enivrés;  c'est  ce 
qui  fait  qu'ils  s'étonnent  de  n'être  point  heureux  au  milieu  de  ce  qu'ils 
croient  être  le  bonheur;  que ,  ne  le  trouvant  point  dans  la  grandeur, 
ils  cherchent  plus  de  grandeur  encore.  S'ils  n'y  peuvent  atteindre, 
ils  se  croient  plus  malheureux  ;  s'ils  y  atteignent ,  ils  ne  trouvent  pas 
encore  le  bonheur, 

"  C'est  l'orgueil  qui ,  à  force  de  nous  posséder,  nous  empêche  de 
nous  posséder, et  qui,  nou.s  concentrant  dans  nou-s -mêmes ,  y  porte 


ARSÂCii  £1  iS.ME.ME.  547 

toujours  la  tristesse.  Celle  Iristesse  vient  île  la  solitude  du  cœur,  qui 
se  sent  toujours  fait  pour  jouir,  et  qui  ne  jouit  pas;  qui  se  sent  Ion- 
jours  fait  pour  les  antres ,  et  qui  ne  les  trouve  pas. 

i  Ainsi  nous  aurions  <joùté  des  plaisirs  que  donne  la  nature  toutes 
les  fois  qu'on  ne  la  fuit  pas;  nous  aurions  passénotrevie  dans  la  joi**, 
l'innocence,  et  la  iiaix;  nous  aurions  compté  nos  années  par  le  re- 
nouvellement des  fleurs  et  des  fruits  ;  nous  aurions  perdu  nos  années 
dans  la  rapidité  d'une  vie  heureuse;  j'aurais  vu  tous  les  jours  Anla- 
sire,  et  je  lui  aurais  dit  que  je  l'aimais;  la  même  terre  aurait  repris 
son  âme  et  la  mienne.  Mais  tout  a  coup  mon  Iwnheur  s'évanouit ,  et 
j'éprouvai  le  revers  du  monde  le  pi  us  affreux. 

"  Le  prince  du  pays  était  un  tyran  capable  de  tous  les  crimes,  mais 
rien  ne  le  rendait  si  odieux  que  les  outrages  continuels  qu'il  faisait  à 
un  sexe  sur  lequel  il  n'est  pas  seulement  permis  de  lever  les  yeux.  Il 
apprit,  par  une  esclave  sortie  du  sérail  d'.\rdasire,  qu'elle  était  h 
plus  belle  personne  de  l'Orient.  Il  n'eu  fallut  pas  davantage  pour  le 
déterminer  à  me  l'enlever.  Une  nuit,  une  grosse  troupe  de  gens  ar- 
més entoura  ma  maison,  et,  le  matin,  je  reçusunordredu  tyran  de 
lui  envoyer  Ardasire.  Je  vis  l'impossibilité  de  la  faire  sauver.  Ma  pre- 
mière idée  Ait  de  lui  aller  donner  la  mort -^ans  le  sommeil  oii  elle 
était  ensevelie.  .)e  pris  mon  épée,  je  courus ,  j'entrai  dans  sa  cliand)re, 
j'ouvris  les  rideaux  ;  je  reculai  d'horreur,  et  tous  mes  sens  se  glacé, 
rent.  Une  nouvelle  rage  me  saisit.  Je  voulus  aller  me  jeter  au  milieu 
de  CCS  satellites,  et  immoler  tout  ce  qui  se  présenterait  à  moi.  Mo!i 
esprit  s'ouvrit  pour  un  dessein  plus  suivi,  et  je  me  calmai.  Je  résolus 
de  prendre  les  habits  que  j'avais  eus  il  y  avait  quelques  mois ,  de 
monter,  sous  le  nomd'Ardasire ,  dans  la  litière  que  le  tyran  lui  avait 
destinée,  de  me  faire  mener  à  lui.  Outre  que  je  ne  voyais  point  d'au- 
tre ressource ,  je  .sentais  en  moi-même  du  plaisir  à  faire  une  action 
de  courage  sous  les  mêmes  habits  avec  lesquels  l'aveugle  amour  avait 
aiiiiaravant  avili  mon  sexe. 

"  J'exécutai  tout  de  sang-froid.  J'ordonnai  que  l'on  cachât  à  Ar- 
dasire le  péril  que  je  courais,  et  que,  sitôt  que  je  serais  parti,  on  la  lit 
sauver  dans  un  autre  pays.  Je  pris  avec  moi  un  esclave  dont  je  con- 
naissais le  courage,  et  je  me  livrai  aux  femmes  et  aux  eunuques  que 
le  tyran  avait  envoyés.  Je  ne  restai  pas  deux  jours  en  chemin;  et, 
quand  j'arrivai ,  la  nuit  était  déjà  avancée.  Le  tyran  donnait  un  fes- 
tin à  ses  femmes  et  à  ses  courtisans,  dans  une  salle  de  ses  jardins.  Il 
était  dans  cette  gaieté  stupide  que  donne  la  débauche  loi-sqn'elle  a 


548  ARSACE  ET  ISMÉNIE. 

été  portée  à  l'excès.  11  ordonna  que  l'on  me  fit  venir.  J'entrai  dans  la 
salle  du  festin  :  il  me  fit  mettre  auprès  de  lui ,  et  je  sus  cacher  ma 
fureur  et  le  désordre  de  mon  âme.  J'étais  comme  incertain  dans  mes 
souhaits.  Je  voulais  attirer  les  regards  du  tyran ,  et  quand  il  les  tour- 
nait vers  moi ,  je  sentais  redoubler  ma  rage.  Parce  qu'il  me  croit 
Ardasire,  disais-je  en  moi-même,  il  ose  m'aimer.  Il  me  semblait  que 
je  voyais  multiplier  ses  outrages ,  et  qu'il  avait  trouvé  mille  maniè- 
res d'offenser  mon  amour.  Cependant  j'étais  prêt  à  jouir  de  la  plus 
affreuse  vengeance.  Il  s'enflammait ,  et  je  le  voyais  insensiblement 
approclier  de  son  malheur.  Il  sortit  de  la  salle  du  festin  ,  et  me  mena 
dans  un  appartement  plus  reculé  de  ses  jardins  ,  suivi  d'un  seul  eu- 
nuque et  de  mon  esclave.  Déjà  sa  fureur  brutale  allait  l'éclaircir  sur 
mon  sexe.  «  Ce  fer,  m'éciiai-je,  t'apprendra  mieux  que  je  suis  un 
«  homme.  Meurs ,  et  qu'on  dise  aux  enfers  que  l'époux  d'Ardasire  a 
<<  puni  tes  crimes  !  »  Il  tomba  à  mes  pieds ,  et  dans  ce  moment  la 
porte  de  l'appartement  s'ouvrit  ;  car  sitôt  que  mon  esclave  avait  en- 
tendu ma  voix,  il  avait  tué  l'eunuque  qui  la  gardait,  et  s'en  était 
saisi.  Nous  fuîmes;  nous  errions  dans  les  jardins;  nous  rencontrâ- 
mes un  homme  ;  je  le  saisis  :  «  Je  te  plongerai ,  lui  dis-je ,  ce  poignard 
"  dans  le  sein ,  si  tu  ne  me  fais  sortir  d'ici.  »  C'était  un  jardinier, 
<iui,  tout  tremblant  de  peur,  me  mena  à  une  porte  qu'il  ouvrit;  je 
la  lui  fis  refermer,  et  lui  ordonnai  de  me  suivre. 

«  Je  jetai  mes  habits ,  et  pris  un  manteau  d'esclave.  Nous  errâ- 
mes dans  les  bois  ;  et ,  par  un  bonheur  inespéré ,  lorsque  nous  étions 
accablés  de  lassitude ,  nous  trouvâmes  un  marchand  qui  faisait  paî- 
tre ses  chameaux  ;  nous  l'obligeâmes  de  nous  mener  hors  de  ce  fu- 
neste pays. 

<c  A  mesure  que  j'évitais  tant  de  dangers,  mon  cœur  devenait  moins 
tranquille.  Il  fallait  revoir  Ardasire ,  et  tout  me  faisait  craindre  pour 
elle.  Ses  femmes  et  ses  eunuques  lui  avaient  caché  l'horreur  de  notre 
situation  ;  mais ,  ne  me  voyant  plus  auprès  d'elle ,  elle  me  croyait  cou- 
pable ;  elle  s'imaginait  que  j'avais  manqué  à  tant  de  serments  que  je 
lui  avais  faits.  Elle  ne  pouvait  concevoir  cette  barbarie  de  l'ayoir  fait 
enlever  sans  lui  rien  dire.  L'amour  voit  tout  ce  qu'il  craint.  La  vie 
lui  devint  insupportable  ;  elle  prit  du  poison  ;  il  ne  fit  pas  son  effet 
violemment.  J'arrivai ,  et  je  la  trouvai  mourante-  «  Ardasire  ,  lui 
«  dis-je,  je  vous  perds!  vous  mourez,  cruelle  Ardasire!  Hélas! 
«  qu'avais-je  fait...  »  Elle  versa  quelques  larmes.  «  Arsac«,  me  dit- 
«  elle,  il  n'y  a  qu'un  moment  que  la  mort  me  semblait  délicieuse; 


ARSACE  ET  ISMÉNIE.  649 

«  elje  me  paraît  terrible  depuis  que  je  vous  vois.  Je  sens  que  je 
«  voudrais  revivre  pour  vous,  et  que  mon  âme  me  quitte  malgré 
"  elle.  Conservez  mon  souvenir;  et,  si  j'apprends  qu'il  vous  est  cher, 
«  comptez  que  je  ne  serai  point  tourmentée  chez  les  ombres.  J'ai 
»  du  moins  cette  consolation,  mon  ciier  Arsace,  de  mourir  dans 
«  vos  bras.  » 

><  Elle  expira.  Il  me  serait  impossible  de  dire  comment  je  n'expi- 
rai pas  aussi.  On  m'arracha  d'Ardasire ,  et  je  crus  qu'on  me  sépa- 
rait de  moi-même.  Je  fixai  mes  yeux  sur  elle,  et  je  restai  immobile; 
j'étais  devenu  stupide.  On  m'ôta  ce  terrible  spectacle ,  et  je  sentis 
mon  âme  reprendre  toute  sa  sensibilité.  On  m'entraîna  -.je  tournais 
les  yeux  vers  ce  fatal  objet  de  ma  douleur  ;  j'aurais  donné  mille  vies 
pour  le  voir  encore  un  moment.  J'entrai  en  fureur,  je  pris  mon  épée; 
j'allais  me  peicer  le  sein  ;  on  m'arrêta.  Je  sortis  de  ce  palais  funeste, 
et  je  n'y  rentrai  plus.  Mon  esprit  s'aliéna;  je  courais  dans  les  bois,  je 
remplissais  l'air  de  mes  cris;  quand  je  devenais  plus  tranquille,  toutes 
les  forces  de  mon  âme  la  fixaient  à  ma  douleur.  Il  me  sembla  qu'il 
ne  me  restait  plus  rien  dans  le  monde  que  ma  tristesse  et  le  nom 
d'Ardasire.  Ce  nom,  je  le  prononçais  d'une  voix  terrible,  et  je  ren- 
trais dans  le  silence.  Je  résolus  de  m'ôter  la  vie,  et  tout  à  coup 
j'entrai  en  fureur.  «  Tu  veux  mourir,  me  dis-je  à  moi-même ,  et 
"  Ardasirc  n'est  pas  vengée  !  Tu  veux  mourir,  et  le  fils  du  tyran  est 
«  en  Hircanie,  qui  se  baigne  dans  les  délices!  11  vit,  et  tu  veux 
«  mourir  !  » 

«Je  me  suis  mis  en  chemin  pour  l'aller  chercher.  J'ai  appris  qu'il  vous 
avait  déclaré  la  guerre  ;  j'ai  volé  à  vous.  Je  suis  arrivé  trois  jours 
avant  la  bataille ,  et  j'ai  fait  l'action  que  vous  connaissez.  J'aurais 
percé  le  fils  du  tyran  ;  j'ai  mieux  aimé  le  faire  prisonnier.  Je  veux 
qu'il  traîne  dans  la  honte  et  dans  les  fers  une  vie  aussi  malheureuse 
que  la  mienne.  J'espère  que  quelque  jour  il  apprendra  que  j'aurai 
fait  mourir  le  dernier  des  siens.  J'avoue  pourtant  que,  depuis  que 
je  suis  vengé,  je  ne  me  trouve  pas  plus  heureux;  et  je  sens  bien 
que  l'espoir  de  la  vengeance  flatte  plus  que  la  vengeance  même.  Ma 
rage  que  j'ai  satisfaite,  l'action  que  vous  avez  vue,  les  acclamations 
du  peuple ,  seigneur,  votre  amitié  même ,  ne  me  rendent  point  ce 
que  j'ai  perdu.  » 

La  surprise  d'Aspar  avait  commencé  presque  avec  le  récit  qu'il 
avait  entendu.  Sitôt  qu'il  avait  ouï  le  nom  d'Arsace,  il  avait  reconnu 


550  ARSACE  KT  ISMEXIE. 

le  inaii  de  la  reine.  Des  raisonâ  d'État  l'avaient  obligé  d'envoyer 
chez  les  Mèdcs  Isménie ,  la  plus  jeune  des  filles  du  dernier  roi ,  et 
il  l'avait  fait  élever  en  secret  sous  le  nom  d'Ardasire.  11  l'avait  ma- 
riée à  Arsace;  il  avait  toujours  eu  des  gensaffidés  dans  le  sérail  d'Ar- 
sace;  il  était  le  génie  qui,  par  ces  mêmes  gens,  avait  répandu  tant 
de  richesses  dans  la  maison  d'Arsace ,  et  qui ,  par  des  voies  très- 
simples,  avait  fait  imaginer  tant  de  prodiges. 

Il  avait  eu  de  très-grandes  raisons  pour  cacher  à  Arsace  la  nais- 
sance d' A  rdasire.  Arsace,  qui  avait  beaucoup  de  courage,  aurait  pu 
ftire  valoir  les  droits  de  sa  femme  sur  la  Bactriane ,  et  la  troubler. 

Mais  ces  raisons  ne  subsistaient  plus  ;  et  quand  il  entendit  le  récit 
d'Arsace,  il  eut  mille  fois  envie  de  l'interrompre;  mais  il  crut  qu'il 
n'était  pas  encore  temps  de  lui  apprendre  son  sort.  Un  ministre  ac- 
coutumé à  arrêter  ses  mouvements  revenait  toujours  à  la  prudence  ; 
il  pensait  à  préparer  un  grand  événement ,  et  non  pas  à  le  hâter. 

Deux  jours  après,  le  bruit  se  répandit  que  l'eunuque  avait  mis  sur 
le  trône  une  fausse  Isménie.  On  passades  murmures  à  la  sédition.  Le 
peuple  furieux  entoura  le  palais  ;  il  demanda  à  haute  voix  la  tête 
d'Aspar.  L'eunuque  fit  ouvrir  une  des  portes ,  et ,  monté  sur  un  élé- 
phant, il  s'avança  dans  la  foule.  "Bactriens,  dit-il,  écoutez-moi.» 
Et  comme  on  murmurait  encore;  «Écoutez-moi,  vous  dis-je.  Si 
vous  pouvez  me  faire  mourir  à  présent,  vous  pourrez  dans  un  mo- 
ment me  faire  mourir  tout  de  même.Voici  un  papier  écrit  et  scellé  de 
la  main  du  feu  roi  ;  prosternez-vous ,  adorez-le  ;  je  vais  le  Hre. 

Il  le  lut  : 

'(  Le  ciel  m'a  donné  deux  filles  qui  se  ressemblent  au  point  (pie 
tous  les  yeux  peuvent  s'y  tromper.  Je  crains  que  cela  ne  donne  oc- 
casion àde  plus  grands  troubles  et  àdes  guerres  plus  funestes.  Vous 
donc ,  Aspar,  lumière  de  l'empire  ,  prenez  la  plus  jeune  des  deux  ; 
puvoyez-la  secrètement  dans  la  Médie,  et  faites-en  prendre  soin. 
Qu'elle  y  reste  sous  un  nom  supposé ,  tandis  que  le  bien  de  l'État  le 
demandera.  » 

Il  porta  cet  écrit  au-dessus  de  sa  tèle ,  et  il  s'inclina.  Puis  reprenant 
la  parole  : 

"  Isménie  est  morte,  n'en  doutez  pas;  mais  sa  so'iir  la  jeune  Is- 
ménie est  sur  le  trône.  Voudriez- vous  vous  plaindre  de  ce  que ,  voyant 
la  mort  de  la  reine  approcher,  j'ai  fait  venir  sa  soeur  du  fond  de  l'A- 
sie? Me  reprocheriez-vous  d'avoir  été  assez  heureux  pour  vous  la 


ARSACE  ET  ISMÉNIE.  551 

"iidie  ,  et  la  placer  sur  un  trône  qui,  depuis  la  mort  de  la  reine  sa 

iHir,  lui  appartient  ?  Si  j'ai  tu  la  mort  de  la  reine ,  l'état  des  affaires 

ne  l'a-t-il  pas  demandé?  me  blûmez-vous  d'avoir  fait  une  action  de 

fidélité  avec  prudence?  Posez  donc  les  armes.  Jusqu'ici  vous  n'êtes 

point  coupables  ;  dès  ce  moment  vous  le  seriez.  » 

Aspar  expliqua  ensuite  comment  il  avait  confié  la  jeune  Isménie 
à  deux  vieux  eunuques  ;  comment  on  l'avait  transportée  en  Médie 
sous  un  nom  supposé;  comment  il  l'avait  mariée  à  un  grand  seigneur 
du  pays;  comment  il  l'avait  fait  suivre  dans  tous  les  lieux  où  la  for- 
tune l'avait  conduite  ;  comment  la  maladie  de  la  reine  l'avait  déter- 
miné à  la  faire  enlever  pour  être  gardée  en  secret  dans  le  sérail  ; 
conament,  après  la  mort  de  la  reine,  il  l'avait  placée  sur  le  trône. 

Comme  les  flots  de  la  mer  agitée  s'apaisent  par  les  zéphyrs ,  le 
peuple  se  calma  par  les  paroles  d'Aspar.  On  n'entendit  plus  que  des 
acclamations  de  joie  ;  tous  le^  temples  retentirent  du  nom  de  la  jeune 
Isménie. 

Aspar  inspira  à  Isménie  de  voir  l'étranger  qui  avait  rendu  nn  si 
prand  service  à  la  Bactriane  ;  il  lui  inspira  de  lui  donner  une  audience 
t'clalanle.  11  fut  résolu  que  les  grands  et  les  peuples  seraient  assem- 
blés ;  que  la  il  serait  déclaré  général  des  armées  de  l'État ,  et  que  la 
reine  lui  ceindrait  l'épée.  Les  principaux  de  la  nation  étaient  rangés 
autour  d'une  grande  salle,  et  une  foule  de  peuple  en  occupait  le  mi- 
lieu et  l'entrée.  La  reine  était  sur  son  trône ,  vêtue  d'un  habit  superbe. 
Elle  avait  la  tête  couverte  de  pierreries  ;  elle  avait,  selon  l'usage  de 
ces  solennités,  levé  son  voile,  et  l'on  voyait  le  visage  de  la  beauté 
même.  Arsace  parut,  et  le  peuple  commença  ses  acclamations.  Ar- 
sace ,  les  yeux  baissés  par  respect ,  resta  un  moment  dans  le  silence  ; 
et  adressant  la  parole  à  la  reine  : 

»  Madame ,  lui  dit-il  d'une  voix  basse  et  entrecoupée ,  si  quelque 
chose  pouvait  rendre  à  mon  ànie  quelque  tranquillité ,  et  me  consoler 
de  mes  malheurs. . .  » 

La  reine  ne  le  laissa  pas  achever  ;  elle  crut  d'abord  reconnaître  le 
visage,  elle  reconnut  encore  la  voix  d'Arsace.  Toute  hors  d'elle-même, 
et  ne  se  connaissant  plus ,  elle  se  précipita  de  son  trône ,  et  se  jeta  aux 
genoux  d' Arsace. 

«  Mes  malheurs  ont  été  plus  grands  que  les  tiens,  dit-elle,  mon  cher 
Arsace.  Hélas  !  je  croyais  ne  te  revoir  jamais ,  depuis  le  fatal  moment 
qui  nous  a  séparés.  Mes  douleurs  ont  été  mortelles.  » 

£t  comme  si  elle  avait  passé  tout  à  coup  d'une  manière  d'aimer  à 


552  ARSACE  ET  ISMÉNIE. 

une  autre  manière  d'aimer,  ou  qu'elle  se  trouvât  incertaine  sur  l'im- 
pétuosité de  l'action  qu'elle  venait  de  faire,  elle  se  releva  tout  à  coup  , 
et  une  rougeur  modeste  parut  sur  son  visage. 

«  Bactriens,  dit-elle,  c'est  aux  genoux  de  mon  époux  que  tou< 
m'avez  vue.  C'est  ma  félicité  d'avoir  pu  faire  paraître  devant  vous 
mon  amour.  J'ai  descendu  de  mon  trône,  parce  que  je  n'y  étais  pas 
avec  lui;  et  j'atteste  les  dieux  que  je  n'y  remonterai  pas  sans  lui. 
Je  goûte  ce  plaisir,  que  la  p'us  belle  action  de  mon  règne  c'est  par 
lui  qu'elleaété  faite,  ot  que  c'est  pour  moi  qu'il  l'a  faite.  Grands,  peu- 
ples ,  et  citoyens,  croyez-vous  que  celui  qui  règne  sur  mois<jit  digne 
de  régner  sur  vous?  Approuvez-vous  mon  choix?  élisez-vous  Ar- 
sace?  Dites-le-moi,  parlez.  » 

A  peine  les  dernières  paroles  de  la  reine  furent-elles  entendues , 
que  tout  le  palais  retentit  d'acclamations  :  on  n'entendit  plus  que 
le  nom  d'Arsace  et  celui  d'Isménie- 

Pendant  tout  ce  temps,  Arsace  était  comme  stupide.  Il  voulut 
parler,  sa  voix  s'arrêta;  il  voulut  se  mouvoir,  et  il  resta  sans  action. 
11  ne  voyait  pas  la  reine,  il  ne  voyait  pas  le  peuple;  à  peine  entendait- 
il  les  acclamations  :  la  joie  le  troublait  tellement  que  son  âme  ne 
put  sentir  toute  sa  félicité. 

Mais  quand  Aspar  eut  fait  retirer  le  j>euple,  Arsace  pencha  la  tète 
sur  la  main  de  la  reine. 

"  Ardasire,  vous  vivez!  vous  vivez,  ma  chère  Ardasire!  Je  mou- 
rais tous  les  jours  de  douleur.  Comment  les  dieux  vous  ont-ils  rendue 
à  la  vie?  » 

Elle  se  hâta  de  lui  raconter  comment  une  de  ses  femmes  avait 
substitué  au  poison  une  liqueur  enivrante.  Elle  avait  été  trois  jours 
sans  mouvement;  on  l'avait  rendue  à  la  vie  :  sa  première  parole 
avait  été  le  nom  d'Arsace;  ses  yeux  ne  s'étaient  ouverts  que  pour  li> 
voir  ;  elle  l'avait  fait  chercher,  elle  l'avait  cherché  elle-même.  Aspar 
l'avait  fait  enlever,  et ,  après  la  mort  de  sa  sœur,  il  l'avait  placée  sur 
le  trône. 

Aspar  avait  rendu  éclatante  l'entrevue  d'Arsace  et  d'Isménie.  Il 
se  ressouvenait  de  la  dernière  sédition.  Il  croyait  qu'après  avoir  pris 
SUT  lui  de  mettre  Isménie  sur  le  trône,  il  n'était  pas  à  propos  qu'il 
parût  encore  avoir  contribué  à  y  placer  Arsace.  Il  avait  pour  maxime 
de  ne  faire  jamais  lui-même  ce  cj-ie  les  autres  pouvaient  faire ,  et  d'ai- 


ARSACE  et  ISMÉNIE.  553 

mer  le  bieu,  de  quelque  main  qu'il  pût  venir.  D'ailleurs,  connais- 
sant la  beauté  du  caractère  d'Arsace  et  d'Isménie ,  il  désirait  de  les 
Taire  paraître  dans  leur  jour.  Il  voulait  leur  concilier  ce  respect  que 
s'attirent  toujours  les  grandes  âmes ,  dans  toutes  les  occasions  où 
elles  peuvent  se  montrer.  Il  cherchait  à  leur  attirer  cet  amour  que 
l'on  porte  à  ceux  qui  ont  éprouvé  de  grands  malheurs.  Il  voulait 
(aire  naître  cette  admiration  que  l'on  a  pour  tous  ceux  qui  sont  capa- 
bles de  sentir  les  belles  passions.  Enfin  il  croyait  que  rien  n'était 
plus  propre  à  faire  perdre  à  Arsace  le  titre  d'étranger,  et  à  lui  faire 
trouver  celui  de  Bactrien  dans  tous  les  cœurs  des  peuples  de  la  Bac- 
triane. 

Arsace  jouissait  d'un  bonheur  qui  lui  paraissait  inconcevable. 
Ardasire ,  qu'il  croyait  morte ,  lui  était  rendue  ;  Ardasire  était  Ismé- 
nie;  Ardasire  était  reine  de  Bactriane,  Ardasire  l'en  avait  fait  roi.  Il 
passait  du  sentiment  de  sa  grandeur  au  sentiment  de  son  amour.  11 
aimait  ce  diadème ,  qui ,  bien  loin  d'être  un  signe  d'indépendance , 
l'avertissait  sans  cesse  qu'il  était  à  elle  ;  il  aimait  ce  trône ,  parce 
qu'il  voyait  la  main  qui  l'y  avait  fait  monter. 

Tsménie  goiitait  pour  la  première  fois  le  plaisir  de  voir  qu'elle  était 
une  grande  reine.  Avant  l'arrivée  d'Arsace,  elle  avait  une  grande 
fortune,  mais  il  lui  manquait  un  cœur  capable  de  la  sentir  :  au  mi- 
lieu de  sa  cour,  elle  se  trouvait  seule;  dix  millions  d'hommes  étaient 
à  ses  pieds ,  et  elle  se  croyait  abandonnée. 

Arsace  fit  d'abord  venir  le  prince  d'Hircanie. 

«  Vous  avez,  lui  dit-il,  paru  devant  moi,  et  les  fers  ont  tombé 
de  vos  mains  ;  il  ne  faut  point  qu'il  y  ait  d'infortuné  dans  l'empire 
du  plus  heureux  des  mortels. 

'<■  Quoique  je  vous  aie  vaincu,  je  ne  crois  pas  que  vous  m'ayez  cédé 
eu  courage  :  je  vous  prie  de  consentir  que  vous  me  cédiez  en 
générosité.  " 

Le  caractère  de  la  reine  était  la  douceur,  et  sa  fierté  naturelle  dis- 
paraissait toujours  toutes  les  fois  qu'elle  devait  disparaître. 

«  Pardonnez-moi ,  dit-elle  au  prince  d'Hircanie ,  si  je  n'ai  pas  ré- 
pondu à  des  feux  qui  n'étaient  pas  légitimes.  L'épouse  d'Arsace  ne 
pouvait  pas  être  la  vôtre  :  vous  ne  devez  vous  plaindre  que  du 
destin. 

»  Si  l'Hircanie  et  la  Bactriane  ne  forment  pas  un  même  empire , 

-47 


554  ARSACE  ET  ISMENIE. 

ce  sont  des  États  faits  pour  être  alliés.  Isménie  peut  promettre  de 
ramitié ,  si  elle  n'a  pu  promettre  de  l'amour.  » 

«  Je  suis ,  répondit  le  prince ,  accablé  de  tant  de  malheurs  et  comblé 
de  tant  de  bienfaits,  que  je  ne  sais  si  je  suis  un  exemple  delà  bonne 
ou  de  la  mauvaise  fortune. 

«■  J'ai  pris  les  armes  contre  vous  pour  me  venger  d'un  mépris  que 
vous  n'aviez  pas.  ^■i  vous  ni  moi  ne  méritions  que  le  ciel  favorisât 
mes  projets.  Je  vais  retourner  dans  l'Hircanie;  et  j'y  oublierais  bien- 
tôt mes  malheurs,  si  je  ne  comptais  parmi  mes  malheurs  celui  de 
vous  avoir  vue,  et  celui  de  ne  plus  vous  voir. 

<c  Votre  beauté  sera  chantée  dans  tout  l'Orient  ;  elle  rendra  le 
siècle  où  vous  vivez  plus  célèbre  que  tous  les  autres  ;  et ,  dans  les  ra- 
ces futures,  les  noms  d'.Ajsace  et  d'Isménie  seront  les  titres  les  plus 
flatteurs  pour  les  belles  et  les  amants.  » 

Un  événement  imprévu  demanda  la  présence  d'.\rsace  dans  une 
province  du  royaume  :  il  quitta  Isménie.  Quels  tendres  adieux  !  quel- 
les douces  larmes  !  C'était  mohis  un  sujet  de  s'affliger  qu'une  oc- 
casion de  s'attendrir.  La  peine  de  se  quitter  se  joignit  à  l'idée  de  la 
douceur  de  se  revoir. 

Pendant  l'absence  du  roi  tout  fut  par  ses  soins  disposé  de  ma- 
nière que  le  temps,  le  heu,  les  personnes,  chaque  événement  offrait 
à  Isménie  des  marques  de  son  souvenir.  11  était  éloigné  ,  et  ses  ac- 
tions disaient  qu'il  était  auprès  d'elle;  tout  était  d'intelhgence  pour 
lui  rappeler  Arsace  :  elle  ne  trouvait  point  .\rsace ,  mais  elle  trou- 
vait son  amant. 

Arsace  écrivait  contmuellement  à  Isménie.  Elle  Usait  : 

«  J'ai  vu  les  supeibes  villes  qui  conduisent  à  vos  frontières;  j'ai 
vu  des  peuples  innombrables  tomber  à  mes  genoux.  Tout  médisait 
que  je  régnais  dans  la  Bactriane  :  je  ne  voyais  point  celle  qui  m'en 
avait  fait  roi ,  et  je  ne  l'étais  plus.  » 

11  lui  disait  : 

«  Si  le  ciel  voulait  m'accorder  le  breuvage  d'immortalité  tant 
cherché  dans  lOrient ,  vous  boiriez  dans  la  même  coupe,  ou  je  n'eu 
approcherais  pas  mes  lèvres;  vous  seriez  immortelle  avec  moi,  ou 
je  mourrais  avec  vous.  » 

Il  lui  mandait  -. 


ARSACE  ET  ISMÉÎNIE.  Sbr» 

«  J'ai  Jonné  votre  nom  à  ia  ville  que  j'ai  fait  bâtir;  il  me  semble 
qu'elle  sera  habitée  par  nos  sujets  les  plus  heureux.  » 

Dans  une  autre  lettre,  après  ce  que  l'amour  pouvait  dire  «le  plus 
tendre  sur  les  charmes  de  sa  personne ,  il  ajoutait  : 

«  Je  vous  dis  ces  choses  sans  même  chercher  à  vous  plaire  ;  jo 
voudrais  calmer  mes  ennuis  ;  je  sens  que  mon  âme  s'apaise  eu  vous 
parlant  de  vous.  » 

Enfin  elle  reçut  cette  lettre  : 

«  Je  comptais  les  jours ,  je  ne  compte  plus  que  les  moments  ;  et  ces 
moments  sont  plus  longs  que  les  jours.  Belle  reiue ,  rnon  cœur  est 
moins  tranquille  à  mesure  que  j'approche  de  vous.  » 

Après  le  retour  d'Arsace,  il  lui  Aintdes  ambassades  de  toutes  parts  ; 
il  y  en  eut  qui  parurent  singulières.  Arsace  était  sur  un  trône  (|u'on 
avait  élevé  dans  la  cour  du  palais.  L'ambassadeur  des  Parthes  entra 
d'abord  ;  il  était  monté  sur  un  superbe  coursier  ;  il  ne  descendit  point 
à  terre ,  et  il  parla  ainsi  . 

«  Un  tigre  d'Hircanie  désolait  la  contrée,  un  éléphant  l'étouffa  sous 
ses  pieds.  Un  jeune  tigre  restait,  et  il  était  déjà  aussi  cruel  que  son 
père;  l'éléphant  en  délivra  encore  le  navs.  Tous  les  animaux  qui  crai- 
gnaient les  bête  féroces  venaient  patire  autour  ae  lui.  Il  se  plaisait  à  voir 
qu'il  était  leur  asile,  et  il  disait  en  lui-même  :  On  dit  que  le  tigre  est 
le  roi  des  animaux;  il  n'eu  est  que  le  tyran ,  et  j'en  suis  le  roi.  » 

L'ambassadeur  des  Perses  parla  ainsi  : 

«  .\u  commencement  du  monde,  la  lune  fut  mariée  avec  le  soleil. 
Tous  les  astres  du  firmament  voulaient  l'épouser.  Elle  leur  dit  :  Re- 
gardez le  soleil,  et  regardez-vous;  vous  n'avez  pas  tous  ensemble 
autant  dç  lumière  que  lu  .  » 

L'ambassadeur  d'Egypte  vint  ensuite,  et  dit  : 

«  Lorsqu'Isis  épousa  le  grand  Osiris,  ce  mariage  fut  la  cause  de  la 
prospérité  de  l'Egypte,  et  le  type  de  sa  fécondité.  Telle  sera  la  Bac- 
triane;  elle  deviendra  heureuse  par  le  mariage  de  ses  dieux.  » 

Arsace  faisait  mettre  sur  les  murailles  de  tous  ses  palais  son  nom 
avec  celui  d'Isménie.  On  voyait  leurs  chiffres  partout  entrelacés.  Il 
était  défendu  de  peindre  Arsace  qu'avec  Isménic. 


5i>6  ARSACE  ET  ISMÉNIE. 

Toutes  les  actions  qui  demandaient  quelque  sévérité ,  il  voulait  pa- 
raître les  faire  seul  ;  il  voulut  que  les  grâces  fussent  faites  sous  son 
nom  et  celui  d'Isménie. 

»  Je  vous  aime,  lui  disait-il ,  à  cause  de  votre  beauté  divine  et  de 
vos  grâces  toujours  nouvelles.  Je  vous  aime  encore,  parce  que,  quand 
j'ai  fait  quelque  action  digne  d'un  grand  roi ,  il  me  semble  que  je  vous 
plais  davantage. 

«  Vous  avez  voulu  que  je  fusse  votre  roi ,  quand  je  ne  pensais  qu'an 
bonheur  d'être  votre  époux  ;  et  ces  plaisirs  dont  je  m'enivrais  avec 
vous,  vous  m'avez  appris  à  les  fuir  lorsqu'il  s'agissait  de  ma  gloire. 

«  Vous  avez  accoutumé  mon  âme  à  la  clémence;  et  lorsque  vous 
avez  demandé  des  clioses  qu'il  n'était  pas  permis  d'accorder ,  vous 
m'avez  toujours  lait  respecter  ce  cœur  qui  les  avait  demandées. 

n  Les  femmes  de  votre  palais  ne  sont  point  entrées  dans  les  intri- 
gues de  la  cour;  elles  ont  cherché  la  modestie,  et  l'oubli  de  tout  ce 
(pi 'elles  ne  doivent  point  aimer. 

»  Je  crois  que  le  ciel  a  voulu  faire  de  moi  un  grand  prince ,  puis- 
qu'il m'a  fait  trou  ver,  dans  les  écueils  ordinaires  des  rois ,  des  secours 
■«wur  devenir  vertueux.  » 

Jamais  les  Bactriens  ne  virent  des  temps  si  heureux.  Arsace  et 
Isménie  disaient  qu'ils  régnaient  sur  le  meilleur  peuple  de  l'univers; 
les  Bactrieçs  disaient  qu'ils  vivaient  sous  les  meilleurs  de  tous  les 
princes. 

Il  disait  qu'étant  né  sujet ,  il  avait  souhaité  mille  fois  de  vivre  sens 
un  bon  prince,  et  que  ces  sujets  faisaient  sans  doute  les  mêmes  vœux 
que  lui. 

Il  ajoutait  qu'ayant  le  cœur  d'Isménie,  il  devait  lui  offrir  tous  les 
cu'iirs  de  l'univers  :  il  ne  pouvait  lui  apporter  un  trône,  mais  des 
veitus  capables  de  le  remplir. 

Il  croyait  que  son  amour  devait  passer  à  la  postérité,  et  qu'il  n'y 
passerait  jamais  mieux  qu'avec  sa  gloire.  Il  voulait  qu'on  écrivît  ces 
paroles  sur  son  tombeau  :  Isménie  a  eu  pour  époux  un  roi  chéri 
des  mortels- 

Il  disait  qu'il  aimait  Aspar,  son  premier  ministre ,  parce  qu'il  par- 
lait toujoui-s  des  sujets,  plus  rarement  du  roi,  et  jamais  de  lui-même 

"  11  y  a ,  disait-il ,  trois  grandes  choses  :  l'esprit  juste ,  le  cœur  sen- 
sible ,  et  l'âme  sijicère.  » 

Arsace  parlait  souvent  de  l'innocence  de  son  administration.  Il  di- 


ARSACE  ET  ISMEME.  567 

sait  qu'il  conservait  ses  mains  pures,  parce  que  le  premier  criaw 
qu'il  commettrait  déciderait  de  toute  sa  vie,  et  que  là  commencerai! 
la  chaîne  d'une  infinité  d'autres. 

fc  Je  punirais ,  disait-il ,  un  homme  sur  des  soupçons.  Je  croirais 
en  rester  là  ;  non:  de  nouveaux  soupçons  me  viendraient  eu  foule  con- 
tre les  parents  et  les  amis  de  celui  que  j'aurais  fait  mourir.  Voilà  le 
germe  d'un  second  crime.  Ces  actions  violeutes  me  feraient  penser 
que  je  serais  haï  de  mes  sujets  :  je  commencerais  à  les  craindre.  Ce 
serait  le  sujet  de  nouvelles  exécutions ,  qui  deviendraient  elles-mêmes 
le  sujet  de  nouvelles  frayeurs. 

«  Que  si  ma  vie  était  une  fois  marquée  de  ces  sortes  de  taches ,  le 
désespoir  d'acquérir  une  bonne  réputation  viendrait  me  saisir  ;  et , 
voyant  que  je  n'efTacerais  jamais  le  passé,  j'abandonnerais  l'avenir.  » 

Arsace  aimait  si  fort  à  conserver  les  lois  et  les  anciennes  coutu- 
mes des  Bactriens,  qu'il  tremblait  toujours  au  mot  de  la  réformation 
des  abus,  parce  qu'il  avait  souvent  remarqué  que  chacun  appelait 
loi  ce  qui  était  conforme  à  ses  vues,  et  appelait  abus  tout  ce  qui 
choquait  ses  intérêts; 

Que,  de  corrections  en  corrections  d'abus,  au  lieu  de  rectifier  les 
choses,  on  parvenait  aies  anéantir. 

11  était  persuadé  que  le  bien  ne  devait  couler  dans  un  État  que 
parle  canal  des  lois;  que  le  moyen  de  faire  un  bien  permanent,  c'é- 
tait, eu  faisant  le  bien,  de  le  suivre;  que  le  moyen  de  faire  un  mal 
permanent ,  c'était ,  eu  faisant  le  mal ,  de  les  choquer  ; 

Que  les  devoirs  des  princes  ne  consistaient  pas  moins  dans  la  dé- 
fense des  lois  contre  les  passions  des  autres  que  contre  leurs  propres 
passions  ; 

Que  le  désir  général  de  rendre  les  hommes  heureux  était  naturel 
aux  princ€S;  mais  que  ce  désir  n'aboutissait  à  rien,  s'ils  ne  se  pro- 
curaient continuellement  des  connaissanc-es  particulières  pour  y  par- 
venir ; 

Que,  par  un  grand  bonheur,  le  grand  art  de  régner  demandait  plus 
de  sens  que  de  génie ,  plus  de  désir  d'acquérir  des  lumières  que  de 
grandes  lumières ,  plutôt  des  connaissances  pratiques  que  des  con- 
nais.sances  abstraites ,  plutôt  un  certain  discernement  pour  connaître 
les  hommes  que  la  capacité  de  les  former  ; 

Qu'on  apprenait  à  connaître  les  hommes  en  se  communiquant  à 
eu\  ,  comme  on  apprend  toute  autre  chose;  qu'il  a^t  très-incommodo 


558  ARSACE  El  ISMExNlE. 

pour  les  défauts  et  pour  les  vices  de  se  cacher  toujours  ;  que  la  plu- 
part des  hommes  ont  une  enveloppe ,  mais  qu'elle  tient  et  serre  si 
peu ,  qu'il  est  très-ditficile  que  quelque  côté  ne  vieune  à  se  décou- 
vrir. 

Arsace  ne  parlait  jamais  des  affaires  qu'il  pouvait  avoir  avec  les 
étrangers;  mais  il  aimait  à  s'entretenir  de  celles  de  l'intérieur  de  son 
royaume,  parce  que  c'était  le  seul  moyen  de  le  bien  connaître;  et 
la-dessus  il  disait  qu'un  bon  prince  devait  être  secret,  mais  qu'il 
|X)uvait  quelquefois  l'être  trop. 

II  disait  qu'il  sentait  en  lui-même  qu'il  était  un  bon  roi  ;  qu'il 
était  doux,  affable,  humain;  qu'il  aimait  la  gloire,  qu'il  aimait  ses 
sujets;  que  cependant  si,  avec  ces  belles  qualités,  il  ne  s'était  gravé 
dans  l'esprit  les  grands  principes  de  gouvernement,  il  serait  arrivé 
la  chose  du  monde  la  plus  triste ,  que  ses  sujets  auraient  eu  un  bon 
roi,  et  qu'ils  auraient  peu  joui  de  ce  bonheur  ;  et  que  ce  beau  pré- 
sent de  la  Providence  aurait  été  en  quelque  sorte  inutile  pour 
eux. 

«  Celui  qui  croit  trouver  le  bonheur  sur  le  trône  se  trompe,  di- 
sait Arsace  :  on  n'y  a  que  le  bonheur  qu'on  y  a  pf)rté ,  et  souvent 
niême  on  y  risque  ce  bonheur  que  l'on  a  porté.  Si  donc  les  dieux , 
,ijoutait-il ,  n'ont  pas  fait  le  commandement  pour  le  bonheur  de  ceux 
qui  commandent,  il  faut  qu'ils  l'aient  fait  pour  le  bonheur  de  ceux 
(jui  obéissent.  » 
Arsace  savait  donner,  parce  qu'il  savait  refuser. 
>c  Souvent,  disait-il,  quatre  villages  ne  suffisent  pas  pour  faire  uit 
don  à  un  grand  seigneur  prêt  à  devenir  misérable ,  ou  à  un  misérable 
jirét  à  devenir  grand  seigneur.  Jepuis  bien  enrichir  la  pauvreté  d'état  ; 
mais  il  m'est  impossilole  d'enrichir  la  pauvreté  de  luxe.  » 

Arsace  était  plus  curieux  d'entrer  daus  les  chaumières  que  dans  les 
palais  de  ses  grands. 

«  C'est  là  que  je  trouve  mes  vrais  conseillers.  Là  je  me  ressouviens 
(le  ce  que  mon  palais  me  fait  oublier.  Ils  me  disent  leurs  besoins.  Ce 
.sont  les  petits  malheurs  de  chacun  qui  composentle  malheur  général, 
.le  m'instruis  de  tous  ces  malheurs,  qui  tous  ensemble  pourraient 
lormer  le  mien. 

«  C'estdansces  chaumières  que  je  vois  ces  objets  tristes  qui  font 
loujons  les  délices  de  ceux  qui  peuvent  les  faire  changer,  et  qui  me 
font  connaître  que  je  puis  devenir  un  plus  grand  prince  que  je  ne  le 


ARSACE  ET   ISMÉNIE.  559 

suis.  J'y  vois  la  joie  .su«é<ler  aux  larmes  ;  au  lieu  qiie  dans  mon  palais 
je  ne  puis  guère  voir  que  les  larmes  succédera  la  joie.  » 

On  lui  dit  un  jour  que ,  «ians  quelques  réjouissances  publiques , 
des  farceurs  avaient  chanté  ses  louanges. 

«  Savez-Yous  bien ,  dit-il ,  pourquoi  je  permets  à  ces  gens-là  de 
me  louer?  C'est  afin  de  me  faire  mépriser  la  flatterie ,  et  de  la  rendre 
vile  à  tous  les  gens  de  bien.  J'ai  un  si  grand  pouvoir,  qu'd  sera  tou- 
jours naturel  de  chercher  à  me  plaire.  J'espère  bien  que  les  dieux 
ne  permettront  point  que  la  flatterie  me  plaise  jamais.  Pour  vous , 
mes  amis,  dites-moi  la  vérité;  c'est  la  seule  chose  du  monde  que  je 
désire .  parce  que  c'est  la  seule  chose  du  monde  qui  puisse  me 
manquer.  » 

Ce  qui  avait  troublé  la  fin  du  règne  d'Artamèue ,  c'est  que  dans  sa 
jeunesse  il  avait  conquis  quelques  petits  peuples  voisins,  situes  entre 
la  Médie  et  la  Bactriane.  Jls  étaient  ses  alliés;  il  voulut  les  avoir 
pour  sujets,  il  les  eut  pour  ennenus  ;  et,  comme  ils  habitaient  les 
montagnes,  ils  ne  furent  jamais  bien  assujettis;  au  contiaiie,  les 
Mèdes  se  servaient  d'eux  pour  troubler  le  royaume  :  de  sorte  que  le 
conquérant  avait  beaucoup  affaibli  le  monarque,  et  que ,  lorsqu'Ar- 
sace  monta  sur  le  trône ,  ces  peuples  étaient  encore  peu  afleclionnés. 
r.ientôt  les  3Ièdes  les  firent  révolter.  Arsacevola,  et  les  soumit.  Il 
lit  assembler  la  nation,  et  parla  ainsi  : 

"  Je  sais  que  vous  souffre/  impatiemment  la  domination  des  Bac- 
triens  :  je  n'en  suis  point  surpris.  Vous  aimez  vos  anciens  rois  ,  qui 
vous  ont  comblés  de  bienfaits.  C'est  à  moi  à  faire  en  sorte,  par  ma 
modération  et  par  ma  justice,  que  vous  me  regardiez  comme  le 
vrai  successeur  de  ceux  que  vous  avez  tant  aimés.  " 

Il  fit  venir  les  deux  chefs  les  plus  dangereux  de  la  révolte ,  et  dit 
au  peuple  : 

"  Je  les  fais  mener  devant  vous  pour  que  voils  les  jnzici  vous- 
mêmes.  •' 

Chacun,  en  les  condamnant,  chercha  à  se  justifier. 

"  Connaissez,  leur  dit-il,  le  bonheur  que  vous  avez  de  vivre  sous 
im  roi  qtii  n'a  point  de  passion  lorsqu'il  punit ,  et  qui  n'eu  met  que 
quand  il  récompense  ;  qui  croit  que  la  gloire  de  vaincre  n'est  que 
Icflét  du  .sort ,  et  qu'il  ne  tieut  que  de  lui-même  celle  de  pardonner. 

«  Vous  vivrez  heureux    sous  mon  enqùre,  et  vous  garderez  vos 


560  ARSACE  ET  ISMÉ.NIE. 

usages  et  vos  lois.  Oubliez  que  je  vous  ai  vaincus  par  les  armes ,  et 
ne  le  soyez  que  par  mon  affection.  » 

Toute  la  nation  vint  rendre  grâce  à  Arsace  de  sa  clémence  et  de 
la  paix.  Des  vieillards  portaient  la  parole.  Le  premier  parla  ainsi   : 

'<  Je  crois  voir  ces  grands  arbres  qui  font  l'ornement  de  notre  con- 
trée. Tu  en  es  la  tige,  et  nous  en  sommes  les  feuilles;  elles  cou- 
vriront les  racines  des  ardeurs  du  soleil.  » 

Le  second  lui  dit  -. 

«  Tu  avais  à  demander  aux  dieux  que  nos  montagnes  s'abaissas- 
sent, pour  qu'elles  ne  pussent  pas  nous  défendre  contre  toi.  Demande- 
leur  aujourd'hui  qu'elles  .s'élèvent  jusques  aux  nues ,  pour  qu'elles 
puissent  mieux  te  défendre  contre  tes  ennemis.  » 

Le  troisième  dit  ensuite  : 

"  Regarde  le  fleuve  qui  traverse  notre  contrée  :  là  oii  Q  est  impé- 
tueux et  rapide,  après  avoir  tout  renversé ,  il  se  dissipe  et  se  divise 
au  point  que  les  femmes  le  traversent  à  pied.  Mais  si  tu  le  regardes 
dans  les  lieux  où  il  est  doux  et  tranquille ,  il  grossit  lentement  ses 
eaux  ,  il  est  respecté  des  nations ,  et  il  arrête  les  armées.  » 

Depuis  ce  temps  ces  peuples  furent  les  plus  fidèles  sujets  de  la 
Bactriane. 

Cependant  le  roi  de  Médie  apprit  qu'Arsace  régnait  dans  la  Bac- 
triane. Le  souvenir  de  l'affront  qu'il  avait  reçu  se  réveilla  dans  son 
cnpur.  Il  avait  résolu  de  lui  faire  la  guerre.  11  demanda  le  secours  du 
roi  d'Hircanie. 

'i  Joignez-vous  à  moi,  lui  écrivit-il;  poursuivons  une  vengeance 
commune.  Le  ciel  vous  destinait  la  reine  de  Bactriane;  un  de  mes 
sujets  vous  l'a  ravie  :  venez  la  conquérir.  » 

Le  roi  d'Hircanie  lui  fit  cette  réponse  : 

«  Je  serais  aujourd'hui  en  servitude  chez  les  Bactriens,  sije  n'avais 
trouvé  des  ennemis  généreux.  Je  rends  grâces  au  ciel  de  ce  qu'il 
a  voulu  que  mon  règne  commençât  par  des  malheurs.  L'adversité 
est  notre  mère;  la  prospérité  n'est  que  notre  marâtre.  Vous  me 
proposez  des  querelles  qui  ne  sont  pas  celles  des  rois.  Laissons  jouir 
le  roi  et  la  reine  de  Bactriane  du  bonheur  de  se  plaire  et  de  s'aimer.  » 

FIN  Iî'AHSACE  et  ISMÉSIE. 


TABLE. 


CONSIDERATIONS 

SIR  LES  CAUSES  DE  LA   CRANDELR   DES  ROMAINS  ET  DE  LEUR 
DÉCADENCE. 

Pages. 
CiiAP.  I.    Commencements  de  Rome.  —  Ses  guerres.  ...        i 

—  II.    De  l'art  de  la  guerre  chez  les  Romains o 

—  III.    Comment  les  Romains  parent  s'agrandir.  ...       i.ï 
IV.    Des  Gaulois.  —  De  Pyrrhus. —Parallèle  de  Car- 

thage  et  de  Rome.  —  Guerre  d'Annibal.   .  .       is 

—  V.    De  rélat  de  la  Grèce,   de  la  Macédoine,  de   la 

Syrie  et  de  l'Egypte,  après  l'abaissement  des 

Carthaginois 29 

VI.    De  la  conduite  que  les  Romains  tinrent  pour  sou- 
mettre tous  les  peuples 4ti 

—  VII.    Comment  Mithridale  put  leur  résister bJ 

—  VIII.    Des  divisions  qui  furent  toujours  dans  la  ^ilIe.      55 

—  IX.    Deu.i  causes  de  la  perte  de  Rome Cl 

—  X.    De  la  corruption  des  Romains 67 

—  XI.    De  Sylla.  —  De  Pompée  et  César 70 

—  xn.    De  l'état  de  Rome  après  la  mort  de  César.   .  .      &-2 

—  XIII.    Auguste S7 

—  XIV.    Tit)ère çk; 

—  XV.    Des  empereurs  depuis  Caius  Caligula  jusqu'à 

Antonin lui 

—  XVI.    De  l'état  de  l'empire  depuis  Antonin  jusqu'à  Pro- 

mus  • ,    III 

—  XVII.     Changement  dans  l'État 12-2 

—  XVIII.    Nouvelles  maximes  prises   par  les  Romains.  .     lao 

—  XIX.     Grandeur  d'Attila    —  Cause  de  rétablissement 

des  barbares.  —  Raisons  pourquoi  l'empire 
d'Occident  fut  le  premier  abattu I;i7 

—  XX.    Des  conquêtes  de  Justinien.  — De  son  gouverne- 

ment      144 

—  XXI.    Désordres  de  Tempire  d'Orient I5:{ 

—  XXII.    Faiblesse  de   l'empire  d'Orient lôn 

—  XXIII.    Raison  de  la  durée  de  J'empire  d'Orient.  —  Sa 

destruction I7y 

ŒUVRES  CHOISIES. 

DissEKTATiO'  sur  la  politique  des  Romains  dans  la  religion.  .  .  .    I7« 

Dialogue  de  Sylla  et  d'Eucrate I9;j 

Lysimaque ; 2oi 


562  TABLE. 

Pages. 

PENSÉES  DIVERSES. 

Portrait  de  Montesquieu  par  lui-même 207 

Des  anciens 215 

Des  modernes 218 

Des  grands  hommes  de  Frauce 220 

De   là  religion 22.3 

Des  jésuites.  .  .  •  ; 224 

Des  Anglais  et  des  Français 225 

Variétés '.  .  - 220 

LETTRES  PERSANES. 

Quelques  réflexions  sur  les  Lettres  persatus.  ...  237 

Introduction 2;^9 

Lettre             1.    Usbek  à  son  ami  Rustan  ,  à  Ispahan 2iû 

—  II.    Usbek  au   premier  eunuque  noir,  à  son  sérail 

d'Ispahan 241 

—  III.    Zachi  à  Usbek,  à  Tauris 242 

—  IV.    Zéphis  à  Usbek,  à  F.rzeron 244 

—  V.    Rustan  à  Usbek,  à  Erzeron 245 

—  VI.    Usbek  à  son  ami  Nessir,  à  Ispahan ib. 

—  VII.    Fatmé  à  Usbek,  à  Erzeron 246 

—  VIII.    Usbek  à  son  ami  Rustan  ,  à  Ispahan 248 

—  IX.    Le  premier  eunuque  à  Ibbi ,  à  Erzeron 249 

—  X.    Mirza  à  son  ami  Usbek,  à  Erzeron 25.3 

—  IX.    Usbek  à  Mirza ,  à  Ispahan. 254 

—  XII.    Usbek  au   mcrae,  à  Ispahan 258 

—  XIII.    Usbek  au  même,  à  Ispahan 200 

—  XIV.    Usbek  au  même,  à  Ispahan 262 

—  XV.    Le  premier  eunuque  à  Jaron ,  eunuque  noir , 

à  Erzeron 263 

—  XVI.    Usbek  au  mollah    Méhémet-Aii,   gardien  des 

trois  tombeaux,  à  Corn 26'» 

—  XVn.    Usbek  au  même 2'!5 

—  XVIII.    Méhéraet-Ali,  serviteur  des  prophètes,  à  Usbek, 

à  Erzeron 206 

—  XIX.    Usbek  à  son  ami  Rustan,  à  Ispahan ios 

—  XX.    Usbek  à  Zachi,  sa  femme,  au  sérail  d'Ispahan.  27i> 

—  XXI.    Usbek  au  premier  eunuque  blanc 'J7-2 

—  XXJI.    Jaron  au  premier  eunuque 27:> 

—  XXIII.    Usbek  à  son  ami  Ibben,  à  Smyrne ih. 

—  XXIV.    Rica  à  Ibben,  à  Smyrne 27^ 

—  XXV.    Usbek  à  Ibben  ,    à  Smyrne 277 

—  XXVI.    Usbek  à  Roxane ,  au  sérail  d'Ispahan 278 

—  XXVII.    Usbek  à  Nessir,  à  Ispahan 281 

—  XXVni.    Rica  à  **» 282 

Lettre  d'une  actrice  de  l'Opéra 28,3 


Lettre     XXIX. 

—  XXX. 

—  XXXI 

—  XXXII. 

—  XXXIU. 

—  XXXIV. 

—  XXXV. 

—  XXXVI. 

—  XXXVII. 

—  XXXVIII. 

—  XXXIX 

—  XL. 

—  XLI. 

—  XLII. 

—  XLIIl. 

—  XLIV. 

—  XLV. 

—  XLVI. 

—  XLVII. 

—  XLV  III. 

—  XLIX. 

—  L. 

—  LI. 


LU. 
LUI. 

LIV. 

LV. 

LVI. 

LVII. 

LVIII. 

LIX. 

LX. 

LXI. 

LXII. 

LXIII. 

LXIV. 

LXV. 

LXVI. 

LXVII. 

LXVIII. 
LXIX. 
LXX. 
LXXI. 


TABLE.  563 

Pages. 

Rica  à  Ibben,  à  Smyrne 284 

Rica  au  même,  à  Smyrn«- 286 

Rhédi  à  Usbek,  à  Paris 288 

Rica  a  »"■ tb. 

Usbek  à  Rhédi ,  à  Venise 289 

Usl>ek  a  Ibben  ,  a  Smyrne 291 

Usbek  à  Gemcliid ,  son  cousin ,  dénis  du  bril- 
lant monastère  de  Tauris 292 

Usbek  à  Rhédi,  à  Venise 294 

Usbek  à  Ibben  ,  à  Smyrne 295 

Rica  a  Ibben ,  â  Smyrne 29? 

Hagi-Ibbi  au  juif  Ben  Josué,  prosélyte  maho- 

métan,  a  Smyrne .     ib. 

Usbek  a  Ibben,  à.  Smyrne 300 

Le  premier  eunuque  noir  à  Usbek 301 

Pharan  a  Usbek  ,  son  souverain  seigneur.  .  .  .     ib. 

Usbek  à  Pharan.  aux  jardins  de  Fatmé 302 

Usbek  a  Rl)édi ,  a  Venise 303 

Rica  à  Usbek ,  à  "* 340 

Usbek  a  Rhédi ,  à  Venise 306 

Zachi  à  Usbek ,  à  Paris 307 

Usbek  à  Rhédi ,  à  Venise 309 

Rica  à  Usbek,  à  "» 3i5 

Rica  à"* 316 

Nargum  ,  envoyé  de  Perse  en  Moscovie ,  a  Us- 
bek ,  a  Paris 3IT 

Lettre  dune  dame  russe  à  sa  mère 318 

Rica  à  Usbek ,  à  *'* 320 

ZélisàUsbek,  à  Paris -321 

Rica  à  Usbek ,  à  »^'' 322 

Rica  à  Ibt)en ,  à  Smyrne 325 

Usbek  a  Ibben  ,  à  Smyrne 327 

Usbek  a  Rhédi,  a  Venise 328 

Rica  à  Rhédi ,  à  Venise 33u 

Rica  à  Uîbek ,  à  "" 3-3f 

Usbek  à  Ibben  ,  a  SmjTne -  332 

Usl>ek  a  Rliédi.  a  Venise 334 

Zélis  a  Usbek ,  à  Paris 335 

Rica  à  Usbek ,  à  "  * 337 

Le  chef  des  eunuques  noirs  à  Usbek ,  à  Paris .   .    33s 
Usbek  à  ses  femmes,  au  sérail  d'Ispaban.  ...    341 

Rica  a  '' M2 

Ibben  à  Usbek ,  a  Paris 343 

Histoire  d'Aphéridon  et  d'Astarté 344 

Rica  à  Usbek,  à*" 352 

Usbek  a  Rhédi,  à  Venise 353 

Zélis  a  Usbek ,  à  Paris 354 

Usbek  à  Zélis 357 


iùi 


Lettue    LXXII. 

—  LXXIII. 

—  LXXIV. 

—  LXXV. 

—  LXXVI. 

—  LXXVII. 

—  LXXVIII. 
--  LXXIX. 

—  LXXX. 

—  LXXXI. 

—  LXXXII. 

—  LXXXIII. 

—  LXXXI  V. 

—  LXXXV. 

—  LXXXVI. 

—  LXXXVII 

—  LXXXVIIl. 

—  LXXXIX. 

—  XC. 

—  XCI. 

—  XCII. 

—  XCIII. 

—  XCIV. 

—  xcv. 

—  XCVI. 

—  XCVII. 

—  XCVIII. 

—  XCIX 

—  c. 

—  CI. 

—  cil. 

—  cm. 

—  CIV. 

—  cv. 

—  cvi. 

—  CVII. 

—  CVIII. 

—  CIX. 

—  ex. 

—  CXI. 

—  CXII. 

—  CXIII. 

—  CXIV. 

—  CXV. 

—  CXVI. 

—  CXYII. 


TABLE. 

Pages. 

Rica  à  Usbek  ,  à  *»* 358 

Rica  à  *** 16. 

Usbek  à  Rica 359 

Usbek  à  Rhéili,  à  Venise 360 

Usbek  à  son  ami  Ibben,  à  Smyrne 362 

Ibben  à  Usbek,  a  Paris 364 

Rica  à  Usbek,  à*** ib. 

Usbek  à  Rhédi,  à  Venise 367 

Legrandeunuquenoir  àUsbek,  àParis.  ...  369 

Usbek  àRhédi,  à  Venise 370 

Nargura,  envoyé  de  Perse  en  Moscovie,  à  Usbek, 

à  Paris 372 

Rica  à  Ibben ,  à  Smyrne 373 

Usbek  à  Rbédi ,  à  Venise 374 

Rica  à  *** 376 

Usbek  à  Mirza ,  à  Ispahan ib, 

Rica  à*** 378 

Rica  à*** 380 

Usbek  à  Rhédi,  à  Venise 38i 

Usbek  à  Ibben  ,  à  Smyrne 382 

Usbek  au  même ,  à  Smyrne 384 

Usbek  à  Rustan ,  à  Ispahan 385 

Usbek  à  Rhédi ,  à  Venise 386 

Usbek  à  son  frère ,  santon  au  monastère  de  Cas- 

bin 387 

Usbek  à  Rhédi,  à  Venise 3«8 

Usbek  au  même 389 

Le  premier  eunuque  à  Usbek,  à  Paris 392 

Uslîek  à  Hassein,  dervis  de  la  montagne  de  Jaron.  304 

Usbek  à  Ibben  ,  à  Smyrne 396 

Rica  à  Rhédi ,  à  Venise 397 

Rica  au  même 398 

Usbek  à  *** 40o 

Usbek  a  Ibben,  à  Smyrne 401 

Usbek  au  même. 403 

Usbek  au  même ....  405 

Rhédi  à  Ust)ek  ,  à  Paris 406 

Usbek  à  Rhédi ,  à  Venise 407 

Rica  à  Ibben  ,  à  Smyrne 4ii 

Usbek  à  *'"*' 412 

Rica  à  ♦*'■ 414 

Rica  à   *** ib. 

Usbek  à**" 415 

Rhédi  à  Usbek,  à  Paris 417 

Usbek  à  Rhédi,  à  Venise 419 

Usbek  au  même 42 1 

Usbek  au  même 423 

Usbek  au  même 425 


TABLE.  565 

Pages. 

Lkttre  CXVIII.    Usbek  au  même .;....    427 

—  CXIX.    Usbek  au  même *-^9 

—  CXX.    Uslrek  au  même r 430 

—  CXXI.    Usbek  au  même *3i 

—  CXXir.    Usbek  au  même 432 

—  CXXIII.    U>hek  au  même *3g 

—  CXXIV.    Uîbek  au  mollah  Méhémet-Ali ,    gardien  des 

trois  tombeaux  ,  a  Com 437 

—  CXXV.    Usbek  a  Rhédi ,  a  Venise 438 

—  CXXVI.    Rica  a  "• 44« 

—  CXXVII.    RicaaUsbek,  a  — ^4i 

—  CXXA'IH.     Rica  a  Ibljen ,  à  Smvrne 44-i 

—  CXXIX.    RicaaUsbek,  a"'! 444 

—  CXXX.     Rica  à   '" 446 

Lettres  d'un  nouvelliste 448 

—  CXXXI.    Rhédi  à  Rica,  a  Paris 44» 

^       CXXXII.     Rica  a  "' 452 

—  CXXXIII.     Rica  a  -" 454 

—  CXXXIV.    Rica  au  même 455 

—  CXXXV.    Rica  au  même 456 

—  CXXXVI.    Rica  au  même 458 

—  CXXXVII.     Rica  au  mCme 460 

—  CXXXVIII.    Rica  a  Ibben  .  a  Smyrne 462 

—  CXXXIX     Rica  au  même 464 

—  CXL.    Rica  a  Usbek,  a'" 'b. 

—  CXLI.    Rica  au  même 465 

—  CXLII.     Rica  à  Usbek,  à— 473 

Fragment  d'un  ancien  m\  thologiste 47S 

—  CXLIII.    Rica  a  Nathanael  Lévi,  médecin  juif,  à  Livourne.    47» 

Lettre  d'un  médecin  de  province  a  un  médecin 

de  Paris 48o 

—  CXLIV.    Rica ,  a  Usbek 48» 

—  CXLV.     Usl>ek  a  -" ".  .  • 4Sr, 

—  CXLVl.    Usbek  a  Rhédi.  a  Venise 48D 

—  CXLVII.    Le  grand  eunuque  a  Usbek  .  a  Paris 494 

—  CXLVIll.    Usbek  au  premier  eunuque,  au  sérail  d'Ispahan.    ib. 

—  CXLIX.    Narsit  a  Usbek.  a  Paris 492 

—  CL.    Usbek  a  Narsit,  au  sérail  dispahan 493 

CLI.    Solim  a  Usbek  ,  a  Paris ih. 

—  CLIL    Narsit  a  Usbek,   a  Paris 494 

—  CLin.    Usbek  a  Solim,  au  sérail  d'Ispahan 4Ki 

—  CLIV.    Usbek  a  ses  femmes,  au  sérail  d'Ispahan.  .  .     ib. 

—  CLV.    Usbek  aNessir,  a  Ispahan 496 

—  CL VI.    Roxane  à  Usbek  ,  à  Paris 497 

—  CLVII.    Zachi  a  Usbek,  a  Paris.  ...  : 493 

—  CLVIIl.    Zélis  a  U.^bek .  â  Paris 499 

—  CLIX.    Solim  a  Usbek  ,  à  Paris , ib. 

—  CLX.    Solim  à  Usbek  ,  a  Paris ;  .  .  .    5co 

4» 


5C6  TABLE. 

Pages. 

Lftthk      CLXI.    Roxane  à  Usbek  ,  ;i  Paris 50l 

LE  TEMPLE  DE  GNIDE. 

chant    1 504 

Chant  II C.(i7 

Chant  III 511 

Chant  IV 514 

Chant    V 518 

Chant  VI ;  .  520 

CÉPUisE  ET  l'Amour 52r. 

Arsace  et  Isménœ 528 


ny    i)E    L\    TABLE. 


EXTRAIT  DU  CATALOGUE 

DE 

FIRMIX    DIDOT    FRÈRES, 

IMPRIMEURS  DE   L  INSTITUT  DE   FRANCE. 


CHEFS-D'ŒUVRE   DE   LA   LITTÉUAÏL'RE  FRANÇAISE. 

GRAND    IN-18,    FORMAT    ANGLAIS   AVEC    PORTRAITS, 

à  trois  francs  le  volame. 

PO'ÈTES. 

Malberbe,  J.-B.  Rousseau,  E.  Lebrun.  1  ^oi. 

La  Fontaine.  Fables  avec  notes,  par  M.  Walckenaér  (  de  l'Institut).  1  vol. 

Corneille,  avec  notes  de  Voltaire ,  etc.  2  toI. 

Racine.  Théâtre  complet.  1  toI. 

Boilean.  Poésies  complètes;  Correspondance  avec  Racine.  1  vol. 

lllOllère,  avec  notes.  2  roi. 

Regnard.  Théâtre,  la  PrOTençale  et  Voyages.  1  toI, 

Voltaire.  La  Henriade  et  Poèmes  choisis.  1  toI. 

—  Théâtre  (  dix  tragédies  avec  préfaces  ,  etc.  ].  1  vol. 

—  Contes,  Satires,  Épitres  ,  etc.  1  toI. 

Florian,   Fables,  suivies  des  Poèmes  de  Ruth  et  de  Tobie,  etc.,  de  Galatée  et 
d'Estelle ,  du  Théâtre ,  et  d'un  choix  de  Fables  de  Lamotte.  1  toI. 

PROSATEURS. 

Pascal.   Pensées,  suiTies  des  Pensées  de  Nicole.  1  vol. 

—  Les  Provinciales  ,  précédée*  de  la  vie  et  de  l'éloge  de  l'auteur,  par  Bordas- 

Bumoulin.  1  vol. 

Fénelon.  Télémaque  et  Fables  destinées  à  l'éducation  du  duc  de  Bourgogne.  1  vul. 

—  Éducation  des  Filles,  Dialogues  des  Morts,  Vies  des  Philosophes.  1  vol. 

—  Traité  de  l'existence  et  des  attributs  de  Dieu.  —  Entretiens  sur  la  religion. 

—  Lettres  sur  divers  sujets  de  métaphysique  et  de  religion.  1  vol. 
Bossnet.  Histoire  universelle.  1  vol. 

—  Oraisons  funèbres,  suivies  des  Oraisons  funèbres  de  Fléchier  et  de  Slasca- 

ron  ,  1  vol. 

—  Sermons  choisis  et  Extraits  de  ses  Sermons.  1  vol. 
Masslllon.  Petit  Carême  et  Choix  de  Sermons.  1  vol.  ^ 

La  Bruyère  et  Tbéopbrasle.  1  vol. 

—  Le   même  ouvrage  sous  le  titre  :  Les  Caractères  de  Théophraste  ,  par  La 

Bruyère,  etc.  Première édit.  complète,  par  M.  le  baron  NValckenaër.  2  vol. 

Le  Sage.  GilBlas.  1  vol. 

Sèvigné.   Lettres,  avec  les  notes  de  tous  les  commentateurs,  6  vol. 

—  Nouveau  choix  de  Lettres  très-complet.  1  vol. 
Montesquieu.  Grandeur  des  Romains  et  Lettres  Persanes ,  etc.  1  vol. 

Esprit  des  Lois,  avec  les  notes  de  l'auteur  et  un  choix  des  meilleurs  com- 
mentateurs. 1  vol. 
Voltaire.  Siècle  de  Louis  XIV.  1  vol. 

—  Charles  XU  et  Histoire  de  Pierre  le  Grand.  1  vol. 

—  Romans.  1  vol. 


II  EXTRAIT   DU    CATALOGUE 

Bllffon.  Histoire  de3  Animaax.  l  vol. 

—  Époques  de  la  uature.  Histoire  de  l'bomme,  Discours,  etc.  1  vol. 

lleruardii)  de  Salut-Pierre.  Paul  et  Virginie,  etc.  1  »ol. 

—  Études  delà  Nature.  1  vol. 

Cbâteaabriand.   Atala.  — René.  —  Les  Abencérages.  —  Voyage  en  Amérique. 
1  vol. 

—  Génie  du  Christianisme.  2  vol, 

—  Les  Martyrs.  I  vol. 

—  Les  Natchez.  1  vol. 

—  Itinéraire  de  Paris  à  Jérusalem  et  Voyages.  2  vol. 

—  Études  historiques.  I  vol. 

—  Analyse  de  l'histoire  de  France.  1  vol. 

—  Les  quatre  Stuarts  et  ÎUélanges  politiques.  1  vol. 

ROlIlD.  Traité  des  Étades ,  avec  les  remarque»  de  Crevier  et  Letronae.  3  vol. 

—  Histoire  ancienne.  2*  édit.,  avec  de  noav.  observations  de  M.  Letronnc.  10  v. 

—  Histoire  romaine.  (  Sous  presse,  ) 

Petits  cbefs-d'œavre  blstorlqnes.  Vertot,  Saint-Réal.  1  vol. 

—  Sarrazin  ,  De  Retz  ,  H.  de  Bessé,  Rnlhières  ,  Florian.  1  vol. 
Ronssean.  Koavelle  Héloîse.  1  vol. 

—  Emile.  I  vol. 

—  Confessions.  1  vol. 

—  Contrat  social.  Lettre  à  M.  de  Beaumont,  Lévite  d'Éphraîm  ,  etc.  1  vol. 
Kladamede  Staél.  Corinne.  I  vol. 

—  De  r.\llemagne.  1  vol. 

MarmOUtel.  Éléments  de   Littérature.  3  vol. 

Diderot.    Œuvres  choisies ,  précédées  d'une  Étude  sur  Diderot ,  par  M.  Génii» 

2  vol. 
Courier  (Paul-Louis  ).    Pamphlets,  Daphnis  et  Chloé,  Correspondance,   I   vol. 
Florian.   Don  Quichotte  de  la  Manche,  1  vol. 
CbefS-d'œuvre  des  Portes  tragiques,  Rotroa  ,  Crébillon  ,  Lafosse  ,  Sanrin, 

de  Belloi ,  Pompignan,  la  Harpe,  Chénier,  Lancival,  Legouvé,  Ducis ,  2  vol. 

—  des  Poètes  comiques,  Scarron,  Montfleury,  la  Fontaine,  Boursault.  1  vol. 

—  Dancourt,  Dufresny.   1vol. 

—  Brueys  et  Palaprat,  le  Sage  ,  d'.\llainval,  la  Chaussée.  1vol. 

—  Destouches,  Fagan  ,  Boissy.    I  vol. 

—  Marivaux,  Piron ,  Gresset,  Voltaire,  etc.  1  vol. 

—  Desmahis,  Delanoue,  Saurin  ,  Favart ,  Barthe  ,  Poinsinet.  1  vol. 

—  Sedaine,  Marmontel,  Collé,  Monvel,  Andrieui,  Chéron.   1  vol. 

—  CoUin  d'Harleville  ,  Fabre  d'Églantine,  Desforges,  N.  Lemercier.  1  vol. 

Beaumarcbais.  Théâtre  complet   1  vol. 
Scribe.  Son  théâtre,  renfermant  60  pièce».  5  vol. 
AzalS.  Traité  des  Compensations.  1  vol. 

BIBLIOTHÈQUE   DES  MEMOIRES   ANCIENS   ET  MODERNES 

RELATIFS   K   L'HISTOIRE    DE    FRANCE. 

Première  série ,  rédigée  par  M.  J.  Yanoski ,  tome  I.  Froissart,  1  vol.  3  fr. 

Deuxième  série,  rédigée  par  M.  F.  Barrière.  Tome  1 ,  Mémoires  de  Mad.  de  StaaI. 
Delaunay  ,  de  M.  d'Argenson  et  de  Madame,  mère  du  régent,  etc.  —  Tome  II. 
Mémoires  de  Duclos.  —  Tome  III.  Mémoires  de  Mme  du  Hausset  et  Bachau- 
roont.  —  Tome  IV.  Mémoires  de  Bezenval  et  Collé.  —  Tome  V.  Mémoires  de 
Marmontel.  — Tome  VI.  Mémoires  des  comédiens  Clairon  ,  l.ekain  ,  Garrick  , 
Goldoni.  —  Tome  Vil.  Mémoires  de  Weher.  —  Tome  VIII.  Mémoires  de  Mme 
Roland  — Tome  IX.  Histoire  de  la  détention  au  Temple.  —  Tome  X.  Mémoires 
de  Mad.  de  Campan.  —  Tome  XI.  Mémoires  de  Dumouriez.  —  Tome  XII.  Mé- 
moires de  Louvet  et  Dannou.  Chaque  volume  3  fr. 


DE    FIHMIN    DinOT   FBERES.  III 

LITTÉRATURE  ÉTRANGÈRE. 

DaDte.  La  Divina  Coniniedla,  con  commentari.  1  vol.  3  fr. 

Petrarca.  Con  commentari.  1  vol.  3  fr. 
Tasso.  Gerusalemme  liberata  ed  Aitiinta.  1  vol.  3  fr. 
AriOStO.  Orlando  furioso.  2  vol,  6  fr. 
BoccaccfO.  Il  Decamerone.  2  vol.  6  fr. 
Camoéns.  Os  Lusiadas.  1  tuI.  3  fr. 

TRADUCTIONS. 
Danle.  Traduction  nouvelle,  par  M.  le  chevalier  Artaud.  1  vol.  3  fr. 
SilViO  PelliCO.  Mes  Prisons,  Mémoires,  traduits  par  P.  Lezaud.  2  fr. 


UNIVERS   PITTORESQUE. 

HISTOIRE  ET  DESCRIPTION'  DE  TOt'S  LES  PEIPI.ES,  de  IPlHS  reli- 
gions, mœurs,  coutumes,  etc.;  in-8°,  avec  3,ooo  gravures  représenlant 
les  sites  principaux,  les  monuments  anciens  et  modernes,  les  costumes, 
meubles,  objets  d'art  et  autres. 

EUROPE. 

Gri'ce  ancleDDe  ,  par  M.  Pouqueville,  membre  de  l'Académie  des  Inscriptions 
et  Belles-Lettres.  1  vol.  orné  de  112  planches  et  de  2  cartes,  6  fr, 

—    Bomalne.  byzanline,  grecque  et  régénérée,  par  M.  wiadimir 
Brnnet  de  Presles.  [En  publication.  ) 
Italie  )  par  M.  le  chevalier  Artaud  ,  ancien  chargé  d'affaires  à  Florence    \ 
et  à  Rome,  membre  de  l'Acad.émie  des   Inscriptious  et  Belles-Lettres.  | 

1  vol.  orné  de  96  planches  et  de  2  cartes.  ,    6  fr. 
Sicile  ,  par  M.  de  la  Salle  ,  correspondant  de  l'Institot  de  France  ,  avec  1 

24  gravures.  / 

(>>;>(tt-ux  ouvrages  réanls  forment  ensemble  un  volume  de  36  feuilles  de  texte  et  120  planches, 
Italie  ancienne  ,  par  MM.  les  professears  Dnrny ,  Filon,  Lacroix,  Yanoski. 

(  En  publication.  ) 
Saéde  et  ÎVorvége  ,  par  M.  Le  Bas,  membre  de  l'.Académle  des  Inscriptions  et 

Iklles-Lettres,  maître  de  conférences  à  l'École  normale.  1  vol.  de  36  feuilles  de 

texte  et  56  gravures.  6  fr. 
Allemagne ,  par  le  même.  2  vol.  de  52  feuilles  de  texte  et  200  gravures.  12  fr. 
États  de  la  Conrédération  Germanique,  pour  faire  suite  à  riiistoire 

Ronérale  de  l'Allemagne,  par  M.  Ph.  Le  Bas.  I   vol.  de  43  feuilles  de  texte  et 

76  gravures.  6  fr, 
Siil.'îse  et  Tyrol ,  par  M.  de  Golbéry,  correspondant  de  l'Académie  des  Inscrip- 
tions et  Belles-Lettres.  1  vol.  de  30  feuilles  de  texte  et  92  gravures.  6  fr. 
RllïiSle  et  Sibérie  ,  par  M.  Chopin  ;  Crimée  et  Provinces  asiatiques  ;  Cfrcas- 

f-ie  et  Géorgie,  par  M.  C.  Famin,et  Arménie,  par  .M.  Bore, «orientaliste. 

2  vol.  de  55  feuilles  et  156  gravures,  12  fr, 

Turquie  ,  par  M,  Jonannin  ,  premier  secrétaire-interprète ,  et  par  M.  Van  Gaver. 

1  vol.  de  29  feaillea  et  100  gravures.  6  fr. 
Pologne  ,  par  M.  Charles  Forster,  ancien  secrétaire  du  vice-roi  de  Pologne,  1  vnl, 

(le  22  feuilles  et  5S  gravures.  4  fr. 
Angleterre  ,  par  mm,  Oalibert  et  Pellé.  3  vol,  et  136  gravures.  18  fr, 
Ecosse  et  Irlande  ,  1  vol.  par  .M.M.  Pellé  et  Galibert   6  fr. 
Danemark,  par  M,  Eyriès,  de  l'Institot,  et  M,  Chopin,  1  vol.  et  24  pi.  4  fr. 
Espagne,   par  mm.  .\i.   Cuéroult  et  J,  Lavallèe.  Tome  I.  52   planches.  6  fr. 

—  Tome  11,  suivi  des  HcsBaléar"!-,  delaSardaigneet  delà  Corse.  05  planches.  6  fr. 


IV  EXTEAIT    DU    CATALOGLE 

Porlaçal ,  par  M.  Ferdinand  Denis,  conservateur  à  la  Bibliothèque  Sainte-Ge- 
neviève. 1  vol.  de  28  feuilles  et  32  pi.  4  fr. 

Bcigiqae  et  Hollande ,  par  M.  Van  Ilasselt.  1  vol.  et  60  planches.  6  fr. 

Villes  .4DSéatiqaes ,  par  M.  Boni  de  Rochelle,  ancien  ministre  plénipoten- 
tiaire à  Hambourg  et  aux  États-Unis,  président  de  la  Société  de  Géographie. 
1  vol.  et  24  planches.  4  fr. 

France ,  par  M.  Le  Bas  ,  membre  de  l'.Xcadémie  des  Inscriptions  et  Belles-Let- 
tres, maitre  de  conférences  à  l'École  normale.  —  F'  Partie.  Annales* blsto- 
rlqnes.  2  vol.  avec  33  cartes  historiques  coloriées,  dressées  par  .M.  IJussieux. 
12  fr.  —  11'  Partie,  comprenant  le  Dictionnaire  encyclopédique  de 
l'blslolre  de  France.  12  volumes,  avec  600  gravures  représentant  tout  ce 
que  la  France  a  de  plus  remarquable.  L'ouvrage  est  complet  en  12  volumes,  80  fr. 

AFRIQUE. 

Afrique  ancienne  ,  par  mm.  I>ureau  de  la  Malle  ,  d'Avezac  ,  Yanoski.  I  vol.  et 
24  pi,  6  fr. 

ÉSypte  ancienne,  par  M.  Champolliou-Figeac,  ancien  conservateur  à  la  Bi- 
bliothèque nationale.  I  vol,  de  32  feuilles  et  92  gravures.  6  fr. 

Egypte  moderne,  P  sous  la  domination  arabe;  2°  sous  la  domination  fran- 
çaise ;  3^  sous  Méhémet- Ali ,  par  M.  Marcel ,  orientaliste ,  membre  de  l'expédi- 
tion  d'Egypte,  etc.  1  vol.  7  fr. 

Ile.s  de  l'Afriqne,  Malte,  .Madagascar,  Canaries,  etc.  1  fort  vol.  et  69  plan- 
ches; par  M.  d'.^vezac.  7  fr. 

Sénégambie  et  Guinée  ,  par  M.  Ad.  Tardieu  ;  Nubie  ,  par  M.  Chérubini,  et 
Abyssinie  ,  par  M.  >oël  Desvergers.  1  vol.  in-8o,  38  planches  et  4  cartes.  6  fr. 

Afriqne  australe.  Cap  de  Bonne-Espérance,  Congo,  etc.  —  Afrique  OrleB- 
lale  ,  Mozambique  ,  Monomotapa  ,  Zangnebar,  Gallas,  Cordofan  ,  etc.  —  .Afri- 
que centrale,  Darfour,  Soudan,  Bornou,  Tomboucton ,  grand  désert  de 
Siihara.  —  Empire  du  Maroc,  par  M.  Iloefer.  1  vol.  in-S",  avec  21  gravures 
et  ane  carie.  4  fr.  50. 

ASIE. 
Clline  ,  par  M.  Pauthier,  orientaliste.  1  vol.  et  73  planches.  6  fr. 
Chine  moderne,  Cocbinchine  ,  Japon,  Anam,  Birmans,  etc.,  par 

MM.  Pauthier  et  Dubois  rie  Jancigny.  (  En  publication.  ) 
Perse  ,  par  M.  Duheux  ,  conservateur  à  la  Bibliothèque  nationale,  etc.  1  vol.  et 

b8  planches.  6  fr. 
Arabie,  par  M.  Koël  Desvergers,  orientaliste.  6  fr. 
Syrie   ancienne   et  moderne,    contenant    l'Histoire    des    Croisades,    par 

.M.M.  Yanoski  et  Jules  David.  1  vol.  6  fr. 

Tartarie  ,  Béloutcbistan,  Boutan  et  Népal,  par  M.  Dubeux,  prof,  à 
l'Kcole  spéciale  des  langues  orientales,  et  par  M.  V.  Valraont.  —  Afgbani.s- 
tan  ,  par  M.  X.  Raymond.  1  vol.  in-.S"  avec  24  grav.  et  2  cartes.  4  fr.  50. 

Cbaldée ,  Assyrie ,  Médie ,  Babylonie ,  Mésopotamie ,  Palmyrène  , 
Pllénlcle  ,  par  M.  Lenormant,  membre  de  l'Institut.  (Sous  presse.) 

.Asie  Mineure  et  lies  de  la  Grèce  ,  par  M.  Le  Bas,  de  l'institut.  (Sous  presse.  ) 

Inde,  par  MM.  Dubois  de.Iancigny  et  Xavier  Raymond.  1  vol.  et  8S  planches.  6fr. 

Palestine,  par  m.  Munk,  de  la  Bibliothèque  nationale.  1vol.  et  71  gravures  7  fr. 
AMÉRIQUE. 

ICIatS-Unis  .  par  M.  Roux  de  Rncbelle,  ancien  ministre  plénipotentiaire  anpré.s 
fliâ  États-Unis,  président  de  la  Soc.  de  Géographie,  etc.  1  vol.  avec  96  grav.  6  fr. 

Brésil,  par  M.  Ferdinand  Denis,  bibliothécaire  à  la  bibliothèque  Sainte-Oeneviéve. 
Colombie  et  Gayanes,  par  M.  césar  Famin.  1  vol.  avec  106  gravures.  6  fr. 

Mexique  et  Guatemala,  par  m.  de  Larenaudière.  PérOU,  par  M.  Frédéric 
Lacroix,  l  vol.  avec  86  gravures  et  3  cartes.  6  fr. 


DE   FIBMIN   DIDOT   FBERES.  V 

Bu^nos-Ayres,  Paraguay,  Tragnay,  Cbill,  par  M  césar  Famin,  con- 
sul de  France  à  Lisbonne.  Patagouie  ,  Terres  polaires  ,  Iles  de  l'O- 

C<^'an  ,  par  M.  le  colonel  Bory  de  Saint-Vincent,  membre  de   l'Institut,   etc., 
et  par  M.  Frédéric  I.acroii.  1  toI.  et  83  planches.  6  fr. 

im^riqae  da  îVord ,  Canada ,  Antilles ,  Calirornie ,  Orégon  et  fin  des 

États-Unis  ,  par  JIM.  Frédéric  Lacroix  et  Elias  Regnault.  1  vol.  6  fr. 

OCÉANIE,  5'  partie  da  Monde.  (  Complet  en  3  volumes.  ) 
.Malaisie  et  Polynésie,  précédées  du  Tableau  général  de  l'Océanie,  par  M.  de 

Rienzi.  2  toI.  de  50  feuilles  de  texte,  204  planches  et  cartes.  12  fr. 
Mélanésie,  Aastralie  et  fin  de  l'Océanie  ,  composant  le  tome  m  et  dernier, 

et  formant  40. feuilles  de  texte  ,  100  planches  et  I  carte.  6  fr. 

GUIDE  PITTORESQUE  DU  VOYAGEUR  EX  FRANCE. 

Ouvrage  orné  de  86  cartes  routières,  de  6#0  gravures  sur  acier,  représentant 
les  principales  villes,  ports  de  mer,  établissements  d'eaux  minérales,  châteaux 
pittoresques  ,  édifices  ,  monuments,  sites  remarquables,  etc.,  etc.,  et  de  80  por- 
traits; publié  en  127  livraisons,  contenant  la  description  complète  des  86  dépar- 
tements ,  par  une  société  d'hommes  de  lettres,  de  géographes  et  d'artistes. 

1,'ouTrage  forme  6  gros  vol.  et  I  grande  carte  rout.  de  France;  broché,  60  fr. 

Chaque  département  se  vend  séparé. 
Gnide  piitoresqne  et  portatif  da  voyageur  en  France,  contenant 

l'indication  des  postes  et  la  description  des  bourgs,  villages,  châteaux ,  etc.  ; 

3'  édition  ;  orné  d'une  belle  carte  routière  et  de  30  gravures  en  taille-douce  ; 

augmenté  en    1844  des  itinéraires  et  des  tarifs  des  chemins  de   fer  de  Rouen  , 

Orléans,  Corbeil ,  Thann,  etc.,  etc.,  et  du  prix  des  transports  par  les  bateaux 

à  vapeur  de  la  Société  de  Cologne.  I  vol.  in-12.  7  fr.  50  c. 


BIBLIOTHÈQUE  FRANÇAISE. 

GRAND   IN-8°,   A   DEUX    COLONNES.    NOUVELLES   ÉDITIONS. 
PUBLIÉE  P.\R  FIRMIN   DIDOT  FRERES  ,   IMPRIMEURS   DE  L'INSTITUT. 
l'OÉSlE. 
La  Fontaine,  (H;nvres  complètes,  avec  une  nouvelle  notice  sur  sa  vie, 
et  des  notes  par  M.  Walckenaèr.  1  volume  orné  du  portrait  de  la  Fontaine.  9  fr. 
Molière,  OTlnvres  complètes,   précédées  des  Mémoires  sur  sa  vie,   et  des 
notes  par  M.    .\imé-Martin  ;  accompagnées  des  notes  de  Bret ,  Anger,  Aimé- 
Martin,  etc.,  etc.  Paris,  I  vol.  orné  du  portrait  de  Molière,  9  fr. 
Racine,  OEuvrCS  complètes,  précédées  des  Mémoires  sur  sa  vie,  par  Louis 
Racine.  1  vol.  orné  du  portrait  de  Racine.  9  fr. 

Corneille,  OEnvres  complètes,  et  (MBnvres  choisies  de  Thomas  Cor- 
neille, avec  les  notes  de  Voltaire,  la  Harpe,  .Marniontel  ,  Palissot,  Nicot, 
Saint-Évremont ,  etc.  2  volumes  ornés  du  portrait  de  Pierre  Corneille.  18  fr. 

Boilean,  (Hlavres  complètes  ;  Malherbe  et  J.-B.  Roussean;  accom- 
pagnées de  notes.  1  vol.  orné  du  portrait  de  Boileau.  9  fr. 

Petits  Poètes  français,  depuis  Malherbe  jusqu'à  nos  jours,  contenant  Racan, 
Sègrais  ,  Deshoulieres,  Cbaulieu  ,  lafare,  Sénecé ,  Vergier,  Houdard-Lamotte, 
l'iron  ,  Louis  Racine ,  Lefranc  de  Pompigaan  ,  Gresset ,  Bernard  ,  Leraierre  ,  Ber- 
nls ,  Saint-Lambert ,  Marmontel ,  Lebrun  ,  Malfilâtre,  Colardeau  ,  Ducis ,  Dorât, 
la  Harpe,  Léonard,  Bonnard,  Imbert,  Gilbert,  Berlin,  Parny,  Florian,  Cbé- 
nier,  Legouvé,  Luce  de  I.ancival,  Millevoye,  A.  Chénier.  2  vol.  18  fr. 

Delllle,  CMEuvres  complètes,  avec  ses  préfaces,  ses  discours  préliminaires  et 
ses  notes;  le  lexte  latin  des  Géorgiques  et  de  l'F.néide;  le  texte  anglais  du  Pa- 
r.idis  perdu  de  Milton  ;  de  nouvelles  notes,  1°  pour  Malheur  et  Pitié  ,  par 
M.  Aimé-Marlin;  2"  pour  I  Imagination,  parMM.  de  Choiseul  Gouffier,  Parseval- 
GrandHiaison,  de  Feletz  ,  .Aimée  Martin  ,  etc.  ;  3°  en  lin  avec  une  nouvelle  notice 
sur  la  vie  de  Del  il  le.  Paris.  1  vol.  de  950  pages,  orné  dn  portrait  de  Pelille.  12  fr. 

J.-M.  Chénier  et  Dncis,  Œuvres.  1.  vol.  9  fr. 

Regnard  et  Dcstonchos,  OF.uvres.  1  vol.  9  fr. 


VI  EXTRAIT    Dlî   CATALOGUE 

ORATEURS  CHRÉTIENS. 

C£avresde  FénelOU,  précédées  d'une  Donrelle  rie  de  FeDelon  par  M.  Aimé- 
MartiD  ,  et  angnientf  es  des  Maximes  des  Saints ,  qui  ne  se  fronvent  encore  dam 
aucune  édition.  Paris.  3  roi.  ornés  da  portrait  de  Fénelon.  27  fr. 

FénelOD,  Chefs-d'cpnvre.  1  toI.  9  fr. 

Massïllon,  CK^nvres  complètes.  Paris.  2  toi.  de  760  pages  chacun,  ornés  do 
portrait  de  Massillon.  IS  fr. 

Bonrdalone,  (Karres  complètes,  reraeset  collationnées  sar  l'édition  de 
1707  do  P.  Eretonneau.  3  toI.  25  fr. 

BOSSaet,  Œuvres.  4  vol.  in-8°,  ornés  da  portrait  de  Bossuet.  36  fr. 

UTTÉRiVTECRS  ET  POLTGRAPHES. 

Ctaâlpanbrland,  membre  de l'Acadéinie  française,  (Karres  complètes.  &To- 
lumes  ,  ornés  de  30  belles  gravures  et  cartes.  Dernière  édiiion.  55  fr. 
La  même  édition  sans  les  gravures.  45  fr. 

Voltaire,  OEOTres  complètes,  avec  les  notes  de  tous  lej  commentateurs. 
Cette  édition  renferme  en  13  vol.  les  97  vol.  de  l'édit.  de  Dalibon.  13  vol.  or- 
nés de  grav.  100  fr. 

La  Harpe,  Conrs  complet  de  lltlératnre,  avec  le  Tableau  delà  Littéra- 
ture au  XVp  siècle,  par  MM.  Chasles  et  St-Marc  Girtsrdin ,  et  le  Tableau  de 
la  Littérature  du  XVIIie  siècle  ,  par  Chénier.  3  vol.  27  fi'. 

Lesa^e,  Cffiarres,  contenant  Gil-Blas,  le  Diable  Boiteux,  le  Bacbelier  de  Sa- 
lamanqne,  Gnsman  d'Alfarache  et  le  Théâtre.  1  toI.  orné  de  8  gravures.  9  fr. 

Voyage  du  jeone  Anacbarsls  en  Grèce,  précédé  des  Mémoires  de  Barthé- 
lémy sur  sa  vie  et  ses  ouvrages ,  écrits  par  lui-même.  1  gros  vol.  9  fr. 

madame  de  Staèl-Holsiein,  (Œuvres  complètes,  contenant  les  ouvrages 
IHibliés  du  vivant  de  l'auteur  et  ses  œuvres  posthumes,  avec  portrait.  3  vol.  27  fr. 

BpaumarcbalS  ,  OEuvres  complètes,  précédées  d'une  notice  sur  sa  vie  et 
ses  ouvrages,  par  M.  Saint-.Vlarc  (jirardin.  1  vol.  orné  d'un  portrait.  9  fr. 

TUéAIre  français  du  moyen  âge,  depuis  le  Xl*^  siècle  jusqu'au  XIV^  siè- 
cle, publié  par  M.  de  Monmerquè,  membre  de  l'Institut ,  et  M.  Francisque 
Michel.  1  vol.  9  fr. 

Sbakspeare.  (Kuvres  complètes,  traduction  nouvelle,  par  M.  Francisque 
.Miche).  3  vol.  27  fr. 

Les  Vies  des  Hommes  illustres,  par  Plntarque,  trad.  en  français  et  ac- 
compagnées de  notes  et  de  tables  générales  de  matières,  par  Ricard.  2  vol.  13  fr. 

Dèraostbène  etEscbine,  (NEnvres  complètes,  traduction  nouvelle,  par 
.M.  Stiévenart,  doyen  de  la  Faculté  des  lettres  de  Dijon ,  avec  des  notes  criti- 
ques et  explicatives.  1  vol.  12  fr. 

PHILOSOPHES. 

Essais  de  Montaigne,  avec  les  notes  de  tous  les  commentateurs,  la  traduc- 
tiiin  de  tous  les  passages  grecs  et  latins,  une  table  analytique  des  matières, 
le  Traité  de  la  servitude  volontaire  par  la  Boétie  ,  etc.  1  vol.  orné  do  portrait 
de  Montaigne.  9  fr. 

Montesquieu,  Mluvres  complètes ,  précédées  d'une  nouvelle  notice  snr 
Montesquieu,  par  M.  AValckenaér,  accompagnées  des  notes  de  Dopin,  Crevier, 
Voltaire,  Servan ,  Mably,la  Harpe,  etc.,  et  suivies  d'une  table  analytique  des 
matières.  1  vol.,  orné  du  portrait  de  Montesquieu.  9  fr. 

Moralistes  Français,  ou  les  Pe.msées  de  El.  p.jisc.^l  ;  les  Maximes  de  la 
PiorHEFOUCAULD",  suivies  d'une  Réfutation  par  M.  Aimé-Martin;  Us  Carac- 
tères DE  LA  Bruyère;  Couvres  complètes  de  Vauvenargces;  Essai  sur 
LES  mœurs  de  ce  siècle  Par  Duclos.  1  vol.  de  près  de  800  pa^es,  orné  do 
p<  rtrait  de  Pascal.  9  fr. 

Locke  et  Leibnitz,  OEuvres.  I  vol.  grand  in-R".  9  fr. 

Volney,  (Œuvres  COmplèlPS,  précédées  d'une  notice  sur  sa  vie  et  ses  écrits. 
1  (i;rt  vol.  orné  d'un  beau  piir trait,  de;l>elles  gravures  et  de  plusieurs  cartes.  12 fr. 

Sicrne  et  Cold.smllh,  (Œuvres.  I  vol.  orné  de  gravures.  9  fr. 


DE    FIF.M.IN    DIDOT    FRÈRES.  VÎI 

P.-L.  Conrier,  Œuvres  compl^tei^  et  inédites,  avec  une  notice  par  Ar- 
mand r.arrel.  1  toI.  in-S*,  avec  un  beau  portrait  de  l'auteur.  9  fr. 

Motifs  et  conférences  da  Code  civil,  rédigés  par  un  magistrat  qni  a  con- 
couru à  la  confection  des  Codes  (  M.  le  baron  Favard  de  Langlade  ),  et  revus  par 
M.  Poncelet,  professeur  à  la  Faculté  de  Droit.  2  vol.  20  fr. 


DICTIOx^NAIRES. 

Dictionnaire  de  l'Académie  française ,  sixième  édition,  précédée  d'un 
discours  sur  la  Langue  française  ,  par  M.  Villemain.  2  forts  volumes  10-4".  36  fr. 

Complément  da  Dictionnaire  de  l'Académie  française,  publié  sous 
ta  direction  d'us  MEMBRE  DE  L'aCademie  ,  par  des  membres  de  l'instilut,  pro- 
fesseurs de  l' Cnhersiti^ ,  etc.  1  toI.  iii-i".  27  fr. 

Abrégé  da  Dictionnaire  de  l'Académie  française,  d'après  la  dernière 

édition  publiée   en    183.Ô ,    par    M.    Lorain,   proviseur  do   collège  Saint-Louis. 

Jdopté  par  l' Université  pour  les  écoles  normales  et  les  instituteurs  primaires 

'J  forts  volâmes  grand  in-S".  Prix.  8  fr. 
Vocabulaire  de   la  Langue   française,  extrait  de  la  dernière  édition  du 

Oiftionnaire  de  l' Académie ,  par  M.  Ch.  Nodier,  membre  de  l'.icadèmie  fran- 

f.iise.  1    gros  volume  in-â"   de  1150  pages.  Adopté  par   t' Cniversité,    Nouvelle 

édition,  rédigée  exclusivement  pour  les  écoles,  i  fr. 
Petit  Dictionnaire  de  l'.AradémIe  française ,  d'après  la  dernière  édition, 

par  les  Correcteurs  de  l'imprim.  de  Firm.  Didot.  1  vol.  in-12.  Adopté  par  l'U- 

nirersité.  3  fr. 

Petit  Vocabulaire  de  l'Académie  française ,  d'après  la  dernière  édition 
publiée  en  1335.  1  vol.  in-18.  l  fr. 

Boiste,  Dictionnaire  Universel  de  la  Langue  française,  avec  le  la- 
tin et  les  étymoiogies  ;  les  termes  propres  aux  sciences,  arts,  manufactures,  etc.  ; 
extrait  comparatif,  critique  et  supplément  de  tous  les  Dictionnaires  français, 
.Manuel  encyclopédique  de  grammaire,  d'orthographe,  de  vieux  langage  tt 
de  néologie;  DOlUiéme  édition  ,  revue  et  augmentée  par  Charles  ^oJler, 
(le  r.icademie  française,  et  par  MM.  Barré,  Landois,  Lorain,  professeurs  de  phi- 
losophie et  de  rhétorique  de  l'Université.  I  vol.  in-4'',  1847.  20  fr. 

Grand  Dictionnaire  anglais-français  ,  français-anglais ,  rédigé  sur  le 
Dictionnaire  de  l'Académie  française  de  18.35  et  sur  les  meilleurs  dictionnaires 
publiés  en  France  et  en  Angleterre,  par  MM.  les  professeurs  de  rL'niversite 
Heraing  et  Tibbins.  2  tres-forts  volumes  in-i".  56  fr. 

La  France  littéraire,  ou  Dictionnaire  bibliographique  des  Savants,  Histo- 
riens et  Hommes  de  Lettres  de  la  France,  ainsi  que  des  Littérateurs  qui  à  l'é- 
tranger ont  écrit  en  français,  depuis  1700  jusqu'à  1826  inclusivement,  accom- 
pagné de  notices  littéraires,  historiques  et  bibliographiques;  par  J.-M  Quc- 
r:ird.  Ouvrage  terminé.  10  gros  vol.  divisés  en  20  parties,  imprimés  en  petit- 
leite  et  nonpareille,  à  deux  colonnes.  150  fr. 

Bibllograpble  de  la  France  ,  par  M.  Cirault  de  Saint-Fargeau.  1  vol.  in-8^. 
12  fr. 

Grand  Dictionnaire  français-italien  et  italien-français  ,  par  Barberi, 

r.a.tti  et  Cerati.  2  très-gros  volumes  10-4".  45  fr. 
Dictionnaire  français-arabe,  par  Ellious  Bocbtor  etCans^inde  Perceval. 

l  fort  vol.  grand  in-S".  40  fr.  , 

DICTIONNAIRES    SIANL'ELS. 

De  BiOgraptaie  classique,  par  Barré.  Troisième  édition,  revue  et  augmeulée, 

contenant  plus  de  5,000  notices.  4  fr. 
De  Mythologie,  traduit  de  Jacobi ,  Wilkiason  ,  etc.,  par  M.  Bernard.  4  fr. 
De  Chimie  et  Physique,  par  M.  le  docteur  lloefer.  1  fort  ït)l.  2"^  éditi..a.  4  fr. 
De  Géographie,  par  M.  Bérand,  revu  par  M.  Byriès.  6  fr. 
De  Médecine  prittique,  par  M.  le  docteur  lloefer.  4  fr. 
De  Botanique,  par  M.  le  docteur  lloefer. 


VI  EXTRAIT    DU   CATALOGUE 

ORATEURS  CHRÉTIENS. 

tffiuvres  de  FénelOU,  précédées  d'une  nouvelle  vie  de  Fénelon  par  M.  Aimé- 
Martin  ,  et  aagmentées  des  Maximes  des  Saints ,  qui  ne  se  troavent  encore  dani 
aucune  édition.  Paris.  3  -vol,  ornés  du  portrait  de  Fénelon.  27  fr. 

Fénelon,  Chefs-d'œuvre.  1  toi.  9  fr. 

lUassillon,  CHÏavres  complètes.  Paris.  2  toI.  de  750  pages  cbacan,  ornés  do 
portrait  de  Massillon.  18  fr, 

Boiirdalone,  Wuvres  complètes,  revues  et  collationnécs  sur  l'édition  de 
1707  dn  P.  Bretonneau.  3  vol.  25  fr. 

Bossaet,  (MEavres.  4  vol.  in-8<>,  ornés  da  portrait  de  Bossuet.  36  fr. 

L1TTÉR.\TEURS  ET  POLYGRAPHES. 

Cbâteaabliand,  membre  de  l'Académie  française,  OEnvrCS  complètes.  5  vo- 
lumes, ornés  de  30  belles  gravures  et  cartes.  Dernière  édition.  55  fr. 
La  même  édition  sans  les  gravures.  45  fr. 

\Oltatre,  Wavres  complètes,  avec  les  notes  de  tous  les  commentateurs. 
Cette  édition  renferme  eu  13  vol.  les  97  vol.  de  l'édit.  de  Dalibon.  13  vol.  or- 
nés de  grav.  100  fr. 

La  Harpe,  Conrs  complet  de  llttératare,  avec  le  Tableau  de  la  Littéra- 
ture au  XVI*  siècle,  par  MM.  Chasles  et  St-Mare  Glrnrdin ,  et  le  Tableau  de 
la  Littérature  du  XVlll»  siècle  ,  par  Chénier.  3  vol.  27  fir. 

Lesag:e,  OEavres,  contenant  Gil-Blas,  le  Diable  Boiteux,  le  Bachelier  de  Sa- 
lamaaque,  Gusraan  d'Alfarache  et  le  Théâtre.  1  vol.  orné  de  8  gravures.  9  fr. 

Voyage  do  jenne  Anacharsls  en  Grèce,  précédé  des  Mémoires  de  Barthé- 
lémy sur  sa  vie  et  ses  ouvrages ,  écrits  par  lui-même.  1  gros  vol.  9  fr. 

madame  de  Staèi-Holslein,  OEuvres  complètes,  contenant  les  ouvrages 
publiés  du  vivant  de  l'auteur  et  ses  œuvres  posthumes,  avec  portrait.  3  vol.  27  fr. 

BeanmarcbalS  ,  OEuvres  complètes,  précédées  d'une  notice  sur  sa  vie  et 
ses  ouvrages,  par  M.  Saint-Marc  (jirardin.  1  vol.  orné  d'un  portrait.  9  fr. 

TllèAIre  françafs  du  moyen  ûge,  depuis  le  Xl«  siècle  jusqu'au  XIV^  siè- 
cle, publié  par  JI.  de  Monmerqué,  membre  de  l'Institut ,  et  M.  Francisque 
Michel.  1  vol.  9  fr. 

Sbakspeare,  OEavres  complètes,  traduction  nouvelle,  par  M.  Francisque 
Miciiel.  3  vol.  27  fr, 

Los  Vies  des  Hommes  illnstrcs,  par  PlatarQne,  trad.  en  français  et  ac- 
compagnées de  notes  et  de  tables  générales  de  matières,  par  Ricard.  2  vol.  18  fr. 

Dèmostbène  etEscbine,  OEavres  complètes,  traduction  nouvelle,  par 
M.  Stiévenart,  doyen  de  la  Faculté  des  lettres  de  Dijon,  avec  des  notes  criti- 
ques et  explicatives.  1  vol.  12  fr. 

PHILOSOPHES. 

Essais  de  Montaigne,  avec  les  notes  de  tous  les  commentateurs,  la  traduc- 
tion de  tous  les  passages  grecs  et  latins,  une  table  analytique  des  matières, 
le  Traité  de  la  servitude  volontaire  par  la  Boêtie  ,  etc.  1  vol.  orné  du  portrait 
fie  Montaigne.  9  fr. 

Montesqnlea,  OEuvrCS  complètes,  précédées  d'une  nouvelle  notice  sur 
Montesquieu,  par  M.  Walckenaèr,  accompagnées  des  notes  de  Uupin,  Crevier, 
Voltaire,  Servan  ,  Mably ,  la  Harpe  ,  etc.,  et  suivies  d'une  table  analytique  des 
matières.  1  vol.,  orné  du  portrait  de  Montesquieu.  9  fr. 

Moralistes  Français,  ou  les  Pe.ssées  de  Bl.  Pascal  ;  les  maximes  de  la 
l'.ornEFOUCAULD,  suivies  d'une  Réfutation  par  iM.  Aimé-Martin  ;  LES  Carac- 
tères DELA  Bruyère;  Œuvres  complètes  de  Vauvenargues;  Essai  sur 
i-KS  MŒURS  de  ce  siècle  PAR  DuCLOS.  1  vol.  de  prèa  de  800  pages,  orné  du 
|H  rirait  de  Pascal.  9  fr. 

L«cl;e  et  Leibnitz,  OEavres.  i  vol.  grand  in-«».  9  fr. 

Volney,  OEavres  complètes,  précédées  d'une  notice  sur  sa  vie  et  ses  écrits. 
1  fcrt  vol.  orné  d'un  beau  porlrail,  ricïbelles  gravurcsct  de  plusieurs  cartes.  I2fr. 

Sterne  et  Goldsmilh,  OEnvres.  I  vol,  orné  de  gravures.  9  fr. 


DE    Fir.MlN    DIDOT    F1\ERES.  Vtl 

P.-L.  Courier,  Œuvres  complètes  et  fnédites,  avec  une  notice  par  Ar- 
mand Carrai.  1  vol.  in-S",  avec  un  beau  portrait  de  l'auteur.  9  fr. 

MoliTs  et  COnrérences  du  Code  civil,  rédigés  par  un  magistrat  qui  a  con- 
couru a  la  confection  des  Codes  (  M.  le  baron  Favard  de  Langlade  ),  et  revus  par 
SI.  Poncelet ,  professeur  à  la  Faculté  de  Droit.  2  vol.  20  fr. 


DICTIONNAIRES. 

Dictionnaire  de  l'Académie  française,  sixième  édition,  précédée  d'un 
discours  sur  la  Langue  française,  par  M.  Villemaiu.  2  forts  volumes  in-4''.  36  fr. 

Complément  du  Dictionnaire  de  l'Académie  française ,  pui>/<«  sovs 
In  direction  d'UN  imembre  de  l'académie  ,  i>ar  des  membres  de  l'Institut,  pro- 
fesseurs de  l'Université ,  etc.  1  vol.  iu-4°.  27  fr. 

Abrégé  du  Dictionnaire  de  l'Académie  française,  d'aprèa  la  dernière 

édition  publiée  eu   1835,   par    M.    Lorain ,  proviseur  du  collège  Saint-Louis. 

yidopté par  l'Université  pour  les  écoles  normales  et  les  instituteurs  primaires 

2  forts  volumes  grand  in-8°.  Prix.  8  fr. 
Vocabulaire  de   la  Langue   française,  extrait  de  la  dernière  édition  du 

Dictionnaire  de  l'Académie ,  par  M.  Ch.  Nodier,  membre  de  l'Académie  fran- 

r.iise.  \    gros  volume  in-S"   de  llûU  pages.  Adopté  par  l' Université.    Nouvelle 

L-ditiou,  rédigée  exclusivemeut  pour  les  écoles.  4  fr. 
Petit  Dictionnaire  de  l'.Acadéniie  française ,  d'après  la  dernière  édition, 

par  les  Correcteurs  de  l'imprim.  de  Firm.  Didot.  1  vol.  in-12.  Adopté  par  l'V- 

nicersilé,  3  fr. 

Petit  Vocabulaire  de  l'Académie  française  ,  d'après  la  dernière  édition 
publiée  en  1835.  1  vol.  in-18.  1  fr. 

Boiste,  Dlclionnaire  Universel  de  la  Langue  française ,  avec  le  lu- 
tin et  les  étymologies  ;  les  termes  propres  aux  sciences,  arts,  manufactures,  etc.  ; 
extrait  comparatif,  critique  et  supplément  de  tous  les  Dictionnaires  français, 
Manuel  encyclopédique  de  grammaire,  d'orthographe,  de  vieux  langage  et 
de  néologie;  Douzième  édition,  revue  et  augmentée  par  Charles  tsodier, 
de  l'Académie  française,  et  par  MM.  Barré,  Landois,  Lorain,  professeurs  de  plii- 
losophie  et  de  rhétorique  de  l'Université.  I  vol.  in-4'^,  1847.  20  fr. 

Grand  Dictionnaire  anglais-français  ,  français-anglais ,  rédigé  sur  le 
Dictionnaire  de  l'Académie  française  de  1835  et  sur  les  meilleurs  dictionnaires 
publiés  en  France  et  en  Angleterre,  par  MM.  les  professeurs  de  l'Université 
Fleming  et  Tibbins.  2  très-forts  volumes  in-4°.  56  fr. 

La  France  littéraire,  ou  Dictionnaire  bibliographique  des  Savants,  Histo- 
riens et  Hommes  de  Lettres  de  la  France,  ainsi  que  des  Littérateurs  qui  à  l'é- 
tranger ont  écrit  en  français,  depuis  1700  jusqu'à  1826  inclusivement ,  accom- 
pagné de  notices  littéraires,  historiques  et  bibliographiques;  par  J.-M  Qué- 
rard.  Ouvrage  terminé.  10  gros  vol.  divisés  en  20  parties,  imprimés  en  petit- 
texte  et  nonpareille,  à  deux  colonnes.  150  fr. 

Bibllograpblc  de  la  France,  par  M.  Girault  de  Saint-Fargeau.  1  vol.  in-S". 
12  fr. 

Grand  Dictionnaire  français-italien  et  italien-français  ,  par  Barberi, 

r.asti  et  Cerati.  2  très-gros  volumes  in-4'*.  45  fr. 
Dictionnaire  français-arabe,  par  Ellious  Uocbtor  etCanssinde  Perceval, 

1  fort  vol.  grand  in-S".  40  fr.  , 

DICTIONNAIRES    SIANUELS. 

De  BiOgrapUie  classique,  par  Barré.  Troisième  édition,  revue  et  augmcutée, 

contenant  plus  de  5,000  notices.  4  fr. 
De  Mythologie,  traduit  de  Jacobi ,  Williinson  ,  etc.,  par  M.  Bernard.  4  fr. 
De  Chimie  et  Pbysique,  par  M.  le  docteur  Iloefer.  1  fort  vol.  '2'  édiiii.u.  4  fr. 
De  Géographie,  par  .m.  Béraud,  revu  par  M.  Eyriès.  6  fr. 
De  médecine  pratique,  par  M.  le  docteur  Uoefer.  4  fr. 
De  Botanique,  par  M.  le  docteur  Iloefer. 


Ylir  EXTRAIT  DU  CATALOGLE  DE  F.  DIDOT  FRERES. 

ENCYCLOPÉDŒ   MODERNE, 

DICTIOJCNAIRE    ABRÉGÉ    DES   SCIENCES,  DES    LETTRES 
ET  DES  ARTS. 

{  roir  pour  les  noms  des  Collaborateurs ,  la  plupart  membres  de  l'Institut, 
de  l' Université j  etc.,  le  grand  Catalogue.  ) 
Oayrage  orné  de  350  planches  gravées  sur  acier,  destinées  à  faciliter  l'intelli- 
gence des  articles  snr  la  Chirurgie  ,  l'Anatomie,  la  Chimie,  la  Physique  ,  l'ili:»- 
toire  naturelle,  la  Métallurgie,  l'Agriculture  ,  l'Astronomie,  la  Géographie, 
l'Arithmétique,  Ja  Géométrie,  l'Optique,  la  Perspective,  laPeinture,  la  Musi- 
que ,  l'Architecture  ,  le  Génie  civil ,  l'Art  militaire  ,  les  Constructions  navales , 
la  Jlécanique,  les  Arts  et  Métiers  ,  etc.  3^  édition ,  entièrement  refondue  et 
augmentée  de  près  du  double ,  publiée  sous  la  direction  de  M.  Léon  nenier. 

CONDinOSS  DE  LA.    SOUSCRIPTION. 

Cette  Encyclopédie  ,  imprimée  conformément  au  Spécimen  et  accompagnée 
de  350  à  360  planches  gravées  sur  acier,  formera  25  volumes  de  texte,  et  3  vo- 
lumes de  planches.  Total  :  vingt-hdit  voLUMESin-S"  à  deux  colonnes. 

Elle  sera  publiée  en  300  livraisons,  composées  de  64  colonnes  de  texte,  ou 
3"2  pages  ,  et  de  une  et  quelquefois  deux  planches. 

Pri.\  de  ctaaqae  livraison ,  30  c. ,  on  3  fr.  60  c.  le  volume. 

L'ouvrage  entier  ne  coûtera  pas  aux  Souscripteurs  plus  de  90  fr. 


COURS  THEORIQUE  ET  PR-4TIQUE  DE  LANGUE  FRANÇAISE 

PAR  M.  POITEVIN. 

PARTIE  DE  VÉLÈVE.  PARTIE  DU  MAITRE. 

1"  AXWÉE.  l'e  ANNÉE. 

Crammaire  du  premier  âge.  60  c.     Des  modèles  de  devoirs  ont  été  placés  à 

(jraniniaire  du  premier  âge  avec        la  suite  des  Exercices  sur  la  Cram- 

exercices.  1  fr.  25  c.  maire  dupremier  â(;e,ettiennentlieu 

de  corrigé. 

Il"  ANXÉE.  Il"  ANNÉE. 

Grammaire     élémentaire  ,     avec  Corrigé  de  la  Grammaire  élémentaire. 

exercices  en  regard.  1  fr.  50  c.  2  fr. 

Traité   d'Analyse   grammaticale ,    avec  Conjgé  de  l'Analyse  grammaticale.  3  fr. 

exercices  en  regard.  1  fr.   50  c. 

Traité  de  la   Conjugaison  des  verbes.  Corrigé  de  la  Conjugaison  des  verbes. 

avec  exercices  en  regard.  1  fr.  50  c.  2  fr. 

Exercices  sur  la  Conjugaison  des  verbes.  Corrigé  des  Exercices  sur  la  Conjugai- 

1  fr.  25  c.  son.  1  fr.  50  c. 

III<  ANNÉE.  IW  ANNÉE. 

Grammaire  complète  ,  avec  exer-     Corrigé  de  la  Grammaire  complète.  4  fr. 

cices  en  regard.  3  fr. 
Syntaxe  théorique  et  pratique.  2  fr.  50  c.     Corrigé  de  la  Syntaxe.  3  fr. 
Traité  f  Analyse  logique ,  avec  exercices     Cornge'de  l'Analyse  logique.  4  fr. 

en  regard.  2  fr. 
Traité  des  Participes ,  avec  exercice  en     Corrigé  des  Participes.  2  fr.  50  c. 

regard.  2  fr. 
Cours  complet  de  Dictées.  2  fr.  60  c.  Corrigé  des  Dictées.  3  fr. 

Premier  livre  de  l'enfance,  épellation,  lecture  et  récitation.  50  c. 
Première.':  lectures.  50  c. 
Cours  de  dictées  graduées.  1  vol. 

i'aris.  —  Typographie  de  Firmln  Uidol  frères,  rue  Ja^ob  ,  u>  aa. 


0J\Zi\-9- 


^ 


y 


MONTESQUIEU,  CL. 

Grandeur  et  decadance  des 
Romains. 


PQ 

2011 
.^ 
"1853.